1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx – F. Engels

L'armistice avec le Danemark


n° 51, 21 juillet 1848

Cologne, 20 juillet

Pour convaincre la patrie qu'avec la soi-disant révolution flanquée d'une Assemblée nationale, d'un vicaire d'Empire, etc. elle n'a obtenu qu'une complète restauration du très célèbre Saint-Empire romain-germanique, nous donnons l'article suivant, extrait du Fädreland [1] danois. Il suffira, espérons-le, à démontrer même aux amis de l'Ordre les plus confiants, que par l'entremise de I'Angleterre et par les menaces russes, les quarante millions d'Allemands ont été autant bernés par les deux millions de Danois, qu'au temps où les « empereurs agrandissaient toujours l'empire [2]. »

Le Fädreland, la propre feuille du ministre Orla Lehmann, s'exprime comme suit au sujet de l'armistice [3] :

« Si l'on considère l'armistice uniquement par rapport à nos espoirs et à nos vœux, on ne peut naturellement pas s'en trouver satisfait; si l'on admet que le gouvernement avait le choix entre l'armistice et la perspective de chasser les Allemands du Schleswig, avec l'aide de la Suède et de la Norvège, et de les contraindre à reconnaître le droit du Danemark à régler les affaires de ce duché, en accord avec ses habitants, - alors il faut assurément dire que le gouvernement est inexcusable d'avoir accepté l'armistice. Mais tel n'était pas le choix. Il faut admettre que l'Angleterre aussi bien que la Russie, les deux grandes puissances les plus intéressées à ce différend et à son règlement, ont demandé que l'armistice soit accepté et en ont fait une condition de leur sympathie et de leur médiation futures; de même, avant de se déterminer à toute aide efficace, le gouvernement suédo-norvégien [4] a exigé que l'on tente de trouver une solution pacifique et indiqué qu'il ne fournirait cette aide qu'avec la restriction, précisée dès le début, qu'elle servirait non à la reconquête du Schleswig, mais seulement à la défense du Jutland et des îles. L'alternative était donc la suivante : d'un côté, un répit, aussi bien pour voir comment les choses allaient se dérouler à l'étranger, que pour parfaire l'organisation politique et militaire intérieure; de l'autre, la perspective d'un combat isolé, désespéré, contre une force supérieure, si notre armée, inférieure de moitié à son adversaire, devait attaquer l'armée confédérale retranchée sur ses positions favorables, ce combat pourrait conduire, non à une victoire quasi impossible, mais bien à un retrait de l'armée suédo-norvégienne, à l'occupation de toute la presqu'île par les Allemands; ce combat, dans le meilleur des cas, n'a comme perspective que des victoires inutiles, chèrement achetées, et dans le pire, celle de l'épuisement de toutes nos forces défensives et d'une paix humiliante. »

La feuille danoise défend alors les conditions de l'armistice qu'elle estime avantageuses pour le Danemark. La crainte de voir la reprise des hostilités coïncider avec l'hiver, alors que sur la glace les troupes allemandes pourraient aller à Fünen et Alsen [5], n'est pas fondée; les Allemands sont aussi incapables que les Danois de résister, dans ce climat, à une campagne d'hiver; par contre les avantages d'un cessez-le-feu de trois mois sont très grands pour le Danemark et pour la fidèle population du Schleswig. Si pendant ces trois mois la paix n'était pas conclue, alors l'armistice se prolongerait automatiquement jusqu'au printemps. Le journal poursuit :

« On trouvera normal que le blocus soit levé et les prisonniers libérés; en revanche, la restitution des navires capturés a peut-être provoqué le mécontentement de quelques-uns. Au demeurant, la capture de navires allemands était, cela va sans dire, plutôt un moyen de coercition pour empêcher par intimidation l'Allemagne de franchir nos frontières, et n'avait nullement pour but de nous enrichir en nous appropriant des biens privés étrangers; de plus, la valeur de ces navires est, de loin, bien moins grande que certains pourraient le croire. Si durant la stagnation actuelle de notre commerce, comme de tout le commerce européen, ils devaient être vendus aux enchères, ils rapporteraient au plus 1 million ½, c'est-à-dire la valeur de deux mois de guerre. En compensation, les Allemands évacuent les deux duchés et nous dédommagent des réquisitions imposées au Jutland. Le moyen coercitif employé ayant atteint son but, il est donc normal de l'abandonner. Et il nous semble que l'évacuation des trois pays par une armée bien supérieure, que nous n'avions aucune perspective de chasser avec nos propres forces, compense dix fois le petit avantage que l'État pouvait tirer de la vente des navires capturés. »

