1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

La séance de la seconde Chambre à Berlin, le 13 avril

n°277, 20 avril 1849


Cologne, le 19 avril.

Une fois encore revenons pour changer à notre chère seconde Chambre de Berlin. Elle a contrôlé des élections, promulgué des adresses, fabriqué un règlement et traité avec un intérêt particulièrement rare une question qui, on le sait, a sa place dans le feuilleton de la Nouvelle Gazette rhénane : la question impériale allemande [1] . Tout ceci a été complètement rejeté dans l'ombre par les canonnades de Novare et de Pest, et même la « bataille navale » d'Eckernförde et l'assaut donné aux fortifications de Duppel [2] ont fait plus d'effet que tous les discours de droite et de gauche de la représentation populaire prussienne.

Mais maintenant que l'honorable Chambre est occupée aux trois lois baillon, la loi sur l'affichage, la loi sur les clubs et la loi sur la presse, qu'elle a déjà réglé l'une d'elles, la loi sur l'affichage, l'affaire nous touche quand même de plus près, et maintenant il devient plus intéressant de voir comment Messieurs nos députés font tout leur possible pour compléter la Constitution octroyée.

Prenons en main le compte rendu sténographique de la vingt-sixième séance du 13 avril.

Le député Lisiecki interpelle d'abord le ministère sur l'emploi de l'armée territoriale polonaise dans la guerre au Danemark.

Selon le paragraphe 61 de la loi sur l'armée territoriale [3] celle-ci ne doit être appelée qu'en cas d'attaques ennemies inopinées du pays. Toute son organisation repose sur le fait qu'alors elle doit être uniquement utilisée si l'armée permanente et la réserve sont insuffisantes. Et voilà qu'on fait appel à l'armée territoriale dans la guerre contre le petit Danemark alors qu'un seul corps d'armée active peut en venir à bout !

Qui plus est, bien que ce soit par un parjure et par la force brutale que la Posnanie prétendue allemande ait été incorporée à la sauvette à la Confédération germanique [4] , bien que selon tous les traités la partie située au-delà de la célèbre ligne de démarcation [5] n'ait rien à faire avec la Confédération germanique, une partie de l'armée territoriale expédiée au Schleswig a été levée en Posnanie, de chaque côté de la ligne de démarcation.

Cette armée territoriale de nationalité purement polonaise et n'appartenant même pas pour la moitié à la Confédération germanique, est expédiée au Schleswig , la cocarde allemande : noire, rouge, or au bonnet, pour se faire massacrer au titre de troupes impériales allemandes pour le plus grand honneur de l'Allemagne !

Ce sont les Croates qui en Lombardie ont réglé le sort de la « guerre allemande », ce sont les Tchèques, les Ruthènes et de nouveau les Croates qui ont réglé le sort de la lutte « allemande » contre Vienne; ce sont les Polonais qui régleront le sort de la guerre « allemande » au Schleswig. C'est avec ces soldats-là que l'on remporte aujourd'hui les « victoires des armes allemandes » !

Et c'est ainsi qu'un roi tient la parole qu'il a donnée aux Polonais le 11 avril par la bouche de son commissaire plénipotentiaire [6] :

« En conséquence aucune recrue native du grand duché de Posnanie ne doit être incorporée dans un régiment silésien ou tout autre régiment allemand et vice versa, aucune recrue allemande ne doit être incorporée dans un régiment polonais. Les troupes doivent faire l'exercice et être commandées dans leur propre langue . . . l'armée polonaise devrait avoir son autonomie dans toutes les armes », etc.

Lisiecki expose ces différents points avec calme mais fermeté et, pour finir, attire encore l'attention sur le fait qu'il faut une malice particulière pour lever justement trois bataillons de l'armée territoriale dans la seule province qui, l'an dernier, a si durement souffert d'une guerre civile, octroyée par les Prussiens.

