1993

Souvenirs d'une militante trotskyste.

Klara Feigenbaum

Souvenirs de "Mémé"

5 décembre 1993

 

Roumanie

Quand j'avais 13-14 ans, vers 1934, on disait dans l'entourage de mon père que je serai une future Rosa Luxembourg. Il y avait à peine quinze ans que Rosa avait été assassinée pendant l'insurrection spartakiste à Berlin, mais pour moi elle était au firmament lointain, dans les limbes de l'histoire, parmi les héros morts dans le combat pour les opprimés et les offensés.

Dans sa jeunesse, mon père était militant socialiste. La guerre de 14, dont il avait vécu les horreurs comme soldat de l'armée austro-hongroise, l'avait amené en Bucovine, province de l'empire, où il avait rencontré ma mère. Lui était ouvrier mécanicien fils unique d'un artisan juif de Graz, ville impériale, elle était la fille aînée de petits commerçants aisés de Radautz.

Mon père contestait la monarchie, ma mère vénérait le nom de François-Joseph émancipateur des Juifs. La guerre avait ruiné l'Autriche, réduite après son démembrement à la misère et à la mendicité. Grâce à ses qualifications, mon père trouva du travail en Bucovine, annexée par les vainqueurs à la Roumanie. C'est à la campagne près de Radautz que je suis née par un rude matin d'hiver, un 16 janvier 1920. La sage-femme, une paysanne, se réconforta avec un verre d'alcool puis lança le contenu d'un deuxième sur les vitres givrées, en guise de présage de bonheur et d'une grande destinée. Mon père m'inscrivit à l'état civil sous le nom de Clara, fille de Regina Wolf et d'Emmanuel Feigenbaum. J'ignore pourquoi on me choisit ce nom. Bien plus tard, ma mère m'a raconté qu'une de ses cousines, Clara Wolf, avait été cantatrice à l'opéra de Vienne.

J'ai retenu de ma mère quelques récits de cette époque. Par ces temps d'après-guerre et de famine les policiers traquaient dans les trains le petit "marché noir". Il arriva à ma mère de se faire tâter le ventre, comme toutes les femmes enceintes, car parfois la "grossesse" dissimulait du ravitaillement. Le pain était fait à la maison ; on pétrissait pendant des heures la pâte dans un bac en bois qu'on couvrait ensuite pour lui laisser le temps de lever. On s'éclairait avec des lampes à pétrole. J'étais fascinée par la variété des formes du vase et des tuyaux de verre, par le fait qu'en baissant ou en remontant la mèche on variait l'intensité de la lumière. Ma mère eut un jour une grande frayeur, j'avais disparu et elle m'appelait en vain. Elle imagina avec horreur que j'avais pu être mangée par la truie. Mais je m'étais seulement glissée sous le lit où étaient stockées des pommes pour l'hiver et m'étais endormie grisée par leur parfum.

Mes parents essayaient de me familiariser un peu avec leur vie passée, d'un monde désormais révolu. Ma mère me parlait des bals avant la guerre, des toilettes pour lesquelles il fallait serrer sa taille dans un corset, des cheveux qu'on coiffait en grandes boucles avec le fer à friser. Elle évoquait aussi un souvenir émouvant au milieu des misères de la guerre. Au moment où les Russes avaient occupé le pays, un jour un soldat de haute stature était venu à la maison. Eux parlant l'allemand et lui le russe, ils ne pouvaient évidemment communiquer. Il prit un enfant sur ses genoux, et se mit à jouer un air gai sur son accordéon tout en s'accompagnant de la voix. Qu'est devenu par la suite ce soldat ? Mon père évoquait le cauchemar des tranchées, les assauts à la baïonnette en hurlant, les gaz, le camarade tombé à ses côtés le crâne emporté par un obus. Il m'apprit à chanter "Ich hatt' einen Kameraden, einen besseren findest Du nicht" (j'avais un camarade, de meilleur tu n'en trouves pas), un chant de combat du début du 19° siècle, et que les troupes hitlériennes rendirent odieux pendant la deuxième guerre. Mais il m'apprit bien d'autres rondes enfantines, toujours vivantes, et je m'émerveillais de son "yodeln", le chant tyrolien que je n'arrivais pas à imiter. J'admirais son courage lorsqu'il me racontait qu'à cause de la vente du journal socialiste dans la rue il lui arrivait de coucher la nuit au poste de police. En ce temps-là déjà certains de ses camarades ne regrettaient pas cette occasion de manger un peu mieux que quand ils étaient en liberté. Peu de temps après la guerre, à Radautz, mon père voulut associer celle qu'il courtisait à ses ventes à la criée. Mais la jeune fille de bonne famille, celle qui devint ma mère, n'osa pas "s'exposer" dans la rue.

Socialiste, athée et exempt de préjugés, mon père était loin d'être une exception dans la population juive de l'empire germanique. Lénine soulignait ce trait dans un texte de 1910 sur la question nationale : "La culture nationale juive, c'est le mot d'ordre de nos ennemis. Mais il est d'autres éléments dans la culture juive et dans l'histoire juive. Sur les dix millions et demi de Juifs existant dans le monde entier, un peu plus de la moitié habitent la Galicie et la Russie, pays arriérés, à demi sauvages, qui maintiennent les Juifs par la contrainte dans la situation d'une caste. L'autre moitié vit dans le monde civilisé, où il n'y a pas de particularisme de caste pour les Juifs et où se sont clairement manifestés les nobles traits universellement progressistes de la culture juive : son internationalisme, son adhésion aux mouvements progressifs de l'époque (la proportion des Juifs dans les mouvements démocratiques et prolétariens est partout supérieure à celle des Juifs dans la population en général)." En Bucovine la population citadine parlait l'allemand. Les paysans qui venaient à la ville pour vendre leurs produits étaient en majorité des Roumains, mais aussi des Ukrainiens (Ruthènes).

Mon père était fier de moi, parce qu'avec l'esprit d'observation propre aux enfants, je savais distinguer, sans doute d'après le vêtement, une Roumaine d'une Ukrainienne et que selon le cas, en enfant bien élevée, je leur disais bonjour dans leur propre langue. Cette diversité n'éveillait en moi ni curiosité, ni interrogation. Allemands, Roumains, Ruthènes, Tsiganes, Juifs, Russes, il y avait des gens habillés différemment, parlant différemment, pour moi tous étaient simplement des êtres humains. Je fus dépouillée dès l'enfance de tout sens de nationalité.

Qu'était la Roumanie des années vingt ? Un pays qui avait doublé de superficie avec le démembrement principalement de l'empire austro-hongrois. Entrée en guerre aux côtés de la Triple alliance (en 1916) son armée s'était pourtant fait battre au premier affrontement. Elle était riche en céréales, en fruits, légumes, vignes, en pétrole, en minerais, mais la paysannerie et le prolétariat étaient misérables. C'était dû à l'héritage d'un passé semi-féodal et à l'existence d'une féroce oppression de classe. L'impérialisme français lui octroya, en même temps que les nouvelles provinces (la Bucovine, la Transylvanie, la Bessarabie, la Dobroudja) un statut de semi-colonie. La banque centrale était gouvernée par un haut-fonctionnaire français. L'hymne national, appris à l'école, commençait par "Vive le roi"... L'Allemand Ferdinand de Hohenzollern avait inauguré la dynastie en 1914 ; son fils Carol, qui régnait de mon temps, vivait publiquement avec sa maîtresse, Mme Lupescu. Un cousin de mon père appelé au Palais pour des réparations de plomberie, nous racontait que les robinets des salles de bain étaient en or ! Dans la ville de Radautz, que nous avions quittée, vivait encore la famille de ma mère. J'y allais souvent en vacances. J'aimais porter le "dirndel", la petite robe à fleurs traditionnelle en Autriche. Je retrouvais le bistrot où les paysans venaient boire les jours de marché, la boutique* de ma grand-tante avec les tonneaux de conserves, les pains de sucre et les pains de sel, et les délicieux wafferl que je pouvais manger à volonté. Les chevaux étaient un riche thème de conversation, il y avait à leur sujet mille anecdotes, sur leur intelligence, leur sagacité, leur fidélité. Ma grand'mère racontait que jeune veuve, elle entendit une nuit sa mère, qui n'était plus de ce monde, l'appeler : réveille toi ma fille, on vole tes chevaux. Le hennissement des chevaux lui fit sans doute faire ce mauvais rêve, mais quand elle se réveilla, un cheval manquait en effet dans l'écurie. Elle et sa sœur aimaient bien raconter des histoires de revenants. Le soir dans mon lit j'écoutais le tic-tac régulier de la pendule, attendant le message de quelque au-delà. Mais je n'en reçus jamais.

La campagne était toute proche. Il y avait "l'idiot du village" que nous aimions beaucoup.

Nous le suivions en bande, dansant et chantant "rote Hoserl grüne Banderl, oh Marianderl du bist mein Schatz". Il ne connaissait que cette ritournelle, mais elle nous ravissait. C'est avec effroi que j'assistai un jour au spectacle d'une paysanne sortant ivre du bistrot et s'écroulant dans le caniveau, des bouffées de vapeur bleue s'échappant de sa bouche. On prétendait que les paysans, une fois leur marchandise vendue, dépensaient leur argent à boire. Ce dont j'étais témoin, c'est qu'ils arrivaient pieds nus à la ville, tenant à la main leurs sandales tressées, et qu'ils se nourrissaient surtout de "mamaliga", bouillie de farine de maïs (la polenta en italien), qui, comme je l'appris plus tard à l'école, causait la pellagre. Une cousine de ma mère avait fait un mariage riche ; elle habitait une maison luxueuse où j'étais bien reçue et où je jouais avec mes petits-cousins. Mais j'étais moins émerveillée par ces richesses que par la boutique d'un vieil artisan juif qui fabriquait des peignes en corne. Il y avait une odeur très spéciale un peu suffocante dans son atelier sombre, mais c'était fascinant de le voir travailler penché sur ses outils. C'est à Radautz aussi que j'entendis parler pour la première fois de Paris. Une des cousines récemment rentrée de son voyage de noces, parlait avec enthousiasme de la "Eiffel Turm" (prononcé Aïfel). Des années plus tard je découvris avec surprise la véritable prononciation de cette merveille.

Quand les vacances finies, je retournais dans la capitale, la comparaison n'était pas à l'avantage de celle-ci. A Radautz, qui avait pourtant souffert de la guerre, la misère et la crasse étaient moins apparentes qu'à Bucarest. Mon père avait perdu sa place, bien qu'ayant été prévenu par le truchement d'un messager envoyé à ma mère, de ne pas faire de "propagande" dans l'usine. Ce fut la raison de notre déménagement à Bucarest ; sa qualification lui permit de trouver du travail, et j'entendais les ouvriers l'appeler "meister" (maître).

