1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

La Zeitungs-Halle et la province rhénane

n° 87, 27 août 1848


Cologne, 26 août

La Zeitungs-Halle [1] de Berlin contient l'article suivant :

Nous avons eu récemment l'occasion de dire que le temps est venu où l'esprit se détache de plus en plus des anciens membres composant l'État après avoir si longtemps maintenu leur cohésion. S'agissant de l'Autriche, personne certes ne pourrait en douter. Mais en Prusse aussi on voit apparaître de jour en jour des signes de plus en plus sensibles qui confirment notre remarque et nous n'avons pas le droit de les ignorer. Il existe maintenant un seul intérêt qui puisse encore lier les provinces de l'État à l'État prussien, c'est l'intérêt porté au développement des institutions libérales de l'État, l'intérêt porté à fonder en commun et à animer par des échanges mutuels une organisation nouvelle et libérale des rapports sociaux. La Silésie [2] qui dans un vigoureux effort continue d'avancer sur la voie du progrès politique et social, se sentira en Prusse difficilement à l'aise, si la Prusse en tant qu'État ne satisfait pas pleinement cet intérêt. Pour la province de Saxe [3], depuis qu'elle a été incorporée à l'État prussien on sait trop combien elle lui en a toujours voulu du fond de son cœur. Et quant à la province rhénane, tout le monde se souviendra certainement des menaces que ses députés brandirent ici avant le 18 mars et qui ont accéléré le renversement de la situation. L'esprit séparatiste croît dans cette province. Un tract actuellement largement répandu, sans indication de lieu d'impression ni d'imprimeur, en apporte un nouveau témoignage.

Tous nos lecteurs ont eu sans doute connaissance du tract dont parle la Zeitungs-Halle.

L'idée que Berlin n'est un Paris ni pour l'Allemagne, ni en particulier pour la Rhénanie, cette idée trouve enfin au moins un représentant parmi les Berlinois et nous ne pouvons manquer de nous en réjouir. Berlin commence à discerner qu'il ne peut pas nous gouverner, qu'il ne peut pas obtenir l'autorité qui revient à une ville dirigeante. Berlin a suffisamment démontré son incompétence au cours de la demi-révolution de mars, de l'assaut de l'arsenal, de la dernière émeute [4]. À l'indécision avec laquelle agit le peuple de Berlin, s'ajoute encore l'absence totale dans tous les partis d'hommes de valeur. Dans l'ensemble du mouvement qui s'est développé depuis février, personne à Berlin ne s'est révélé capable de diriger son parti. L'esprit, dans ce centre de « l'esprit », est docile à l'extrême, mais il est aussi faible que la chair. Les Berlinois ont dû venir chercher sur les bords du Rhin ou en Silésie jusqu'à leur Hansemann, leur Camphausen, leur Milde.

Bien loin d'être un Paris allemand, Berlin n'est même pas une Vienne prussienne. Ce n'est pas une capitale, c'est une « résidence ».

En tout cas, il faut reconnaître que, même à Berlin, on en arrive à cette idée depuis longtemps largement répandue ici sur les bords du Rhin : c'est uniquement de la ruine des soi-disant grandes puissances allemandes que peut sortir l'unité allemande. Nous n'avons jamais dissimulé notre point de vue sur la question. Nous n'avons aucun enthousiasme pour la gloire passée de l'Allemagne, ni pour sa gloire présente, ni pour les guerres de libération, ni pour les « glorieuses victoires des armes allemandes » en Lombardie et au Schleswig. Mais si jamais il doit sortir quelque chose de l'Allemagne, il faut qu'elle soit centralisée, elle doit devenir un empire unique et non seulement en paroles, mais en fait. Et pour cela auparavant, il est assurément nécessaire qu'il n'y ait « plus d'Autriche, plus de Prusse [5] ».

D'ailleurs « l'esprit » qui a « si longtemps maintenu notre cohésion » avec la vieille Prusse, était un esprit très palpable et très lourd; c'était l'esprit de 15.000 baïonnettes et de tant et tant de canons. Ce n'est pas pour rien qu'on a établi ici une colonie militaire de Cassoubes [6] et de Wasserpolaques [7]. Ce n'est pas pour rien qu'on a incorporé notre jeunesse dans la garde de Berlin. Ce n'était pas pour nous rapprocher des autres provinces, c'était pour exciter une province contre l'autre, pour exploiter la haine nationale des Allemands et des Slaves, la haine locale de la moindre petite province allemande envers toutes les provinces qui l'entourent et ce, dans l'intérêt du despotisme patriarco-féodal. Divide et impera ! [8]

En fait, il est temps d'en finir, une bonne fois, avec le rôle imaginaire que les « provinces », c'est-à-dire la noblesse foncière de l'Uckermark et de l'arrière-Poméranie, ont assigné aux Berlinois par leurs adresses suant la peur, et que les Berlinois ont assumé avec empressement. Berlin n'est pas, et ne deviendra jamais le siège de la révolution, la capitale de la démocratie.

