1949

Paru dans Socialisme ou Barbarie n° 2 (mai 1949).

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Les rapports de production en Russie

C. Castoriadis


I. Production, répartition et propriété

A) Production et répartition

Aussi bien sous leur forme vulgaire (" il y a en Russie des abus et des privilèges, mais dans l'ensemble c'est le socia­lisme ") que sous leur forme " scientifique " [4], les arguments tendant à séparer et à opposer les rapports de production et les rapports de répartition ne font que revenir en deçà même de l'économie bourgeoise classique.

Le processus économique forme une unité, dont on ne peut séparer artificiellement les phases, ni dans la réalité, ni dans la théorie. Production, répartition, échange et consommation sont des parties intégrantes et inséparables d'un processus uni­que, des moments qui s'impliquent mutuellement, de la pro­duction et de la reproduction du capital. Ainsi, si la production, au sens strict du terme, est le centre du processus économique, il ne faut pas oublier que, dans la production capitaliste, l'échange est partie intégrante du rapport productif - d'une part, parce que ce rapport est tout d'abord achat et vente de la force de travail, et parce qu'il implique l'achat par le capi­taliste des moyens de production nécessaires, d'autre part, parce que les lois de la production capitaliste s'affirment comme lois coercitives à travers le marché, la concurrence, la circulation - en un mot l'échange [5]. Ainsi la consommation elle-même est soit partie intégrante de la production (consommation produc­tive), soit dans le cas de la consommation dite improductive, condition préalable de toute production, l'inverse étant égale­ment vrai [6]. Ainsi, enfin, la répartition n'est que le revers du processus productif, un de ses côtés subjectifs et de toute façon résultante directe de celle-ci.

Ici une explication plus longue est indispensable. " Réparti­tion ", ou " distribution ", a deux significations. Dans le sens courant, la répartition est la répartition du produit social. C'est de celle-ci que Marx dit que ses formes sont des moments de la production elle-même. " Si le travail n'était pas défini comme travail salarié, le mode suivant lequel il participe â la répartition des produits n'apparaîtrait pas sous la forme de salaire : c'est le cas par exemple dans l'esclavage... Les rapports et les modes de distribution apparaissent donc simplement comme l'envers des agents de production. Un individu qui participe à la production sous la forme du travail salarié parti­cipe sous la forme du salaire à la répartition des produits, résultats de la production. La structure de la distribution est entièrement déterminée par la structure de la production. La distribution est elle-même un produit de la production non seulement en ce qui concerne l'objet, le résultat de la pro­duction seul pouvant être distribué, mais aussi en ce qui concerne la forme, le mode précis de participation à la pro­duction déterminant les formes particulières de la distribution, c'est-à-dire déterminant sous quelle forme le producteur parti­cipera à la distribution...

...Des économistes comme Ricardo, auxquels on a le plus reproché de n'avoir en vue que la production, ont par suite défini la distribution comme l'objet exclusif de l'économie poli­tique, parce qu'instinctivement ils voyaient dans les formes de distribution l'expression la plus nette des rapports fixes des agents de production dans une société donnée. " [7].

La répartition a encore un autre sens ; c'est la distribution des conditions de la production.

" Dans sa conception la plus banale, la distribution appa­raît comme distribution des produits, et ainsi comme plus éloignée de la production et pour ainsi dire indépendante de celle-ci. Mais, avant d'être distribution des produits, elle est : 1°) distribution des instruments de production, et 2°) ce qui est une autre détermination du même rapport, distribution des membres de la société entre les différents genres de pro­duction. (Subordination des individus à des rapports de produc­tion déterminés.) La distribution des produits n'est manifeste­ment que le résultat de cette distribution, qui est incluse dans le procès de production lui-même et détermine la structure de la production. Considérer la production sans tenir compte de cette distribution, qui est incluse en elle, c'est manifestement abstraction vide, alors qu'au contraire la distribution des pro­duits est impliquée par cette distribution, qui constitue à l'ori­gine un facteur même de la production. Ricardo, à qui il impor­tait de concevoir la production moderne dans sa structure sociale déterminée et qui est l'économiste de la production par excellence, affirme pour cette raison que ce n'est pas la pro­duction, mais la distribution qui constitue le sujet véritable de l'économie politique moderne. D'où l'absurdité des économistes qui traitent de la production comme d'une vérité éternelle, tandis qu'ils relèguent l'histoire dans le domaine de la dis­tribution.