Dans ce pays pauvre, aux grandes inégalités sociales, le langage populaire était farci de jurons grossiers. Les gens des couches sociales plus aisées traitaient avec morgue les gens du peuple et les tutoyaient, même sans les connaître. J'ai commencé à aller à l'école de bonne heure, à cinq ans. Mon père concevait l'éducation de façon sévère, et se servait du martinet pour punir la désobéissance. Ma mère n'approuvait pas cette méthode, elle avait recours à la morale et aux dictons. Il y en avait pour toutes les occasions : la parole est d'argent, le silence est d'or ; ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd'hui, dont l'équivalent en allemand était assez drôle : "morgen, morgen, nur nicht heute, sagen alle faule Leute" (demain, demain, pas aujourd'hui, disent tous les paresseux). La politesse, la bonne tenue avaient aussi beaucoup d'importance. Passe encore, pensais-je, de manger la bouche fermée, mais c'est bien difficile d'en faire autant pour bailler. Ma grand'mère paternelle, veuve, habitait chez nous ; elle était la fée du logis. Petite, effacée, travailleuse, habillée de noir, un fichu sur la tête, elle était mon idole et j'étais sa protégée. Elle connaissait des remèdes pour toutes les maladies de l'enfance et racontait des contes que je ne me lassais pas d'écouter, cent fois les mêmes. Mon amie était aussi notre servante, une paysanne comme il y en avait tant qui venaient travailler à la ville ;* elle avait laissé au village ses enfants et son mari à qui elle envoyait l'argent de sa paye. Elle me confiait des épisodes de sa vie ; ainsi l'humiliation qu'elle ressentit le lendemain de sa nuit de noces, quand, selon la coutume, on exposa les draps pour témoigner de sa virginité. Encore jeune, vêtue d'une ample jupe longue et les cheveux serrés dans un fichu, elle ne laissait voir que son beau visage. Quand elle s'était présentée chez nous cherchant une place de domestique, elle avait remis à ma mère son livret de travail. Tout salarié en avait un obligatoirement. Sa précédente patronne, une enseignante (par hasard mon professeur de roumain), avait marqué sur le livret "communiste". La paysanne ne savait pas lire et on se garda de lui traduire cette inscription "infamante" ; elle s'intégra loyalement dans notre famille, alors qu'elle avait par nécessité fait le sacrifice d'abandonner la sienne.

D'un caractère plus hautain et plus sévère ("moi, Beila Wolf", aimait-elle souligner), la grand'mère maternelle venait chez nous seulement en visite. Elle me laissa un souvenir désagréable le jour où elle m'emmena dans un sauna et m'imposa un bain de vapeur. Plus on montait de marches, plus je criais, moins elle lâchait ma main. Elle avait deux autres filles (ma mère était l'aînée) : Hélène avait déjà émigré au Canada, tandis que Ida, la plus jeune, habitait chez nous en attendant de partir à son tour. Toutes les deux nous avons été enrôlées dans les activités théâtrales de mon père.

Car il ne se contentait pas de la vie au jour le jour, il avait besoin d'une vie sociale. Je l'accompagnais au club de lecture et de discussion (grâce à quoi je lui pardonnais sa sévérité pédagogique). Même si je ne comprenais pas grand'chose aux débats, le jeu me passionnait ; ainsi, pourquoi ce participant approuvait-il toujours avec conviction, dans une discussion contradictoire, le dernier qui avait parlé ? Dans ce cercle d'amis, un personnage m'impressionnait particulièrement : hongrois, il avait perdu une jambe pendant l'insurrection de 1919 à Budapest ; il avait connu Bela Kun et avait fui la répression après l'échec de la révolution. Il y avait d'autres Hongrois parmi les gens que je côtoyais, notamment des ouvriers, ravis quand je prononçais quelques mots dans leur langue. Notre ami, tailleur, chantait d'une voix superbe, comme sa fille, une enfant orpheline de mère. Hélas, le père s'était remarié avec une blonde marâtre.

Le groupe de théâtre amateur était très actif. A la veille d'un des spectacles mon père m'avait prévenu qu'un personnage de la pièce allait faire semblant d'être tué, et que le sang qu'on allait voir couler n'était que de l'encre rouge. Mais pour moi l'acteur mourait véritablement, c'était son vrai sang, la fiction était plus forte que la réalité. Cette activité extra-scolaire contrariait ma mère, qui insistait qu'un enfant devait se coucher de bonne heure. En vain : mon père voyait en moi une future grande actrice et voulait mettre en valeur mon talent.

J'aimais déclamer, et en classe je n'en voulais pas aux petites filles qui se moquaient de moi parce que je mettais du pathos dans la récitation et la lecture à haute voix. Il en fut autrement un jour où ma voix s'étrangla et des larmes brouillèrent ma vue. C'était à la lecture d'un passage de "Cuore", le roman d'une enfance de d'Amicis, traduit en roumain ; j'ai dû passer mon tour et personne ne rit ce jour-là.

J'avais le rire aussi facile que les larmes. Ce n'étaient pas les "blagues" des adultes, mais des situations qu'eux ne trouvaient pas drôles qui me faisaient rire aux éclats ; ma mère s'en inquiétait, m'expliquant que les gens pouvaient prendre ce rire pour de la bêtise.

De mon école primaire j'ai gardé le souvenir d'une maîtresse méchante, qui tirait les oreilles des petites filles, frappait avec une règle les paumes de la main, nous faisait mettre au coin à genoux. Il fallait bien calligraphier les lettres, et c'était difficile de tracer un rond bien rond et un trait bien droit. Lors d'une épidémie de poux, toutes les petites filles (les écoles n'étaient* pas mixtes) se retrouvèrent en classe le crâne rasé, pour notre plus grand amusement. Les maladies d'enfants étaient fréquentes. Je me souviens d'une épidémie de scarlatine : on était d'office hospitalisé et maintenu en quarantaine. Les parents pouvaient nous voir seulement à travers la vitre. Au plus fort de ma fièvre, j'assistais comme dans un cauchemar au vol de mon orange par une autre gamine. Les oranges étaient une friandise, qu'on ne distribuait qu'à Noël.

D'une façon générale, les enfants étaient soignés à la maison avec des moyens traditionnels : tisanes (tilleul, camomille, verveine, guimauve, queues de cerises), compresses, cataplasmes, à l'occasion l'huile de ricin, et chaque hiver la désagréable cure d'huile de foie de morue, d'un goût tellement déplaisant qu'on retenait sa respiration pour avaler, et qu'on mâchait après une olive.

En guise de remèdes ma grand'mère pratiquait aussi la magie. Ainsi, elle versait dans de l'eau froide une cuillerée d'étain en fusion et interprétait les figures formées par le métal refroidi.

Un jour où j'avais de la fièvre, elle m'enveloppa à l'insu de ma mère dans une couverture et alla me "vendre" à la voisine : le mauvais œil qui était entré dans notre maison ne pouvait plus m'atteindre. Puis elle me reprit aussitôt. J'en gardai le souvenir comme d'un conte surréaliste.

Elle me défendait aussi de toucher à notre chat noir qui sommeillait toute la journée sur une soba (nom russe du poêle, adopté en roumain). Le chat était paraît-il un animal sournois et elle me racontait des histoires terrifiantes, à la Edgar Allan Poe, qui m'était alors inconnu.

Dans tous les récits de ma grand-mère il y avait un climat fantastique ou inquiétant. Un pauvre tsigane qui avec ses compagnons traversait la forêt dans une charrette, apercevant des loups se mit à jouer frénétiquement de son violon ; la musique tenait les loups à distance.

Mais arrivé sain et sauf au village, il ne pouvait plus s'arrêter de jouer. La peur lui avait ôté la raison. La "sorcellerie" de ma grand-mère était pour moi un monde enchanté. Mais mon père appelait cela de la superstition, une maladie incurable. La preuve : il se souvenait qu'à l'époque où il était encore enfant, sa mère partie faire des courses à la tombée du jour, revint hors d'haleine, terrifiée d'avoir vu un fantôme au coin de la rue. Son époux, armé d'un bâton, la prit par le bras et l'entraîna jusqu'au "fantôme" qui n'était qu'un tonneau peint en blanc.

"Voilà ce que je fais de ton fantôme", dit-il en frappant le tonneau de son bâton. Le surnaturel avait cependant un grand attrait. J'ai vu à la maison des amis de mes parents se réunir autour d'une table, y poser leurs mains à plat et invoquer les disparus. Je regardais cela d'un œil sceptique, d'autant plus que le comportement de mes parents démentait toute croyance au surnaturel.

Athée, mon père n'allait pas à la synagogue, ne parlait jamais de religion. Mais à Pâques il nous réunissait autour d'un repas solennel et s'adressant selon la tradition à sa fille aînée nous racontait la sortie d'Egypte du peuple juif. J'aimais le goût du pain azyme, comme j'aimais la brioche de la pâque chrétienne. Ma grand'mère allumait des bougies dans un candélabre le vendredi soir. Elle me racontait que pendant la guerre, elle allumait chaque jour une bougie invoquant Dieu pour qu'il épargne la vie de son fils unique. Que l'homme ne vit pas seulement de pain, je l'appris dès ma petite enfance. Mais je vécus la spiritualité sous de multiples facettes, et ne fis un choix que vers mes treize ans.

Dans les années vingt le charleston et le tango étaient à la mode ; démonstration à l'appui, ma mère disait que la polka et la mazurka étaient bien plus jolies, et je pensais qu'elle avait raison.

Le gramophone "La Voix de son Maître" était orné d'un haut parleur en forme d'une grande corolle ouverte, et on remontait à la manivelle le disque qui s'essoufflait.

A aucun prix je n'aurais manqué ma séance hebdomadaire de cinéma. Je vécus la transition du film muet au parlant sans y voir un événement. Le Tombeau hindou était d'autant plus troublant qu'on n'y parlait pas, quant à Laurel et Hardy, ou à Charlot, accompagnés au piano dans la salle, leur mimique en disait plus que les mots, et on comprend que Charlot ait longtemps hésité à franchir le pas.

A l'occasion de quelque festivité, autour de la table chacun son tour devait pousser une chanson ou dire une anecdote. Ce fut pour moi un grand moment d'émotion quand mon père fêta avec ses amis la chance d'avoir échappé à la mort : à l'usine, le foulard qu'il portait autour du cou s'était pris dans une machine, et c'est de justesse qu'il avait évité l'étranglement. On accrocha l'écharpe au plafond dans la pièce où tout le monde était réuni pour la fête. Mon père savait tout faire de ses mains : plomberie, menuiserie, mécanique et le reste. C'est lui qui fendait à la hache les bûches pour faire provision de bois, qui construisait en hiver l'abri de paille autour de la pompe à eau dans la cour ; et je n'ai jamais eu de plus beaux jouets que les meubles miniature fabriqués par lui - chaises, table, armoire, lit - qu'il m'offrit pour un anniversaire. C'est peut-être de là que datent mon respect et mon admiration pour les gens travaillant de leurs mains. C'est aussi une poupée de chiffon qui était ma préférée, car je l'ai vue naître des mains de ma grand'mère. Les poupées en porcelaine n'avaient pas d'âme.

