1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

La Kölnische Zeitung et l'Italie

n° 87, 27 août 1848


Cologne, 26 août

Nous avons été condamnés hier à entendre un homme de plume débiter des fadaises politiques du haut de son point de vue de l'histoire universelle. Le destin nous poursuit inexorablement. C'est un sort pareil qui nous atteint aujourd'hui. La révolution de mars a eu pour effet essentiel de permettre aux hommes de plume de faire de la politique leur chasse gardée.

M. Levin Schücking de Münster, la quatrième ou la cinquième roue du char des petits annonces de M. Dumont, a commis dans la Kölnische Zeitung un article sur « notre politique en Italie ».

Et que dit « mon ami Levin aux yeux de spectre [1] » ?

« Il n'y a jamais eu de moment plus favorable que le moment présent pour permettre à l'Allemagne d'asseoir sa politique à l'égard de l'Italie sur une base saine qui promette de durer des siècles. Nous avons glorieusement (!) (par la trahison de Charles-Albert) lavé l'affront dont nos drapeaux ont été souillés par un peuple facilement outrecuidant dans la fortune; à la tête d'une armée inégalable, digne d'admiration non seulement dans la victoire et la lutte, mais aussi dans l'endurance et la persévérance, la Barba bianca, le Barbeblanche, a planté le glorieux (!?) aigle bicéphale de l'Allemagne sur les créneaux de la ville en révolte, où il y a plus de six cents ans le Barberousse impérial a fait flotter la même bannière, symbole de la souveraineté de l'Allemagne sur l'Italie. Cette souveraineté nous appartient aujourd'hui encore. »

C'est ainsi que parle M. Levin Schücking, de la Kölnische Zeitung.

Naguère, quand les Croates et les Pandours de Radetzky furent chassés de Milan par un peuple désarmé après un combat de cinq jours; naguère quand l'« armée digne d'admiration », dispersée à Goito, se retira à Vérone - naguère la lyre politique de « mon ami Levin aux yeux de spectre » se tut ! Mais depuis, l'armée autrichienne, ayant reçu des renforts, a remporté grâce à la trahison aussi lâche que maladroite de Charles-Albert - trahison que nous avions prédite un nombre incalculable de fois, - une victoire imméritée; depuis, les publicistes voisins se montrent de nouveau; depuis, ils claironnent que « l'affront a été lavé »; depuis, ils se risquent à des parallèles entre Frédéric Barbarossa et Radetzky Barbabianca; depuis, l'héroïque Milan qui a fait la révolution la plus glorieuse de toute l'année 48, n'est plus qu'une « ville en révolte »; depuis, la « souveraineté sur l'Italie » nous appartient à nous Allemands, à qui, d'ordinaire, jamais rien n'appartient !

« Nos drapeaux » ! Ces chiffons noirs et jaunes de la réaction metternichoise que l'on foule aux pieds à Vienne, voilà les drapeaux de M. Schacking de la Kölnische Zeitung !

« Le glorieux aigle bicéphale de l'Allemagne » ! Le monstre héraldique dont à Jemmapes, à Fleurus, à Millesimo, à Rivoli, à Neuwied, à Marengo, à Hohenlinden, à Ulm, à Austerlitz, à Wagram [2], la révolution en armes arracha les plumes, voilà le « glorieux » cerbère de M. Schücking de la Kölnische Zeitung !

Lorsque les Autrichiens furent battus, c'étaient des Autrichiens, des séparatistes [3], et même presque des traîtres à la patrie; depuis que Charles-Albert est tombé dans le piège, depuis qu'ils ont avancé sur le Tessin, ce sont des « Allemands », c'est « nous » qui avons tout fait. Nous ne voyons pas d'inconvénient à ce que la Kölnische Zeitung ait gagné à la pointe de l'épée les victoires de Volta et de Custozza, ni à ce qu'elle ait conquis Milan [4], mais alors, qu'elle assume aussi la responsabilité des brutalités et des infamies, bien connues d'elle, accomplies par cette armée barbare « digne d'admiration pour son endurance et sa persévérance », exactement comme en son temps elle a assumé également la responsabilité des boucheries de Galicie.

« Cette souveraineté, c'est à nous qu'elle appartient, aujourd'hui encore. Après tout, l'Italie et l'Allemagne sont des nations autour desquelles la nature et l'histoire ont noué un lien, qui ont des affinités providentielles, qui sont parentes comme la science et l'art, comme la pensée et le sentiment. »

Tout comme M. Brüggemann et M. Schücking !

Et c'est justement pour cette raison que les Allemands et les Italiens se sont continuellement battus depuis 2.000 ans, c'est justement pour cette raison que les Italiens ont toujours secoué l'oppression allemande, c'est justement pour cette raison que le sang allemand a si souvent rougi les rues de Milan, pour prouver que l'Allemagne et l'Italie ont des « affinités providentielles » !

