1882

Conforme au texte publié en annexe à « l'Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l'Etat » Editions Sociales, Paris, 1976

engels

F. Engels

Sur l'histoire des anciens Germains

[3.] Les progrès dans l'époque qui précède les grandes invasions

1882

Avec Tacite et Ptolémée, nous voyons tarir les sources écrites sur l'état des choses et des événements à l'intérieur de la Germanie. Par contre, une autre série d'autres sources bien plus suggestives s'ouvre à nous : les antiquités mises à jour, pour autant qu'on puisse les ramener à la période que nous examinons.

Nous avons vu qu'à l'époque de Pline et de Tacite le commerce des Romains avec la Germanie de l'intérieur était à peu près égal à zéro. Mais nous trouvons cependant chez Pline l'indication d'une vieille voie commerciale, utilisée encore de temps à autre à son époque, qui va de Carnuntum (en face du confluent de la March et du Danube) à la Côte de l'Ambre en suivant le cours de la March et l'Oder. Cette route, de même qu'une seconde passant par la Bohême et suivant l'Elbe, a vraisemblablement déjà été utilisée très tôt par les Etrusques, dont la présence dans les vallées du nord des Alpes est prouvée par de nombreuses trouvailles, en particulier les fouilles de Hallstatt [1]. L'invasion de la Haute-Italie par les Gaulois aurait mis fin à ce commerce (vers – 400) (Boyd Dawkins). Si ce point de vue se confirme, ces relations commerciales étrusques, importation d'objets de bronze principalement, auraient eu lieu avec les peuples qui occupaient avant les Germains le territoire le long de la Vistule et de l'Elbe, donc sans doute avec des Celtes, et l'immigration des Germains aurait autant à voir avec son interruption que le reflux des Celtes vers l'Italie. C'est seulement depuis cette interruption que semble s'être établie la voie commerciale située plus à l'est qui, partant des villes grecques de la mer Noire, remonte le Dniestr et le Dniepr en direction de la région de l'embouchure de la Vistule. Les pièces grecques antiques trouvées près de Bromberg, sur l'île d'Oesel et en d'autres lieux, viennent à l'appui de cette thèse ; il y a parmi elles des pièces du IVº, peut-être du Vº siècle avant notre ère frappées en Grèce, en Italie, en Sicile, à Cyrène, etc.

Les routes commerciales interrompues le long de l'Oder et de l'Elbe devaient se restaurer d'elles-mêmes, dès que les peuples migrateurs commencèrent à se fixer. A l'époque de Ptolémée il semble que l'on ait repris non seulement ces voies de communication, mais d'autres encore à travers l'Allemagne, et, là où le témoignage de Ptolémée s'arrête, les fouilles continuent à parler.

En confrontant soigneusement les trouvailles, C. F, Wiberg [2] a éclairci de nombreux points et fourni la preuve qu'au IIº siècle de notre ère les voies commerciales passant par la Silésie et descendant l'Oder, comme celles passant par la Bohême et descendant l'Elbe, étaient à nouveau utilisées. En Bohême, Tacite mentionne déjà des "acheteurs de butin et des marchands" (lixae ac negotiatores) "de nos provinces que la cupidité et l'oubli de la patrie avaient conduits dans le territoire ennemi et jusqu'au camp militaire de Marbod". De même les Hermondures, qui, liés d'amitié depuis longtemps avec les Romains, circulaient, selon Tacite [3], sans entraves dans les champs Decumates et en Rétie jusqu'à Augsbourg, ont bien en tout cas diffusé des denrées et des monnaies romaines du Main supérieur à la Saale et à la Werra. Plus bas aussi, le long du velum frontière des Romains, le long de la Lahn, apparaissent les traces d'une voie commerciale conduisant vers l'intérieur.

