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1965

 

Jacques Droz

L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920

XVIII. L’influence des révolutions russes de 1917
sur l’Internationale et la conférence de Stockholm

1965

L’INFLUENCE DES REVOLUTIONS RUSSES DE 1917 SUR L’INTERNATIONALE ET LA CONFERENCE DE STOCKHOLM

L’opinion dans les milieux socialistes à l’égard des problèmes de l’Internationale a été totalement transformée du fait des événements survenus en Russie en mars 1917. Il était difficile, lorsque la révolution a éclaté à cette date, de savoir ce qu’il en sortirait du point de vue tout au moins de la guerre : les uns y voyaient un renforcement de la volonté de guerre de la Russie, les autres le début de la désagrégation de l’armée russe. Il est d’autant plus malaisé de se faire une idée sur l’action de cette révolution sur la marche de la guerre, qu’il y a à Pétrograd dualité du pouvoir entre le gouvernement provisoire d’une part et les soviets de l’autre (1). Cependant les déclarations du soviet de Pétrograd – dont la tendance est en majorité menchevik – au milieu de mars 1917 ne laissent guère de doute sur la volonté de paix du peuple russe. Le soviet de Pétrograd s’exprime en faveur d’une paix de compromis, sans annexions, ni indemnités. Il appelle l’ensemble du prolétariat européen à entreprendre une action commune contre la guerre. Lorsque le ministre des Affaires Etrangères Milioukov, qui appartient au parti bourgeois des cadets, tente par une déclaration du 16 mars de maintenir la conception des buts de guerre de la Russie, il est contraint à un désaveu, et il est emporté à la fin avril par la démission du gouvernement.

Il est certain que du point de vue de l’Internationale, la première révolution russe a constitué une incitation pour le Bureau Socialiste International à reprendre les tractations en faveur d’un congrès socialiste qui réunirait les partis de toutes les nations belligérantes. Les instances socialistes et internationales sont d’autant plus portées dans cette voie que l’année 1917 représente pour les belligérants dans leur totalité une période de crise, le moral de l’arrière, et aussi partiellement celui de l’armée, ayant considérablement faibli. En Allemagne eurent lieu au cours de l’année 1917 toute une série de manifestations extrêmement inquiétantes : les grèves d’avril, les mouvements dans la flotte, la grève générale de début janvier 1918. Et la majorité du Reichstag, menée par le centre et les sociaux-démocrates, s’est prononcée le 19 juillet 1917 en faveur d’une paix de réconciliation durable entre les peuples, désavouant les conquêtes territoriales obtenues par la force. Le même état d’esprit qui touche au défaitisme règne en France à la suite de l’échec de l’offensive en Champagne au mois d’avril 1917. Les grèves eurent lieu, et dans l’armée des mutineries (sur lesquelles d’ailleurs la lumière n’est pas encore faite). En Angleterre également des grèves d’une extrême gravité ont été dirigées contre le système dit " de la dilution " qui consistait à remplacer dans les usines de guerre les ouvriers envoyés au front par des femmes.

L’état d’esprit est encore aggravé au cours de l’année 1917 par les bruits persistants de négociations de paix qui circulent à travers l’Europe : non seulement l’offre, qui fut sans résultat, du président Wilson, mais encore les conversations que le prince Sixte de Bourbon-Parme a menées au nom du gouvernement autrichien avec la France, les entrevues entre Lancken et Briand, et enfin la proposition de paix du pape Benoît XV. C’est dans ce contexte de négociations de paix qu’il faut situer la tentative socialiste en vue d’organiser la conférence internationale de Stockholm qui, on va le voir, n’a jamais eu lieu.