C'est même parce que l'Italie et l'Allemagne « sont parentes » que Radetzky et Welden ont fait incendier à coups de canon et piller toutes les villes de Vénétie !

Mon ami Levin aux yeux de spectre réclame donc que nous renoncions à la Lombardie jusqu'à l'Adige, car le peuple ne veut pas de nous, même si quelques pauvres « cittadini » (c'est le terme qu'emploie le savant M. Schücking pour contadini, paysans) accueillent les Autrichiens par des ovations. Mais si nous nous conduisons en « peuple libre », « alors il nous tendra volontiers la main pour se laisser conduire par nous sur le chemin qu'il ne peut suivre seul, le chemin de la liberté » !

En effet ! L'Italie qui a conquis pour elle la liberté de la presse, des jurys, une constitution avant que I'Allemagne ne sorte de sa léthargie, l'Italie qui a mené à bonne fin, à Palerme, la première révolution de cette année; l'Italie qui a vaincu sans armes les Autrichiens « inégalables »; l'Italie ne peut pas suivre le chemin de la liberté sans être conduite par l'Allemagne, c'est-à-dire par un Radetzky ! Ah ! certes, s'il faut une Assemblée de Francfort, un pouvoir central qui ne dit rien, 39 ligues séparatistes et la Kölnische Zeitung pour marcher sur le chemin de la liberté...

En voilà assez. Pour que les Italiens « se laissent conduire » par les Allemands « vers la liberté », M. Schücking garde le Tyrol italien et vénitien pour les donner en fiefs à un archiduc autrichien, et envoie à Rome 42.000 hommes des troupes impériales d'Allemagne du Sud pour ramener le calme dans la propre maison du Vicaire du Christ ».

Mais hélas !

La terre appartient aux Français et aux Russes,
Et la mer aux Anglais,
Mais, nous autres Allemands, nous régnons,
Sans rivaux dans l'empire aérien du rêve.
Là nous exerçons notre hégémonie,
Là nous ne sommes pas morcelés;
Les autres peuples, eux, ont grandi
Au ras du sol : sur terre [5]...

Et là haut dans le royaume aérien du rêve, la « souveraineté sur l'Italie » nous appartient aussi. Personne ne le sait mieux que M. Schücking. Après avoir, pour le bien de l'Empire allemand, développé cette brave politique de souveraineté, il conclut en soupirant :

  « Une politique qui est grande et magnanime, une politique digne d'une puissance comme celle de l'Empire allemand, a malheureusement de tout temps passé chez nous pour fantaisiste, et il en sera sans doute encore longtemps ainsi ! »

Nous recommandons M. Schücking pour le poste de portier et de garde-frontière de l'honneur allemand au sommet du Stilfser Joch [6]. De la haut, le feuilletonniste cuirassé de la Kölnische Zeitung embrassera d'un coup d'œil l'Italie, et veillera à ne point perdre le moindre titre à « la souveraineté de l'Allemagne sur l'Italie »: c'est alors seulement que l'Allemagne pourra dormir tranquille.


Notes

[1] Allusion au poème de Freilligrath : « La Rose ».

[2] Sont énumérées ici les défaites que les Français infligèrent à l'Autriche de 1792 à 1809 : à Jemmapes le 6 novembre 1792, à Fleurus le 26 juin 1794, à Millesimo le 13 et le 14 avril 1796, à Rivoli le 14 et le 15 janvier 1797, à Neuwied le 18 avril 1797, à Marengo le 14 juin 1800, à Hohenlinden le 3 décembre 1800, à Ulm le 17 octobre 1805, à Austerlitz le 2 décembre 1805, à Wagram le 5 et le 6 juillet 1809.

[3] En 1843, pour résister à des changement bourgeois progressistes en Suisse et pour défendre les privilèges de l'Église et des Jésuites, sept cantons suisses catholiques, arriérés sur le plan économique, se groupèrent en une fédération (Sonderbund). La décision de la Diète suisse de juillet 1847 concernant la dissolution de la fédération séparatiste fournit l'occasion d'entreprendre, en novembre, des actions militaires contre les autres cantons. Le 23 novembre 1847, l'armée de la fédération séparatiste fut battue par les troupes du gouvernement fédéral (voir l'article d'ENGELS : « La guerre civile suisse »).

[4] L'armée autrichienne commandée par Radetzki infligea aux troupes sardes et lombardes des défaites, le 25 juillet, à Custozza; le 27 juillet à Volta; le 6 août, elle prit Milan.

[5] « Mais le peuple allemand s'est développé dans l'espace infini de l'idée. » C'est ainsi que se terminent les strophes 6 et 7 (Chap. VII) de « L'Allemagne, un conte d'hiver » de Heine, à qui est empruntée cette citation.

[6] Sommet italien qui avant 1918 était situé à la frontière entre le Tyrol et l'Italie.


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