La route la plus importante semble être restée celle qui passait par la Moravie et la Silésie. La ligne de partage des eaux entre la March, ou encore la Betchva, et l'Oder, la seule qu'il y ait à franchir, passe par un pays découvert et vallonné qui n'atteint pas 325 mètres au-dessus du niveau de la mer ; c'est par là qu'aujourd'hui passe encore le chemin de fer. A partir de la Basse-Silésie s'ouvre la plaine basse de l'Allemagne qui permet aux voies de bifurquer en toutes directions vers la Vistule et l'Elbe. En Silésie et en Brandebourg, des commerçants romains ont dû se fixer au IIº et IIIº siècle. Nous y trouvons non seulement des urnes de verre, des flacons lacrymatoires et des urnes funéraires avec inscription latine (Massel, près de Trebnitz, en Silésie, et autres lieux), mais même des caveaux romains complets avec niches à urnes (columbaria) (à Nacheln, près de Glogau). Aussi près de Warin, dans le Mecklembourg, on a trouvé des tombes à n'en pas douter romaines. De même des trouvailles de monnaies, d'objets romains en métal, de lampes d'argile, etc., témoignent que les relations commerciales passaient par cette route [4]. D'une manière générale, tout l'Est de l'Allemagne, bien que jamais les armées romaines n'y aient mis les pieds, est comme jonché de monnaies et de produits fabriqués romains ; ces derniers sont fréquemment authentifiés par les mêmes estampilles de fabriques que celles que l'on rencontre dans les fouilles faites dans les provinces de l'Empire romain [5].

Puis, dans les premiers siècles qui suivirent la mort d'Auguste, la mer du Nord fut sillonnée également par des navires de commerce romains. C'est ce que prouve la découverte à Neuhaus, sur l'Oste (embouchure de l'Elbe), de 344 pièces d'argent romaines de Néron à Marc-Aurèle, ainsi que des restes d'un navire vraisemblablement échoué en cet endroit. Il se faisait aussi le long de la côte sud de la Baltique un trafic maritime qui allait jusqu'aux îles danoises, à la Suède et au Gotland et dont nous nous occuperons plus en détail par la suite. Les distances entre les différents points de la côte indiqués par Ptolémée et Marcien (vers l'an 400) ne peuvent reposer que sur des récits de négociants qui avaient navigué sur ces côtes. Ils vont de la côte du Mecklembourg jusqu'à Dantzig et de là jusqu'en Scandinavie. C'est ce que prouvent enfin le reste des innombrables découvertes d'origine romaine dans le Holstein, le Slesvig, le Mecklembourg, la Poméranie occidentale, les îles danoises et le sud de la Suède : c'est à faible distance de la côte que les lieux où on les a faites sont les plus denses et les plus proches les uns des autres.

Dans quelle mesure ces relations commerciales avec Rome englobaient une importation d'armes en Germanie, il sera difficile d'en décider. Les nombreuses armes romaines trouvées en Allemagne, peuvent tout aussi bien être des pièces de butin, et il va de soi qu'à la frontière les autorités romaines mettaient tout en oeuvre pour ôter aux Germains la possibilité d'importer des armes. Cependant maints armements peuvent être parvenus par voie de mer, en particulier chez les peuples plus lointains, par exemple sur la péninsule cimbrique.

Les autres marchandises romaines, qui, par ces diverses voies, arrivaient en Germanie, consistaient en ustensiles domestiques, bijoux et objets de toilette, etc. Parmi les ustensiles de ménage, on trouve : des plats, des mesures, des gobelets, des vases, de la batterie de cuisine, des tamis, des cuillers, des ciseaux, des cuillers à pot, etc., en bronze, çà et là des récipients d'or et d'argent, des lampes d'argile qui sont très répandues. Les bijoux de bronze, d'argent ou d'or sont des colliers, des diadèmes, des bracelets et des bagues, des agrafes du genre de nos broches ; parmi les objets de toilette, nous trouvons des peignes, des pinces, des cure-oreilles, etc. – pour ne rien dire d'objets dont l'usage est controversé. La plupart de ces produits fabriqués sont, de l'aveu de Worssae, nés sous l'influence du goût régnant à Rome au Iº siècle.

Il y a loin des Germains de César, ou même encore de Tacite, au peuple qui usait de ces ustensiles, même en admettant que c'était là seulement le fait des nobles et des riches. Les "mets simples", avec lesquels, d'après Tacite, les Germains "chassent la faim sans beaucoup d'apprêts (sine apparatu), sans épices [6] ", ont fait place à une cuisine qui utilisait déjà des instruments assez compliqués et importait sans doute aussi de Rome, outre ces instruments, les épices appropriées. Le mépris des objets d'or et d'argent, a fait place au désir de s'en parer ; l'indifférence à l'égard de l'argent romain a fait place à sa diffusion sur tout le territoire germanique. Et voila même des objets de toilette : quel début de bouleversement dans les moeurs ne trahit-elle pas, leur simple présence chez un peuple qui certes, autant que nous le sachions, a inventé le savon, mais ne savait s'en servir que pour se blondir les cheveux !