La question de savoir quel rapport s'établit entre la distri­bution et la production qu'elle détermine relève manifestement de la production même. Si l'on prétendait qu'alors, du fait que la production a nécessairement son point de départ dans une certaine distribution des instruments de production, la distri­bution, au moins dans ce sens, précède la production, en consti­tue la condition préalable, on pourrait répondre à cela que la production a effectivement ses propres conditions et prémisses, qui en constituent des facteurs. Ces derniers peuvent appa­raître tout au début comme des données naturelles. Le procès même de la production transforme ces données naturelles en données historiques et, s'ils apparaissent pour une période comme des prémisses naturelles de la production, ils en ont été pour une autre période le résultat historique. Dans le cadre même de la production, ils sont constamment modifiés. Par exemple, le machinisme a modifié aussi bien la distribution des instruments de production que celle des produits. La grande propriété foncière moderne elle-même est le résultat aussi bien du commerce moderne et de l'industrie moderne que de l'appli­cation de cette dernière à l'agriculture. " [8].

Cependant, ces deux significations de la répartition sont intimement liées l'une à l'autre et évidemment aussi au mode de production. La répartition capitaliste du produit social, découlant du mode de production, ne fait qu'affermir, amplifier et développer le mode capitaliste de répartition des conditions de la production. C'est la répartition du produit net en salaire et plus-value qui forme la base de l'accumulation capitaliste, qui reproduit constamment à une échelle supérieure et plus ample la distribution capitaliste des conditions de la pro­duction et ce mode de production lui-même. On ne saurait, à la fois, résumer et généraliser cette liaison mieux que Marx :

" Le résultat auquel nous arrivons n'est pas que la pro­duction, la distribution, l'échange, la consommation sont iden­tiques, mais qu'ils sont tous des éléments d'une totalité, des différenciations à l'intérieur d'une unité. La production déborde aussi bien son propre cadre dans sa détermination antithétique d'elle-même que les autres moments. C'est à partir d'elle que recommence sans cesse le procès. Il va de soi qu'échange et consommation ne peuvent être ce qui l'emporte. Il en est de même de la distribution en tant que distribution des produits. Mais, en tant que distribution des agents de production, elle est elle-même un moment de la production. Une production déterminée détermine donc une consommation, une distribu­tion, un échange déterminés, elle règle également les rapports réciproques déterminés de ces différents moments. A vrai dire, la production, elle aussi, sous sa forme exclusive, est, de son côté, déterminée par les autres facteurs. Par exemple quand le marché, c'est-à-dire la sphère de l'échange, s'étend, le volume de la production s'accroît et il s'opère en elle une division plus profonde. Une transformation de la distribution entraîne une transformation de la production ; c'est le cas, par exemple, quand il y a concentration du capital, ou répartition différente de la population à la ville et à la campagne, etc. Enfin les besoins inhérents à la consommation déterminent la production. Il y a action réciproque entre les différents moments. C'est le cas pour n'importe quelle totalité organique. "[9]).

Lorsque, par conséquent, Trotski - pour ne rien dire de ses épigones - parle du caractère " bourgeois " de la répar­tition du produit social, en Russie, en l'opposant au caractère " socialiste " des rapports productifs ou de la propriété éta­tique (!), il n'y a là qu'une douce plaisanterie : le mode de répartition du produit social est inséparable du mode de pro­duction. Comme le dit Marx, il n'en est que le revers : " L'orga­nisation de la distribution est entièrement déterminée par l'organisation de la production. " S'il est vrai " qu'un individu, qui participe à la production sous la forme du travail salarié, participe sous la forme du salaire aux produits, aux résultats de la production " il ne peut qu'être vrai aussi inversement qu'un individu qui participe sous la forme de salaire aux produits, participe à la production sous la forme du travail salarié. Et le travail salarié implique le capital [10]. Imaginer qu'un mode de répartition bourgeois peut se greffer sur des rapports de pro­duction socialistes n'est pas moins absurde que d'imaginer un mode de répartition féodal se greffant sur des rapports de production bourgeois (non pas à côté, mais sur ces rapports et résulter de ces rapports). Comme cet exemple le montre, il ne s'agit même pas ici d'une " erreur " : il s'agit d'une notion absurde, aussi dénuée de sens scientifique qu' " avion hippo­mobile ", par exemple, ou " théorème mammifère ".