L’origine de cette conférence est venue d’un certain nombre de délégués hollandais à l’exécutif de l’Internationale, réunis autour de Troelstra, Von Kol el Alvarra, qui se sont adjoints pour l’ensemble de ces négociations le Belge Huysmans, secrétaire de l’Internationale. Ces délégués hollandais se rendirent donc à Stockholm le 22 avril 1917 pour envoyer de là aux membres de tous les pays qui avaient fait partie de la Deuxième Internationale une invitation à une conférence qui devait se réunir primitivement le 15 mai. Un comité a été constitué qui avait été placé sous la présidence du socialiste suédois Branting, l’une des personnalités les plus considérables du socialisme européen de cette époque, et dont les sympathies pour le clan de l’entente étaient certaines. C’est ainsi qu’a été constitué ce que l’on a appelé le comité hollandais-scandinave. Cependant cette invitation n’a pas eu de succès. Les Anglais et les Français firent la fine bouche et déclarèrent qu’il ne leur plaisait pas de se réunir avec des délégués allemands. Le comité se tourna alors vers les socialistes russes (on est au lendemain de la révolution) et en particulier vers le soviet de Pétrograd qui, sur l’initiative de l’un de ses membres, Dan, se montra extrêmement favorable à l’idée d’une conférence internationale. La social-démocratie russe en est arrivée en effet à cette conclusion qu’une conférence internationale socialiste constituerait " le premier pas nécessaire et décisif pour une action internationale commune dans les pays ouvriers et pour l’organisation d’une lutte énergique et tenace ayant pour but de mettre fin à la boucherie générale ". Derrière ces formules se dissimulait bien évidemment la pensée qui était celle des révolutionnaires russes, qu’une conférence socialiste internationale leur permettrait de se retirer de la guerre. C’est ainsi qu’une délégation composée de révolutionnaires russes, parmi lesquels se trouvaient notamment Axelrod et Smirnov, fut envoyée à Stockholm. S’étant mis d’accord avec le comité hollando-scandinave – c’est-à-dire le comité neutre – , cette délégation a rédigé le 11 juillet un appel aux prolétaires de tous les pays, les invitant à une conférence qui devait s’ouvrir primitivement le 15 août, mais qui fut reportée ensuite au 9 novembre. Trois questions devaient être mises à l’ordre du jour de cette conférence internationale des socialistes européens : la guerre mondiale ; le programme de l’Internationale pour la paix, c’est-à-dire la fixation des buts de guerre de l’Internationale ; et les moyens propres à réaliser ce programme et à faire cesser la guerre aussi vite que possible.

Cette invitation se heurta tout de suite à l’opposition fondamentale des socialistes majoritaires français, et en particulier de Guesde, qui firent valoir qu’il s’agissait d’une machination allemande, que c’était là un piège tendu par l’Allemagne qui menait les socialistes neutres en vue de faire accepter par les socialistes européens les buts de guerre des puissances de l’Europe centrale. Ce point de vue fut également celui du socialiste russe Plékhanov qui vivait dans l’émigration, et qui pensait que la présence des soviets russes créerait une influence désastreuse sur l’armée russe et n’aboutirait qu’à une " compromission honteuse avec les agents de l’impérialisme allemands, les Scheidemann et Cie, persécuteurs implacables des sociaux-démocrates indépendants ". Cependant, si les socialistes de l’Entente avaient marqué tout de suite une certaine résistance, leur opinion n’a pas tardé à se modifier. En effet, à la suite de la révolution de mars 1917, avait été envoyée en Russie une mission parlementaire française composée d’éléments d’extrême-gauche, Moutet et Cachin, socialistes " bon teint ", qui étaient chargés de convaincre leurs amis russes de continuer la guerre. De même avait été envoyé du côté anglais le socialiste Henderson, membre du Labour Party. A cette mission parlementaire a succédé du côté français une mission gouvernementale : Albert Thomas lui-même, alors ministre, avait été envoyé pour appuyer l’effort de guerre russe. Or, tous ces hommes politiques revinrent de Russie, convaincus que, si l’on voulait maintenir ce pays dans la guerre – ce qui était fort difficile –, il fallait recourir à la conférence de Stockholm. La Russie nouvelle ne veut plus de la guerre dans un but de conquête, constatent-ils ; il faut donc démontrer la mauvaise foi allemande ; nous, socialistes, nous en ferons la preuve au congrès internationale de Stockholm ; les socialistes allemands seront confondus et les socialistes russes recommenceront la guerre. Il fallait, par conséquent, si l’on voulait éviter que les socialistes russes évoluent vers l’idée d’une paix séparée, leur donner une satisfaction en réunissant une conférence internationale où serait discutés les buts de la guerre.

Le congrès national du parti socialiste français, le 28 mai, sur la proposition commune de deux députés, l’un majoritaire, Auriol, et l’autre minoritaire, Pressemanne, après avoir entendu un discours pathétique de Cachin, et tandis que la foule qui stationnait place de la République devant la salle du congrès, entonnait pour la première fois depuis 1914 l’Internationale, - le congrès vota à l’unanimité la participation des socialistes français à la conférence internationale de Stockholm. Ce point de vue cependant était combattu au sein de la S.F.I.O. par un petit groupe, celui de la " France libre " réuni autour d’un député, Compère-Morel. Un congrès socialiste interallié, c’est-à-dire comprenant les membres des partis socialistes de l’Entente, se réunit en août 1917 ; malgré certaines résistances – belges en particulier – , ce congrès décida d’envoyer des délégués à Stockholm.