Le credo de ma mère était la propreté, l'ordre et le travail. Les draps, les serviettes, le linge étaient rangés dans la grande armoire, attachés en pile avec des rubans. Les cuivres étaient polis régulièrement, et les étagères recouvertes de napperons blancs sur lesquels étaient brodés des objets et des dictons. Elle n'avait pas de pratique religieuse, mais son parler était émaillé de "dieu merci, si dieu le veut, à la grâce de dieu" ; des années plus tard, étant en correspondance avec ma tante Ida au Québec, elle m'avoua son étonnement de n'avoir jamais trouvé dans mes lettres l'expression "Gott sei Dank". De ma mère aussi j'appris qu'il existait quelque part un pays de cocagne : d'une personne privilégiée, on disait qu'elle vivait "wie Gott in Frankreich" (comme Dieu en France), une expression qui remontait sans doute au 18° siècle. Mais ce n'est que bien plus tard que j'ai déchiffré l'origine de "schank-und-tan" : il s'agissait de payer "argent comptant".

Indulgente, ma mère me dispensait des courses dans les magasins et achetait sans moi mes vêtements et même mes chaussures. Je détestais le marchandage et le bakchich, pratique incontournable dans ce pays aux mœurs levantines. Ne disait-on pas en roumain aux enfants turbulents : si tu n'es pas sage j'appelle les Turcs ? Souvenir d'une époque où la Valachie faisait partie de l'empire ottoman ; gouvernée par des émissaires grecs, la province subissait sans doute périodiquement des raids de punition, quand la Sublime Porte ne recevait pas la dîme prélevée sur la malheureuse population et empochée par les Phanariotes. Il faut lire à ce sujet les romans de Panaït Istrati, vagabond et écrivain de génie, fils d'une paysanne roumaine et d'un contrebandier grec.

Vers mes six ans, ma mère eut son deuxième enfant, Erika. Puis suivirent Lili et Suzi, rien que des filles au grand dam de mon père. La petite Suzi, qu'il ne voulut pas voir à sa naissance, se révéla un vrai diablotin, vive et espiègle, et mon père chantonnait avec humour la lamentation d'un paysan ukrainien : "nous avons quatre filles, quatre filles nous avons". Ma mère nous lavait les cheveux avec une décoction de camomille, pour entretenir notre blondeur, mais nous avions droit aussi au pétrole, pour éloigner les poux ! Avec mes joues rondes et mes nattes, j'avais l'air, me disait-on, d'une "babouchka". Erika, au regard bleu ciel, était timide, un peu renfermée ; Lili, énergique et déterminée, ressemblait à notre mère.

En pays étranger et dans des conditions si différentes de sa jeunesse, mon père ne s'engagea plus politiquement. Mais sa sympathie allait nettement à la Russie des soviets. En Roumanie le parti communiste était illégal. Les militants arrêtés étaient torturés et jetés en prison pour de longues années. Il y avait parmi ces militants pas mal de juifs et il courait à ce sujet une anecdote : quand des brutes policières arrêtent un juif ils le battent à mort en hurlant, "sale juif, ça t'apprendra à être communiste dans notre pays". Mais quand ils arrêtent un Roumain, ils le battent à mort en hurlant, "t'as pas honte d'être communiste, ça t'apprendra de trahir la patrie".

L'antisémitisme était enraciné dans le langage populaire : on ne disait pas 'evreu' (juif), mais 'jidan' (youpin). La prétendue démocratie n'était qu'une parodie et les élections étaient truquées. J'entendais dire que dans les bureaux de vote on triait les électeurs : "ceux qui sont pour le gouvernement, mettez-vous à droite, ceux qui sont contre alignez vous à gauche".

C'était à peine une boutade. Des sentinelles veillaient le long du Dniestr (Nistru en roumain) qui marquait la frontière avec l'URSS (la Bessarabie, partie de la Moldavie qui avait appartenu à l'empire tsariste, avait été annexée à la Roumanie). Il arrivait fréquemment que des téméraires essayant de passer soient abattus.

Dans le climat continental de la Roumanie, les saisons étaient tranchées. Le printemps arrivait brusquement, comme par enchantement, et tout se mettait à fleurir avec une débauche de parfums, muguet, œillets, violettes, chèvrefeuille, roses, tilleuls, et surtout le lilas que je préférais entre tous. L'été était torride, avec des pluies abondantes, mais aussi une abondance de fruits. Je n'ai pas de souvenir particulier de l'automne, mais l'hiver était une saison terriblement rude. Le matin il fallait déblayer la neige avant de pouvoir ouvrir la porte. A la maison nous étions à l'abri du froid, avec les sobas, ces grands poêles en céramique, artistement décorés, qui chauffaient les pièces. Mais il n'en était pas de même pour tout le monde. Un ami de mon père qui organisait des loisirs pour les enfants pauvres, nous interrogea sur les saisons. Les enfants, mal vêtus, mal nourris, trouvaient l'hiver triste. Alors il nous parla des bonhommes de neige, des glissades sur la glace, des sapins de Noël... A sa manière de peindre la vie, il nous fit rire de bon cœur et oublier les misères. Il y avait un moment joyeux à Noël : munis d'un bâton auquel étaient fixées des clochettes et une étoile en papier colorié au sommet, les enfants allaient de porte en porte chantant "joyeux Noël", en échange de quoi ils recueillaient des friandises et de l'argent.

Les mendiants étaient légion. Je m'interrogeais, pourquoi cette déchéance d'êtres humains pareils à moi ? Malades, mutilés, en haillons, couchés par terre, quémandant d'un ton suppliant, ils suscitaient en moi un sentiment de douleur et de révolte. Leur donner une pièce de monnaie ne changeait pas leur condition ; il fallait trouver le moyen de changer cet état de choses. Ma grand-mère avait son pauvre attitré, qui lui rendait visite chaque semaine : elle lui préparait un sac de provisions, de vieux vêtements, passait un moment avec lui. Il me paraissait que les toilettes, les bijoux, étaient une insulte à cette humanité miséreuse. Je voulais me débarrasser de mes boucles d'oreilles (toutes les filles en portaient) et j'imaginai le stratagème d'en "perdre" une. Au bout de deux ou trois fois de ce manège, ma mère qui n'était pas dupe, renonça de m'en acheter d'autres. Je ne portais donc plus de bijoux, sauf un jour par an le "martsisor", une coutume remontant peut-être aux Romains : chaque année le 1er mars les petites filles recevaient en cadeau un collier pour fêter l'arrivée du printemps. Pour les plus modestes c'était une simple cordelette avec une petite médaille au bout. C'est à peu près à la même saison qu'arrivaient les fêtes de Pâques. Les enfants faisaient provision d'œufs durs peints et coloriés, et nous jouions à cogner l'œuf contre celui d'un autre. Le jeu était de garder le sien intact ; je disais en même temps, comme le voulait la coutume, "le Christ a ressuscité" et on me répondait, "en vérité il a ressuscité".

Le pays était orthodoxe, c'est-à-dire qu'il y avait les rites et les coutumes de l'église byzantine.

Mais le clergé, les popes n'étaient pas aimés. Entre enfants, nous disions que croiser un pope portait malheur, et nous imitions le cri du corbeau sur son passage. Il faut dire que les popes étaient des sangsues, car ils se faisaient payer tous les actes religieux par ces pauvres paysans qui n'auraient pas pu supporter de naître ou de mourir sans l'assistance de l'église. 90% ou peut-être plus d'entre eux étaient analphabètes.

Une autre partie pauvre de la population étaient les tsiganes, de plus méprisés. Ferblantiers, chaudronniers, vivant dans des roulottes, on les traitait de voleurs, et je devais m'en méfier parce qu'ils volaient aussi des enfants ! Moi j'enviais les petits tsiganes qui, tout nus, prenaient des douches sous la pluie torrentielle en été. A force de supplication, j'avais obtenu de ma mère la permission d'en faire autant, mais dans la cour de notre maison, à l'abri des regards.

(A peu près à la même époque en France, comme me l'a raconté plus tard une collègue de travail, la petite bretonne catholique qu'elle était devait fermer les yeux en se déshabillant et murmurer : "mon Dieu gardez-moi l'innocence de mon enfance").

Les tsiganes jouaient du violon dans les fêtes et c'est sur leur musique que les paysans dansaient la "hora". Ils étaient aussi montreurs d'ours, un spectacle qui attirait les adultes et amusait les enfants. Mais de même que je n'aimais pas le cirque, je m'affligeais à la vue de ce pauvre ours attaché par les narines à une chaîne et réduit en esclavage. Il me faisait pitié et je détestais la cruauté des hommes.

Par contre, je ne m'apitoyais pas sur les oies gavées par ma grand-mère. Je n'imaginais pas qu'on leur infligeait ainsi une torture. Nous vivions dans la familiarité des animaux domestiques. La truie qui nourrissait une quantité de porcelets, la chienne-berger qui avait mis bas en même temps et ne repoussait pas les petits cochons voraces, les pigeons dont on exaltait la fidélité : un pigeon s'était laissé périr de faim après la mort de sa compagne. Les mouches, un fléau en été, se laissaient prendre au piège sur les grandes bandes collantes qui pendaient au plafond à leur intention. Comme les autres enfants, je m'amusais à les capturer du revers de la main. Je n'écrasais pas les fourmis ni les araignées, dont j'admirais la toile magique.

Les conditions de vie de ma famille étaient besogneuses, mais nous ne manquions de rien. Ma grand'mère faisait la cuisine, préparait les yaourts, pétrissait la pâte qui lui servait à confectionner les nouilles et des gâteaux de toute sorte. Le délicieux strudel, qui demandait une longue préparation, était d'origine autrichienne, le baklava, le halva et le chichkebab étaient turcs. Les "mititei" (brochettes de viande) et le fromage de brebis étaient roumains, le goulache hongrois, et la bière Pilsen que buvait mon père venait de Bohême. On pourrait allonger la liste. Les activités saisonnières étaient bien réglées. Pendant l'été ma mère préparait, en prévision de l'hiver, des conserves et des confitures, les cornichons marinés dans la saumure aux plantes odorantes, les cerises à l'eau de vie qu'elle servait aux invités en même temps que le sorbet et le café turc ; on lisait l'avenir dans le marc de café. Mais à toutes ces bonnes choses je préférais les fruits ; les pommes encore vertes avaient un délicieux goût sur, je mangeais même la fleur sucrée de l'acacia. A la fin de l'été le raisin arrivait en abondance, et des marchands ambulants vendaient des noix décortiquées conservées dans des bocaux. La pastèque avait un double usage : nous découpions au sommet un couvercle pour évider et manger la pulpe fraîche et sucrée ; puis nous percions quelques trous sur le pourtour, fixions une bougie à l'intérieur, et le soir nous nous promenions dans la rue avec notre lanterne. Pour les jeux un peu plus sportifs, glissades, saut à la corde, je me tenais prudemment à l'écart.

Mes parents ne faisaient rien pour corriger ce défaut ; il en serait allé autrement si j'avais été un garçon...

Ma mère aurait aimé me donner le goût des activités ménagères, indispensables pour la tenue du foyer, comme la virginité pour le mariage. En vain ; j'étais trop occupée à observer et à écouter autour de moi. Ainsi les confidences entre femmes du peuple : "vous savez, une telle, son mari ne la bat plus, c'est qu'il ne doit plus l'aimer", une contradiction qui me laissait perplexe. Mes parents prenaient rarement des vacances. Je me souviens d'un été que je passai avec ma mère sur les bords de la Mer Noire. Non loin de Constantza, le lieu d'exil d'Ovide, il y avait une station balnéaire (Mamaia) où les curistes, hommes et femmes séparés, prenaient des bains de boue. Une vraie joie : le corps nu, enduit de vase, on se laissait sécher lentement à l'air et au soleil.