M. Strotha, ministre de la Guerre, se lève.

M. le Ministre prononce devant l'Assemblée un discours détaillé sur ce thème : « toute l'organisation militaire prussienne est basée sur la réunion de l'armée active et de l'armée territoriale, réunion qui, en temps de guerre, va jusqu'à la brigade, en passant par la division et le corps d'armée »; détacher « des troupes d'active seules, sans territoriale, sur un théâtre d'opérations éloigné, perturbe considérablement la liaison organique de plusieurs corps de troupes et, lors d'une mobilisation des troupes restées à l'arrière, provoque toutes sortes d'ennuis importants, etc. » Tout ceci est bien fait pour donner aux petits bourgeois et aux fonctionnaires civils de la Chambre un aperçu curieux de l'organisation de « Ma splendide armée de guerre ».

Peut-être en est-il ainsi. Il est possible que « Ma splendide armée de guerre active » ne puisse pas se tirer d'affaire sans « Ma splendide armée de guerre territoriale ». Il est possible que la dangereuse guerre danoise, faite pour des pommes de terre [7] , oblige le gouvernement à faire jouer toutes les subtilités de la glorieuse organisation militaire prussienne. Mais pourquoi a-t-on sacrifié justement les Polonais à ce destin fondé sur la glorieuse organisation militaire prussienne ?

Parce que - « parce que les circonstances actuelles le justifiaient » !

C'est tout ce que nous apprenons. C'est ainsi qu'un ministre de la Guerre prussien répond à des interpellations.

Il reste encore à répondre à la question juridique : Peut-on utiliser des troupes non allemandes dans des guerres impériales allemandes ? Sur ce point M. Strotha déclare :

1) - « Le grand duché de Posnanie, à l'exception d'une portion de son territoire... fait partie de l'Allemagne. »

C'est la traduction prussienne des grandes phrases de l'an passé : la Posnanie doit être polonaise « à l'exception d'une portion » de la frontière qui doit devenir allemande. Maintenant on a assez progressé pour pouvoir se passer de belles phrases et on avoue en quelques mots secs l'escroquerie commise.

2) - « Jusqu'à présent on n'a modifié en rien la répartition des districts militaires dans l'ensemble du grand duché de Posnanie. En conséquence » (!) « les trois bataillons appelés se composent donc » (!) « à peu près pour une moitié de soldats habitant de ce côté-ci de la ligne de démarcation, et à peu près pour moitié de soldats habitant au-delà de cette ligne. »

En bon allemand, cela signifie que toute la farce de la ligne de démarcation a servi uniquement à incorporer à l'Allemagne directement deux tiers de la Posnanie et indirectement le dernier tiers. Mais pour que les Polonais perdent finalement toute illusion quant au sens que cette ligne pourrait avoir dans la pratique, nous avons justement levé nos troupes impériales dans les districts qu'elle coupe en deux.

3) - « En utilisant les troupes d'active prises dans le grand duché de Posnanie, on n'a tenu compte jusqu'à présent que des objectifs politiques. »

Et si, pour l'armée active, on a foulé aux pieds les engagements solennels de mars et d'avril 1848, pourquoi n'en ferait-on pas autant pour la territoriale ? Un soldat polonais de la territoriale ne peut-il pas devenir un aussi bon « soldat impérial » qu'un soldat polonais d'active ?

Nous n'avons tenu compte que des « objectifs politiques » !

Et quels sont ces « objectifs politiques » ?

Ils sont clairs. On veut éloigner de leur province d'origine la population apte et exercée au maniement des armes des régions qui ne sont pas encore assez intégrées à la « patrie allemande ». On veut châtier les électeurs du premier degré qui n'ayant pas voté prussien sont mal vus. On veut inculquer à ces électeurs au premier degré une meilleure conception des devoirs du citoyen en leur faisant suivre un cours supplémentaire à l'école de « Ma splendide armée ». Par un traitement à la prussienne on provoquera à la rébellion plus d'un de ces électeurs détestés pour pouvoir les gratifier, avec la plus grande nonchalance et grâce à la loi martiale, de quinze ans de bagne et peut-être même de poudre et de plomb.

C'est pourquoi on a levé l'armée territoriale en Posnanie et dans une partie de la province rhénane et de la Westphalie. M. Strotha ne parle pas de la province rhénane, et pourtant le bataillon de Clèves est déjà en route pour le Schleswig. Ou bien M. Strotha veut-il introduire aussi dans la province rhénane une ligne de démarcation et déclarer qu'à l'exception d'une petite partie de son territoire « la province rhénane appartient à la Westphalie [8] » ?