Ce que les Germains livraient aux négociants pour tout cet argent comptant et ces marchandises, sur ce point nous en sommes réduits au premier chef aux informations des Anciens, et celles-ci, comme nous l'avons dit, nous font presque entièrement faux bond. Comme articles que l'Empire importait de Germanie, Pline mentionne les légumes, les plumes d'oies, les lainages et le savon. Mais cet embryon de commerce à la frontière ne peut nous fournir de mesure valable pour l'époque ultérieure. Le principal article sur lequel nous sommes renseignés était l'ambre, mais il ne suffit pas pour expliquer des relations s'étendant ainsi sur le pays entier. Le bétail, qui constituait la richesse principale des Germains, aura sans doute été aussi la marchandise d'exportation la plus importante : les légions stationnées à la frontière garantissent à elles seules une forte demande de viande. Les peaux de bêtes et les pelleteries, qui, à l'époque de Jornandès, étaient expédiées de Scandinavie à l'embouchure de la Vistule et, de là, en territoire romain, ont certainement aussi, à une époque plus ancienne déjà, pris cette route, partant directement des forêts de l'est de la Germanie. Des bêtes sauvages pour le cirque, pense Wiberg, auraient déjà été amenées du Nord par les navigateurs romains. Mais à part des ours, des loups et peut-être des aurochs, il n'y avait là rien à chercher, et les lions et les léopards, et même les ours, il était plus facile et plus proche d'aller les prendre en Afrique et en Asie. Des esclaves ? demande enfin Wiberg, presque honteux, et là, il a sans doute deviné juste. En fait, outre le bétail, les esclaves étaient le seul article que la Germanie pouvait exporter en suffisance pour solder sa balance commerciale avec Rome. L'Italie, à elle seule consommait dans les villes comme dans les latifundia une énorme population d'esclaves qui ne se reproduisait que pour la plus faible part. Toute l'économie de grande propriété foncière romaine avait pour condition préalable cet apport colossal de prisonniers de guerre vendus qui, au cours des interminables guerres de conquête de la république sur son déclin et d'Auguste encore, affluait en Italie. C'était fini maintenant. L'empire était passé à la défensive sur des frontières fixes. Les ennemis vaincus, chez qui se recrutait la masse des esclaves, devenaient de plus en plus rares, avec les armées romaines. Il fallait les acheter chez les Barbares. Et les Germains ne seraient pas apparus sur le marché comme vendeurs ? Ces Germains qui, d'après Tacite, vendaient déjà des esclaves (Germania, 24), qui étaient continuellement en guerre les uns contre les autres, qui, comme les Frisons, en l'absence d'argent, payaient leurs impôts aux Romains en leur donnant leurs femmes et leurs enfants en esclavage, qui, dès le IIIº siècle, sinon plus tôt déjà, sillonnaient la Baltique, et dont les expéditions maritimes en mer du Nord, depuis les navigations des Saxons au IIIº siècle jusqu'à celles des Normands au VIIIº, avaient pour premier but, à côté d'autre piraterie, essentiellement la chasse aux esclaves – chasse aux esclaves presque exclusivement pour le commerce ? –, ces mêmes Germains, qui, quelques siècles plus tard, tant pendant les grandes invasions que dans leurs guerres contre les Slaves, apparaissent comme les premiers ravisseurs d'esclaves et négociants d'esclaves de leur temps ? Ou bien il nous faut admettre que les Germains des IIº et IIIº siècles étaient des hommes tout autres que tous les autres peuples voisins des Romains, et tout différents de leurs propres descendants à partir des IVº et Vº siècles, ou bien alors il nous faut avouer qu'ils ont pris une large part au commerce des esclaves pour l'Italie, commerce qui passait à l'époque pour tout à fait convenable et même honorable. Et voilà que tombe aussi le voile mystérieux qui enveloppe sans cela le commerce d'exportation germanique de ce temps-là.