En 1929 le krach de la Bourse de New-York se fit sentir aussi à Bucarest. L'entreprise où mon père travaillait ferma ses portes. C'était il me semble une grande scierie et j'avais souvent joué à cache-cache avec mes petits camarades derrière les piles de planches. La maison où nous habitions appartenait à l'entreprise. Le temps de se retourner, mes parents me mirent en pension chez des missionnaires luthériennes. Dans la chambre où on m'installa, seule, je passais la première nuit en sanglots ; puis mon regard se fixa sur deux images au mur, représentant, comme l'indiquait la légende, les sept vierges sages et les sept vierges folles. La méditation adoucit mon chagrin. Les sœurs étaient gentilles. Celle qui s'occupait de moi, me voyant maladroite, m'aidait à fabriquer, dans le secret de ma chambre, les cadeaux de Noël que nous devions imaginer et confectionner de nos mains. Chaque semaine les sœurs accueillaient des femmes pauvres autour d'un goûter et leur offraient une aumône. Je fus très étonnée de les entendre dire du mal des religieuses. Vaste sujet de réflexion sur l'ingratitude envers la charité. On murmurait que le pasteur, qui était marié et avait des enfants, faisait la cour aux filles. Tout cela ne me détourna pas de ma résolution : j'allais être missionnaire, peut-être dans des pays lointains, et me vouer aux déshérités. Jamais je n'égalerai le sacrifice de Jésus-Christ pour l'humanité. Mais au bout d'une année, je retournai chez mes parents.

Avec ses économies, mon père avait racheté à la périphérie de la ville une station d'essence en faillite. Ma mère et lui eurent vite fait de la remonter, peut-être aussi le pays sortait-il de la crise. La maison d'habitation était spacieuse, avec plusieurs chambres et la cuisine ; au fond une remise pour les travaux domestiques : lessive, préparation des conserves, etc. ; une cour clôturée nous séparait de la station d'essence, qui donnait sur la rue. En plus de la vente des carburants il y avait l'atelier de mécanique, et les autobus de la ville venaient s'approvisionner chez nous. Mon père attirait la sympathie et les chauffeurs l'appelaient familièrement par un diminutif, Manoulé. Des femmes et des enfants achetaient du pétrole au litre, pour l'éclairage.

Nous, nous avions l'électricité et l'eau courante. Mais pas de salle de bains. Je me baignais dans une grande cuve, une fois par semaine, bien à l'abri des regards.

Ma nouvelle école, tenue par une mission anglicane, était installée dans un immeuble bourgeois en ville et nous n'étions qu'une dizaine par classe. Pour m'y rendre je devais prendre le tram, et en hiver, malgré le manchon de fourrure, le froid me pinçait les doigts. Nous portions l'uniforme à la mode anglaise : jupe, chemisier, cravate et chapeau. Des enseignantes, et un seul homme, le pasteur. Un jour j'osai lui demander pourquoi on nous apprenait que l'homme descend du singe, alors que c'est Dieu qui créa Adam et Eve. En me répondant que je ne devais pas poser ce genre de questions, il se discrédita à mes yeux à jamais. Pourtant je ne connaissais pas à l'époque cette belle formule de Diderot : "Si la raison est un don du ciel et que l'on puisse dire autant de la foi, le ciel nous a fait deux présents incompatibles et contradictoires".

Les écoles missionnaires ne manquaient pas, certaines étaient françaises. L'école secondaire anglicane n'était pas l'équivalent du lycée. On enseignait à peine les sciences et les maths, mais largement la littérature, les langues, et la Bible. Les moins ennuyeuses étaient les enseignantes anglaises. Une dissertation sur Paradise Lost de John Milton n'était pas incompatible avec des jeux et des chansons. On oublie plus facilement les noms des épouses de Henri VIII, que le texte et la mélodie de "I married a woman, she was worse than the first", ou "Pull him away the drunken sailor", et ainsi de suite. La directrice, Miss Boyd, ses nattes autour de la tête et des poils au menton, remettait chaque fin de semaine, à la classe la plus méritante, l'écusson "Amor vincit omnia". Fräulein Roth, professeur d'allemand, aimait la poésie : Goethe, Schiller, Heine... Je ne pouvais m'empêcher d'apprendre d'une traite de longs poèmes. Comment s'arrêter en chemin avec la "Lorelei" : "Ich weiss nicht was soll es bedeuten dass ich so traurig bin, ein Märchen aus alten Zeiten das kommt mir nicht aus dem Sinn" ? (Je ne sais ce que signifie ma tristesse, un conte des temps anciens ne quitte pas mon esprit). Un jour la prof m'interrompt au milieu de la récitation ; nous voilà dans une autre classe, où elle demande à sa collègue la permission de me faire réciter devant ses élèves. Et je déclame à ma manière, en tragédienne, le "Erlkönig" (Le roi des Aulnes) : "Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ? Es ist der Vater mit seinem Kind"... (Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent, c'est le père avec son enfant). Je n'aimais cependant pas la compétition ; au risque d'une punition, je m'arrangeais même pour que ma voisine puisse discrètement copier sur moi dans les interrogations écrites. Bien des années plus tard, je lisais dans une enquête menée par des éducateurs américains en Alaska, que les enfants eskimos ignoraient l'esprit de compétition et s'entraidaient dans leur travail scolaire.

La prof de français, une Mademoiselle, fille d'ambassadeur dont j'ai oublié le nom, vieille fille aux allures aristocratiques, nous faisait la lecture d'un journal réactionnaire "Le Petit Parisien" (alors qu'on trouvait dans les kiosques le magazine bourgeois de gauche "Marianne"). Elle nous parlait vaguement de Voltaire et de Rousseau, mais c'est seulement des années plus tard, en France, que je découvris le nom de Diderot. La prof de math, indifférente, dormait quasiment en classe, ne nous manifestant aucun intérêt ; celle de sciences aurait voulu bien faire, mais disposait de si peu d'heures. Je trouvais pourtant merveilleux le monde des sciences naturelles et la géologie. Nous avions aussi l'éducation ménagère ; c'est ma mère qui faisait l'ouvrage de broderie ou de tricot que nous devions présenter en fin d'année, et la prof gentiment fermait les yeux.

Mes camarades de classe me paraissaient futiles, à parler toujours de robes et de garçons (il est vrai qu'elles avaient un ou deux ans de plus que moi). Dans mon entourage familial il y avait des préoccupations sociales, un débat d'idées. C'est de là que me vint de très bonne heure le goût de la lecture. Enfant je me plongeais dans les magazines équivalents de Bécassine ou autres Pieds nickelés, dont je n'étais pas privée.

Adolescente, je lisais de la "vraie" littérature. Mais j'adorais aussi le cinéma, et ne dédaignais pas les films mièvres, allemands ou américains, des années 30. Je pastichais même les chansons sirupeuses de Jan Kiepura et Martha Eggert ("Meine Liebe, Deine Liebe sind ja beide gleich"), ou celles de Fred Astaire et Ginger Rogers ("Darling, never, never change").

En février 1933 un événement tragique eut un grand retentissement. L'armée tira sur des cheminots en grève, au dépôt des chemins de fer de Grivitza. Pendant qu'on entendait hurler les sirènes que les grévistes avaient déclenchées, je composais un poème que je leur dédiais (je ne l'ai pas gardé). Dans l'entourage de mon père il y avait des sympathisants et des militants communistes. Quelques sionistes aussi, mais on plaisantait à leur sujet : "qu'est-ce qu'un sioniste ? c'est un juif qui fait la quête auprès d'un autre juif pour en envoyer un troisième en Palestine." Mais en Russie, en Pologne et ailleurs il y avait aussi une culture "yiddish" qui n'avait rien de sioniste ; il suffit, pour s'en rendre compte, de lire les "Mémoires d'un révolutionnaire" de Hersch Mendel.

En librairie on trouvait plus facilement des livres en français qu'en roumain. Je découvris ainsi André Malraux, Pearl Buck, l'Introduction à la psychanalyse de Sigmund Freud dont on parlait beaucoup, Ilya Ehrenbourg, Fédor Gladkov, Isaac Babel.

Je lisais à voix haute des pages de La Mère de Gorki, cette paysanne illettrée reprenant le combat clandestin de son fils emprisonné. Fini le temps où dans les spectacles scolaires de fin d'année j'interprétais avec ferveur les premiers rôles, désormais je voulais jouer un rôle à la hauteur des réalités. Quelques dizaines d'années plus tard, je me reconnaissais dans ces lignes de Manès Sperber ("Le Pont inachevé") : "la conscience d'avoir une mission à remplir était à ma mesure, comme c'est le cas pour tant de jeunes gens qui, à une époque de grandes catastrophes, cherchent leur chemin, et, pour le trouver, s'associent à des mouvements qui prétendent accomplir une tâche historique : libérer telle race, tel peuple, telle classe, l'humanité entière." Pour moi, l'avenir de l'humanité devait être une société sans classes, c'est- à-dire sans privilèges ni déshérités.

Je pris clandestinement contact avec des militants communistes. On me confia, comme c'était l'usage, des petites tâches : transmettre du matériel de propagande à un ouvrier à la périphérie de la ville. J'ignorais quels étaient les salaires ou les conditions de travail des ouvriers. Mais il m'arrivait de voir en passant devant une fabrique, à la belle saison à l'heure de midi, les ouvriers accroupis par terre, avec leur casse-croûte : un quignon de mamaliga (pain de maïs) et un oignon cru. Je me souviens confusément avoir traversé un terrain vague et désolé avant d'arriver à l'adresse indiquée et de frapper à la porte d'une masure. L'ouvrier, d'aspect misérable, était assis à une table sur laquelle il y avait une lampe à pétrole. Il ne me reste aucun souvenir de notre entretien, peut-être me suis-je contentée de lui remettre ce que j'avais à lui donner. Je me vois aussi allant à un rendez-vous sous une pluie diluvienne, qui avait immobilisé les trams. Inquiète, je me demandais s'il était "juste" de se déplacer dans des conditions aussi exceptionnelles. Mais mon camarade était au rendez-vous ; moralité, on ne doit pas reculer devant les difficultés.

J'avais à peine entamé, à l'insu de mes parents, cette relation, qu'eut lieu en août 1936 le procès de Moscou. Staline faisait juger par un tribunal, sur réquisitoire d'un procureur ex-menchevik, un nommé Vychinski, les anciens dirigeants du parti bolchevik et de la révolution d'Octobre pour trahison à la solde de Hitler, et les condamnait à mort. L'accusation était énorme et inattendue, car je ne savais rien du régime stalinien. J'interpellais mon entourage, et la réponse était : est-ce que tu sais mieux que Staline ? Pourtant je ne pouvais douter : Staline commettait un crime, ses complices étaient des usurpateurs. Trotski avait été banni, Zinoviev, Kamenev et quatorze autres bolcheviks de la première heure furent fusillés. Je ne savais pas que des milliers d'autres, plus obscurs, avaient déjà subi le même sort, sans procès. Partout dans le monde, des militants prêts à donner leur vie pour la révolution, ne voulaient pas ou ne pouvaient pas ouvrir les yeux. Pour eux, l'URSS était le pays du socialisme et se confondait avec ses dirigeants. Je vis, pour la première fois, ce qu'un engagement pouvait comporter d'aveuglement. J'assistai à une controverse entre l'ami de mon père et une militante communiste ; l'entretien tourna court quand elle lui dit : je ne peux pas te croire, parce que ce serait renier ma vie.

