1965

 

Jacques Droz

L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920

II. Fondation de la Première Internationale

1965

FONDATION DE LA PREMIERE INTERNATIONALE

Contrairement à ce que l’on dit souvent, la Première Internationale n’est pas l’oeuvre de Marx, mais elle s’est constituée sur l’initiative d’un certain nombre d’ouvriers anglais et français. " L’Internationale est un enfant venu au monde en France et mis en nourrice à Londres ", a-t-on dit. Il est né, en fait, de l’entente des deux classes ouvrières les plus évoluées à ce moment là et les plus importantes de l’Europe : l’anglaise et la française.

A la tête de la classe ouvrière anglaise comme éléments directeurs se trouvaient ceux que l’on appelle les chefs des trade-unions qui groupaient les différentes corporations sur le plan local et sur le plan national. L’esprit qui animait ces trade-unions, c’est ce qu’on appelle le " syndicalisme nouveau modèle ", ce qui signifie que ces trade-unions ne groupaient en somme qu’une fraction très réduite du monde ouvrier anglais, ceux qu’on appelait les ouvriers qualifiés (skilled), excluant absolument les manoeuvres, - que ces trade-unions se préoccupaient essentiellement de l’élargissement des droits politiques et syndicaux, qu’ils étaient en somme des groupements réformistes, s’appuyant sur l’un des deux plus grands partis anglais, le conservateur et (d’ailleurs plus souvent) le libéral, pour obtenir les réformes souhaitées, mais nullement des groupements révolutionnaires, pas mêmes socialistes, en tout cas absolument hostiles à la lutte des classes.

Ces trade-unions cependant sont amenés du point de vue de leur intérêt immédiat à faire appel à la solidarité internationale des travailleurs. En cas de grève, en effet, et pour la briser, les industriels anglais menaçaient constamment de faire appel à des ouvriers du continent, français, allemands ou belges, qui acceptaient de travailler à meilleur compte. Ne convenait-il pas dans ces conditions, dans l’intérêt même des ouvriers anglais, d’éclairer les ouvriers du continent sur leurs devoirs à l’égard de leurs camarades britanniques ? D’ailleurs depuis plusieurs années les trade-unions ont les yeux orientés vers le continent et s’intéressent aux problèmes d’émancipation nationale libérale qui se développe alors en Europe. Sympathie pour les italiens : mouvement en 1858, par exemple, contre les tentatives de Palmerston, après l’attentat d’Orsini, pour prendre des mesures contre les émigrés italiens vivant à Londres ; manifestation en 1859 contre la paix de Villafranca qui ne donne pas satisfaction aux aspirations nationales italiennes ; et surtout manifestation grandiose de sympathie pour Garibaldi lorsqu’il vient à Londres à deux reprises en 1860 et en 1864.

Les trade-unions ont également porté leur attention sur la guerre de Sécession aux Etats-Unis, qui provoque une très grave crise économique en Angleterre du fait de l’arrêt des importations de coton brut. Contre les classes dirigeantes anglaises qui sont pro-sudistes, c’est à dire favorables aux Etats esclavagistes, les trade-unions prennent nettement position en faveur des nordistes et pour l’émancipation des noirs. Il y a des manifestations importantes à Manchester et à Londres, et une adresse de sympathie est envoyée à Lincoln. Marx dira plus tard au sujet de cette intervention des trade-unions anglais en faveur des nordistes : " Ce ne fut pas la sagesse des classes dirigeantes, mais la résistance héroïque de la classe laborieuse anglaise contre une criminelle folie, qui préserva l’Europe occidentale d’une croisade transatlantique pour la perpétuation et l’extension de l’esclavage ".

Enfin, la classe ouvrière anglaise a pris nettement position en faveur des insurgés polonais. Le 28 avril 1863, en plein coeur de la révolution polonaise, a eu lieu à Londres une grandiose manifestation qui a été présidée par le professeur Edward Spencer Beesly, introducteur de la philosophie positiviste en Angleterre. Au cours de cette réunion une intervention armée a été réclamée en faveur de la Pologne et une délégation envoyée dans ce sens à Palmerston. Or Palmerston a répondu à cette délégation qu’une intervention de l’Angleterre sans la France était impensable et que les trade-unions devaient par conséquent agir sur la classe ouvrière française pour que celle-ci fit pression sur le gouvernement en faveur de cette intervention. C’est de cette manifestation de Londres que va sortir la Première Internationale.