Il n’est pas douteux que la conférence de Stockholm ait suscité pendant quelques temps de très grands espoirs. Stockholm était devenu le symbole de l’espoir de paix d’un très grand nombre de socialistes et de pacifistes de tous les pays. On en trouve le témoignage dans Les Souvenirs de Victor Adler, qui a parlé de la force morale que devaient acquérir les socialistes en prenant l’initiative des négociations de paix. La future conférence, en définissant les positions socialistes sur les problèmes généraux de la guerre et de la paix, devait apparaître comme une contribution spécifique du mouvement ouvrier international à l’établissement d’un climat qui allait favoriser l’ouverture de négociations entre les belligérants. Elle pouvait même contraindre les gouvernements, désemparés devant la révolte de l’opinion publique, à ouvrir des négociations de paix sur les bases des propositions de Stockholm. Cependant, il faut bien noter que cette attitude généralement très favorable à la conférence de Stockholm dissimulait deux positions très différentes : les uns, en général les socialistes majoritaires, voient dans la conférence le moyen d’empêcher une paix séparée entre la Russie et l’Allemagne, donc le moyen de porter la guerre jusqu’au bout contre l’impérialisme allemand ; les autres, au contraire, y voient le moyen d’atteindre la paix par la voie des négociations.

Or, la conférence de Stockholm allait se heurter très vite à une double opposition. D’abord à celle de Lénine qui, au lendemain de la révolution de mars 1917, avait réussi à regagner la Russie dans un wagon plombé. Lénine, d’abord dans une lettre adressée au parti bochevik de Suisse, puis, au lendemain même de son retour à Pétrograd, dans les fameuses " thèses d’avril ", avait dénoncé le chantage au patriotisme et réclamé aussitôt la totalité du pouvoir pour les soviets. Il avait réaffirmé, comme il l’avait fait à Zimmerwald et à Kienthal, sa volonté de transformer la guerre impérialiste en guerre civile. " La guerre que mène la Russie, déclarait-il, n’est pas notre guerre " ; et son but était de créer une Troisième Internationale. Lénine se prononçait absolument contre une guerre de caractère défensif et opposait sa volonté révolutionnaire aux positions purement pacifistes des mencheviks. Lénine considérait à ce moment là l’ère zimmerwaldienne comme close. " Le zimmerwaldisme avait sombré, disait-il, dans un social-pacifisme ". " Nous ne pouvons plus supporter, écrivait-il, le marais zimmerwaldien ". Et il ajoutait : " C’est précisément nous qui devons fonder sans tarder la nouvelle Internationale prolétarienne et révolutionnaire, ou plutôt nous ne devons pas craindre de déclarer publiquement qu’elle est déjà fondée et qu’elle fonctionne déjà. Fonder la Troisième Internationale sans attendre, c’est le devoir de notre patrie ". Et lorsque la question se pose, au cours de l’été 1917, de la participation d’éléments bolcheviks à la conférence de Stockhoklm, Lénine se déclare nettement contre. Il écrit : " Ce n’est pas l’étendard révolutionnaire qui va flotter sur Stockholm, mais bien le drapeau du marchandage, du compromis et de l’assistance pour les sociaux-impérialistes, le drapeau des banquiers conférant sur le partage des pays annexés. Nous avons décidé de fonder la Troisième Internationale, nous devons la créer malgré toutes les difficultés. Pas un pas en arrière vers les tractations avec les sociaux-impérialistes et les transfuges du socialisme ! " Lénine ne voulait avoir aucun rapport avec Stockholm.

