1851-52

« Or, l'insurrection est un art au même titre que la guerre ou n'importe quel autre art et soumis à certaines règles dont la négligence entraîne la ruine du parti qui s'en rend coupable. Ces règles, qui sont des déductions de la nature des partis et des circonstances avec lesquels on a à compter en pareil cas, sont tellement claires et simples que la courte expérience de 1848 suffisait pour les apprendre aux Allemands. »

Friedrich Engels

Révolution et contre-révolution en Allemagne

XVII - Insurrection

LONDRES, Août 1852.

L'inévitable conflit entre l'Assemblée nationale de Francfort et les gouvernements des États allemands éclata enfin en hostilités ouvertes pendant les premiers jours de mai 1849. Les députés autrichiens, rappelés par leurs gouvernements, avaient déjà quitté l'Assemblée et s'en étaient retournés chez eux, sauf quelques membres de la gauche ou parti démocratique. La majorité des membres conservateurs, au courant de la tournure que prenaient les choses,se retirèrent avant même que leurs gouvernements respectifs leur en eussent donné l'ordre. Indépendamment même des causes exposées dans les précédents articles, qui grandissaient l'influence de la gauche, il suffisait que les membres de la droite eussent déserté leurs postes pour que l'ancienne minorité se transformât en majorité de l'Assemblée. La nouvelle majorité qui n'avait jamais, à aucun moment, rêvé un bonheur pareil, avait profité de ses sièges sur les bancs de l'opposition pour déclamer contre la faiblesse, l'indécision, l'indolence de l'ancienne majorité et de son vicaire impérial. Et maintenant, c'était elle, la gauche, qui tout à coup se trouvait appelée à remplacer cette ancienne majorité. C'était à elle maintenant de montrer ce dont elle était capable. Son régime, cela allait sans dire, serait un régime énergique, actif, résolu. Elle, l'élite de l'Allemagne, réussirait promptement à faire marcher le sénile vicaire et ses ministres vacillants ; au cas où elle n'y réussirait pas, elle renverserait — il n'y avait pas à en douter — cet impuissant gouvernement, au nom du droit souverain du peuple, et le remplacerait par un pouvoir exécutif énergique, infatigable, qui assurerait le salut de l'Allemagne. Pauvres sires ! Leur gouvernement — si l'on peut parler de gouvernement là où personne n'obéissait — c'était une chose plus ridicule encore que même celui de leurs prédécesseurs.

La nouvelle majorité déclara que malgré tous les obstacles il fallait immédiatement appliquer la nouvelle constitution ; que le 15 juillet suivant le peuple devait élire les députés au nouveau Parlement et que celui-ci se réunirait à Francfort, le 15 août. Or c'était là une déclaration de guerre ouverte à tous les gouvernements qui n'avaient pas reconnu la constitution impériale, au premier rang desquels étaient la Prusse, l'Autriche, la Bavière, comprenant plus que les trois quarts de la population allemande, déclaration de guerre qu'ils s'empressèrent d'accepter. La Prusse et la Bavière, à leur tour, rappelèrent les députés qui les représentaient à Franfort, et hâtèrent les préparatifs militaires contre l'Assemblée nationale. D'un autre côté les manifestations du parti démocratique (hors du parlement) en faveur de la constitution impériale et de l'Assemblée nationale se faisaient plus turbulentes, plus violentes ; et la masse des travailleurs, dirigée par les hommes du parti le plus extrême, était prête à prendre les armes dans une cause qui, si elle n'était pas la leur, leur donnait du moins une chance d'approcher de leurs buts en débarrassant l'Allemagne des anciennes entraves monarchiques. Partout peuple et gouvernement étaient à couteau tiré ; l'explosion était fatale ; la mine était chargée ; il ne fallait qu'une étincelle pour la faire sauter. La dissolution du parlement en Saxe, l'appel de la Landwehr (la réserve militaire) en Prusse, la résistance ouverte du gouvernement à la constitution impériale, étaient de ces étincelles ; elles tombèrent ; et soudain le pays fut embrasé. A Dresde, le 4 mai, le peuple victorieux s'empara de la ville et en chassa le roi, pendant que tous les districts d'alentour envoyèrent des renforts aux insurgés. Dans la Prusse rhénane et en Westphalie, la Landwehr refusa de marcher, prit d'assaut les arsenaux et s'arma pour la défense de la constitution impériale. Dans le Palatinat le peuple empoigna les fonctionnaires du gouvernement bavarois, saisit les caisses publiques, et installa un Comité de Défense qui plaçait la province sous la protection de l'Assemblée nationale. A Wurtemberg le peuple força le roi à reconnaître la constitution impériale et à Bade l'armée jointe au peuple contraignit le Grand Duc à prendre la fuite et établit un gouvernement provisoire. Sur d'autres points de l'Allemagne, le peuple n'attendait qu'un signal décisif de l'Assemblée pour se lever les armes à la main et se mettre à sa disposition.

