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1885

Préface écrite en 1885 par Engels pour la réimpression de la déposition de Karl Marx faite le 8 février 1849, lors du procès contre le Comité d'Arrondissement des Démocrates. Cette traduction de Léon Rémy est tirée de L'Allemagne en 1848, Schleicher Frères éditeurs, 1901.


Préface de « Karl Marx devant les jurés de Cologne »

(extrait)

Friedrich Engels

Pour faire mieux comprendre les débats que nous rapportons ici, il nous suffira de résumer les principaux événements auxquels ils se rattachent.

La lâcheté de la bourgeoisie allemande avait permis à la réaction féodale, bureaucratique et absolutiste de se remettre si bien des coups formidables qui l'avait abattue en mars 1848, qu'à la fin d'octobre une deuxième bataille menaçait. La chute de Vienne, après une résistance longue et héroïque, donna, de son côté, à la camarilla prussienne, le courage nécessaire pour tenter un coup d'Etat. L' « Assemblée nationale » de Berlin, si bien apprivoisée qu'elle fût, paraissait cependant encore beaucoup trop sauvage. Il fallait la dissoudre violemment, il fallait en finir avec la Révolution.

Le 8 novembre 1848, le ministère Brandenbourg-Manteuffel se constitue. Le 9, le cabinet transporte le siège de l'Assemblée de Berlin à Brandebourg, pour lui permettre de délibérer « librement » sous la protection des baïonnettes, à l'abri de l'influence du Berlin révolutionnaire. L'Assemblée refuse de se déplacer. La garde nationale refuse de marcher contre l'Assemblée. Le ministère licencie la garde nationale, la désarme sans qu'elle se défende et déclare Berlin en état de siège. L'Assemblée répond en mettant, le 13 novembre, le ministère en accusation de haute trahison. Le ministère chasse l'Assemblée des divers locaux de Berlin. L'Assemblée décide, le 15, que le ministère n'aura plus le droit de disposer des deniers publics et de lever les impôts tant qu'elle-même ne pourra pas poursuivre librement le cours de ses séances.

Cette décision relative au refus de payer les impôts ne pouvait avoir son effet qu'à une condition : il fallait que la nation opposât une résistance à main armée à la perception des taxes. Les armes étaient encore en quantité très suffisante entre les mains de la garde nationale. Cependant on s'en tint, presque partout, à une résistance passive. En quelques endroits seulement, on se prépara à répondre à la force par la force. Mais l'appel le plus hardi qu'on lança en ce sens fut celui que publia le Comité des associations démocratiques de la province Rhénane. Ce Comité siégeait à Cologne et se composait de Marx, de Schapper et de Schneider.

Le Comité ne se faisait pas d'illusion : il savait que la lutte qu'il engageait sur le Rhin avec le coup d'Etat déjà victorieux à Berlin devait aboutir à un échec. La province Rhénane contenait à elle seule cinq forteresses ; la Westphalie, à Mayence, à Francfort et a Luxembourg, se partageait un tiers environ de toute l'armée prussienne et beaucoup de régiments en station dans le pays provenaient des provinces orientales. A Cologne et dans d'autres villes, la garde nationale avait déjà été licenciée et désarmée. Mais il ne s'agissait pas de remporter un succès immédiat à Cologne, qui venait seulement d'être délivré de l'état de siège quelques semaines auparavant. Il importait de donner un exemple au reste des provinces et de sauver ainsi l'honneur de la province Rhénane. Il en fut ainsi. La bourgeoisie prussienne, par crainte des tressaillements encore à demi-inconscients qui agitaient alors le prolétariat, avait livré au gouvernement les portes l'une après l'autre. Depuis longtemps déjà elle se repentait de ses anciennes velléités d'exercer le pouvoir. Depuis mars, la terreur lui avait fait perdre la tête ; elle se trouvait, en effet, ici, en présence des puissances de l'ancienne société groupées autour de l'absolutisme, là, en face du prolétariat, jeune encore, à son aurore, et qui naissait à la conscience de classe. La bourgeoisie prussienne fit ce qu'elle avait toujours fait au moment décisif — elle s'humilia. Les ouvriers n'étaient pas assez sots pour livrer bataille pour la bourgeoisie sans la bourgeoisie. Pour eux — surtout sur les bords du Rhin — les questions prussiennes restaient des questions purement locales. S'ils se décidaient à aller au feu dans l'intérêt de la bourgeoisie, ils devaient marcher à l'ennemi dans toute l'Allemagne et pour toute l'Allemagne.

