1949

Paru dans Socialisme ou Barbarie n° 2 (mai 1949).

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Les rapports de production en Russie

C. Castoriadis


III. Prolétariat et bureaucratie

B) Les limites de l'exploitation

Formellement, on peut dire que la fixation du taux de la " plus-value ", en Russie, repose sur l'arbitraire, ou mieux, sur le pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie. Dans le régime capitaliste classique, la vente de la force de travail est formellement un contrat, soit individuel, soit convention collective ; derrière cet aspect formel se trouve le fait que ni capitaliste, ni ouvrier ne sont libres de discuter et de fixer à leur guise les conditions du contrat de travail ; en fait, à travers cette forme juridique, ouvrier et capitaliste ne font que traduire les nécessités économiques et exprimer concrètement la loi de la valeur. Dans l'économie bureaucratique, cette forme contractuelle " libre " disparaît : le salaire est fixé unilatéra­lement par l' " État ", c'est-à-dire par la bureaucratie. Nous verrons plus loin que la volonté de la bureaucratie n'est évidem­ment pas " libre " dans ce cas, comme nulle part ailleurs. Cependant, le fait même que la fixation du salaire et des condi­tions de travail dépend d'un acte unilatéral de la bureaucratie fait d'une part que cet acte peut traduire infiniment mieux les intérêts de la classe dominante, d'autre part, que les lois objec­tives régissant la fixation du taux de la " plus-value " s'en trou­vent fondamentalement altérées.

Cette étendue du pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie, en ce qui concerne la définition du salaire et des conditions du travail en général, soulève tout de suite une question impor­tante : dans quelle mesure la bureaucratie, si l'on suppose qu'elle tend à poursuivre le maximum d'exploitation, rencontre des entraves à son activité visant à extorquer la plus-value, dans quelle mesure il existe des limites à son activité exploiteuse ?

Il devient clair que des limites résultant d'une application quelconque de la " loi de la valeur ", telle que celle-ci existe et fonctionne dans l'économie capitaliste concurrentielle, ne peuvent pas exister, comme nous l'avons exposé plus haut, dans le cas de l'économie bureaucratique. La " valeur de la force de travail ", c'est-à-dire, en définitive, le niveau de vie de l'ou­vrier russe, devient, dans ce cadre économique (en l'absence d'un marché du travail et de toute possibilité de résistance de la part du prolétariat) une notion infiniment élastique et façonnable presque à souhait par la bureaucratie. Ceci fut démontré d'une manière éclatante dès le début de la période des " plans quinquennaux ", c'est-à-dire de la bureaucratisation intégrale de l'économie. En dépit de l'énorme augmentation du revenu national, survenue à la suite de l'industrialisation, une chute monstrueuse du niveau de vie des masses se fit jour, allant évidemment de pair avec un accroissement, d'une part, de l'accumulation, d'autre part, des revenus bureaucra­tiques [51].

On pourrait penser qu'une limitation " naturelle " inéluc­table s'impose à l'exploitation bureaucratique, celle qui serait dictée par le " minimum physiologique " du niveau de vie d'un travailleur, c'est-à-dire par la limite imposée par les besoins élémentaires de l'organisme humain. Effectivement, malgré sa bonne volonté illimitée en matière d'exploitation, la bureau­cratie est contrainte de laisser à l'ouvrier russe deux mètres carrés d'espace habitable, quelques kilos de pain noir par mois et les haillons imposés par le climat russe. Mais cette restriction ne signifie pas grand-chose : d'abord cette limite physiologique elle-même est dépassée, assez souvent, comme le montre la prostitution des ouvrières, le vol systématique dans les usines et un peu partout, etc. D'autre part, disposant d'une vingtaine de millions de travailleurs dans les camps de concen­tration, pour lesquels elle ne dépense pratiquement rien, la bureaucratie manie gratuitement une masse considérable de main-d'œuvre. Enfin, ce qui est le plus important, comme l'a démontré la récente guerre, même à ceux qui pourraient en douter, rien de plus élastique que la " limite physiologique " de l'organisme humain; l'expérience, aussi bien des camps de concentration que des pays plus particulièrement éprouvés par l'occupation, a montré combien l'homme a la peau dure. Par ailleurs, la haute productivité du travail humain ne rend pas toujours nécessaire le recours à un abaissement physiologique­ment critique du niveau de vie.

Une autre limitation apparente à l'activité exploiteuse de la bureaucratie semble résulter de la " rareté relative " de certaines catégories de travail spécialisé, dont elle serait obli­gée de tenir compte. Elle devrait par conséquent, régler les salaires de ces branches d'après la pénurie relative de ces catégories de travail qualifié. Mais ce problème, n'intéressant en définitive que certaines catégories, sera examiné plus loin, car il concerne directement la création de couches semi-privi­légiées ou privilégiées et en tant que tel touche beaucoup plus à la question des revenus bureaucratiques qu'à celle des revenus ouvriers.


Notes

[51] L'étude de l'évolution de l'exploitation à travers les plans quin­quennaux sera faite dans un autre texte.


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