Cependant, dès 1862, donc l’année précédente, des relations ont été amorcées entre des ouvriers français et anglais à l’occasion de l’envoi d’une délégation ouvrière française à l’exposition universelle de Londres. Cet envoi correspond à la tentative ébauchée à ce moment là par Napoléon III, conseillé par son cousin le prince Napoléon, pour se concilier la classe ouvrière française. La politique impériale subit alors une crise de confiance auprès des éléments des classes dirigeantes, de la bourgeoisie et des catholiques. Il est normal que l’empereur cherche, pour appuyer son gouvernement, des éléments nouveaux. Napoléon III va donc chercher à se concilier la classe ouvrière, sans toutefois abroger la législation qui pesait sur elle et qui interdisait absolument toute organisation syndicale ainsi que toute coalition ouvrière. C’est dans ces conditions que furent élus des délégués, à raison de 200 délégués pour Paris et de 550 pour la province. Ces délégués furent dotés chacun d’un budget de 200 Frs pour se rendre à Londres. Quand ils arrivèrent dans la capitale anglaise, ils furent boudés par les trades-unions qui virent en eux des instruments dociles de la politique de Napoléon III. Et, chose curieuse, ils ne furent en fait reçus à Londres que par des groupements patronaux. Cependant, indirectement, un certain nombre de ces délégués entrèrent à titre personnel en rapport avec des membres des trade-unions. Ce fut le cas en particulier pour Henri Tolain, ouvrier ciseleur, qui avait déjà dans le parti ouvrier français une importance considérable. Tolain était un tempérament indépendant et nullement, comme on le disait alors, un instrument du césarisme napoléonien. Certes, Tolain était résolument proudhonien. Il s’opposait entièrement, comme proudhonien, à la pratique de l’action directe chère aux blanquistes. Il pensait que c’était par des moyens pacifiques et par la formation intellectuelle que le prolétariat pourrait un jour s’émanciper. Il ne pensait pas qu’il fallut attaquer de front le régime impérial. Mais il n’avait aucune confiance dans la politique impériale et il pensait essentiellement que la classe ouvrière devait s’émanciper de toute tutelle politique. Ce qu’il réclame, c’est la possibilité pour les ouvriers de s’organiser, de prendre en main leurs affaires sans être entravés. Et c’est dans cet esprit qu’il avait préconisé, en mars 1863, des candidatures ouvrières. Lui-même s’était présenté à Paris comme candidat ouvrier, et il avait écrit à cette occasion une brochure " Quelques vérités sur les élections de Paris " où il réclamait pour les ouvriers la liberté de constituer des syndicats ainsi que des fédérations de syndicats. Tolain sera au cours de l’année suivante (1864) l’inspirateur du Manifeste des Soixante (ainsi appelé parce qu’il a été signé par 60 ouvriers) qui déclarait : " Le suffrage universel nous a rendu majeurs politiquement, mais il nous reste encore à nous émanciper socialement. La liberté que le Tiers Etat sut conquérir avec tant de vigueur et de persévérance, doit s’étendre en France, pays démocratique, à tous les citoyens. Droit politique égal implique nécessairement un droit social égal ". Telle était la pensée de Tolain qui représentait donc celle des ouvriers qui s’étaient rendus à Londres.

