1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

Lassalle

n°288, 3 mai 1849


Nous avons promis hier, de revenir sur l'acte d'accusation de Lassalle.

Lassalle est accusé d'une « infraction aux articles 87 et 102 du Code pénal ».

L'article 87 vise l'« attentat ou le complot ayant pour but d'exciter les citoyens on les habitants à s'armer contre le pouvoir impérial ».

L'article 102 soumet aux peines prévues à la section précédente (à laquelle appartient aussi l'article 87) (la plupart du temps à la peine de mort) tous ceux qui par des discours dans des lieux publics et dans des réunions publiques ou par des placards affichés excitent les citoyens à commettre ces délits. La peine est commuée en proscription dans le seul cas où cette excitation reste sans succès.

De quoi Lassalle est-il donc accusé ?

Il est accusé d'avoir d'un seul coup et en même temps enfreint l'article 87 et l'article 102; il ne peut cependant pas être inculpé, en vertu de l'article 102, d'avoir excité aux délits de l'article 87, c'est-à-dire :

d'avoir excité les citoyens à un attentat ou à un complot ayant pour but d'exciter à s'armer contre l'autorité royale, c'est-à-dire :

d'avoir excité les citoyens à exciter à s'armer !

Pour le bon sens ordinaire c'est une stupidité assez flagrante. Mais le ministère public et la Chambre des mises en accusation l'ont voulu ainsi.

L'article 102 qui met sur le même plan l'excitation aux délits des articles 86 à 101 et l'exécution du délit lui-même quand l'excitation est suivie d'effet, est tout à fait dans l'esprit de tous ces articles. Il est même tout à fait dans l'esprit des autres points du même article 87. Tous ces articles visent en effet des actions déterminées auxquelles on peut exciter. Par exemple l'article 87 visant attentat et complot contre la vie et la personne de l'empereur, parle aussi de l'attentat et du complot ayant pour but de modifier ou de détruire la forme de gouvernement et la cession au trône. Ce sont des choses auxquelles on peut « exciter ». L'excitation au régicide, à la révolution, est un fait possible; l'excitation au complot ayant pour but le régicide ou la révolution peut également se produire. Mais l'« excitation à préparer un attentat ou à comploter pour exciter à s'armer contre l'autorité royale », en un mot, l'excitation à exciter, voilà un délit aussi impossible et aussi dénué de sens que la « tentative de tentative ultérieure de haute trahison » qui a coûté dix ans de forteresse à plus d'un pauvre diable de la Burschenschaft [1] à l'époque du Code civil prussien vieux et pieux, ou que la célèbre suspicion de suspicion d'incivisme que des lunettes légitimistes veulent avoir trouvée dans les registres de prison pendant la Terreur de 1793.

Ou bien : si « l'excitation à l'excitation à s'armer » est réellement un délit possible logiquement et juridiquement, alors Lassalle devait tomber sous le coup du passage en question de l'article 87 et en même temps de l'article 102, non à cause du discours de Neuss, mais à cause de l'adresse à l'Assemblée nationale dans laquelle il est dit : « Nous en conjurons l'Assemblée nationale : Lancez l'appel aux armes [2] !»

Nous avons ici une « excitation à l'excitation à s'armer ». Mais il n'est pas venu à l'esprit de cet acte d'accusation non plus ultra [3] de voir dans ces mots un délit.

Mais comment le ministère public en vient-il à extraire justement ce passage de la longue série d'articles de la section concernée et à le relier à l'article 102 alors que l'article 102 lui est tout à fait étranger ?

C'est très simple. L'infraction à l'article 87 entraîne la peine de mort. Et pour aider à condamner Lassalle à mort on n'a pas trouvé de jury dans toute la province rhénane . On a donc préféré mettre en cause l'article 102 qui dans le cas où l'excitation au « crime » n'est pas suivie du succès, prescrit l'atténuation de la peine et sa transformation en proscription. Et l'on a cru qu'on trouverait bien un jury pour se prêter à cette manœuvre.

Donc, pour se débarrasser de Lassalle, le ministère public a inventé un délit impossible; il a accouplé deux textes de loi dont l'accouplement n'a pas d'autre sens que d'être un pur non sens.

Donc : ou bien Lassalle est coupable d'avoir violé l'article 87 et il faudrait alors avoir le courage de le condamner directement à mort ; ou bien il n'en est pas coupable et alors il n'a pas non plus violé l'article 102, et il doit absolument être acquitté . Mais contrevenir simultanément au passage invoqué de l'article 87 et à l'article 102 est une impossibilité.