Ni la répartition des conditions de la production, ni le mode de production ne peuvent être en contradiction avec la répar­tition du produit social. Si cette dernière a un caractère opposé aux premières, qui en sont les conditions, elle éclatera immé­diatement - de même qu'éclaterait immédiatement et infailli­blement toute tentative d'instaurer une répartition " socialiste " sur la base des rapports de production capitalistes.

Si donc, les rapports de répartition en Russie ne sont pas socialistes, les rapports de production ne peuvent pas l'être non plus. Ceci précisément parce que la répartition n'est pas autonome, mais subordonnée à la production. Les épigones de Trotski, dans leurs efforts désespérés pour masquer l'absurdité de leur position, ont souvent déformé cette idée de la manière suivante : vouloir tirer des conclusions sur le régime russe d'après les rapports de répartition signifie remplacer l'analyse du mode de production par l'analyse du mode de répartition. Ce lamentable sophisme vaut autant que cet autre : regarder sa montre pour voir s'il est midi signifie croire que ce sont les aiguilles de la montre qui font monter le soleil au zénith. Il est facile de comprendre que, précisément, parce que les rap­ports de répartition sont déterminés sans ambiguïté par les rapports de production, l'on peut définir sans erreur les rap­ports de production d'une société si l'on connaît la répartition qui y prédomine. De même que l'on peut sans erreur suivre la marche d'un navire même si l'on n'aperçoit que les mâts, de même l'on peut déduire la structure fondamentale (supposée inconnue) d'un régime d'après le mode de répartition du pro­duit social.

Mais ici l'on entend parler très souvent du " droit bour­geois qui doit subsister dans la phase inférieure du commu­nisme " en ce qui concerne la répartition. Cette question sera traitée plus loin dans l'extension nécessaire. Disons cependant tout de suite que personne avant Trotski n'avait imaginé que l'expression " droit bourgeois ", employée par Marx métaphori­quement, pouvait signifier la répartition du produit social selon les lois économiques du capitalisme. Par la " survivance du droit bourgeois ", Marx et les marxistes ont toujours entendu la survivance transitoire d'une inégalité, non point le main­tien et l'approfondissement de l'exploitation du travail.

A ces sophismes sur la répartition se lie une autre idée de Trotski [11] selon laquelle la bureaucratie russe n'a pas sa racine dans les rapports de production, mais uniquement dans la répartition. Quoique cette idée sera discutée à fond plus tard, lorsque nous traiterons de la nature de classe de la bureau­cratie, il est nécessaire d'en dire quelques mots dès maintenant, à cause de son lien avec la discussion précédente. Cette idée pourrait ne pas être absurde dans la mesure où l'on attri­buerait à la bureaucratie russe la même signification (ou plutôt la même insignifiance) économique qu'à la bureaucratie des Etats bourgeois de l'époque libérale, au milieu du XIX° siècle. On avait là, alors, un corps qui jouait un rôle restreint dans la vie économique, qu'on pouvait qualifier de " parasitaire " au même titre que les prostituées et le clergé ; corps dont les revenus étaient constitués par des prélèvements sur les revenus des classes ayant des racines dans la production - bourgeoisie, propriétaires fonciers ou prolétariat ; corps qui n'avait rien à voir avec la production. Mais il est évident qu'une telle concep­tion n'est même plus juste en ce qui concerne la bureaucratie capitaliste actuelle, l'Etat étant devenu depuis des décennies un instrument vital de l'économie de classe et jouant un rôle indispensable dans la coordination de la production. La bureau­cratie actuelle du ministère de l'Economie nationale en France, si elle est parasitaire, l'est au même titre et dans le même sens que celle de la Banque de France, de la S.N.C.F. ou de la direc­tion d'un trust : c'est-à-dire qu'elle est indispensable dans le cadre des rapports économiques du capitalisme actuel. Il est évident que la tentative d'assimiler la bureaucratie russe, qui dirige la production russe de A à Z, aux très honorables fonc­tionnaires de l'ère victorienne, de tout point de vue mais sur­tout du point de vue du rôle économique, ne peut que provoquer le rire. Trotski réfute lui-même ce qu'il dit par ailleurs, lors­qu'il écrit que " la bureaucratie est devenue une force incontrô­lée dominant les masses " [12], qu'elle est " maîtresse de la société " [13], que " le fait même qu'elle s'est approprié le pouvoir dans un pays où les moyens de production les plus importants appartiennent à l'Etat, crée entre elle et les richesses de la nation des rapports entièrement nouveaux. Les moyens de production appartiennent à l'Etat. L'Etat "appartient ", en quelque sorte, à la bureaucratie... " [14].