Ce ne fut cependant qu’en juillet 1863, à l’occasion de l’invitation adressée par les ouvriers anglais à leurs camarades français pour prendre en main la défense de la Pologne (Tolain s’y rendit avec 4 de ses compagnons), qu’un comité fut constitué à Londres. Ce comité mit l’accent sur la solidarité des classes laborieuses. Le document de juillet 1863 a été rédigé par un trade-unioniste anglais, George Odge, qui avait à ce moment là une position considérable dans le mouvement trade-unioniste. Il était en effet secrétaire du London Trades Council (Conseil des syndicats de Londres) qui s’était développé à la suite d’une longue grève des ouvriers du bâtiment et qui avait donné à Odger un très grand prestige. L’adresse rédigée en juillet 1863 par les ouvriers français et anglais insistait sur la nécessité d’organiser des congrès groupant les mouvements ouvriers de tous les pays et destinés à deux fins : d’une part à établir une pression sur les gouvernements pour orienter leur politique extérieure (il est bien évident qu’ici les ouvriers pensaient à la Pologne) ; et d’autre part, à lutter contre certaines pratiques employées par le capitalisme, comme par exemple de faire venir les ouvriers étrangers pour abaisser les salaires ; et cette adresse insistait sur la nécessité pour les ouvriers de tous les pays de s’unir pour mettre fin à ces coutumes : " La fraternité des peuples est d’une haute importance dans l’intérêt du travail. Car lorsque nous essayons d’améliorer nos relations sociales, soit en rehaussant le prix du travail, soit en diminuant les heures de ce travail, on nous menace toujours de faire venir des français, des Allemands, des Belges, qui travailleront à meilleur compte. Si cela s’est fait parfois, ce n’est pas que nos frères du continent veulent nous nuire, mais faute de rapports systématiques entre les classes industrieuses de tous les pays. Nous espérons que de tels rapports auront pour résultat d’empêcher nos maîtres de nous mettre dans une concurrence qui nous rabaisse à l’état le plus déplorable qui convient à leur misérable avarice. Faire cela est l’oeuvre des peuples ".

Ce ne fut cependant qu’un an plus tard et après de très longs échanges de correspondances, que le 28 septembre 1864, au cours d’un meeting à Saint Martin’s Hall à Londres, s’organisa la Première Internationale. Les discours ont été remarquablement imprécis. Ils portent la marque de l’extrême hétérogénéité des participants, de l’incertitude et du manque de conception politique de la plupart des membres qui assistaient à cette réunion. Il y avait là en effet un certain nombre de trade-unionistes anglais, dont l’organe qui les avait appelés était le Beehive. Il y avait un certain nombre de réfugiés politiques, des Hongrois attachés à Kossuth, des Polonais, des Italiens amis de Mazzini, pour qui naturellement les questions nationales étaient beaucoup plus importantes que les questions sociales. Il y avait des membres de l’Association générale des travailleurs allemands, qui avait fondé au cours de l’année précédente et dont le chef Lassalle était mort en duel quelques jours avant le congrès de Saint Martin’s Hall. Il y avait enfin un certain nombre de proudhoniens français, et en particulier Tolain qui était accompagné de deux de ses camarades, Limousin et Parachon. Enfin il y avait des émigrés allemands comme Eccarius et Marx.

L’intervention la plus importante de cette séance fut celle de Tolain, qui déclara " Travailleurs de tous les pays qui voulez être libres, à votre tour d’avoir des congrès ! C’est le peuple qui revient sur la scène, ayant conscience de sa force et se dressant en face de la tyrannie dans l’ordre politique, en face du monopole dans l’ordre économique. Il faut nous unir, travailleurs de tous les pays, pour opposer une barrière infranchissable à un système funeste qui diviserait l’humanité en deux classes, une plèbe ignorante et famélique et des mandarins pléthoriques et ventrus. Sauvons-nous par la solidarité. "

Mais en fait le meeting de Saint Martin’s Hall se contenta d’approuver le projet français de création de sections nationales de l’Internationale sous la direction d’un Comité central qui devait se tenir à Londres. Il se contenta de désigner, avant de se séparer, un comité provisoire d’une cinquantaine de membres qui serait chargé d’élaborer les statuts. Mais au cours des débats aucun programme d’action n’avait été élaboré. Le Comité central n’avait d’autre mission que de présenter aux Commissions nationales des sujets de discussion sur les problèmes qui pourraient intéresser l’ensemble de la classe ouvrière. Le mot de " socialisme " n’avait même pas été prononcé. Aucune idéologie commune n’avait été définie. Aucune activité syndicale n’avait été prévue. Par conséquent, le meeting de Saint Martin’s Hall, s’il avait donné naissance à la Première Internationale, avait laissé en somme les choses dans l’imprécision.