Il nous faut revenir ici sur le trafic de la Baltique à cette époque. Tandis que la côte du Kattegat ne présente à peu près pas de trouvailles romaines, la côte méridionale de la Baltique jusqu'à l'intérieur de la Livonie, le Slesvig-Holstein, la bordure sud et l'intérieur des îles danoises, la côte sud et sud-est de la Suède, les îles d'Oeland en sont très riches. L'énorme majorité de ces découvertes appartiennent à la période dite du denier, sur laquelle nous reviendrons d'ailleurs, et qui s'étend jusqu'aux premières années du règne de Septime-Sévère, soit en gros jusqu'en 200. Tacite dit déjà que les Suiones sont forts par leurs flottes de rameurs et ajoute qu'ils tiennent la richesse en honneur : ils pratiquaient donc certainement déjà le commerce maritime. La navigation, développée en premier dans les Belts, le détroit d'Oeres et d'Oeland ainsi que dans le cabotage, devait déjà se risquer sur la haute mer pour englober dans sa sphère Bornholm et Gotland : elle devait être parvenue déjà à une remarquable sûreté dans le maniement des navires pour que se développe la vive circulation dont le centre se présente comme étant l'île de Gotland, celle qui est le plus écartée du continent. En fait, jusqu'en 1873 [7], on y a trouvé plus de 3200 deniers d'argent romains, contre 100 environ à Oeland, à peine 50 dans la Suède continentale, 200 à Bornholm, 600 au Danemark et au Slesvig (dont 428 dans une seule fouille, à Slagelse en Zélande). L'étude de ces découvertes prouve, que jusqu'en 161, année où Marc-Aurèle devint empereur, les deniers Romains qui parviennent à Gotland sont rares, mais que de cette date à la fin du siècle ils y parviennent en quantité massive. Il faut donc que la navigation dans la Baltique ait déjà atteint un important degré de développement dans la deuxième moitié du siècle ; qu'elle ait existé antérieurement, c'est ce que prouve l'indication donnée par Ptolémée, selon laquelle il y aurait de 1200 à 1600 stades (de 30 à 40 milles géographiques) des embouchures de la Vistule jusqu'en Scandinavie, Ces deux distances, sont à peu près exactes pour la pointe est de Blekinge ainsi que pour les pointes sud d'Oeland ou de Gotland, selon que l'on mesure à partir de Rixhöft ou du nouveau chenal, en particulier de Pillau. Elles ne peuvent reposer que sur des informations de navigateurs tout comme les autres indications de distance le long de la côte allemande jusqu'aux bouches de la Vistule.

Cette navigation sur la Baltique n'était pas pratiquée par les Romains : cette thèse est étayée premièrement par le vague de leurs représentations de la Scandinavie et, deuxièmement, par l'absence de toute découverte de monnaie romaine sur le Kattegat et en Norvège. Le promontoire cimbrique (Skagen), que les Romains atteignirent sous Auguste et d'où ils virent s'étaler devant eux la mer infinie, semble être resté le point limite de leurs relations maritimes directes. D'après cela, ce sont donc les Germains eux mêmes qui ont parcouru la Baltique, entretenu le trafic, transporté de l'argent et des produits fabriqués romains en Scandinavie. Et il ne peut pas non plus en être autrement.

A partir de la deuxième moitié du IIIº siècle, les expéditions maritimes saxonnes apparaissent avec une brutale soudaineté sur les rivages gaulois et britanniques, et cela avec une audace et une sûreté qui ne leur sont pas venues du jour au lendemain, mais supposent plutôt une longue familiarité avec la navigation en haute mer. Et cette familiarité, les Saxons, nom par lequel il nous faut entendre aussi tous les peuples de la péninsule cimbrique, donc également les Frisons, les Angles, les Jutes, ne peuvent l'avoir acquise que sur la Baltique. Cette grande mer intérieure sans marées, où les tempêtes atlantiques du Sud-Ouest n'arrivent qu'une fois qu'elles ont en grande partie épuisé leur rage sur la mer du Nord, ce bassin allongé avec ses nombreuses îles, ses plans d'eau peu profonds et ses détroits où, en passant d'une rive à l'autre, on ne perd la terre de vue que pour peu de temps, était, dirait-on, faite pour servir de bassin d'exercice à une navigation aux débuts de son développement. A ce sujet, déjà les peintures rupestres suédoises, attribuées à l'âge du bronze, avec leurs nombreuses figurations de bateaux à rames, indiquent une navigation très ancienne. Les fouilles du marais de Nydam [8], dans le Slesvig, nous présentent un bateau de 70 pieds de long et de 8 à 9 de large, charpenté en planches de chêne et remontant au début du IIIº siècle, qui se prêtait tout à fait à la navigation en haute mer. C'est là que se formèrent en silence cette technique de la construction navale et cette expérience nautique qui permirent aux Saxons et aux Normands leurs expéditions conquérantes en haute mer des temps ultérieurs et qui font que la race germanique tient, jusqu'aujourd'hui. la tête de tous les peuples marins du monde.