Un mois plus tôt, en juillet 36, une grande lueur s'était levée à l'ouest : le soulèvement ouvrier victorieux de Madrid contre le putsch du général Franco. C'était le début de la guerre civile, l'espoir de la révolution.

A la même époque je m'étais liée d'amitié à la seule camarade de classe avec qui je me trouvais une affinité. Nous discutions sans fin en nous raccompagnant l'une l'autre après la classe.

Elle me parla de son cousin, un communiste "différent". Nelu Grinberg, un garçon frisé à lunettes, était inséparable de son ami Delu (Délou, diminutif de David) Körner, âgé de 22 ans.

Militants trotskistes, ils avaient décidé de partir pour l'Espagne insurgée ; ils nous expliquèrent le bien-fondé de cette démarche. Ma camarade de classe ne voulait pas se lancer dans l'aventure. Un ami de mon père et sa compagne, qui partageaient nos convictions, jugeaient plus utile de rester au pays. Quant à moi, ma réponse fut immédiate, j'étais volontaire pour l'Espagne. En moi-même je me demandais comment j'allais pouvoir servir, avec mon gabarit de 1 m.50 et mes 45 kg. Ce n'était pas une question d'âge (j'avais 16 ans et demi), des jeunes de 15 et 16 ans étaient enrôlés dans les milices. Je me disais que, de toute façon ils avaient besoin là-bas de "main-d’œuvre", cantinières ou autres aides, et qu'on allait bien trouver à m'employer. Le sort de l'humanité se jouait en Espagne, on avait beau se trouver à des milliers de kilomètres, l'enjeu était évident, terrible, et du monde entier des volontaires accouraient pour aider la révolution ou pour vaincre le fascisme.

Je ne pensais pas à la peine que je pouvais faire à mes parents, à ma grand'mère ; ma conscience et mes convictions me dictaient d'accomplir mon devoir. Dans la suite toute ma famille allait périr avec des millions d'autres, du fait d'une barbarie que nous voulions alors combattre et détruire. Chacun sait que l'horreur a dépassé ce que les révolutionnaires les plus endurcis pouvaient imaginer. Je garde en mémoire les dernières images, celle de ma grand-mère, reportant sa tendresse sur ses trois petites-filles, ma mère un peu alourdie, toujours sur la brèche, mon père usé par le travail, avec son pince-nez pour lire et sa montre attachée au gousset. Un an avant mon départ il fut très malade et nous craignions de le perdre. Ma mère restant auprès de lui, j'assumais à mes heures libres les fonctions de caissière, et les chauffeurs qui venaient payer leur essence (la "benzine") voyaient mon visage baigné de larmes.

Pour ménager mes parents, mes nouveaux camarades procédèrent avec tact. Ils mirent en scène une demande en mariage de la part de Delu, qui partait, disions-nous, faire ses études à Paris. Son premier voyage à Paris datait de 1933 (il avait 19 ans) et il s'était effectivement inscrit à la Faculté de droit, où il ne mit jamais les pieds. Les bacheliers roumains avaient l'équivalence avec le bachot français et pouvaient donc s'inscrire à l'université. C'est ainsi qu'un de ses cousins, Solo, que j'allais bien connaître par la suite, faisait ses études de médecine à Montpellier. Delu était un garçon cultivé, de "bonne famille", qui ne pouvait que faire bonne impression à mes parents. D'ailleurs en tant que mineure je n'aurais pas pu quitter légalement le pays, je me souviens que nous avons voyagé avec un passeport commun. Un petit incident se produisit à la mairie le jour du mariage, dont je n'eus l'explication que plus tard, à Paris. Mes parents commençaient à s'inquiéter de l'absence du futur marié, qui n'arriva qu'avec quelque retard. Aussitôt mariés, nous partîmes sans autres festivités à destination de Paris, où nous devions recevoir des directives de l'organisation. Nous n'étions que quatre à quitter la Roumanie ; Nelu et sa compagne voyagèrent de leur côté, sans doute par mesure de prudence.

Le voyage fut agréable, avec une longue halte à Venise. Dans le train nous partagions le compartiment avec un couple de petits bourgeois qui se gavaient de bonnes choses, sans avoir la politesse de nous en offrir. A notre surprise, nous les vîmes remonter dans le train à Venise avec des visages tuméfiés par les piqûres de moustiques. Nous deux avions été prévenus par la brave logeuse, qui nous donna des fumigènes pour chasser les insectes. Il y avait une justice immanente. Delu ne me déclara pas sa flamme, mais me fit bientôt comprendre qu'un mariage fictif n'empêchait pas une idylle vraie. Pouvais-je dédaigner un garçon intelligent, avec de beaux yeux et une volonté révolutionnaire ?

Paris

Nous débarquâmes un matin, le 3 octobre 1936, à la gare de Lyon, dans un Paris encore tout frémissant de la victoire de Juin remportée par les humbles sur les puissants. Telle n'avait pas été en son temps l'impression de Jaurès, arrivant tout jeune à Paris de son Tarn natal : "...Il me semblait que les milliers et les milliers d'hommes qui passaient sans se connaître, foule innombrable de fantômes solitaires, étaient déliés de tout lien. Et je me demandais avec une sorte de terreur impersonnelle comment tous ces êtres acceptaient l'inégale répartition des biens et des maux, comment l'énorme structure sociale ne tombait pas en dissolution." Pour moi, un tout autre sentiment devant ces rues animées, étonnement aussi devant la noirceur des immeubles. Au bistrot en face de la gare, ambiance gaie, odeurs de café et de croissants chauds. "Qu'est-ce que je te sers mon vieux ?" Traduit automatiquement en roumain, ce "mon vieux" insolite adressé à un jeune garçon me fit presque éclater de rire. Il fallut d'ailleurs faire le sacrifice de notre langue. Dans le but d'un apprentissage rapide et efficace, à partir de ce moment nous ne devions plus nous adresser la parole qu'en français. Désormais je m'appelais Louise, le nom que m'a donné Delu ; lui était déjà connu dans le mouvement trotskiste sous le pseudonyme de Barta. Il avait fait plusieurs aller-et-retour entre Bucarest et Paris, y avait vécu les événements de février 34, le combat pour le Front unique contre le fascisme, l'entrée dans la SFIO. C'est l'organisation qui devait décider de notre sort et de notre action.

Nous nous rendîmes au local du POI (Parti Ouvrier Internationaliste), passage Dubail, non loin de la gare de l'Est. Une ruelle étroite, un local peu soigné en haut d'un escalier. La camarade Suzanne Charpy offrit de nous héberger pour quelques nuits, elle habitait seule un appartement. Brave Suzanne, les larmes coulaient sur son joli visage : Fred Zeller venait de la quitter pour une autre aventure. Venus tous deux des Jeunesses socialistes, ils avaient rejoint les b.-l. (bolcheviks léninistes) fin 34 et en avaient été exclus en même temps qu'eux à l'été 35.

Fred Zeller, ancien secrétaire des Jeunesses SFIO, était une vedette, et me donnait l'impression de se comporter comme telle. Suzanne avait tout ce que j'imaginais d'attrayant de la midinette. Je fus d'autant plus surprise de voir le peu de confort et l'hygiène sommaire dont elle se contentait ; ce qui me fut révélé par la suite comme un trait général de ce pays civilisé et admiré : pas de salle de bains dans les appartements bourgeois, pas de douches dans les usines, pas d'eau courante dans les logements ouvriers, sans parler de la crasse à la campagne ... et jusque dans les wc des cafés de Paris. Au bout de quelques jours les camarades trouvèrent à nous loger dans un petit appartement provisoirement inoccupé, dans le 19°.

Nelu et sa compagne étaient arrivés en même temps. Et à mon ébahissement, ce fut la séparation. Delu mit "cartes sur table" : j'appris qu'après m'avoir proposé de faire partie de leur équipe pour l'Espagne, Nelu émit l'idée de ne pas m'emmener (je n'étais qu'une "oie blanche"), tout en prenant l'argent que j'avais subtilisé par petites sommes à mes parents "pour la bonne cause". Je découvrais ainsi la raison du retard de dernière minute à la cérémonie de mariage ! Delu trouvait cette logique immorale au point de décider la rupture, et partagea notre "magot" en deux parts égales. Mais nous ne partîmes pas pour l'Espagne ! J'ai rapidement appris que la situation se dégradait en Espagne du fait de l'emprise stalinienne sur le gouvernement républicain. Ici les ouvriers criaient en vain "des canons, des avions pour l'Espagne", Léon Blum (à la tête du gouvernement français) restait "neutre" et verrouillait la frontière ; c'était la politique franco-anglaise de la "non-intervention" pendant que les fascistes de Mussolini intervenaient ouvertement à côté de Franco et que les escadrilles de Hitler bombardaient Guernica. Les Russes envoyaient quelques avions et quelques armes contre de l'or, en échange leurs séides du PC espagnol et leurs agents étrangers (André Marty en faisait partie) assassinaient en toute impunité les militants révolutionnaires, Erwin Wolf, Andrès Nin, Kurt Landau et tant d'autres. Après le premier procès de Moscou la Pravda écrivait "qu'en Catalogne l'élimination des trotskistes et des anarcho-syndicalistes a déjà commencé et se poursuivra avec la même énergie qu'en URSS". Le POUM et ses milices, taxés de trotskisme, étaient en butte à une persécution féroce. L'organisation trotskiste proprement dite était extrêmement faible.

Trotski mettait tous ses espoirs dans la montée du mouvement ouvrier en France : "le destin de la classe ouvrière européenne pour les décennies à venir est en train de se décider en France. Il nous faut soutenir de toutes nos forces notre section française", écrivait-il en juillet 36. En juin la vague de grèves avec occupation des usines avait déferlé sur le pays comme un raz-de-marée. "La révolution française a commencé" affirmait Trotski en tête d'un article envoyé de son exil en Norvège. Et c'en était une, si l'on pense à ce qu'était la condition ouvrière avant juin 36. Pour s'en faire une idée il suffit de lire, sous ce titre, le livre écrit par Simone Weil, cette intellectuelle qui était allée au peuple et s'était fait embaucher comme ouvrière en usine (pendant que sa condisciple Simone de Beauvoir découvrait l'existence du prolétariat par le releveur du compteur à gaz : voir son livre "Mémoires d'une jeune fille rangée"). Le parti communiste était légal ; mais ses militants ne pouvaient pas s'afficher ouvertement comme tels à leur travail. Trotski citait l'exemple d'un ouvrier malade jeté à la porte du sana où il était soigné, parce qu'il avait été surpris à lire l'Humanité. Et ce vieil ouvrier algérien de chez Citroën, qui racontait avec fierté, à la gamine que j'étais sans doute à ses yeux, comment il avait milité dans la clandestinité, seul ouvrier communiste dans l'usine.