        C’est ici qu’intervient la personne de Marx. L’un des leaders de l’Internationale suisse, James Guillaume, dira plus tard : " Comme le coucou, il est venu pondre son oeuf dans un nid qui n’est pas le sien ". A vrai dire, Marx n’avait nullement participé aux prodromes de l’Internationale. Depuis 1850, où il s’était établi à Londres, il était préoccupé essentiellement par des travaux d’ordre scientifique et s’était éloigné de toute action politique. Il n’avait pas assisté à la manifestation de juillet 1863 et n’était pas en relation directe avec les organisateurs du meeting de Saint Martin’s Hall. Il avait été seulement averti de ce meeting par son ami Eccarius qui représentait à Londres les associations ouvrières allemandes. Mais il n’était pas intervenu dans les débats. Il y avait assisté en personnage muet. Il n’en reste pas moins que Marx avait une très vive admiration, en tant qu’homme, pour les leaders des trade-unions britanniques et aussi pour les délégués français, tout en reconnaissant aux uns et aux autres leur faiblesse idéologique. Mais il leur était reconnaissant aux uns et aux autres de représenter leur classe, donc être des puissances réelles avec lesquelles il était impossible de ne pas compter. Il résolut donc de donner son adhésion au mouvement, et il a expliqué son attitude dans une lettre à son ami Weydemeier, dans laquelle il dit qu’il avait accepté, " parce qu’il s’agissait d’une affaire dans laquelle il serait possible d’exercer une action importante ". Pour la seconde fois donc en 1864 (la première avait été en 1848), Marx acceptait de devenir l’organisateur de la lutte politique de la classe ouvrière.

Pour le moment il allait jouer un rôle considérable dans l’élaboration des statuts. Toutefois, dans cette élaboration des statuts, son rôle n’a pas commencé tout de suite. Malade, il ne put assister à la première réunion du comité provisoire qui avait été nommé, ni aux réunions du sous-comité qui fut charger par ce comité provisoire de discuter des statuts. Or, lorsque un mois plus tard seulement il put reprendre son activité, il se trouva en présence de textes définissant ces statuts, qui lui parurent détestables et de nature à compromettre à tout jamais le mouvement. L’un de ces textes avait été élaboré par l’anglais Weston, disciple d’Owen, d’esprit totalement utopique. L’autre texte était dû au major Wolff qui représentait à Londres Mazzini et qui naturellement mettait l’accent sur l’idée de l’émancipation nationale et préconisait des méthodes analogues à celles de la lutte des Carbonari. Au cours de la séance du 18 octobre 1864, Marx réussit à écarter ces deux projets et à imposer ses propres vues. Il obtint du sous-comité une carte blanche pour rédiger les paragraphes des statuts, paragraphes qui furent accompagnés d’un préambule et d’une adresse inaugurale à la classe ouvrière. Ces statuts, préambule et adresse inaugurale, ont été votés quelques jours plus tard à l’unanimité, et ensuite adoptés par le premier congrès de l’Internationale à Genève.

L’adresse inaugurale reprend d’une façon schématique les thèses essentielles du Manifeste Communiste. On y retrouve le développement sur les contradictions du capitalisme, sur la richesse croissante d’un petit nombre et la misère croissante des masses, sur la dictature du prolétariat. Mais, dans l’adresse, Marx tenait beaucoup moins à donner un programme révolutionnaire, qu’à proposer à la classe ouvrière des moyens de profiter du mouvement révolutionnaire si un jour il se déclenchait. Ce sont par conséquent sur des recettes pratiques qu’insiste Marx. L’idée essentielle qu’il a développée, est la suivante. L’émancipation de la classe ouvrière doit être l’oeuvre de la classe ouvrière elle-même. L’Internationale se met au service de cette idée en créant partout des organisations de masses prolétarienne et en les unissant pour une lutte commune. L’association est établie pour créer un point central de liaison et de collaboration entre les sociétés ouvrières existant dans les différents pays et aspirant au même but, à savoir la protection, le progrès et la complète émancipation des ouvriers.