Les monnaies romaines parvenues en Allemagne jusqu'à la fin du IIº siècle étaient principalement des deniers d'argent (un denier = 1,06 mark). Et qui plus est, selon ce que nous dit Tacite [9], les Germains préféraient les vieilles pièces connues de longue date, à bord dentelé, frappées du double attelage. En fait, parmi les monnaies les plus anciennes, on a bien trouvé un grand nombre de ces serrati bigatique. Ces monnaies anciennes n'avaient que 5 à 10 % d'addition de cuivre. Trajan déjà fit allier 20 % de cuivre à l'argent ; les Germains semblent ne pas l'avoir remarqué. Mais lorsque Septime-Sévère, à partir de 198, fit porter l'alliage à 50 % et même 60 %, les Germains la trouvèrent mauvaise : ce n'est que d'une manière tout à fait exceptionnelle que l'on rencontre dans les fouilles les deniers ultérieurs, dépréciés ; l'importation d'argent romain cessa. Elle ne reprend qu'une fois que Constantin, en 312, a fixé comme unité monétaire le solidus d'or (72 par livre romaine d'or fin de 327 g, donc 1 solidus : 4,55 g d'or fin = 12,70 mark), et alors ce sont de préférence des monnaies d'or, des solidi, qui arrivent eu Allemagne, mais plus encore à Oeland et, en particulier, à Gotland. Cette deuxième période de l'importation de monnaie romaine, la période du solidus, va, pour les monnaies de l'empire d'occident, jusqu'à sa fin, pour les monnaies byzantines, jusqu'à Anastase (mort en 518). Les découvertes se rencontrent pour la plupart en Suède, dans les îles danoises, quelques-unes sur la côte allemande de la Baltique ; dans l'intérieur de l'Allemagne, elles sont très sporadiques.

Cependant la falsification de la monnaie par Septime-Sévère et ses successeurs ne suffit pas pour expliquer la brusque rupture des relations commerciales entre Germains et Romains. Il a dû s'y ajouter d'autres causes. L'une d'elles réside manifestement dans les conditions politiques. La guerre offensive des Germains contre Rome commence dès le début du IIIº siècle, et, vers 250, elle s'est allumée sur toute la ligne qui va de l'embouchure du Danube au delta du Rhin. Dans ces conditions, il ne saurait naturellement subsister de commerce régulier entre belligérants. Mais ces guerres d'agression soudaines, générales et opiniâtres, ont elles-mêmes besoin d'explication. Ce n'est pas dans la situation intérieure de Rome qu'on les trouvera ; au contraire, l'Empire oppose encore en tous lieux une résistance victorieuse et, entre des périodes isolées d'anarchie et de désordre, il continue encore à donner des empereurs puissants, et c'est le cas précisément a cette époque. Les attaques doivent donc avoir pour condition des modifications qui se sont produites chez les Germains eux-mêmes. Et, là encore, ce sont les résultats des fouilles qui donnent l'explication.

Au début des années 50 à 60 de notre siècle, on a fait dans deux tourbières du Slesvig des découvertes d'une importance exceptionnelle ; soigneusement mises à l'abri à Copenhague par Engelhardt, elles sont maintenant déposées après diverses pérégrinations au musée de Kiel. Ce qui les distingue d'autres trouvailles du même genre, ce sont les monnaies qui en font partie et qui établissent leur âge avec une assez grande certitude. L'une, qui a pour origine le marais de Taschberg (chez les Danois : de Thorsbjerg), près de Süderbrarup, comprend 37 pièces de monnaies qui vont de Néron à Septime-Sévère ; l'autre, faite dans le marais de Nydam, baie envahie et comblée par la tourbe, compte 34 pièces de monnaie allant de Tibère à Macrin (218). Ces trouvailles remontent donc incontestablement à la période 220 à 250. Or elles ne comportent pas seulement des objets d'origine romaine, mais encore un grand nombre d'autres fabriqués dans le pays, qui, étant presque intégralement conservés du fait de l'eau ferrugineuse des tourbières, nous éclairent d'une manière surprenante sur l'état de l'industrie métallurgique de l'Allemagne du Nord, du tissage, de la construction navale et, grâce aux signes runiques, également sur l'usage de l'écriture dans la première moitié du IIIº siècle.