Et voilà que des dizaines de milliers d'adhérents affluent maintenant au PC, des millions à la CGT enfin unifiée. Finies les queues de chômeurs et les charges des flics, ceux à pied et ceux à cheval. Les ouvriers pouvaient se sentir enfin maîtres des usines et maîtres de la rue où ils manifestaient par centaines de milliers au chant de l'Internationale.

Pour ma part, en même temps que je découvrais qu'on distinguait le prolétaire avec sa casquette du bourgeois qui portait le chapeau, je vécus en cet automne 36, la trahison du Front populaire : une alliance au sommet entre le PCF de Thorez et Duclos, la SFIO de Blum et le parti radical bourgeois des Herriot et Daladier, une alliance pourrie rendue possible après le tournant stalinien dicté par Moscou et le pacte Laval-Staline de 1935. Avec son "il faut savoir terminer une grève" Thorez imposait la collaboration de classe et vendait la classe ouvrière à ses ennemis. Alors qu'en Allemagne, jusqu'à l'arrivée de Hitler au pouvoir, les staliniens traitaient les socialistes de "social-fascistes" et refusaient le front unique, il avait fallu en France les événements du 6 février 34, l'attaque des Croix-de-Feu, pour que sous la poussée d'en bas ait lieu le l2 février l'immense cortège unitaire. Et c'est cette alliance ouvrière que le PC pervertit, sur ordre de Moscou, en "front populaire" avec des politiciens bourgeois.

Mais à la base on ne sentait que l'euphorie et la liesse populaire après les grandes conquêtes de juin, les conventions collectives, des salaires augmentés, les congés payés, les délégués d'atelier. Quels immenses cortèges de foules ouvrières défilaient dans la rue, quelle bonne humeur régnait parmi les ouvriers, quelle liberté d'expression ! Je voyais de mes yeux la révolution en marche. Mais quel laisser aller aussi dans l'organisation trotskiste. On allait et venait au gré de chacun, aucune discipline n'était imposée. Nous avions le privilège de côtoyer des hommes d'une haute culture, totalement engagés, Pierre Naville, Jean Rous, Roger Clair, Blasco (Pietro Tresso), de plus jeunes comme Yvan Craipeau, Marcel Hic ; mais nous n'avions pas le sentiment qu'ils étaient à la barre d'un navire naviguant vers un cap. Je découvrais chez certains une faconde pour moi fascinante, j'apprenais le jargon parisien. Mais le jour où, ayant enrichi mon vocabulaire, j'utilisais à mon tour l'adjectif "con", je déclenchai un rire homérique ; sans doute n'y avais-je pas mis le ton adéquat. Pourtant ce mot, à côté de "merde", je l'entendais cent fois par jour.

Je me souviens de mon premier hiver, où c'est en janvier seulement que quelques flocons épars tombèrent sur la ville. Quelle chose extraordinaire, un hiver sans gel et sans neige ! Le jour de mes 17 ans je me pris pour Rastignac (sans avoir encore lu Balzac) : je ne me dis pas "à nous deux Paris", mais "maintenant tu dois donner ta mesure". Ce discours était tout intérieur, car nous ne fêtions pas nos anniversaires. Je changeai aussi d'allure ; depuis peu je portais des lunettes, et à peine arrivée je fis couper mes nattes : peigner et tresser les longs cheveux aurait été du temps gaspillé. Plus de futilités ! Un jour où nous étions allés chez Marcel Hic, qui habitait avec sa compagne un modeste appartement dans le 14e arrondissement, je m'étonnai de voir sur la table des fleurs dans un vase. Excès de "romantisme révolutionnaire" ? Dans ses souvenirs sur Rosa Luxembourg, Louise Kautsky raconte : "habituée qu'elle était aux manières des étudiantes russes, je lui causai une déception cruelle, ainsi qu'elle l'avoua en riant par la suite. 'La femme de Karl Kautsky porte tablier! quelle surprise, quelle épouvantable découverte ! ce n'est qu'une de ces ménagères allemandes à l'esprit borné !'" Pour l'heure, mon activité militante n'était qu'un apprentissage. Remplir et coller des enveloppes, aller aux réunions et dans les meetings... C'est dans une immense salle pleine de monde que j'entendis pour la première fois pérorer Thorez. Comment un pareil démagogue boursouflé, me disais-je, peut-il être un dirigeant accepté par la classe ouvrière ? J'avais encore beaucoup à apprendre. Un jour où j'allais voir un ouvrier à qui je vendais le journal, nous parlâmes longuement de la duperie du Front populaire. Il semblait tout à fait d'accord avec moi. A la fin il me dit : "mais Edouard Herriot, c'est quand même quelqu'un de bien". Ce politicien radical-socialiste de la bourgeoisie fourbe lui en imposait. Je restai sans voix. Avec les militants communistes, la discussion était même impossible : nous étions l'ennemi, les "hitléro-trotskistes".

A l'étude des textes de Trotski (Cours Nouveau, Thermidor et bonapartisme, La Révolution trahie) je compris comment la révolution russe, parce qu'elle ne pouvait survivre isolée, dans la Russie arriérée et dévastée par l'intervention étrangère et la guerre civile, sans que la révolution allemande et le prolétariat d'Europe viennent à son secours, avait été récupérée et dévoyée par une bureaucratie, caste de profiteurs du "socialisme dans un seul pays". Mais aussi comment l'immense retentissement qu'avait eu cette révolution sur les masses travailleuses du monde entier, pouvait permettre à cette même bureaucratie usurpatrice de les tromper, derrière le masque d'héritière de Lénine et du bolchevisme, et de devenir le frein le plus puissant de la révolution dans les autres pays. Les moyens que leur donnait le pouvoir de l'Etat, leur permettaient non seulement de falsifier et de dissimuler les textes, notamment ceux de Lénine, mais de faire naître une légende haineuse poussée jusqu'au crime à l'égard des opposants et notamment de Trotski. La calomnie et les persécutions staliniennes faisaient rage.

Voilà pourquoi nous avions tant de mal à nous faire entendre par les ouvriers qui croyaient militer pour le communisme. Comme devait l'écrire plus tard, dans son livre "Sept ans auprès de Léon Trotski", Van Heijenoort (que nous appelions familièrement Van) : "il ne faut pas oublier les difficultés de ces années terribles. Comment faire revivre aujourd'hui, pour ceux qui ne les ont pas connues, les années 30 ?" Je devais apprendre à m'accommoder d'autres contradictions, il est vrai plus frivoles. D'un côté les récitals de Fréhel ou de Damia, Jacques Prévert, le groupe Octobre, "Paris-Irun" ; de l'autre la chansonnette de Tino Rossi qui contredisait l'idée que je me faisais du peuple français. Dès les premiers jours j'avais été subjuguée par le prolo parisien (nous étions il est vrai en 1936) : l'humour, le franc parler, la gaîté et même le manque de vulgarité dans le langage. Mais je découvris aussi le chauvinisme, même si chez les ouvriers il n'était pas de même nature que celui des Croix de feu et de la bourgeoisie réactionnaire. Le terme "métèque" était couramment employé et, à l'extérieur de l'organisation, je n'étais pas à l'aise quand, à cause de mon accent, on me demandait d'emblée mon origine.

Paris était encore la ville des marchands ambulants, des chiffonniers, de la voiture à bras, des allumeurs de réverbères, du crottin de cheval et du dernier tramway. Dans la rue je m'étonnais de voir les passants prendre leur journal sur un tréteau, sans vendeur, et déposer l'argent. De bonne heure le matin, dans le métro, j'observais les visages des gens mal réveillés, fatigués avant d'avoir commencé leur journée de travail. Les conversations étaient rares. Quelques-unes cependant se sont gravées dans ma mémoire : un ouvrier se vantait de n'avoir jamais manqué un jour à son travail ; un autre, bien que vieux parisien, ne connaissait pas la place de la Concorde. La réclame "Du beau, du bon, Dubonnet" dans le tunnel du métro m'amusait, mais je n'aimais pas les affiches "Y'a bon Banania" montrant un nègre hilare. Delu m'emmena à l'opéra. Quel bel et impressionnant édifice ! Mais les vigiles nous firent faire demi tour à cause des pantalons de golf, tenue à la mode mais non admise à l'opéra, même au poulailler.

C'est en tenue "correcte" que nous sommes revenus pour l'enchanteur "Lac des cygnes" de Tchaïkovski. Sur les grands boulevards il y avait des boutiques où l'on pouvait, casque sur les oreilles, écouter des disques. Fascinée j'entendis là la Rhapsodie hongroise de Liszt.

En été nous partions sac au dos en faisant de l'auto-stop, souvent en compagnie de notre camarade Henri Kunstlinger, mort plus tard en déportation. Je me mettais en avant-poste et quand une voiture s'arrêtait (elles étaient assez rares à l'époque) les deux garçons se montraient aussi ; l'astuce marchait toujours. Pour la première fois dans l'histoire du peuple, les jeunes comme leurs aînés, pouvaient partir en vacances, découvrir le pays, ou simplement se reposer. Très fréquentées, les Auberges de jeunesse (créées par le socialiste Léo Lagrange) offraient un hébergement peu coûteux et amical. Elles ne m'enthousiasmaient guère ; j'aimais la compagnie des garçons et des filles, mais je déplorais leur ignorance, leur naïveté. Une chanson stalinienne à la mode était "Allons au-devant de la vie, allons au-devant de l'amour".

Le fascisme planait sur l'Europe, la guerre se profilait à l'horizon, mais on ne préparait pas cette jeunesse à faire face.

Une nuit, arrivés tard, nous échouâmes dans un camping sans avoir d'équipement. Chacun se casa au hasard et à l'aveuglette sous une tente, et je me retrouvai entre deux garçons, dormant comme des souches. Mon éducation me retenait de me blottir contre l'un d'entre eux pour me réchauffer. Au petit jour, je rampais dehors, grelottant et appelant d'une voix faible mes deux compagnons de route. Ils me firent avaler un verre d'alcool, pour me remettre. C'est la première fois de ma vie que je goûtais un tel breuvage.

Malgré notre absence de "titres", nous avions accès à la Bibliothèque Nationale que nous fréquentions journellement, ainsi que d'autres camarades. David Rousset en faisait partie ; rondouillard, portant des lunettes sombres, il avait la plaisanterie facile. Je ne fus cependant pas vexée de l'entendre dire à la ronde : "Barta et sa femme de douze ans". C'est peut-être lui aussi qui lança un jour : "Nadeau et sa femme de poche". Marthe, une bien jolie fille, était toute petite à côté de son compagnon. A la pause café, nous allions en groupe au "Poccardi", à quelques pas de la B.N. Il faut croire que le petit café n'était pas cher, pour nos finances indigentes.