Mais ce qui n'est pas encore arrivé peut toujours se produire. Si jusqu'à présent la province rhénane est dans sa plus grande partie, épargnée par la mobilisation, nous savons cependant, malgré tous les démentis qu'en tout cas on a la ferme intention de mobiliser aussi la territoriale du huitième corps, c'est-à-dire de la province rhénane. On s'y est déjà préparé et l'ordre ne tardera pas à venir. Cela aussi, bien entendu, les « objectifs politiques » l'exigent et les « circonstances actuelles » le justifient.

Et si les députés rhénans interpellent, M. Strotha leur répondra, comme il répond aujourd'hui à M. Lisieeki : « L'affaire est déjà pratiquement réglée; car la division rhénane est déjà concentrée à Flensburg [9] ! »

Après que M. Strotha eut terminé, M. Lisiecki voulut présenter une rectification. Mais le règlement interdit de faire une mise au point sur les réponses ministérielles. Et le règlement a raison. Quelle impudence de non-Prussien de supposer qu'une réponse ministérielle puisse être susceptible d'une mise au point !


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Dans les n° 265, 266, 267, 269 et 271 des 6, 7, 8, 11 et 13 avril 1849, la Nouvelle Gazette rhénane publia une série de feuilletons écrits par Georg WEERTH qui raillaient la résolution prise le 28 mars 1849 par l'Assemblée nationale de Francfort élisant le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV comme empereur d'Allemagne.

[2] À la bataille de Novare (Italie du Nord), les troupes autrichiennes dirigées par Radetzky infligèrent une défaite décisive à l'armée du Piémont. Engels parle de cette bataille dans son article : « La défaite des Piémontais », No 260 du 31 mars 1849 de la Nouvelle Gazette rhénane. L'attaque victorieuse de l'armée hongroise au début d'avril 1849 obligea l'armée autrichienne à se retirer de Pest vers la fin du même mois; mais celle-ci put maintenir une garnison dans la forteresse de Buda. Le siège de Buda traîna en longueur; la forteresse ne fut prise par les Hongrois que le 21 mai. Engels appelle ironiquement « Bataille navale » d'Eckernförde le bombardement de quelques navires de guerre danois par une batterie côtière allemande et la prise de deux de ces navires, le 5 avril 1849, dans le port d'Eckernförde (Schleswig). Cet événement qui n'eut aucune influence sensible sur le déroulement de la guerre avec le Danemark fut monté en épingle par la presse prussienne officielle qui en parlait comme d'une grande victoire des troupes prussiennes. Le 13 avril 1849 les soi-disant troupes fédérales allemandes prirent d'assaut les fortifications danoises du village de Duppel dans le Schleswig.

[3] L'armée territoriale était, à l'origine, l'ensemble de tous les hommes capables de porter des armes pour la défense; la création d'une armée permanente ôta de l'importance à l'armée territoriale; pendant les guerres napoléoniennes on ne faisait appel à cette armée que si l'on avait besoin de forces combattantes nombreuses. Après la paix de Tilsitt, Scharnhorst fut à l'origine de l'organisation en Prusse d'une armée territoriale, étroitement liée à l'armée permanente. Le « Règlement de l'armée territoriale » du 21 novembre 1815 qui partageait l'armée territoriale en deux conscriptions : l'une qui comprenait tous les hommes de vingt-six à trente-deux ans ayant terminé leur service dans l'armée et qui servait avec l'armée permanente à former l'armée de campagne, la seconde qui groupait les hommes de trente-deux à quarante ans, en garnison dans les forteresses. Le dernier paragraphe du « Règlement de l'armée territoriale » promettait à chaque régiment un certain nombre de gratifications pour les hommes de l'armée territoriale « qui avaient servi irréprochablement » et qui, à l'âge de la vieillesse, étaient dans le besoin. Mais ils ne recevaient une pension et n'obtenaient une situation qu'à la fin de leur service et quand une place se trouvait libre.

