1851-52

« Or, l'insurrection est un art au même titre que la guerre ou n'importe quel autre art et soumis à certaines règles dont la négligence entraîne la ruine du parti qui s'en rend coupable. Ces règles, qui sont des déductions de la nature des partis et des circonstances avec lesquels on a à compter en pareil cas, sont tellement claires et simples que la courte expérience de 1848 suffisait pour les apprendre aux Allemands. »

Friedrich Engels

Révolution et contre-révolution en Allemagne

XVIII - Petits commerçants

LONDRES, (sans date, paru le 2 octobre 1852)

Dans notre dernier article nous avons montré que la lutte entre les gouvernements allemands d'un côté et le Parlement de Francfort de l'autre avait atteint un tel degré de violence que dans les premiers jours de mai une grande partie de l'Allemagne éclata en insurrection ouverte ; d'abord Dresde, puis le Palatinat de la Bavière, une partie de la Prusse rhénane, et enfin Bade.

Et partout les vrais combattants parmi les insurgés, ceux qui dès l'abord prirent les armes et livrèrent bataille aux troupes, se composaient de la classe ouvrière des villes. Une portion de la population pauvre des campagnes, les laboureurs et petits fermiers, s'unirent à eux, en règle générale, après l'explosion du conflit. La majorité des jeunes gens de toutes les classes au-dessous de la classe capitaliste se trouvait, pour un temps du moins, dans les rangs des armées insurrectionnelles, mais cet assemblage tant soit peu mêlé de jeunes gens s'éclaircissait rapidement au fur et à mesure que les événements prenaient une tournure un peu plus sérieuse. Les étudiants notamment, ces « représentants de l'intelligence », comme ils aimaient à s'appeler, furent les premiers à abandonner leurs drapeaux, à moins qu'ils ne fussent retenus par la promotion au grade d'officier, pour lequel, comme de juste, ils ne possédaient, le plus souvent, aucune des qualités requises. La classe ouvrière prit part à cette insurrection, comme elle l'eût fait à toute autre qui eût promis où d'écarter quelque obstacle dans son acheminement vers le pouvoir politique et la révolution sociale, ou du moins de pousser les classes de la société les plus influentes, mais les moins courageuses, dans une voie plus résolue et plus révolutionnaire que celle qu'elles avaient suivie jusqu'alors. En prenant les armes, la classe ouvrière se rendait parfaitement compte que cette lutte n'était pas directement la sienne, mais elle suivit la tactique, seule bonne pour elle, de ne permettre à aucune classe qui s'était élevée sur ses épaules (comme la bourgeoisie l'avait fait en 1848) de consolider sa domination de classe, sans ouvrir tout au moins un large champ à la classe ouvrière où il lui fut possible de lutter pour ses propres intérêts ; et, dans tous les cas, de provoquer une crise qui, ou bien lancerait la nation pleinement et irrésistiblement dans une carrière révolutionnaire, ou bien rétablirait autant que possible le statu quo d'avant la république et par là rendrait inévitable une nouvelle révolution. Dans les deux cas la classe ouvrière représentait les intérêts véritables et bien compris de la nation tout entière, en hâtant autant que possible ce mouvement révolutionnaire, qui pour les vieilles sociétés de l'Europe civilisée est devenue désormais une nécessité historique avant qu'aucune d'elles pourra de nouveau aspirer à un développement plus tranquille et plus régulier de ses ressources.

Quant aux hommes de la campagne qui se joignirent à l'insurrection, ils furent jetés principalement dans les bras du parti révolutionnaire, d'une part par le poids relativement énorme des impôts, d'autre part par les servitudes féodales qui pesaient sur eux.

Sans initiative propre, ils formèrent la queue des autres classes engagées dans l'insurrection, flottant entre les ouvriers d'un côté et la classe des petits commerçants de l'autre. Presque toujours c'était la position sociale de l'individu qui décidait du côté où il se rangeait ; l'ouvrier agricole, en général, soutenait l'artisan de la ville, le petit fermier était enclin à marcher la main dans la main avec le petit boutiquier.

Cette classe de petits commerçants, dont à différentes reprises nous avons fait remarquer l'influence et l'importance, peut être considérée comme la classe dirigeante de l'insurrection de mai 1849. Comme cette fois aucune des grandes villes d'Allemagne ne faisait partie des centres du mouvement, la classe des petits commerçants, qui dans les villes moyennes et petites prédominent toujours, trouva moyen de prendre en main la direction du mouvement. Nous avons vu, d'ailleurs, que dans cette lutte pour la constitution impériale et pour les droits du parlement allemand il y avait justement en jeu les intérêts de cette classe. Dans chacun des gouvernements provisoires établis dans les districts insurgés, la majorité représentait cette catégorie du peuple ; ce qu'elle accomplissait peut donc raisonnablement donner la mesure de ce dont la petite bourgeoisie est capable, capable, nous le verrons, de rien, si ce n'est de ruiner tout mouvement qui met sa confiance en elle. La petite bourgeoisie, grande par la vantardise, est impuissante pour l'action et craintive devant toute entreprise hasardeuse. La nature mesquine de ses opérations commerciales et financières est éminemment faite pour marquer son caractère de l'empreinte d'irrésolution et de manque d'initiative ; il faut s'attendre à ce que son activité politique offre la même caractéristique. Ainsi la petite, bourgeoisie encouragea l'insurrection par des paroles ronflantes et force bravades sur ce qu'elle allait accomplir ; elle était toute disposée à s'emparer du pouvoir aussitôt que l'insurrection, bien malgré elle, avait éclaté, et elle ne se servit du pouvoir que pour annuler l'effet de l'insurrection. Partout où un conflit à main armée avait amené une crise sérieuse, les petits bourgeois étaient atterrés par la situation dangereuse qui leur était faite ; atterrés par le peuple qui avait pris au sérieux leurs grandiloquents appels aux armes ; atterrés, par-dessus tout, par les conséquences que pourrait avoir pour leurs positions sociales, pour leurs fortunes, la politique où ils avaient été contraints de s'engager. N'attendait-on pas d'eux qu'ils risquassent « la vie et la propriété », comme ils avaient coutume de dire, pour la cause de l'insurrection ? N'étaient-ils pas obligés d'occuper des positions officielles dans l'insurrection, ce qui, en cas de défaite, les exposait à perdre leur capital ? Et, en cas de victoire, n'étaient-ils pas sûrs que les prolétaires victorieux, qui formaient le gros de l'armée combattante, s'empresseraient de les chasser de leurs placée et de bouleverser toute leur politique ? Placés ainsi entre des dangers opposés qui l'enserraient de toutes parts, la petite bourgeoisie ne savait faire d'autre usage de son pouvoir que de laisser les choses aller à l'aventure, ce qui, comme de juste, détruisait le peu de chances qui pouvaient exister encore et ruinait l'insurrection. Sa tactique, ou plutôt son manque de tactique, était partout la même ; c'est pourquoi les insurrections de mai 1849, partout en Allemagne, sont taillées sur le même patron.