Le paragraphe 7 de l'accord est le plus délicat, pense le journal. Il prescrit que les duchés conservent leurs gouvernements particuliers, ce qui maintient le « Schleswig-Holsteinisme ». Le roi du Danemark est lié aux notables du Schleswig-Holstein par les deux membres du Gouvernement provisoire qu'il doit nommer, et il serait difficile qu'ils ne soient pas « Schleswig-Holsteinois ». Mais en revanche « toute la rébellion » est expressément désavouée, tous les décrets du Gouvernement provisoire annulés, et l'état de choses d'avant le 17 mars, rétabli.

Nous avons ainsi considéré du point de vue danois les principales conditions de l'armistice. Mais essayons maintenant de nous placer au point de vue allemand.

Tout ce que l'Allemagne réclame, c'est la remise des navires et la levée du blocus.

Elle renonce à ce qui suit :

Premièrement, aux duchés occupés par une armée qui n'a subi aucune défaite, et se trouve assez forte pour maintenir sa position contre une armée deux fois plus forte que celle qui lui était opposée jusque là;

Deuxièmement, à l'entrée du Schleswig dans la Confédération : elle avait pourtant été proclamée par la Diète confédérale, et l'Assemblée nationale l'avait confirmée en admettant en son sein des députés du Schleswig;

Troisièmement, au gouvernement provisoire qu'elle avait reconnu pour légitime, et avec qui, en tant que tel, elle avait négocié.

Quatrièmement, au parti du Schleswig-Holstein, dont les exigences soutenues par toute l'Allemagne mais non satisfaites, sont soumises à la décision de puissances non allemandes;

Cinquièmement, aux prétendants de la maison d'Auuustenbourg [6], à qui le roi de Prusse a personnellement promis assistance, mais qui ne sont nulle part mentionnés dans l'armistice, et à qui aucune amnistie, aucun asile n'est assuré;

Enfin, aux dépenses occasionnées par la guerre, qui incombent en partie aux duchés, en partie à la Confédération, mais qui, dans la mesure où elles ont été supportées par le Danemark lui-même, seront remboursées.

Nous avons l'impression que nos très puissants ennemis ont bien plus de raisons que nous, petit peuple méprisé, de critiquer cet armistice.

Le Schleswig a eu le désir incompréhensible de devenir allemand. Il est normal qu'il en soit châtié et qu'il soit laissé en plan par l'Allemagne.

Nous donnerons demain le texte de la convention d'armistice.

n°52, 22 juillet 1848

Cologne, 21 juillet

Nos lecteurs savent que nous avons toujours considéré la guerre contre le Danemark avec beaucoup de sang-froid. Nous avons aussi peu mêlé notre voix aux vantardises tapageuses des nationalistes qu'aux accents de l'éternelle lyre qui chante avec un enthousiasme de mauvais aloi le Schleswig-Holstein baigné par la mer. Nous connaissions trop bien notre patrie, nous savions ce que signifie s'en remettre à l'Allemagne.

Les événements ont pleinement justifié notre façon de voir. La conquête sans obstacle du Schleswig par les Danois, la reconquête du pays et la marche sur le Jutland, la retraite en direction de la Schlei, la nouvelle conquête du duché jusqu'à la Königsau, toute la conduite de la guerre, entièrement incompréhensible du début jusqu'à la fin, a démontré aux habitants du Schleswig, quelle protection ils pouvaient attendre de l'Allemagne qui a fait sa révolution, de l'Allemagne grande, forte, unie, etc. de ce peuple soi. disant souverain de 45 millions d'hommes. Mais pour qu'ils perdent toute envie de devenir allemands, pour que « l'oppression danoise » leur devienne infiniment plus chère que la « liberté allemande », la Prusse a négocié, au nom de la Confédération germanique, l'armistice que nous publions aujourd'hui dans une traduction littérale.