Les textes de 1864 insistaient donc sur l’indépendance de chacune des sections de l’Internationale. Chaque section était libre de s’organiser elle-même à sa guise. L’Internationale ne prétend pas imposer des méthodes de combat. Il faut que chaque section soit indépendante. Et c’est selon leur désir que les sections se regrouperont en fédérations nationales. La seule autorité qui est prévue, est celle du congrès qui doit se réunir tous les ans et qui sera constitué par les délégués de toutes les organisations locales, à raison de un délégué pour 500 membres ou fraction de 500 membres. Le Conseil général de l’Internationale (de l’A.I.T. : Association Internationale des Travailleurs) qui doit résider à Londres, sera un organe exécutif seulement, élu par le congrès, responsable devant lui et lui présentant tous les ans un rapport de son activité. Expression du monde ouvrier donc, dans sa totalité. Le Conseil général comprendra un certain nombre de secrétaires correspondants pour chacun des pays où existent des sections de l’A.I.T.

Tels quels, les statuts élaborés par Marx répondent à une double préoccupation. La première est de ne pas imposer de recette doctrinaire, de laisser se développer librement les grandes associations prolétariennes, quelles que soient les erreurs et les hésitations dont elles peuvent être victimes. C’est ainsi que Marx évitera, dans le texte de l’adresse, de s’attaquer aux mouvements coopératifs d’esprit proudhonien. Il souhaite donc que tous les mouvements ouvriers ou socialistes puissent adhérer à l’A.I.T. Il préconise la lutte contre tout ce qui est secte, contre toute exigence doctrinaire. Mais en même temps le texte de l’Internationale répond à une seconde préoccupation, celle d’inviter les ouvriers à ne pas rester indifférents à l’égard des problèmes politiques nationaux ou internationaux. " La conquête du pouvoir politique, déclare le texte de l’adresse, est devenue la tâche principale de la classe ouvrière ". Pour imposer ces vues au sein de l’Internationale, Marx dispose d’abord d’une autorité exceptionnelle incontestable auprès du Conseil général de Londres, qui sera d’ailleurs accrue encore par l’entrée à ce Conseil d’Engels, son ami, en tant que secrétaire correspondant pour l’Allemagne et l’Italie en 1870. On peut dire que la position de Marx au Conseil général a été indiscutée. Dans les congrès, où il est d’ailleurs presque toujours absent, il fait agir ses disciples, et en particulier deux émigrés vivant à Londres à ses côtés, le tailleur allemand Eccarius et l’horloger suisse Jung. C’est Eccarius et Jung qui ont été les porte-parole de Marx dans les congrès. Marx s’est montré, dans la direction de l’Internationale, un tacticien remarquable. Et c’est autant par son habileté manoeuvrière que par sa puissance dialectique qu’il va s’imposer au monde ouvrier. Il n’est pas douteux que le Conseil Général de Londres, dirigé par Marx, a préparé les masses prolétariennes à accepter les positions du socialisme scientifique telles que Marx était en train de les définir dans le Capital dont le premier volume a paru en 1867.

LES EFFECTIFS ET L’INFLUENCE DE LA PREMIERE INTERNATIONALE

Une légende s’est constituée de très bonne heure sur l’importance numérique de l’Internationale. Et cette légende a été formée à la fois par les ennemis et par les amis de l’Internationale. Lors du procès contre la section française de l’Internationale, en juin 1870, le procureur général a fixé les effectifs de l’Internationale à 811 513 membres, dont 433 000 pour la France. Et il dénonçait en partant de ces chiffres un véritable fléau social. Dans un procès de haute trahison qui a été dirigé en juillet 1870 contre des membres autrichiens de l’Internationale, le procureur dénonça un " Etat dans l’Etat " ; et un document de la même époque, sur lequel s’appuie le procureur, fixe les effectifs de l’Internationale à plus de un million de membres pour l’Europe et pour l’Amérique. En 1871 le Times fixera les effectifs de l’Internationale à 2 500 000 membres. Et un français, Oscar Testut, qui a vécu toute sa vie dans la phobie de l’Internationale (et qui a écrit d’ailleurs une série d’ouvrages sur ce mouvement, notamment son Livre Bleu en 1871), parle d’effectifs de cinq millions de membres.