Et ici nous sommes plus surpris encore par le niveau de l'industrie elle-même. Les fins tissus, les élégantes sandales et le travail soigné des cuirs indiquent un degré de culture beaucoup plus élevé que celui des Germains de Tacite ; mais, ce qui nous étonne particulièrement, ce sont les métaux travaillés indigènes.

La linguistique comparée prouve que les Germains ont apporté la connaissance de l'usage des métaux de leur patrie asiatique. Ils ont peut-être également su comment produire et travailler les métaux, mais ils ne possédaient plus guère cette connaissance quand ils rencontrèrent les Romains. Du moins ne trouve-t-on pas chez les écrivains du Iº siècle d'indication sur le fait qu'entre Rhin et Elbe on ait produit et travaillé le fer ou le bronze ; ils autorisent plutôt la conclusion inverse. Toutefois, Tacite dit des Gothins (en Haute Silésie ?) qu'ils extrayaient du fer, et Ptolémée attribue aux Quades, leurs voisins, une industrie du fer : il est possible qu'à tous les deux la connaissance de la fusion des métaux soit venue du Danube. De même, les trouvailles du Iº siècle, qu'authentifiaient des monnaies, n'offrent nulle part de produits métalliques du cru, mais seulement des produits romains ; comment les masses de marchandises romaines eu métal seraient-elles venues en Allemagne, s'il y avait existé là un travail du métal ? Certes, on trouve en Allemagne de vieux moules à fonte, des pièces fondues non achevées et des déchets de fonte, mais sans que jamais des pièces de monnaie permettent de les dater ; ce sont, selon toute vraisemblance, des vestiges de l'époque pré-germanique, des restes de l'activité des Etrusques fondeurs de bronze ambulants. Au demeurant, il est sans objet de se demander si les Germains des temps de l'immigration avaient totalement perdu l'art de préparer le métal ; tous les faits tendent à prouver qu'en pratique, au Iº siècle, ils ne s'adonnaient pas, ou presque pas, au travail du métal.

Et voici que surgissent tout à coup les trouvailles du marais de Taschberg, et qu'elles nous révèlent un niveau de développement inattendu de l'industrie métallurgique indigène. Des boucles, des plaques de revêtement métalliques, ornées d'animaux et de têtes d'hommes, un casque d'argent enveloppant complètement le visage et ne laissant libres que les yeux, le nez et la bouche ; des cuirasses articulées en fil de fer tressé, ce qui suppose un travail extrêmement laborieux puisqu'il fallait d'abord marteler le fil (l'étirage ne fut inventé qu'en 1306), une bague en or, ornée d'une tête, pour ne pas mentionner d'autres objets dont l'origine autochtone pourrait être mise en doute. Avec ces découvertes concordent d'autres trouvailles du marais de Nydam ainsi que de l'île de Fünen et, enfin, une trouvaille en Bohême (Horovice), qui date également du début des années 50 à 60 : de magnifiques disques de bronze à têtes d'hommes, des boucles de fermoir, etc... tout à fait du genre des objets de Taschberg, donc appartenant sans doute également à la même époque.

A partir du IIº siècle, l'industrie du métal, qui se perfectionnait de plus en plus, a dû se répandre sur tout le territoire germanique : jusqu'à l'époque des grandes invasions, disons jusqu'à la fin du Vº siècle, elle a atteint un niveau relativement très élevé. On ne travaillait pas régulièrement le fer et le bronze seulement, mais aussi l'or et l'argent, on imitait les pièces romaines avec les bractéates [10] d'or, on dorait les métaux communs ; on trouve du travail d'incrustation, de l'émail, des filigranes ; bien que l'ensemble de l'objet ait encore une forme souvent lourde, on y voit des ornementations extrêmement artistiques et pleines de goût, imitées seulement pour une part des Romains – c'est le cas en particulier des boucles et des agrafes ou des épingles de vêtement dans lesquelles certaines formes caractéristiques se retrouvent universellement. Il y a au British Museum des agrafes de Kertch, sur la mer d'Azov, à côté d'autres toutes semblables, trouvées en Angleterre : elles pourraient sortir de la même fabrique. Le style de ces travaux est foncièrement le même – malgré des particularités locales souvent marquées – de la Suède au Bas-Danube et de la mer Noire à la France et à l'Angleterre. Cette première période de l'industrie germanique des métaux disparaît sur le continent avec la fin des grandes invasions et l'adoption généralisée du christianisme ; en Angleterre et en Scandinavie, elle se maintient un peu plus longtemps.