Jusqu'à présent, quand on concluait un armistice, il était d'usage que les deux armées conservassent leurs positions et, qu'à la rigueur, une étroite zone neutre fût établie entre elles. Dans cet armistice, premier succès de la « gloire militaire prussienne », les Prussiens victorieux se retirent à plus de 20 lieues, de Kolding jusqu'à Lauenburg, tandis que les Danois vaincus maintiennent leurs positions à Kolding et abandonnent seulement Alsen. Bien plus : si l'armistice est dénoncé, les Danois reprennent les positions conquises le 24 juin, c'est-à-dire qu'ils réoccupent sans coup férir une large bande de terrain de 6 à 7 lieues dans le Schleswig du nord, une bande de terrain dont ils ont été chassés deux fois, tandis que les Allemands n'ont pas le droit d'avancer plus loin qu'Apenrade et ses environs. Ainsi « l'honneur des armes allemandes est sauf », et le Schleswig du nord, épuisé par quatre vagues successives de troupes, a la perspective d'un cinquième et sixième envahissement !

Mais ce n'est pas tout, une partie du Schleswig sera occupée par des troupes danoises, même pendant l'armistice. Le Schleswig sera, selon l'article 8, occupé par les cadres des régiments levés dans le duché, c'est-à-dire en partie par les soldats du Schleswig qui ont participé au mouvement, en partie par ceux qui à cette époque en garnison au Danemark, ont combattu contre le gouvernement provisoire dans les rangs de l'armée danoise, sont commandés par des officiers danois et sont, à tous égards, des troupes danoises. Les feuilles danoises considèrent l'affaire du même point de vue:

« Il est indubitable, dit le Fädrelandet du 13 juillet, que la présence dans le duché des fidèles troupes du Schleswig renforcera considérablement l'opinion populaire qui se dressera avec force contre les auteurs des malheurs de la guerre subis par ce pays ».

Et maintenant passons au mouvement du Schleswig-Holstein ! Il est qualifié de rebelle par les Danois et traité en rebelle par la Prusse. Le Gouvernement provisoire que la Prusse et la Confédération germanique ont reconnu, est sacrifié sans merci, toutes les lois, ordonnances, etc. qui ont été promulguées depuis l'indépendance du Schleswig deviennent caduques, en revanche les lois danoises supprimées sont remises en vigueur. Bref la réponse au sujet de la célèbre note de Wildenbruch [7] que M. Auerswald se refusait à donner, cette réponse se trouve à l'article 7 du projet d'armistice. Tout ce qu'il y avait de révolutionnaire dans le mouvement est radicalement détruit, et le gouvernement issu de la révolution est remplacé par une administration légitime, désignée par trois princes légitimes. Les troupes du Holstein et du Schleswig seront de nouveau placées sous commandement danois et fustigées à la danoise, les navires du Holstein et du Schleswig restent, avant comme après, la « Dansk-Eiendom [8] », malgré les dispositions les plus récentes prises par le Gouvernement provisoire.

Et pour couronner tout cela : le nouveau gouvernement projeté. Écoutons le Fädrelandet :

« Rien n'est encore perdu, même s'il est probable que dans la circonscription électorale restreinte nous ne trouverons pas pour les membres du nouveau gouvernement choisis par les Danois, l'alliance d'énergie et de talent, d'intelligence et d'expérience dont la Prusse disposera lors de son choix... Certes les membres du gouvernement doivent être choisis parmi la population des duchés; mais personne ne nous interdit de leur adjoindre des secrétaires et des assistants, nés et établis autre part. Dans le choix de ces secrétaires et conseillers de gouvernement on peut procéder sans considération locale, en se fondant sur le mérite et le talent, et il n'est pas improbable que ces hommes exercent une influence considérable sur l'esprit et la marche de l'administration. Qui plus est, des fonctionnaires danois, même haut placés, se chargeront, espère-t-on, d'un de ces postes, bien qu'ils se situent à un rang inférieur dans la hiérarchie; tout bon Danois, dans les conditions actuelles, tirera gloire d'une telle situation. »

La feuille ministérielle ouvre donc aux duchés la perspective d'être submergés, non seulement par des troupes danoises, mais aussi par des fonctionnaires danois. Un gouvernement à moitié danois établira son siège à Rendsburg, sur un territoire reconnu allemand de la Confédération germanique.

Voilà les avantages de l'armistice pour le Schleswig. Les avantages pour l'Allemagne sont aussi grands. L'entrée du Schleswig dans la Confédération n'est nulle part mentionnée; au contraire, le décret de la Confédération est formellement désavoué par la constitution du nouveau gouvernement pour le Holstein. C'est la Confédération germanique qui choisit pour le Holstein, le roi du Danemark choisit au nom du Schleswig. Le Schleswig est donc sous l'autorité du Danemark, et non sous celle de l'Allemagne.