Comment, d'ailleurs, un groupe pourrait-il jouer un rôle dominant dans la répartition du produit social, décider en maître absolu de la répartition du produit net en partie accumu­lable et partie consommable, régler la division de celle-ci en salaire ouvrier et revenu bureaucratique, s'il ne domine pas dans toute son étendue la production elle-même ? Répartir le produit entre une fraction accumulable et une fraction consom­mable signifie avant tout orienter telle partie de la production vers la production de moyens de production et telle autre vers la production d'objets de consommation ; diviser le revenu consommable en salaire ouvrier et revenu bureaucratique signifie orienter une partie de la production d'objets de consommation vers la production d'objets de large consommation et une autre partie vers la production d'objets de qualité et de luxe. L'idée que l'on puisse dominer la répartition sans dominer la production est de l'enfantillage. Et comment dominerait-on la production si on ne dominait pas les conditions de la pro­duction, tant matérielles que personnelles, si on ne disposait pas du capital et du travail, des biens de production et du fonds de consommation de la société ?


Notes

[4] La Révolution trahie, Ch. IX. Les références à cet ouvrage dans la suite de ce texte se rapportent à l'édition 10/18, Paris 1969.

[5] " Premièrement, il est évident que l'échange d'activités et de capa­cités qui s'effectue dans la production elle-même en fait directement partie et en est un élément essentiel. Deuxièmement, cela est vrai de l'échange des produits pour autant que cet échange est l'instrument qui sert à fournir le produit achevé destiné à la consommation immédiate. Dans cette mesure, l'échange lui-même est un acte inclus dans la pro­duction. Troisièmement, l'échange (exchange) entre marchands (dealers) est, de par son organisation, à la fois déterminé entièrement par la production et lui-même activité productive... Dans tous ces moments, l'échange apparaît donc comme directement compris dans la production, ou déterminé par elle. " (K. Marx, " Introduction à la critique de l'économie politique ", in Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, Ed. Sociales, 1957, p. 163).

[6]ib., p. 155.159.

[7] K. Marx, Introduction in Contribution à la critique de l'économie politique, p. 160.(Cf. aussi Le Capital, L. III, Section 7, ch. LI, p. 252-258,Paris, Ed. Sociales, 1950-1960)

[8] K. Marx, " Introduction... ", l.c., pp. 161-162.

[9] K. Marx, " Introduction... ", l.c., pp. 163-164.

[10] K. Marx, Le Capital, L. II, S. 1, ch. I, pp. 31-38; S. 3, ch. XIX, pp..32­42 ; L. III, S. 7, ch. XLVIII, pp. 830 et suiv. ; F. Engels, Anti-Dühnng, pp. 309-311.

[11]L. Trotski, In Defense of Marxism, (1942) ; nouvelle édition Merit, New York, 1965, p. 6.

[12] La Révolution trahie, p. 55.

[13] lb., p. 116.

[14] Ib., p. 251.


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