Le même Testut évalue les revenus de l’Internationale à cinq millions de livres sterling. Les amis de l’Internationale se livrent à des évaluations qui sont également extravagantes. Au congrès de Bâle, en 1869, le délégué américain, Cameron, parlera de 800 000 membres américains. Le journal L’Internationale, organe de la section belge, déclare pendant la guerre de 1870, que l’Internationale réunit sous son égide plusieurs millions de travailleurs dans les deux continents.

Il s’agit là, de part et d’autre, de chiffres exorbitants. Il faut examiner d’abord quels sont les revenus financiers de l’Internationale. Or ces revenus apparaissent ridiculement faibles. Les cotisations personnelles à l’Internationale ont été fixées en 1864 à un shilling, et, pour les membres appartenant à des syndicats, à trois pence par an. Mais cette cotisation est très vite jugée trop élevée, et elle est réduite par la suite. Les syndicats en général paient d’ailleurs pour leurs membres une somme collective qui est extrêmement faible : par exemple, la somme de deux livres sterling pour les menuisiers anglais qui groupent 9 000 membres. On a calculé, approximativement d’ailleurs, car on n’a pas les comptes de l’Internationale, que les membres individuels fournissaient à l’Internationale un revenu de 30 livres 12 shillings, ceci en 1869, et que la même année les revenus totaux de l’Internationale s’élevaient à 51 livres 7 shillings et un penny. Dans ces conditions, les traitements alloués aux fonctionnaires de l’Internationale devaient être extrêmement faibles. Le secrétaire général de l’Internationale reçoit en 1866 une livre par semaine, chiffre qui est réduit ensuite à 10 shillings. Et ce traitement ne lui est pas versé sur la caisse de l’Internationale, mais par une collecte faite auprès des membres du Comité central. Marx, dans une lettre de mars 1870, estime que les finances de l’Internationale sont à peu près égales à zéro.

Pour ce qui est des effectifs de l’Internationale, il est absolument indispensable de distinguer entre les cotisants individuels et les groupements qui donnent leur adhésion collective à l’Internationale, à savoir les syndicats et les partis. Pour ce qui est des membres individuels de l’Internationale, qui donc cotisent à titre personnel, le chiffre en est extrêmement faible. L’on a aucune statistique officielle. L’Angleterre en 1870 n’a pas plus de 294 cotisants personnels. L’Allemagne vers la même date en a 385, et chaque section allemande (nous en connaissons les chiffres) a un nombre ridiculement faible d’adhérents : 6 à Berlin, 17 à Cologne, 9 à Stuttgart. En France, les chiffres ont dû, au meilleur moment, s’élever à 2 000 adhérents au maximum ; un peu plus en Suisse : 6 000 environ. Les adhérents italiens à l’Internationale doivent être environ de l’ordre de 2 000. L’Espagne a dû avoir (et c’est le pays qui en a eu le plus) 20 000 adhérents, dont 7 000 seulement à Barcelone ; mais c’est à une époque où l’Internationale aura en fait rompu avec Marx et se sera orienté dans un sens différent : le sens anarchiste. Les Etats-Unis ont dû avoir au maximum un nombre d’adhérents personnels égal à 5 000. Ceci a fait dire que l’Internationale a été " une grande pensée dans un petit corps ".

Mais quand on a chiffré les cotisants personnels à l’Internationale, on n’a encore rien fait. C’est par son action auprès des grandes associations ouvrières, des syndicats et des partis, que l’Internationale a exercé sur l’ensemble du mouvement socialiste européen, entre 1864 et 1872, une influence capitale.

 

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