La position de l'Assemblée nationale était bien plus favorable qu'on ne devait s'y attendre après sa carrière ignominieuse. La moitié ouest de l'Allemagne avait pris les armes pour sa défense ; l'armée était partout hésitante ; dans les petits États elle inclinait incontestablement vers le mouvement : l'Autriche était paralysée par la marche victorieuse des Hongrois, et la Russie, cette réserve du gouvernement allemand, rassemblait toutes ses forces pour soutenir les Autrichiens contre les troupes Magyares. Il ne s'agissait que de soumettre la Prusse, et vu les sympathies révolutionnaires qui existaient en ce pays, il y avait assurément des chances pour atteindre ce but. Tout dépendait donc de l'attitude de l'Assemblée.

Or, l'insurrection est un art au même titre que la guerre ou n'importe quel autre art et soumis à certaines règles dont la négligence entraîne la ruine du parti qui s'en rend coupable. Ces règles, qui sont des déductions de la nature des partis et des circonstances avec lesquels on a à compter en pareil cas, sont tellement claires et simples que la courte expérience de 1848 suffisait pour les apprendre aux Allemands. Premièrement, ne jouez jamais avec l'insurrection si vous n'êtes pas décidés à affronter toutes les conséquences de votre jeu. L'insurrection est un calcul avec des grandeurs inconnues dont la valeur peut varier tous les jours ; les forces que vous combattez ont sur vous l'avantage de l'organisation, de la discipline et de l'autorité traditionnelle ; si vous ne pouvez leur opposer des forces supérieures, vous êtes battus, vous êtes perdus. Deuxièmement, une fois entrés dans la carrière révolutionnaire, agissez avec la plus grande détermination et prenez l'offensive. La défensive est la mort de tout soulèvement armé ; il est ruiné avant de s'être mesuré avec l'ennemi. Attaquez vos ennemis à l'improviste, pendant que leurs troupes sont éparpillées ; faites en sorte de remporter tous les jours de nouveaux succès, si petits soient-ils ; maintenez l'ascendant moral que vous aura valu le premier soulèvement victorieux ; ralliez autour de vous les éléments flottants qui toujours suivent l'impulsion la plus forte et se rangent toujours du côté le plus sûr ; forcez vos ennemis à battre en retraite avant qu'ils aient pu réunir leurs forces contre vous ; suivant le mot de Danton, le plus grand maître en tactique révolutionnaire connu jusqu'ici : de l'audace, de l'audace, encore de l'audace ! Que devait faire alors l'Assemblée de Francfort pour échapper à la ruine certaine qui la menaçait ? Avant tout, voir clair dans la situation et se persuader qu'il n'y avait plus que deux partis qui lui fussent ouverts : ou de se soumettre sans condition au gouvernement, ou de prendre fait et cause pour l'insurrection armée, sans réserve et sans hésitation. Ensuite, reconnaître publiquement tous les soulèvements qui avaient déjà éclaté et engager partout le peuple à prendre les armes pour la défense de la Représentation nationale, déclarant hors la loi tous les princes, ministres et autres, qui oseraient s'opposer au peuple souverain représenté par ses mandataires. En dernier lieu, déposer immédiatement le vicaire impérial allemand, créer un pouvoir exécutif fort, actif et sans scrupules, appeler des troupes insurgées à Francfort, fournissant ainsi un prétexte légal pour l'extension de l'insurrection, organiser en un corps compact toutes les forces dont elle disposait, en un mot, profiter vivement et sans hésiter de tous les moyens à son service pour fortifier sa position et endommager celle de ses ennemis.

De tout cela les vertueux démocrates de l'Assemblée de Francfort firent tout juste le contraire. Non contents de laisser les choses aller comme elles voulaient, ces dignitaires allèrent jusqu'à supprimer par leur opposition tous les mouvements insurrectionnels qui se préparaient. C'est ce que fit, par exemple, M. Karl Vogt à Nuremberg. Ils laissèrent supprimer les insurrections de la Saxe, de la Prusse rhénane et de la Westphalie, sans autrement leur venir en aide que par une protestation sentimentale posthume contre la brutale violence du gouvernement prussien. Ils entretenaient des rapports diplomatiques secrets avec les insurrections dans le midi de l'Allemagne, mais se gardèrent bien de leur donner l'appui d'une reconnaissance ouverte. Ils savaient que le vicaire était partisan des gouvernements et néanmoins ils s'adressèrent à lui, qui ne bougeait pas, pour contrecarrer les intrigues de ces gouvernements. Les ministres de l'empire, de vieux conservateurs, ne manquaient pas, dans chaque séance, de tourner en ridicule cette Assemblée impuissante, et elle les laissait faire. Et quand Wilhelm Wolff1, un député silésien, et l'un des rédacteurs de la Neue Rheinische Zeitung, les somma de mettre hors la loi le vicaire de l'empire, lequel, disait-il avec juste raison, était le premier et le plus grand traître envers l'empire, il fut hué par l'unanime et vertueuse indignation de ces démocrates révolutionnaires. Bref, ils continuèrent de parler, protester et proclamer, sans jamais trouver ni le courage, ni l'esprit d'agir, pendant que les troupes hostiles des gouvernements s'avançaient toujours et que leur propre pouvoir exécutif, le vicaire de l'empire, complotait activement avec les princes allemands leur perte prochaine. C'est ainsi que cette méprisable Assemblée tomba définitivement dans le discrédit : les insurgés qui s'étaient levés pour la défendre cessèrent désormais de s'intéresser à elle et quand plus tard elle eut, comme nous le verrons, une fin ignominieuse, elle mourut sans que personne se souciât de sa disparition sans honneur.