Que l'on remarque l'astuce du ministère public. L'accusation contre Lassalle tombe à vrai dire sous le coup de l'article 87 (peine de mort). Mais on n'ose pas se risquer à l'accuser de ce fait; on fonde l'accusation sur l'article 87 en relation avec l'article 102 (proscription) et si cela ne suffit pas, si les jurés l'acquittent alors on le cite devant le tribunal correctionnel et on avance les articles 209 et 217 (six jours à un an de prison ). Et tout ceci pour un seul et même fait, pour son activité d'agitateur pendant le mouvement de refus des impôts !

Examinons donc maintenant le véritable corpus delicti [4] , le discours prononcé à Neuss, le 21 novembre.

Lassalle est accusé d'avoir appelé directement à s'armer contre le pouvoir royal.

Suivant les trois dépositions des témoins auxquels se réfère l'acte d'accusation, Lassalle a certes appelé très directement les habitants de Neuss à s'armer , à se procurer des munitions, à préserver par la force des armes les libertés conquises, à soutenir activement l'Assemblée nationale, etc. Eh bien ! l'appel aux armes n'est somme toute en aucune façon un délit ou même un crime, et encore moins depuis la révolution et la loi du 6 avril 1848 qui garantit à chaque Prussien le droit de porter des armes. D'après le Code, l'appel aux armes ne devient répréhensible que lorsqu'il est dirigé contre des fonctionnaires pris individuellement (rébellion) ou contre le pouvoir royal, ou contre une autre partie des citoyens (émeutes). Il s'agit ici spécialement de l'appel, à savoir l'appel direct à s'armer contre le pouvoir royal.

Or dans les trois dépositions des témoins, il n'y a pas un mot d'appel à s'armer contre le pouvoir royal; il s'agit seulement de s'armer pour protéger l'Assemblée nationale . Et l'Assemblée nationale était un organisme convoqué légalement, existant légalement, une partie essentielle du pouvoir législatif et même ici, du pouvoir constituant . L'Assemblée nationale était au-dessus du « gouvernement royal », exactement comme le pouvoir constituant est au-dessus du pouvoir exécutif. Provoquer l'armement général du peuple pour protéger cette autorité du pays, autorité légale suprême à côté du roi, voilà ce que nos Parquets considèrent comme un crime grave !

Le seul passage où un fin nez de procureur pourrait découvrir un rapport lointain avec le « gouvernement royal » serait celui concernant les batteries de Neuss. Mais Lassalle lance-t-il à ceux de Neuss un appel « direct » à s'armer pour prendre les batteries de la rive gauche du Rhin comme l'acte d'accusation le prétend dans son résumé ?

Au contraire ! Il ne les y appelle ni « directement » ni indirectement. Il dit seulement que les habitants de Dusseldorf attendaient que ceux de Neuss prennent ces batteries. Et il a suffi d'exprimer cette « attente » pour que le très louable Parquet y voit une excitation directe à s'armer contre le pouvoir royal !

Donc il n'est pas possible de considérer comme un crime l'affaire de l'armement de Dusseldorf, armement tout à fait réel, organisé ouvertement pour défendre l'Assemblée nationale, mais dirigé contre personne d'autre que contre les trou­pes prussiennes, c'est-à-dire contre le gouvernement royal ( le gouvernement de l'empereur ); cela peut seulement être considéré comme un délit de résistance à quelques fonctionnaires isolés; et pourtant cette simple déclaration, ces quatre mots constituent une grave infraction criminelle.

On n'ose pas inculper Lassalle pour ce qu'il a fait; mais ce qu'il a dit est considéré comme un crime grave. Et qu'a-t-il dit ? Que l'on attendait que ceux de Neuss prennent des batteries. Et qui, dit-il, attend ce geste ? Est-ce lui, Lassalle peut-être ? Mais non, ce sont au contraire ceux de Dusseldorf !

Lassalle dit : des tiers attendent de vous telle ou telle action, et suivant la logique du ministère public, ceci constitue une « excitation directe » s'adressant à vous, pour que vous fassiez réellement ce que l'on attendait.