Seule l'imagination de la noblesse de la Marche, frissonnant à l'idée de la banqueroute, de la prison pour dettes et des pendaisons à la lanterne, a pu lui assigner ce rôle; seules la vanité, la coquetterie du Berlinois pouvaient y voir une représentation des provinces. Nous reconnaissons la révolution de mars, mais pour ce qu'elle fut réellement, et rien de plus. Son défaut le plus grand est de ne pas avoir fait des Berlinois des révolutionnaires.

La Zeitungs-Halle croit possible de cimenter par des institutions libérales le corps délabré de l'État prussien. Au contraire. Plus les institutions seront libérales et plus les éléments hétérogènes se sépareront librement, plus il sera évident que la scission est nécessaire, plus l'incapacité des hommes politiques berlinois de tous les partis apparaîtra clairement.

Nous le répétons : rester au sein de l'Allemagne avec les provinces de la vieille Prusse, à cela la province rhénane n'a rien à objecter; mais vouloir la contraindre à rester au sein de la Prusse, peu importe qu'il s'agisse d'une Prusse absolutiste, constitutionnelle ou démocratique, cela signifierait rendre impossible l'unité de l'Allemagne, cela signifierait même - nous exprimons l'état d'esprit général du peuple - faire perdre à l'Allemagne un grand et beau territoire en voulant le conserver à la Prusse.


Notes

[1] Quotidien du soir paraissant à Berlin depuis 1846; en 1848-49, il représentait la démocratie petite-bourgeoise.

[2] La Silésie, après avoir obtenu son indépendance en 1168, reconnut pour suzerain, en 1327, le roi de Bohême, Jean l'Aveugle et passa ainsi sous la domination de la Maison d'Autriche. En 1742, par le traité de Breslau, Frédéric II de Prusse en avait enlevé la majeure partie à MarieThérèse d'Autriche. Dès lors, et jusqu'en 1919, la Silésie fut partagée en deux parties : la Silésie proprement dite, province prussienne, et la Silésie autrichienne.

[3] Auguste II (1694-1733) et Auguste III (1733-1763), à la fois princes électeurs de Saxe et rois de Pologne, - ce qui eut pour conséquence le retour de la dynastie au catholicisme -, eurent pour successeur Frédéric-Auguste I°. Sa sympathie pour Napoléon lui valut la dignité royale (1806) et la souveraineté personnelle sur le Grand-Duché de Varsovie (1807-1813), mais lui coûta au Congrès de Vienne la perte des deux cinquièmes de ses États héréditaires.

[4] Des manifestations et des réunions populaires eurent lieu à Berlin le 21 août 1848 pour protester contre les attentats organisés à Charlottenburg, près de Berlin, par la réaction contre des membres des clubs démocratiques. Les manifestants, qui réclamaient la démission du ministère Auerswald-Hansemann et le châtiment des coupables, lapidèrent le bâtiment où se trouvaient Auerswald et d'autres ministres. Le « ministère d'action » répliqua par de nouvelles représailles. Une loi interdit les réunions de personnes armées et les cortèges, ainsi que toute réunion en plein air à moins qu'elle n'ait été autorisée par la police, et donna pouvoir à l'État d'« employer la force armée contre les attroupements ».

[5] Tiré du poème de Ernst Moritz Arndt : « Der Freudenklang ».

[6] Cassoubes ou Kachouks, population d'environ 100.000 âmes, d'origine polonaise ou wende du nord-est de la Poméranie, établie en Pologne à l'ouest de la Vistule jusqu'à Kamin et au lac de Zarnow, et en Prusse sur les bords du lac Léba.

[7] Littéralement, Polonais de l'eau; population mêlée germano-polonaise, ayant un dialecte propre, établie en Haute-Silésie. Sa principale occupation, était le flottage du bois sur l'Oder.

[8] Locution latine : diviser pour régner.


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