Dans cette guerre contre le Danemark, l'Allemagne pouvait acquérir un avantage en obtenant la suppression du droit de péage sur le Sund, cette survivance du brigandage féodal [9]. Les villes maritimes allemandes, touchées par le blocus et la capture de leurs navires, auraient volontiers supporté plus longtemps ce préjudice, si la suppression du droit de péage sur le Sund avait été obtenue. D'ailleurs les gouvernements avaient partout fait courir le bruit que la suppression du droit de péage sur le Sund serait obtenue dans tous les cas. Et que reste-t-il de cette vantardise ? L'Angleterre et la Russie veulent conserver le droit de péage sur le Sund, et l'obéissante Allemagne, naturellement, s'en accommode.

Que la restitution des navires soit suivie du remboursement des réquisitions opérées au Jutland, cela va de soi, suivant le principe qui veut que l'Allemagne soit assez riche pour payer sa gloire.

Voilà les avantages que le ministère Hansemann offre au peuple allemand dans ce projet d'armistice ! Voilà les fruits d'une lutte de trois mois contre un petit peuple de 1 million et ½ d'habitants ! Voilà le résultat de toutes les vantardises de nos feuilles nationales, de nos grands mangeurs de Danois !

Selon les bruits qui courent, l'armistice ne sera pas conclu. Le général Wrangel, encouragé par Beseler s'est refusé définitivement à le signer, malgré toutes les prières du comte de Pourtalès qui lui en apporta l'ordre de la part d'Auerswald, malgré tous les appels à son devoir de général prussien. Wrangel déclara qu'il était avant tout placé sous les ordres du pouvoir central allemand, et que celui-ci ne donnera son assentiment que si la position actuelle des armées est maintenue, et si le gouvernement provisoire subsiste jusqu'à la paix.

Ainsi le projet prussien ne sera sans doute pas mis à exécution; mais il conserve son intérêt, il démontre comment la Prusse, quand elle prend la direction, s'entend à défendre l'honneur et les intérêts de l'Allemagne.


Notes

[1] Le Fädreland (La Patrie), journal danois paraissant toutes les semaines de 1834 à 1839, et ensuite quotidiennement à Copenhague. En 1848, il passait pour l'organe officiel du gouvernement danois.

[2] Formule d'intronisation des empereurs allemands jusqu'en 1806.

[3] En juin 1848 des pourparlers d'armistice eurent lieu entre les plénipotentiaires danois et prussiens à Malmö ( Suède). On parvint à un accord qui fut approuvé par le roi de Prusse le 8 juillet 1848, mais que le général Wrangel refusa de signer parce que ses clauses étaient extrêmement défavorables aux Prussiens et aux Allemands. Cet accord ne fut jamais appliqué. Le véritable armistice ne fut conclu que le 26 août 1848.

[4] En 1813, Bernadotte, prince royal de Suède, envahit le Holstein, et par le traité de Kiel (1814), obtint du Danemark la cession de la Norvège.

[5] Ile danoise de la mer Baltique. Position stratégique de premier ordre, elle fut en 1848-50 et en 1864 un point d'appui pour les Danois contre les Allemands.

[6] Les ducs d'Augustenbourg formaient un rameau de la branche royale du Danemark. Friedrich-Christian-August d'Augustenburg fit valoir, sans aucun succès, les droits qu'il prétendait tenir de son père, le duc Christian, sur les duchés de Sehleswig-Holstein. Il en sera de nouveau question 14 ans plus tard au moment de la guerre des duchés.

[7] Le commandant Wildenbruch, chargé par le roi de Prusse d'une mission secrète auprès du gouvernement danois, remit à ce dernier une note où il était indiqué que la guerre dans le Schleswig-Holstein n'était pas menée par la Prusse pour arracher ce duché au Danemark, mais essentiellement pour lutter en Allemagne contre les éléments radicaux et républicains. Le gouvernement évita par tous les moyens d'accorder à ce document compromettant une reconnaissance officielle.

[8] Propriété danoise.

[9] Droit de péage perçu par le Danemark de 1425 à 1857 sur les navires étrangers empruntant le Sund, détroit entre la Suède et l'île de Seeland faisant communiquer la Baltique et la nier du Nord.


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