À Berlin les ministres ont maintenant dissous la Chambre et se préparent à de nouveaux actes octroyés. Supposons qu'aujourd'hui le suffrage universel soit supprimé par la violence, que le droit de réunion soit interdit, la liberté de la presse anéantie. Nous disons : nous attendons que le peuple réponde par des barricades à cette ignominieuse félonie - suivant le Parquet, nous avons « excité directement » les citoyens de Berlin à s'armer contre le pouvoir royal et, si l'on se conforme aux vœux du Parquet, nous serons, suivant les circonstances, condamnés à mort ou à la proscription !

Le secret de tout le procès contre Lassalle, c'est que nous avons affaire ici à un procès de tendance contre un agitateur gênant. C'est un procès déguisé pour « excitation au mécontentement [5] » comme ceux que nous aussi jusqu'en mars nous avions le plaisir d'apprécier sur les bords du Rhin. Le procès contre Weyers est exactement de la même façon un procès déguisé pour lèse-majesté. Weyers a dit : « Mort au roi » et « on ne doit pas laisser au roi sa couronne un quart d'heure de plus » ; et ces quelques paroles très innocentes suivant les notions du Code pénal sont censées contenir également une « excitation directe » à s'armer !

Et même si Lassalle a réellement appelé à s'armer contre le pouvoir royal, et après ? Plaçons-nous au point de vue constitutionnel, parlons en concepts constitutionnels. N'était-ce pas, en novembre dernier, le devoir de tout citoyen, non seulement « d'appeler à s'armer » mais de s'armer soi-même pour défendre les représentants constitutionnels du peuple contre un « gouvernement royal » parjure, qui pourchassa d'hôtel en hôtel avec ses soldats l'Assemblée des représentants du peuple, dispersa leurs séances, abandonna aux soldats leurs papiers pour qu'ils en allument leurs pipes et leurs poêles, et finalement renvoya de force chez eux ces représentants du peuple. Est-ce que sans parler aucunement des conquêtes du 19 mars, l'Assemblée n'était pas selon les résolutions de la Diète unifiée, et le célèbre terrain juridique de M. Camphausen une « partie contractante placée juridiquement sur un pied d'égalité avec la Couronne » ? Et ne doit-on pas protéger une telle Assemblée contre les abus de pouvoir du soi-disant « gouvernement royal » ?

On a vu d'ailleurs comment il est maintenant dans la seconde nature du « gouvernement royal » de traiter à coups de pied les représentants du peuple. Les Chambres octroyées sont à peine réunies depuis deux mois qu'à la moindre résolution déplaisante, ce même gouvernement royal disperse ces mêmes Chambres qui devaient soi-disant réviser la Constitution octroyée, et c'est maintenant que nous ne savons plus très bien si nous avons ou non une Constitution. Qui sait ce que l'on nous octroiera demain !

Et ceux qui ont prévu tout cela, qui ont agi en conséquence, qui ont voulu résister énergiquement à ces agissements brutaux d'une arrogante camarilla, ceux qui, suivant les conceptions de tous les pays constitutionnels et de l'Angleterre en particulier se trouvaient parfaitement sur le terrain juridique, ceux-là, Manteuffel, Simons et compagnie les font arrêter, les détiennent pendant six mois et finalement les font comparaître devant les jures sous l'inculpation d'incitation à l'émeute !


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] La Burschenschaft était une association d'étudiants; son noyau se forma à Iéna en 1815. Elle comprenait des étudiants de toutes les universités allemandes qui avaient interrompu leurs études deux ans auparavant pour prendre part aux guerres de libération contre Napoléon. Elle se proposait d'éveiller le sentiment d'une patrie allemande. Après l'assassinat de l'écrivain Kotzebue, par Sand, en 1819, ses membres furent poursuivis. L'année d'après, l'association se reforma clandestinement. Les membres de la Burschenschaft ne tardèrent pas à se diviser en Arminen poursuivant un but idéal et littéraire et en Germanen poursuivant l'unification de l'Allemagne sur le terrain réel et pratique.

[2] Cette adresse fut ébauchée le 19 novembre 1848 par Lassalle et envoyée à l'Assemblée nationale le soir du même jour, au nom de la milice civique de la ville de Dusseldorf. Elle a été publiée dans la Nouvelle Gazette rhénane, No 149 du 22 novembre 1848.

[3] Expression latine signifiant : insurpassable; on dit d'ordinaire le nec plus ultra .

[4] Expression latine : le corps du délit.

[5] Il s'agit de procès qui s'appuient sur les paragraphes 151 et suivants du titre 20 de la deuxième partie du Code civil général pour les États prussiens (Allgemeines Landrecht für die Preussischen Staaten ).


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