C'était un signe remarquable : la question prussienne n'avait alors déjà plus aucune valeur aux yeux des ouvriers.

Bref, le gouvernement l'emporta. Un mois plus tard, le 6 décembre, il était capable de dissoudre définitivement l'Assemblée de Berlin, qui, jusqu'à ce moment, n'avait joui que d'une assez piètre existence. Il octroya une nouvelle constitution, qui n'entra véritablement en vigueur que quand elle fut tombée au rang de farce constitutionnelle.

Le jour qui suivit celui de l'apparition de l'appel, le 20 novembre, les trois signataires furent cités devant le juge d'instruction. On instruisit un procès sous le chef de rébellion. D'emprisonnement il n'était pas question alors, même à Cologne. Le 7 février, la Neue rheinische Zeitung devait subir son premier procès de presse. Marx, le gérant Korff et moi, nous comparûmes devant les jurés. On nous acquitta. Le jour suivant fut débattu le procès contre le Comité. Le peuple avait déjà, par avance, prononcé son jugement, en nommant, quinze jours auparavant, l'accusé Schneider député de Cologne.

C'est naturellement la défense de Karl Marx qui donne le principal intérêt aux débats. Elle est doublement importante.

En premier lieu, on voit ici un communiste expliquer aux jurés bourgeois que le devoir propre de leur classe, de la bourgeoisie, était précisément d'accomplir, de pousser jusqu'à leurs dernières conséquences, les actes qu'il a commis et grâce auxquels il comparait en qualités d'accusé devant eux. Ce fait suffit à lui seul pour caractériser l'altitude de la bourgeoisie allemande et, en particulier, de la bourgeoisie prussienne pendant la durée de la Révolution. Il s'agit de savoir qui prédominera des puissances de la société, des pouvoirs de l'Etat groupés autour de la monarchie absolue, grande propriété féodale, bureaucratie, prêtraille, ou bien encore de la bourgeoisie. Le prolétariat, encore à l'état naissant, ne s'intéresse à cette lutte que dans la mesure où la victoire de la classe bourgeoise lui permet de se développer librement, lui laisse les coudées franches sur le champ de bataille où il doit un jour remporter la victoire sur toutes les autres classes. Mais la bourgeoisie et, avec elle, la petite bourgeoisie, ne font pas un mouvement quand le gouvernement, leur ennemi, frappe leur puissance en plein cœur, dissout leur Parlement, désarme leur garde nationale, les soumet elles-mêmes à l'état de siège. Les communistes montent alors sur la brèche, et les somment d'accomplir leur œuvre maudite. En face de l'ancienne société féodale, la bourgeoisie et le prolétariat forment la nouvelle société et marchent d'accord. L'appel reste naturellement sans écho, et l'ironie de l'histoire veut que la même bourgeoisie ait à juger, ici, les communistes révolutionnaires, prolétariens, là le gouvernement contre-révolutionnaire.

En second lieu — et c'est ce qui lui donne son intérêt actuel — ce plaidoyer défend le point de vue révolutionnaire contre la légalité hypocrite du gouvernement, de telle façon qu'il peut encore, de nos jours, servir d'exemple à plus d'un de nos contemporains. Nous avons invité le peuple à prendre les armes contre le gouvernement ? Sans doute, c'était notre devoir. Nous avons violé la loi et délaissé le terrain légal ? Fort bien ; mais ces lois que nous avons violées, le gouvernement les a déjà déchirées et jetées sous les pas de la multitude. Le terrain légal n'existe plus maintenant. Ennemis qu'on a vaincus, on peut nous faire quitter la place, mais on ne peut pas nous condamner.

(…)

Londres, le 1er juillet 1885


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