1848

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette rhénane

Friedrich Engels

Œuvres posthumes manuscrites


Proudhon

Paris

Nous avons parlé hier des Montagnards et des socialistes, de la candidature de Ledru-Rollin et de la candidature de Raspail, de La Réforme et du Peuple du citoyen Proudhon. Nous avons promis de revenir sur Proudhon.

Qui est le citoyen Proudhon ?

Le citoyen Proudhon est un paysan franc-comtois qui a fait divers métiers et diverses études. C'est un pamphlet publié en 1842 et intitulé Qu'est-ce que la propriété ? qui, pour la première fois attira sur lui l'attention du public. La réponse était la suivante : « La propriété, c'est le vol ! »

Cette répartie surprenante frappa les Français. Le gouvernement de Louis-Philippe, l'austère Guizot fermé aux calembours , furent assez bornés pour faire comparaître Proudhon devant les tribunaux. Mais en vain. Il fallait compter que n'importe quel jury français prononcerait l'acquittement pour un paradoxe aussi piquant. Et c'est ce qui arriva. Le gouvernement se rendit ridicule et Proudhon devint célèbre.

Quant au livre lui-même, il correspondait de bout en bout au résumé ci-dessus. Chaque chapitre se trouvait résumé en un curieux paradoxe dans un style que les Français n'avaient jamais rencontré.

Pour le reste, il contenait des thèses en partie juridico-morales et en partie économico-morales, dont chacune tentait de démontrer que la propriété aboutit à une contradiction. Cela peut être admis en ce qui concerne les points juridiques, dans la mesure où il n'est rien de plus aisé que de démontrer que toute la jurisprudence n'aboutit somme toute qu'à des contradictions. Quant aux thèses économiques, elles renferment peu de nouveautés, et ce qu'elles contiennent de nouveau repose sur des calculs faux. La règle de trois est partout honteusement malmenée.

Cependant les Français n'en avaient pas fini avec le livre. Il était trop économique pour les juristes, trop juridique pour les économistes et trop moral pour ces deux catégories. Après tout, c'est un ouvrage remarquable dirent-ils finalement.

Mais Proudhon aspirait à de plus grands triomphes. Après divers petits écrits disparus sans laisser de traces, sa Philosophie de la Misère parut enfin, en 1846, en deux forts volumes. Dans cette œuvre qui devait établir à jamais sa gloire, Proudhon appliquait, en la malmenant fâcheusement, une méthode de la philosophie hégélienne à une économie politique étrangement mal comprise, il cherchait, en exécutant toutes sortes de cabrioles transcendantes à fonder un nouveau système socialiste basé sur la libre association des travailleurs. Ce système était si nouveau qu'en Angleterre, il y a dix ans, il avait déjà fait dix fois faillite dans dix villes différentes sous le nom de l'Equitable Labour Exchange Bazaars ou Offices.

Cet ouvrage pesant, massif et pédant qui donnait finalement à entendre les pires grossièretés non seulement à l'ensemble des économistes de tous les temps mais aussi à l'ensemble des socialistes de tous les temps ne fit absolument aucune impression sur l'esprit léger des Français. Ils n'avaient encore jamais rencontré cette façon de parler et de raisonner et elle était bien moins de leur goût que les curieux paradoxes de Proudhon dans son œuvre antérieure. Les paradoxes de cette sorte ne manquaient pas ici non plus, (c'est ainsi que Proudhon se déclarait très sérieusement « l'ennemi personnel de Jehova ») mais ils étaient comme enterrés sous le bagage prétendûment dialectique. Les Français répétèrent : « C'est un ouvrage remarquable » et le laissèrent de côté. En Allemagne, l'œuvre fui naturellement accueillie avec beaucoup de respect.

Marx a publié à l'époque une réponse aussi spirituelle qu'exhaustive ( Misère de la philosophie, réponse à la « Philosophie de la Misère », de M. Proudhon. Par Karl Marx, Bruxelles et Paris 1847) qui, par son mode de pensée et sa langue est mille fois plus française que le monstre prétentieux de Proudhon.

Quant au contenu réel des deux œuvres de Proudhon en fait de critique des rapports sociaux existants, on peut, après les avoir lues toutes les deux, dire avec bonne conscience que ce contenu se réduit à zéro.