Notes

1 C'est à Wilhelm Wolff, « à son inoubliable ami, au courageux, fidèle et noble champion du prolétariat » que Karl Marx a dédié le premier volume du Capital.
Né en 1809 à Tarnau, fils d'un paysan silésien serf, Wolff a nourri toute sa vie une implacable haine contre les oppresseurs de sa classe.
Dans la Neue Rheinische Zeitung il ouvrit la campagne contre les seigneurs féodaux, laquelle culmina dans Die schlesische Milliarde (« Le milliard silésien »). Dans une série de huit articles il flétrissait la féodalité d'une façon qui flétrissait à la fois bourgeois, seigneurs et gouvernants. Ces articles produisirent un effet extraordinaire et furent répandus par milliers en Silésie. Ses écrits sur les émeutes des tisserands silésiens témoignent de son grand sens des questions économiques et de son profond amour pour le prolétariat.
Dans l'introduction à Die schlesische Milliarde Engels fait un portrait vivant du petit paysan trapu « dont la physionomie dénotait autant de bienveillance que de tranquille décision » ; de l'ami qui, à partir de 1846, où Marx, Engels et Wolff se virent pour la première fois à Bruxelles, jusqu'à sa mort, en exil, en 1864, resta fidèle aux deux amis, ses frères d'armes : Engels et Marx. « Pendant plusieurs années, écrit Engels, Wolff était le seul coreligionnaire (Gesinnungsgenosse) que j'avais à Manchester ; nous nous voyions presque tous les jours et là encore « j'eus l'occasion d'admirer la justesse pour ainsi dire instinctive du jugement qu'il portait sur les événements du jour ».
Voici les paroles prononcées par Wolff dans la mémorable séance de l'Assemblée Nationale dont il est parlé p. 200.
Wolff (Breslau) : « Messieurs, je me suis fait inscrire contre la Proclamation au Peuple, rédigée par la majorité et dont lecture a été donnée ici, parce que je ne la trouve nullement à la hauteur de la situation actuelle, parce que je la trouve beaucoup trop faible — propre tout au plus à être publiée comme un article de journal dans les feuilles du jour qui représentent le parti duquel émane cette Proclamation, mais non pas comme une Proclamation au Peuple allemand... Non Messieurs, si vous tenez à conserver une influence quelconque sur le peuple, vous ne devez pas lui parler comme vous le faites dans votre Proclamation. Vous ne devez pas lui parler de légalité et de terrain légal, et autres choses semblables, mais bien d'illégalité, à la façon des Russes, et par Russes j'entends les Prus siens, les Autrichiens, les Bavarois, et les Hanovriens (bruit et rires). Tous ceux-là sont compris sous la dénomination commune de Russes (hilarité). Oui, Messieurs, les Russes sont représentés aussi dans cette assemblée. Il faut leur dire : nous nous plaçons sur le terrain légal tout comme vous vous y placez. C'est le terrain de la force, et expliquez leur, entre parenthèse, que ce que vous entendez par la légalité, c'est opposer la force, des colonnes d'attaque bien organisées aux canons des Russes. Si l'on doit publier une Proclamation, que c'en soit une où dès l'abord on déclare hors la loi le premier traître du peuple, le vicaire de l'empire ! (A l'ordre. Vifs applaudissements dans les galeries). Qu'il en soit de même de tous les ministres ! (Bruit). Oh, je ne me laisserai pas troubler. Il est le premier traître du peuple.
Le Président Reh :M Wolff a, je le crois, blessé toutes les convenances. Il ne peut, dans cette Chambre, appeler l'archiduc, le vicaire de l'empire, traître au peuple et je dois le rappeler à l'ordre.
Wolff: Pour moi, j'accepte ce rappel à l'ordre et je déclare que j'ai voulu enfreindre l'ordre et que lui et ses ministres sont des traîtres (A l'ordre ! c'est de la grossièreté).
Président : Je vous retire la parole.
Wolff : C'est bien, mais je proteste. J'ai voulu parler ici au nom du peuple et vous dire comment on pense dans le peuple. Je proteste contre toute Proclamation rédigée dans le sens de celle de la majorité. (Note de Laura Lafargue)

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