Les années 30 étaient l'âge d'or du roman qui n'avait rien de proustien. Marx avait apprécié Balzac, parce que mieux que tout historien ou sociologue, il mettait à nu la société de son temps. Nous lisions au fur et à mesure de leur parution les volumes des "Hommes de bonne volonté" de Jules Romains ; "Prélude à Verdun" et "Verdun" sont un réquisitoire terrible contre la boucherie de 14. Il y avait Erich-Maria Remarque (A l'ouest rien de nouveau), Ignazio Silone (Fontamara), Knut Hamsun (La faim), André Malraux (Les Conquérants, La condition humaine), les américains Hemingway, Traven, Upton Sinclair, Sinclair Lewis, et des dizaines d'autres. Victor Serge, avec notamment "S'il est minuit dans le siècle" et "L'affaire Toulaev", était l'écrivain phare dans le combat contre le stalinisme. Dans "Ville conquise" son personnage Zvereva était devenu pour nous emblématique de la mentalité bornée et du pouvoir arbitraire de la bureaucratie qui se mettait en place. Les meilleurs écrivains russes prenaient le chemin de la "dissidence", du samizdat et de l'exil (comme Victor Serge). Pour comprendre et nous ouvrir au monde, nous avions autant besoin de cette littérature que des livres d'étude. C'était une littérature préoccupée avant tout d'un monde secoué de convulsions et de crises, qui allait bientôt s'abîmer dans la guerre.

Je dois ici avouer un péché d'orgueil. Des années plus tard, quand furent publiées des lettres adressées à Trotski par Denise Naville, je découvris mon nom mentionné dans l'équipe qui, à la B.N., devait consulter des livres sur l'histoire de la révolution française, pour extraire des citations qui éclairent le rapport entre la personnalité et le milieu. Le Vieux en avait besoin pour son livre sur Staline, qu'il écrivait à Mexico, et resté inachevé au moment de son assassinat. Combien modeste devait être ma contribution !! Peut-être Denise Naville avait-elle de la sympathie pour ma jeunesse et mon "sérieux". Avec nos aînés, j'étais une élève attentive.

Intellectuelle et militante, Denise tenait aussi la bibliothèque de prêt au local de l'organisation.

Sa sévérité à exiger la modeste cotisation du lecteur m'étonnait, je compris plus tard seulement qu'elle refusait ainsi l'amateurisme et l'indiscipline. En 1887 (déjà !) Clara Zetkin écrivait à propos des organisations françaises, aussi bien politiques que syndicales : "comment une organisation politique peut-elle exister si elle n'impose aucune obligation matérielle à ses membres, si elle n'exige pas le paiement des cotisations ?" Comme dans tout courant non conformiste, il y avait dans le sillage de l'organisation des bohêmes ; la compagne de Blasco, qui avait milité sous le fascisme italien, les désapprouvait et disait qu'un militant devait "gagner sa vie". Ce raisonnement m'étonnait, je ne le comprenais pas. "Vérité en-deça, mensonge au-delà". C'est au local aussi que j'entendis résonner la belle voix de baryton de Blasco, chantant en duo avec Barta des airs d'opéra italiens : la dona e mobile... Blasco était le pseudonyme de Pietro Tresso, un ancien dirigeant du PC italien. Il m'impressionnait par sa taille et sa prestance. Pierre Naville, totalement engagé dans la vie militante, restait distant et s'exprimait comme un intellectuel. Clair, avec son accent parisien, semblait plus proche du peuple. Je me souviens d'un matin dans un bistro, revenant de l'imprimerie, et Clair disant à Barta "je te paie une tomate". Pauvre Barta, qui n'aimait pas l'alcool et qui s'attendait à un jus de tomate. Il avala le breuvage en grimaçant, mais accepta la plaisanterie. C'est encore Clair qui, alors que nous déjeunions dans un petit resto ouvrier, me posa une devinette en prononçant très vite les mots : "trou s'y fit rat s'y mit".

Je n'arrivai pas à la déchiffrer et Barta non plus ! C'était quand même une bonne façon d'assimiler la langue. Ce genre de devinettes, mon père me les posait jadis, mais en allemand.

Avec Clair, fier d'être un vieux parisien du 11ème arrondissement, nous déambulions dans la rue et je l'écoutais confier à Barta ses idées utopiques sur les moyens de renflouer les finances de l'organisation. D'une manière générale, les résultats obtenus n'étant pas à la hauteur des efforts, tout le monde critiquait tout le monde. Mais le jour où je crus pouvoir émettre devant Barta une critique à l'égard de Rous, il m'arrêta tout net : je ne pouvais pas me permettre de juger les autres, aussi longtemps que je n'aurai pas fait moi-même mes preuves. C'est dans cet esprit qu'il prit un jour une décision. Notre journal était "La Lutte Ouvrière". A chaque parution, hebdomadaire, les bonnes volontés s'offraient au local pour faire l'expédition, dans la pagaïe et la bonne humeur. Aussi la direction recevait-elle sans cesse des lettres d'abonnés de province protestant contre l'irrégularité des envois. Barta demanda à être chargé de l'administration du journal. A partir de ce moment, il allait chercher le journal à l'imprimerie, et à nous deux nous faisions l'expédition. Une partie de mon travail était d'écrire les adresses sur les bandes qui enveloppaient le journal ; j'appris ainsi rapidement par cœur les noms des quatre-vingt dix départements (il n'y avait pas de code postal à l'époque) avec leurs préfectures, sous-préfectures et chef-lieux. Le travail discipliné étant efficace, la direction ne reçut plus de réclamations. Mais personne ne s'intéressait de savoir comment nous nous y prenions. Ni même si j'avais de quoi m'acheter un ticket de métro, ce qui n'était justement pas le cas. Je me déplaçais donc à pied. Notre pécule était si maigre que nous faisions attention à chaque sou dépensé.

Il m'arrivait d'acheter la baguette de pain avec la consigne de la bouteille de lait que je rendais, de déjeuner d'une tasse de café au lait avec du pain ou d'une tranche de foie de porc, c'est ce qu'il y avait de moins cher. La concierge, à qui rien n'échappait, s'aperçut de notre pauvreté et vint un jour frapper à ma porte, pour m'offrir un plat de poireaux à la vinaigrette. Je la remerciais d'un regard reconnaissant mais intrigué, car je n'avais jamais mangé de poireaux ainsi accommodés. "Mangez ma petite, me dit-elle, vous verrez, c'est bon". Une autre fois (il n'y eut que cette fois-là) un jeune camarade italien m'offrit deux artichauts cuits. Nous nous délectâmes avec les feuilles, sans deviner que sous la barbe de l'artichaut il y avait le cœur ; on le jeta. C'était une bien maigre nourriture pour un tel volume. Quel ne fut mon ébahissement le jour où, déjeunant dans un petit restaurant végétarien près de la BN, un convive était justement en train de manger... un cœur d'artichaut.

Nos réserves tiraient à leur fin et nous décidâmes de rentrer au pays pour nous "refaire une santé". C'était pendant l'été 38. Hélas, l'argent qui nous restait nous permettait de payer le train jusqu'à Budapest seulement. Barta avait son idée. En dernier ressort, nous pouvions aller au consulat et raconter qu'on nous avait volé le portefeuille avec les billets. En attendant il tenta sa chance sur le quai de la gare ; quand l'Orient-Express s'arrêta il monta dans le train, et tomba justement sur un ami de la famille, un médecin qui revenait ou allait à quelque congrès.

Sans hésiter il lui prêta l'argent qui nous permit d'acheter le billet jusqu'à Bucarest. Nous voilà revenus "en vacances", à la joie de mes parents. Ma mère, qui ignorait bien sûr mon style de vie, fut bien surprise de me voir arriver avec des cheveux courts.

Ce furent des vacances agréables, nous nous sommes requinqués, et en partant je ne pensais pas que je voyais mes parents pour la dernière fois. Un petit épisode comique mérite le détour.

Arrivée à Paris du fin fond des Balkans où les gens pratiquent des jurons grossiers et des blagues cochonnes, mais affichent publiquement la pruderie, j'avais été très étonnée de voir les jeunes s'embrasser dans la rue, se tenir serrés l'un contre l'autre dans le métro. A Bucarest 18, Delu voulut m'offrir une démonstration : un jour dans le tram il fit mine de m'embrasser.

Aussitôt le wattman stoppa le tram et nous intima rudement l'ordre de descendre immédiatement. Ce que nous fîmes.

Cette fois je fis la connaissance de ma belle-sœur Matilda, la sœur de Delu, de deux ans son aînée, une très belle femme, mariée à un jeune homme de famille riche, marchands de textiles.

Elle se refusait cependant de subventionner son frère : il devait, selon elle, assumer les conséquences de la voie qu'il avait librement choisie. Ex-pensionnaire des "sœurs de Notre-Dame du Sacré Cœur", elle parlait parfaitement le français. (Les écoles missionnaires étaient nombreuses dans le pays). Je fis aussi le voyage en train à Buhusi, une petite ville de Valachie, lieu de naissance de Delu où vivaient sa mère, son père, des cousins et des cousines. De la gare je pris un fiacre attelé d'un cheval fourbu, à l'image du cocher. Dans ce bourg où ses parents tenaient un petit commerce, il n'y avait sans doute pas de lycée ; Delu avait donc fait ses études à Ploesti, une importante ville pétrolière, où il vivait en famille chez des parents proches. Il m'a raconté plus tard qu'il avait passé son bac de justesse ; en classe il préférait lire Alexandre Dumas plutôt que d'écouter le prof.

Notre séjour à Bucarest devait surtout nous permettre, grâce aux relations de Delu, d'obtenir le divorce. Je pourrai ensuite épouser un Français et avoir ainsi le droit de travailler. C'était une pratique courante dans les milieux immigrés. L'organisation obtint l'accord d'un jeune camarade de 23 ans, postier dans la Sarthe. Je dois faire ici un petit retour en arrière. Quelque temps après notre arrivée en 1936, j'allai demander à un parent de Delu, médecin à Aubergenville (une commune de ce qui était à l'époque le département de Seine-et-Oise) de m'aider à trouver du travail. Il me recommanda à un chirurgien, installé avenue de l'Observatoire : le Dr. Pierre Rouquès était patron d'un service à l'hôpital de Créteil, mais aussi membre du Comité central du PC. Les problèmes des étrangers, des réfugiés, lui étaient connus, et il ne posa pas de questions indiscrètes à la petite étrangère que j'étais. Mais quel emploi me proposer ? Il en inventa un : certains jours de la semaine j'allais l'accompagner à l'hôpital où il me dicterait les compte-rendus de ses interventions. Je fis connaissance avec le milieu des malades, des infirmières, des internes et de leurs blagues de carabins. A la première opération à laquelle le chirurgien me demanda d'assister, je tournais naturellement de l'œil. Il soignait aussi, dans un dispensaire à Paris, les blessés des Brigades internationales rapatriés d'Espagne. Et plus d'une fois, malgré l'hommage que je rendais à leur sacrifice, mon cœur se serrait à la vue de ces hommes jeunes, revenus invalides et trahis par ceux en qui ils mettaient leur confiance. Le Dr. Rouquès était un homme généreux. Mais la générosité ne met pas à l'abri des pires errements. Le docteur avait un ami bulgare, que j'ai rencontré ; médecin, communiste, il était réfugié politique en France. Un jour il disparut et des bruits suspects de trahison circulaient à son sujet. Qui sait quel sort le GPU lui aura réservé. Le Dr. Rouquès encaissa cette ignominie, et il n'était pas le seul.