A quel point cette industrie était généralement répandue chez les Germains aux VIº et VIIº siècles, et combien elle s'était déjà singularisée comme branche technique particulière, c'est ce que prouvent les diverses lois des peuples. Les forgerons, armuriers, orfèvres et argentiers sont fréquemment mentionnés dans la loi alémanique ; on fait même mention de ceux qui ont subi un examen public (publice probati). La loi bavaroise punit d'une peine plus sévère les vols commis dans une église, à la seigneurie ducale, dans une forge ou un moulin, "parce que ces quatre édifices sont des bâtiments publics et restent toujours ouverts". Dans la loi frisonne, l'orfèvre a un Wergeld d'un quart plus élevé que les autres gens de sa condition ; la loi salique estime le simple serf à 12 solidi ; par contre, celui qui est forgeron (faber) en vaut 35.

Nous avons déjà parlé de la construction navale. Les bateaux de Nydam sont des bateaux à rames, le plus grand en chêne pour 14 couples de rameurs, le plus petit en bais de pin. Les rames, le gouvernail, les écopes étaient encore à l'intérieur. C'est seulement après qu'ils eurent commencé à parcourir aussi la mer du Nord que les Germains semblent avoir adopté des Romains et des Celtes l'usage de la voile.

Ils connaissaient déjà la poterie à l'époque de Tacite, sans doute la poterie à la main seulement. Les Romains avaient à la frontière, en particulier en deçà du limes, en Souabe et en Bavière, de grandes fabriques de poteries où travaillaient aussi des Germains, à en croire les noms des ouvriers gravés au fer dans celles-ci. Avec eux, la connaissance de la liquéfaction du verre et du tour de potier, ainsi que l'habileté technique supérieure, ont dû pénétrer en Allemagne. Les Germains qui avaient fait irruption par la vallée du Danube avaient aussi connu la préparation du verre ; on a souvent trouvé en Bavière et en Souabe des récipients de verre, des perles de verre colorées et des incrustations de verre dans des articles de métal, tous d'origine germanique.

Enfin nous trouvons désormais généralisés la diffusion et l'emploi de l'écriture runique. Les fouilles de Taschberg comportent un fourreau de glaive et une boucle de bouclier marqués de runes. Nous rencontrons les mêmes runes sur une bague d'or trouvée en Valachie, sur des agrafes en Bavière et en Bourgogne, enfin sur les premières pierres runiques en Scandinavie. C'est l'alphabet runique assez complet d'où sont sorties par la suite les runes anglo-saxonnes ; il comporte sept caractères de plus que l'alphabet runique nordique qui a régné plus tard en Scandinavie, et indique un état de langue plus ancien que celui sous lequel le norois le plus ancien nous est conservé. Au demeurant, c'était un système d'écriture extrêmement lourd, transformant les caractères grecs et romains de telle façon qu'ils puissent être commodément gravés (writen) sur la pierre et le métal et, en particulier, sur des bâtonnets de bois. Les formes rondes avaient dû faire place à des formes anguleuses ; seuls des traits verticaux ou obliques étaient possibles, et non des traits horizontaux, tout cela à cause des fibres du bois ; mais c'est précisément ce qui rendait très maladroite l'écriture sur du parchemin ou du papier. Et en fait, dans la mesure où nous pouvons en juger, ce système n'a presque servi qu'à des fins de culte et de magie et pour des inscriptions, sans doute également pour d'autres brèves communications ; dès que le besoin d'une véritable langue écrite se fit sentir comme chez les Goths et, plus tard, chez les Anglo-Saxons, l'alphabet runique fut rejeté, et l'on entreprit une nouvelle adaptation de l'alphabet grec ou romain qui ne garda que des signes runiques isolés.