[4] Cette région polonaise qui avait été tout entière annexée à la Prusse au XVIII° siècle lors des partages de la Pologne, fit partie, en 1807, du grand duché de Varsovie créé par Napoléon. La Prusse ayant récupéré en 1815 la majeure partie des territoires qui lui avaient été repris, forma le grand duché de Posnanie. Comme la Prusse depuis les traités de Vienne était membre avec trente-huit autres États d'une Confédération germanique présidée par l'empereur d'Autriche, la Posnanie s'y trouvait de ce fait incorporée.

[5] Après la révolution de mars 1848, un soulèvement se produisit dans le grand duché de Posnanie : les Polonais voulaient se libérer du joug prussien. Pour la première fois, la masse des paysans et des artisans prit part à ce mouvement révolutionnaire dirigé par des Polonais de petite noblesse. Cependant l'aristocratie nobiliaire recula devant une alliance avec le mouvement démocratique révolutionnaire en Pologne et en Allemagne et vit une issue dans une entente avec le roi de Prusse. En présence du grand mouvement populaire le gouvernement prussien promit, fin mars 1848, de constituer une commission chargée de la réorganisation nationale du grand duché de Posnanie qui devait assurer aux Polonais la création d'une armée polonaise, l'accès des Polonais à des fonctions administratives et autres, ainsi que la reconnaissance de la langue polonaise. Le représentant de la Prusse, le général Willisen, réussit à conclure, grâce à des promesses de ce genre, la convention de Jaroslawiec et à faire déposer les armes aux rebelles. Les engagements pris ne furent pas tenus. Le 14 avril 1848 déjà, le roi de Prusse prit des dispositions pour répartir le grand duché de Posnanie en une partie polonaise orientale et une partie « allemande » occidentale qui échappait à la réorganisation et qui fut immédiatement incorporée à la Confédération germanique. Un rescrit royal du 26 avril 1848 excluait encore d'autres territoires de la réorganisation. Ces mesures et des attaques continuelles des troupes prussiennes amenèrent les rebelles à reprendre la lutte. Ils remportèrent une victoire sur les troupes prussiennes à Miloslaw mais durent déposer les armes le 9 mai 1848, vu la supériorité numérique de l'adversaire. Le successeur de Willisen, le général von Pfuel, poursuivit avec des moyens très brutaux tous ceux qui avaient participé au soulèvement et au mouvement de partisans. Après la répression sanglante des Polonais, la ligne de démarcation fut, au cours des mois suivants, déplacée continuellement vers l'Est jusqu'à ce que le territoire incorporé à la Prusse comprit trois quarts du territoire du grand duché de Posnanie. C'est ainsi que la Prusse s'attribua de nouveaux territoires polonais au lieu de procéder à la réorganisation promise.

[6] Le 11 avril 1848, la convention de Jaroslawiec fut signée par le comité posnan et le commissaire prussien, le général Willisen. Cette convention prévoyait le désarmement et la dispersion des détachements polonais rebelles. En contrepartie on promit aux Polonais de procéder à la « réorganisation nationale » de la Posnanie. Engels s'appuie ici sur les Comptes rendus sténographiques de la seconde Chambre, et utilise un extrait du discours du député Lisiecki qui, suivant ses propres paroles, citait littéralement un passage de la convention en question. On n'a pas pu retrouver la convention dont le texte correspond à la citation de Lisiecki.

[7] C'est ainsi que l'on désigne ironiquement la guerre de succession de Bavière menée en 1778-1779 entre la Prusse et la Saxe d'une part, et l'Autriche d'autre part. Les opérations militaires se réduisirent en fait à une manœuvre militaire et à des querelles entre les soldats dont l'enjeu était des pommes de terre. Ici c'est à la guerre prusso-danoise qu'il est fait allusion.

[8] Le royaume de Westphalie fut créé par Napoléon I° pour son frère Jérôme dans le but principal d'opposer à la progression de la Prusse à l'Ouest une barrière territoriale. En 1810, il s'accrut du Hanovre mais fut amputé de ses territoires les plus occidentaux. Il disparut dans la tourmente de 1813 - et en 1814 ses parties constitutives retournèrent à leurs souverains de 1806. En 1815, ces territoires revinrent à la Prusse et au Hanovre jusqu'à l'absorption du Hanovre par la Prusse en 1866. Engels introduit ici une comparaison avec ce qui se passait dans le grand. duché de Posnanie.

[9] Ville située sur la mer Baltique.


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