A Dresde la lutte dura quatre jours dans les rues de la ville. La petite bourgeoisie de Dresde, la « garde communale », non seulement ne se battait pas, mais, en nombre de cas, favorisait les opérations des troupes contre les insurgés. Ces derniers, encore une fois, se composaient presque en entier des ouvriers des districts manufacturiers environnants. Ils rencontrèrent un chef capable et de sang-froid dans le réfugié russe, Michel Bakounine, qui plus tard fut fait prisonnier et est actuellement enfermé dans les dongeons de Munkács, en Hongrie. L'intervention de troupes prussiennes nombreuses écrasa cette insurrection.

Dans la Prusse Rhénane les combats furent insignifiants. Comme toutes les grandes villes étaient des forteresses commandées par des citadelles, les insurgés ne pouvaient combattre que par escarmouches. Dès qu'un nombre suffisant de troupes était rassemblé, c'en était fait de l'opposition armée.

Dans le Palatinat et à Bade, au contraire, une riche et fertile province, et un Etat entier tombèrent entre les mains des insurgés. De l'argent, des armes, des soldats, des approvisionnements de guerre, tout s'y trouvait. Les soldats de l'armée régulière eux-mêmes s'allièrent avec les insurgés, et à Bade ils se trouvaient au premier rang. Les insurgés en Saxe et dans la Prusse Rhénane se sacrifièrent afin de donner au mouvement du midi de l'Allemagne le temps nécessaire pour s'organiser. Jamais insurrection provinciale et partielle ne s'est trouvée dans une position aussi avantageuse. On attendait une révolution à Paris ; dans tous les Etats du centre de l'Allemagne, non seulement le peuple, mais encore les troupes étaient favorables à l'insurrection et ne demandaient qu'une occasion pour se joindre à elle ouvertement. Et cependant le mouvement, une fois tombé entre les mains de la petite bourgeoisie, était dès lors voué à la ruine. Les régents petits bourgeois, ceux de Bade surtout — M. Brentano à la tête — n'oublièrent jamais qu'en usurpant la place et les prérogatives du souverain « légal », le Grand Duc, ils commettaient le crime de haute trahison. Ils s'installèrent dans leurs fauteuils ministériels avec, dans le cœur, le sentiment de leur crime. Que peut-on demander de pareils poltrons ? Ils faisaient pis qu'abandonner l'insurrection à son propre mouvement spontané, non centralisé et partant inefficace ; ils faisaient tout ce qui dépendait d'eux pour ôter l'aiguillon du mouvement, pour l'énerver, pour le mettre à néant. Et ils y réussirent, grâce à l'appui zélé de cette classe de profonds politiciens, les héros « démocratiques » de la petite bourgeoisie qui s'imaginaient sérieusement « sauver le pays », alors qu'ils se laissaient mener par le bout du nez par une poignée d'hommes plus avisés qu'eux, tels que M. Brentano.

En ce qui concerne les mesures militaires, jamais des opérations de guerre ne furent exécutées de plus nonchalante, de plus inepte façon que sous le commandement du général en chef de Bade, Sigel, ex-lieutenant dans l'armée régulière. On avait porté partout la confusion ; on laissait échapper chaque bonne occasion, on perdait chaque minute précieuse à projeter des entreprises colossales, mais impraticables ; et quand enfin le doué polonais Mierosławski prit le commandement, l'armée était désorganisée, battue, découragée, mal approvisionnée, en face d'un ennemi quatre fois plus nombreux ; en sorte que tout ce qu'il pouvait faire, c'était de livrer une bataille glorieuse mais inefficace, opérer une retraite habile, combattre un dernier combat désespéré sous les murs de Rastatt, et démissionner.

Ainsi que dans toute guerre insurrectionnelle où les troupes se composent d'un mélange de soldats bien exercés et de recrues inexpérimentés, il y eut dans l'armée révolutionnaire abondance d'héroïsme et abondance de panique indigne de soldats, et parfois inexplicable ; mais pour si imparfaite qu'elle dut nécessairement être, elle eut du moins cette satisfaction qu'une force de quatre fois son nombre n'était pas considérée comme suffisante pour la mettre en déroute et que cent mille hommes de troupe de ligne, dans une campagne contre 20 000 insurgés, la traitaient militairement avec autant d'égards que s'ils eussent eu à combattre la vieille garde de Napoléon.

L'insurrection avait éclaté en mai ; au milieu de juillet 1849 elle était complètement vaincue et la première révolution allemande était close.

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