L’autre élément d’opposition, ce furent les gouvernements. En effet, la conférence de Stockholm fut contrariée par l’attitude des gouvernements de l’Entente, d’autant plus que l’offensive russe tentée en juillet 1917, à l’époque du gouvernernement Kerenski, aboutit à un échec total et démontra qu’il n’y avait plus rien à attendre de l’armée russe. Les gouvernements de l’Entente refusèrent les passeports aux délégués au moment où ceux-ci allaient partir pour Stockholm. Il était en effet apparu au gouvernement français que si les passeports étaient accordés, il ne serait plus possible de maintenir l’ordre dans l’armée. C’est du moins la position qui avait été adoptée par le général Pétain chargé de réorganiser l’armée française à la suite de la catastrophe du Chemin des Dames au printemps 1917. Certes, cette décision de refuser les passeports aux délégués français et anglais, a provoqué un certain nombre de réactions. Un manifeste fut signé le 10 septembre par les puissances invitantes à Stockholm, qui faisait du comité de Stockholm une organisation permanente et maintenait l’idée de convoquer, quand les temps seraient plus propices, le congrès international prévu pour le mois de septembre. Un programme pour la paix fut établi par le comité hollando-scandinave à partir d’un très grand nombre de rapports internationaux qui lui avaient été envoyés.Mais, à vrai dire, il ne fut plus question à partir du mois de septembre 1917 d’une conférence internationale fixant un programme général de paix. Les socialistes alliés se réunirent encore plusieurs fois pour définir leurs buts de guerre, mais sans rencontrer les socialistes des puissances qui leur étaient opposées.

En même temps que la conférence de Stockholm aboutissait à cette impasse, le mouvement zimmerwaldien s’acheminait lui aussi vers un échec complet. A la suite de la révolution russe la commission socialiste internationale, fondée, on s’en souvient, à Zimmerwald en 1915, s’était rendue à Stockholm, et là elle convoqua pour le 5 septembre une troisième conférence zimmerwaldienne (la première s’étant tenue à Zimmerwald et la seconde à Kienthal). Mais cette conférence zimmerwaldienne fut également privée de la présence des délégués de l’Entente puisque ceux-ci n’avaient pas reçu de passeports. Il y eut un certain nombre de délégués allemands appartenant aux formations de l’extrême gauche et de la gauche, et un certain nombre de mencheviks et de bolcheviks. La conférence, après avoir exprimé sa sympathie pour Frédéric Adler, vota une résolution de caractère révolutionnaire qui prétendait transformer la guerre impérialiste en guerre sociale. Mais cette résolution qui représentait un progrès incontestable des idées léninistes en son sein, la conférence zimmerwaldienne de Stockholm fut hors d’état de la faire connaître à aucun des partis socialistes belligérants. Elle fut publiée dans l’organe socialiste suédois d’extrême-gauche, Politiken, qui représentait des conceptions léninistes. Mais, à vrai dire, elle resta lettre morte. Lorsque sera constituée la Troisième Internationale, le mouvement zimmerwaldien sera liquidé par la même occasion.

Pourquoi cet insuccès du mouvement de Stokholm qui constitue un second et grave échec de l’Internationale ? Il faut l’expliquer essentiellement par la faiblesse du mouvement révolutionnaire européen à cette époque. Certes, au cours de l’année 1917, l’on avait assisté à une extension des grèves et des mutineries. Mais il avait été impossible de substituer, dans les grands Etats belligérants, à la passion patriotique et belliqueuse une énergie révolutionnaire et pacifiste. En fait, le refus des passeports, au cours du mois d’août 1917, ne s’est heurté à aucune espéce de résistance véritable. Sans doute, au congrès socialiste de Bordeaux, en octobre 1917, il fut protesté contre le retrait des passeports, et la question fut posée au mois de septembre au Parlement par un député socialiste. Mais, de ces protestations, rien n’est sorti. Pour ce qui est des socialistes allemands, à qui l’on n’avait pas refusé les passeports, ils vinrent à Stockholm ; mais ils y présentèrent deux Mémoires absolument différents sur leurs buts de guerre. Les uns et les autres se prononcèrent en principe pour la libre détermination des peuples, qui était, on le sait, l’une des propositions essentielles de la social-démocratie. Mais les majoritaires, c’est à dire le parti traditionnel (le S.P.D.), ne voulurent pas introduire parmi les peuples disposant d’eux-mêmes, ni l’Alsace et la Lorraine, ni les provinces polonaises d’Autriche et de Prusse. Au contraire, les " Socialistes Indépendants " (U.S.P.D.) qui était favorables à une disposition générale des peuples d’eux-mêmes, appelaient les socialistes à rompre complètement avec les buts de guerre prévus par les gouvernements impérialistes. On voit que le S.P.D. et l’U.S.P.D. adoptaient des positions entièrement différentes.

Cet échec de la conférence de Stockholm va avoir des conséquences d’une grande gravité. Elles sont extrêmement sérieuses pour le mouvement ouvrier européen qui est vaincu une seconde fois. L’Internationale n’avait pas été capable en août 1914 d’empêcher la guerre ; elle n’a pas été capable dans l’été 1917 de fixer les bases d’une paix de compromis. Le mouvement socialiste apparaît donc une seconde fois désarmé et vaincu. Il ne reste plus dorénavant qu’à attendre la victoire d’un des blocs capitalistes sur l’autre. C’est à quoi s’emploient, en France la dictature de Clémenceau, en Angleterre celle de Lloyd George.