Quant à ses projets de réforme sociale, ils ont, comme nous l'avons déjà dit et depuis un certain temps déjà, fait brillamment leurs preuves en Angleterre par une faillite à répétition.

Voilà qui était Proudhon avant la révolution. Tandis qu'il s'occupait encore de mettre sur pied, sans capital, mais grâce à un calcul sans rival pour le mépris de la règle de trois, un quotidien : Le Représentant du Peuple, les ouvriers parisiens s'ébranlèrent, chassèrent Louis-Philippe et fondèrent la République.

Grâce à la République, Proudhon devint d'abord « citoyen »; grâce au vote des ouvriers parisiens qui l'élirent sur la foi de son nom d'honnête socialiste, il devint ensuite représentant du peuple.

La révolution avait donc arraché Proudhon à la théorie pour le lancer dans la pratique, elle l'avait arraché à sa retraite boudeuse pour le lancer sur le forum. Comment cet autodidacte orgueilleux et obstiné, qui avait traité avec le même mépris tous ceux, juristes, académiciens, économistes, socialistes qui faisaient autorité avant lui, qui avait déclaré que toute l'histoire jusqu'à notre époque n'était que du radotage et s'était posé lui-même pour ainsi dire en nouveau Messie, comment se comporta-t-il lorsqu'il dut lui-même aider à faire l'histoire ?

Il nous faut dire pour sa gloire qu'il commença par s'asseoir à l'extrême-gauche parmi les mêmes socialistes et par voter avec les mêmes socialistes qu'il méprisait si profondément et qu'il avait attaqués si violemment, les traitant de têtes vides, arrogantes et ignorantes.

On croit savoir, il est vrai, que dans les réunions du parti de la Montagne, il renouvela avec une violence rajeunie ses anciennes et furieuses attaques contre les adversaires d'autrefois, qu'il les traita en gros et en détail d'ignorants et de phraseurs qui ne connaissaient même pas l'A.B.C. de ce dont ils parlaient.

Nous le croyons volontiers. Nous croyons même volontiers que les paradoxes économiques de Proudhon, présentés avec la sèche passion et l'assurance du doctrinaire ne mirent pas peu dans l'embarras ces Messieurs de la Montagne. Une très faible partie d'entre eux est faite de théoriciens de l'économie et s'en rapporte plus ou moins au petit Louis Blanc; et le petit Louis Blanc, bien qu'il soit un esprit beaucoup plus remarquable que l'infaillible Proudhon est pourtant une nature beaucoup trop intuitive pour venir à bout de la prétention en matière d'érudition économique, de la transcendance bizarre et de la logique apparemment mathématique de Proudhon. Il lui fallut en outre bientôt fuir et son troupeau resta perplexe sur le champ de l'économie, abandonné sans défense aux griffes impitoyables du loup Proudhon.

Il n'est certainement pas besoin de répéter que, malgré tous ces triomphes, Proudhon est un économiste extrêmement faible. Seulement sa faiblesse ne se situe pas dans le domaine de la masse des socialistes français.

Cependant, c'est à la tribune de l'Assemblée nationale que Proudhon connut le plus grand triomphe qu'il ait jamais remporté. À je ne sais plus quelle occasion, il prit la parole et irrita pendant une heure et demie les bourgeois de l'Assemblée par une série interminable de paradoxes authentiquement proudhoniens, l'un plus extravagant que l'autre, mais calculé chacun pour froisser le plus grossièrement qu'il soit les sentiments les plus sacrés et les plus chers des auditeurs. Et le tout, présenté avec sa sèche indifférence professorale, dans le terne dialecte professoral franc-comtois, dans le style le plus sec et le plus imperturbable du monde - l'effet, la danse de saint Guy des bourgeois fous furieux, n'était vraiment pas mal [1] .

Mais ce fut aussi l'apogée de l'activité publique de Proudhon. Il continua entre-temps à endoctriner les ouvriers pour les gagner à sa théorie du bonheur au moyen de clubs et du Représentant du Peuple, mis peu à peu sur pied, après d'amères expériences sur la règle de trois, et qui devint bientôt Le Peuple tout court. Les succès ne lui manquèrent pas. « On ne le comprend pas, mais c'est un homme remarquable » disaient les ouvriers.

Écrit au début de décembre 1848 - D'après le manuscrit.


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Cf. l'article intitulé : « Le discours de Proudhon contre Thiers ».


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