Enfin, pendant la période dont nous avons traité ici, les Germains doivent aussi avoir accompli d'importants progrès dans l'agriculture et l'élevage. Le fait de se limiter à des domiciles fixes les y obligeait ; l'énorme accroissement de population qui déborde avec les grandes invasions aurait été impossible sans eux. Mainte portion de forêt a dû être défrichée, et c'est là, vraisemblablement, l'origine des "champs surélevés" : parties de forêts où l'on trouve des vestiges d'agriculture primitive, dans la mesure où ils sont situés en territoire en ce temps-là germanique. Les preuves particulières manquent naturellement ici. Mais si, vers la fin du IIIº siècle, Probus préférait déjà les chevaux germaniques pour sa cavalerie, et si le grand boeuf blanc, qui, dans les régions saxonnes de la Bretagne, a évincé le petit boeuf celtique noir, y est venu, comme on l'admet maintenant, du fait des Anglo-Saxons, tout ceci marque une révolution complète également dans l'élevage et par suite dans l'agriculture des Germains.

Il résulte de notre étude que les Germains avaient fait de César à Tacite un remarquable progrès sur la voie de la civilisation, mais que, de Tacite au début des grandes invasions, – 400 en chiffres ronds, – ils progressèrent plus rapidement encore. Le commerce vint à eux, leur apporta des produits de l'industrie romaine et, par suite, tout au moins partiellement, des besoins romains ; il éveilla une industrie propre qui s'appuya certes sur des modèles romains, mais se développa cependant d'une manière tout à fait autonome.

Les résultats des fouilles des marais de Slesvig représentent la première étape chronologiquement déterminable de cette industrie ; les trouvailles de l'époque des grandes invasions la seconde, et elles marquent un développement supérieur. Il est cependant caractéristique que les tribus plus occidentales sont nettement en retard sur celles de l'intérieur, et en particulier sur celles des côtes de la Baltique. Les Francs et les Alamans, et plus tard encore les Saxons, produisent des marchandises de métal d'un travail inférieur à celles des Anglo-Saxons, des Scandinaves et des peuples partis de l'intérieur – les Goths sur la mer Noire et le Danube inférieur, les Burgondes en France. n ne peut méconnaître ici l'influence des vieilles routes commerciales du cours moyen du Danube, le long de l'Elbe et de l'Oder. En même temps, les habitants de la côte se forment et deviennent d'habiles constructeurs de navires et de hardis marins ; partout, le chiffre de la population augmente rapidement : le territoire qu'enserrent les Romains ne suffit plus ; dans l'Orient lointain d'abord naissent de nouvelles expéditions de tribus à la recherche de terre, jusqu'à ce qu'enfin, de tous côtés, par terre et par mer, la masse houleuse déferle irrésistiblement sur un territoire neuf.

 

Notes

[1] En 1846, près de la ville de Hallstatt, à proximité de Salzbourg, on a retrouvé une nécropole de près de 1000 tombeaux qu'on a pu dater à peu près de la période 1000 à 500 avant notre ère. Le Hallstattien est devenu caractéristique de la première période de l'âge du fer.

[2] C. F. Wiberg : "Bidrag till kânnedomen am Grekers och Romares förbindelse med Norden". Allemand de J. Mestorf : Der Einfluss der klass. Völker, etc..., Hamburg, 1867.

[3] Tacite, op. cit., II, 61.

[4] Des lampes d'argile trouvées en Silésie portent la même estampille de fabrique que d'autres trouvées en Dalmatie, à Vienne, etc.

[5] C'est ainsi que l'on trouve l'estampille Ti. Robilius Sitalcis sur des objets de bronze dont l'un a été trouvé au Mecklembourg, le second en Bohême ; ceci indique la voie commerciale qui suit l'Elbe.

[6] Tacite : Germania, chap. 23

[7] Hans Hildebrand : Das heidnische Zeitalter in Schweden. Allemand de Mestorf, Hambourg, 1873.

[8] En 1864, l'archéologue danois Engelhardt entreprit des fouilles près de Nydam sur l'Alsen Sund. Elles amenèrent la découverte de deux bateaux, dont l'un se perdit, et de très nombreux objets et armes, ainsi que des squelettes de chevaux.

[9] Tacite : Germania, 5.

[10] Pièces de monnaie frappées sur une seule face.