Cependant, dans cette fin de l’année 1917 un fait révolutionnaire subsiste : c’est la révolution russe et la victoire bolchevik. La révolution dite d’octobre marque le passage entre les mains des bolcheviks russes de l’hégémonie dans le mouvement international ouvrier. Lénine dira plus tard : " L’hégémonie dans l’Internationale est passée aux Russes comme elle avait été dans les différentes périodes du 19ème siècle chez les Anglais, chez les Français et puis chez les Allemands ". Nous nous trouvons donc à partir de la révolution d’octobre devant une nouvelle expérience révolutionnaire : l’expérience bolchevique. Seulement, pour l’apprécier, il faut tenir compte du fait qu’au moment même où les bolcheviks s’emparaient du pouvoir, ils avaient été obligés d’entrer en négociations de paix avec l’Allemagne. La révolution a été accompagnée presque simultanément de la paix de Brest-Litowsk, c’est à dire d’une paix séparée entre la Russie et l’Allemagne, capitulation qui a dû être acceptée par le gouvernement révolutionnaire pour préserver la révolution elle-même. Et il est bien évident que le jugement porté sur la révolution russe sera en Europe en grande partie déterminé par la signature contemporaine du traité de Brest-Litovsk.

Quelles sont, dans cette dernière année de guerre, les réactions des socialistes devant les événements qui se situent en Russie ? Le fait essentiel apparaît comme un glissement vers la gauche des partis socialistes. En France, la proposition de reprendre les relations internationales entre socialistes, qui avait été rejetée par la majorité en 1916 encore, est acceptée en 1918. D’autre part, depuis septembre 1917, l’Union sacrée se trouve rompue. En Allemagne, l’U.S.P.D., c’est à dire le parti socialiste minoritaire, s’est constitué en avril 1917 sur la base d’une paix sans annexions, ni indemnités, et il a acquis une position dans le pays sensiblement égale à celle des majoritaires.

Cependant, si les minoritaires se trouvent renforcés et si l’on voit ainsi un glisssement de la social-démocratie vers son centre, les éléments de gauche demeurent encore extrêmement faibles. Le spartakisme demeure en Allemagne le fait de quelques individus qui d’ailleurs demeurent au sein de l’U.S.P.D., qui hésitent par conséquent à constituer un parti autonome ; il faut ajouter à cela que la plupart d’entre eux sont en prison et ne peuvent participer à l’action révolutionnaire. En France, les éléments révolutionnaires se sont groupés autour de ce que l’on appelle le Comité de Défense Syndicale (le C.D.S.) dont la personnalité la plus considérable est celle de Péricat qui organise au cours du printemps 1918 plusieurs grèves d’une certaine violence. Mais, là aussi, le gouvernement, sous Clémenceau, a réagi avec la plus grande violence. Les persécutions gouvernementales se sont abattues sur les éléments les plus actifs, et la plupart de ces éléments d’extrême-gauche, comme Henri Guilbeaux, ont été incarcérés.

Tant que la guerre a duré, c’est à dire jusqu’à l’automne 1918, la révolution russe n’exerce qu’une très faible fascination sur les masses laborieuses ; et cela, du fait essentiellement de ce qu’elles appellent la trahison de Brest-Litowsk. En Allemangne, Rosa Luxembourg (qui est en prison) reproche aux soviets d’avoir cessé de combattre et de n’avoir pas essayé de transporter la révolution en Europe. En France, la révolution bolchevique est interprétée comme une prise de pouvoir par une minorité, surtout à partir du moment où les bolcheviks se sont opposés à la réunion d’une assemblée constituante. On connaît le mot : " La garde rouge de Lénine-Trotsky a assassiné Karl Marx ". En Angleterre, l’immense majorité du parti travailliste est extrêmement hostile à la révolution russe, et seuls certains éléments du British Social Party se sont prononcés en sa faveur. On voit par conséquent que, tant que la guerre a duré, l’influence de la révolution russe n’a nullement été décisive sur le socialisme européen.

 

Note

(1) Pour une vue d’ensemble sur la révolution russe, cf. F. X. Coquin, La Révolution Russe, P.U.F., collection " Que sais-je ? ".

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