A l'automne 1938, quand nous sommes revenus de Bucarest, j'allai demander au Dr Rouquès de me faciliter mon mariage. Cela n'avait pour lui rien d'insolite. Il prit contact avec le maire communiste de Bonneuil-sur-Marne et tout fut arrangé le plus légalement du monde (domiciliation, bans, etc.). Le jour du mariage j'attendais devant la porte de la Mairie, avec à la main un exemplaire du "Temps" (le journal du Comité des forges comme nous l'appelions et que nous lisions quotidiennement). Marcel Baufrère, mon promis, devait avoir le même signe de reconnaissance. En m'apercevant il eut un regard étonné et hésita un instant ; je ne faisais pas mes 18 ans (voir la blague de Rousset). Nous nous présentâmes devant M. le maire et nous voilà unis pour le meilleur et pour le pire. En grande partie du moins, cela était vrai.

Avec ma nouvelle citoyenneté, je pouvais chercher un travail correctement rémunéré. Le Dr Rouquès s'étonna que je veuille échanger la liberté contre l'esclavage et, malgré quelques réflexions ironiques, convint qu'il fallait bien "gagner son pain à la sueur de son front". Mais de quelle manière ? Mon atout à l'époque, où on ne cultivait pas du tout en France les langues étrangères, était de connaître l'allemand et l'anglais. Je postulai, en cherchant dans les petites annonces, un emploi de secrétaire. Le patron d'une entreprise de roulements à billes m'embaucha pour un salaire modeste. En plus d'une petite usine qu'il avait en banlieue, il importait des roulements à billes d'une grande firme allemande (Kugelfischer). Je commençai donc, rue Bréguet dans le 11ème arrondissement, mes activités de secrétaire sténodactylo que je prétendais être. Le patron me demanda de venir au bureau un samedi (on travaillait le matin) pour faire connaissance avec les lieux et de prendre mes fonctions le lundi. A la fin du mois je constatai que la comptable avait établi ma fiche de paye à partir du lundi ; sur mon salaire mensuel il y avait donc un manque à gagner de deux jours, samedi et dimanche. J'allai réclamer auprès du patron, qui convoqua la comptable, une vieille fille, et lui donna tort.

C'était bien la peine, me disais-je, d'être le chien fidèle du patron. Mais en fait de chiens fidèles, j'eus des exemples plus exécrables. L'ingénieur, centralien, jovial, donc au premier abord sympathique, nous raconta un jour des souvenirs de son service militaire en Algérie. En riant, comme s'il avait évoqué une dératisation, encore que cela n'aurait rien eu de drôle, il raconta comment ils (les Français) mettaient le feu à des grottes où s'étaient réfugié des Algériens, bouchaient la sortie et les enfumaient "comme des rats". Je l'écoutais avec horreur, mais restai muette. Je le regrette encore. Mon patron me "prêta" pour quelque temps à l'usine Timken ; je partageais le bureau avec la secrétaire de direction, qui ne connaissait pas de langues étrangères. Devant moi, sans gêne, le directeur échangeait avec sa secrétaire des commentaires sur les rapports des mouchards appointés. Chaque ouvrier était fiché. C'est ainsi que je découvris sur le vif l'existence de la surveillance policière et l'espionnage exercés contre les ouvriers, dans ce pays tout à fait démocratique. Les petits employés avaient une mentalité assez réactionnaire. Heureusement qu'à proximité du bureau (dans le 11ème) il y avait un petit bistrot où j'allais déjeuner pour 4 francs, en compagnie de prolos.

Entretemps la révolution espagnole trahie était défaite. En mai 37 le soulèvement ouvrier de Barcelone est réprimé ; George Orwell blessé, de retour en Angleterre, écrit son magnifique livre "Hommage à la Catalogne" ; le POUM est interdit, son journal "La Batalla" supprimé, ses dirigeants arrêtés, Nin assassiné. En septembre 38 le gouvernement républicain ordonne le retrait des brigades internationales. Début 39, c'est la capitulation, les réfugiés franchissent en masse la frontière et la plupart sont internés dans des camps, dans les pires conditions, sous la garde de militaires. En Espagne les révolutionnaires étaient tombés victimes du GPU. Mais en France même, le GPU assassinait Rudolf Klement, militant allemand secrétaire du Vieux et du Secrétariat international, Léon Sedov, le fils de Trotski, et attirait dans un guet-apens en Suisse, Ignace Reiss, un fonctionnaire du GPU qui avait rompu avec staliniens et adhéré publiquement à la IVe Internationale. Il faut lire "Léon Sédov, le fils, le militant, l'ami", ce texte poignant que Trotski dédiait à la jeunesse de tous les pays après la mort de son fils, deux ans et demi avant que lui-même ne soit abattu par un agent stalinien au Mexique.

Après Munich, la guerre La grève générale de novembre 1938, manifestation tardive de colère et de déception, fut un terrible échec. Je revois les visages consternés de Rous et d'Agostini, sa compagne, au cours d'une réunion. De gros nuages s'accumulaient à l'horizon. Après le pacte de Munich entre Hitler, Chamberlain et Daladier, analysant la situation dans un article ("Après Munich"), Trotski fixait presque au mois près l'éclatement de la deuxième guerre mondiale. Des foules avaient acclamé à sa descente d'avion Daladier (il apportait la paix), qui aurait murmuré "les cons !" (voir Sartre "Les chemins de la liberté").

Ma tante Ida nous offrit l'asile au Québec. L'horreur de la guerre, la menace d'une victoire de Hitler, pesait sur nos têtes. Mais après avoir délibéré et réfléchi, nous décidâmes, Barta et moi, de vivre ici notre engagement jusqu'au bout.

Les forces de notre organisation n'augmentaient pas, mais déclinaient plutôt. Fin 38 un nouveau parti, fort de quelques milliers d'adhérents, était né d'une scission de la SFIO. Issu de la Gauche prolétarienne, le PSOP (Parti ouvrier et paysan) avait à sa tête des personnalités comme Marceau Pivert, Michel Collinet, ou encore Daniel Guérin, proche de Trotski. Des camarades, sous la direction de Rous et de Craipeau, se prononçaient pour l'entrée dans le nouveau parti.

Trotski, qui avait si souvent sévèrement critiqué les insuffisances et l'incapacité de l'organisation de se lier aux masses, revenait sur ce sujet en avril 39, dans une interview avec des camarades américains : "notre organisation française souffre de la même maladie, le mal français traditionnel, cette incapacité d'organisation et, bien entendu, en même temps, de l'absence de conditions qui lui permettraient l'improvisation". De même qu'en 1934 pour la SFIO, il préconisait l'entrée au PSOP, comme une chance de trouver un milieu favorable pour la diffusion de nos idées.

Après d'âpres débats - James Cannon, un dirigeant de la section américaine (le Socialist Workers Party), était même venu à Paris pour soutenir les thèses du Vieux - une fraction du POI adhéra au PSOP en février 39, avec toute liberté d'expression et la possibilité d'avoir son propre organe, un mensuel "La Voie de Lénine". Barta y collaborait. Naville, Hic et quelques autres ne nous suivirent pas. Pour moi, ce tournant fut tout à fait rentable. Je fus affectée à la 3ème section des Jeunesses (JSOP), quartier de la République, où il y avait un bon nombre de filles et de garçons dont les parents étaient de petits artisans juifs. Le quartier était vivant et les jeunes pleins de bonne volonté. Avec ma "culture trotskiste" je pris aussitôt de l'ascendant : l'esprit d'équipe, la discipline, l'éducation, cela leur convenait tout à fait. On avait un ordre du jour strict et on vérifiait l'exécution de nos tâches : prospection du quartier, recensement des commissariats et des casernes, collage de papillons et d'affiches, compte-rendus de lecture.

On allait aussi en groupe à des séances de cinéma, dont on débattait ensuite. Les résultats se firent sentir et me valurent les félicitations du comité central de notre fraction! Cependant l'esprit de discipline devait aller de pair avec le respect de l'individu et de la démocratie. J'en fis la preuve le jour où Foirier, un militant connu du groupe Molinier vint, après d'autres, nous expliquer avec emphase les raisons de son adhésion au PSOP. Dès qu'il eût fini son discours, je demandai à Fanny, une jeune camarade nouvelle dans la section, de nous dire à son tour les raisons de son adhésion : en quelques mots, elle parla de façon simple et fort bien.

L'intérêt pour moi était de passer enfin du simple apprentissage - dans le POI je m'étais le plus souvent contentée d'écouter - à une activité pratique de recrutement et d'éducation. Les JSOP avaient leur journal, la Jeune Garde. Ma seule contribution, sur l'insistance d'un camarade, fut un article sur la presse féminine. J'achetai, pour me documenter, tous les magazines de la presse du cœur, avec leurs images de princes charmants épousant des midinettes. L'article parut, je ne sais pas s'il était bien écrit, je ne l'ai pas conservé. Pour une courte période je fus chargée de la trésorerie. Notre trésorier, appelé au service militaire, me repassa la casquette.

J'ai revu Louis Bonnel seulement des dizaines d'années plus tard à une fête de Lutte Ouvrière ; malgré les outrages du temps il m'a reconnue, et c'est lui qui vint à ma rencontre pour me rappeler ce vieux souvenir.

C'est au JSOP que je recrutai notre camarade Fanny avec qui je devais rester liée pour la vie.

Dans son souvenir (moi-même j'ai oublié cet épisode) je l'abordai au local : "quel âge as-tu ?" A cette question qui lui parut un peu insolente venant d'une "fillette" elle me répondit : "et toi ?" Nous nous découvrîmes le même âge, à quelques mois près : 19 ans.

Le local du PSOP se trouvait Bd. Rochechouart ; il y venait beaucoup de monde et selon les bonnes habitudes, on y discutait beaucoup. Un jour, excédée, je me pris de bec avec un jeune qui pérorait avec démagogie, à mon sens d'une façon indigne pour un militant trotskiste.

J'appris des dizaines d'années plus tard que le jeune Boussel n'était autre que le futur Lambert, l'héritier politique de Molinier. Ce groupe ne manquait pas de démagogues. Pour moi, un militant n'est pas un prêcheur, encore moins un bateleur. C'est un homme, une femme parmi d'autres, essayant d'élever son savoir et sa conscience à la hauteur du combat pour l'émancipation du genre humain. "L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes". En même temps nous savions que "le capitalisme condamne les travailleurs à l'ignorance, limitant à l'avant-garde du prolétariat la possibilité de dépasser ses difficultés pour arriver à une claire compréhension des tâches de la classe ouvrière". Dès ma première prise de conscience, bien avant d'avoir lu ce texte du Vieux écrit en 1929, c'est à ce rôle que j'identifiais l'engagement du militant.

Mais le PSOP, qualifié par nous de parti centriste, allait avoir une existence brève. En août 1939 le pacte germano-soviétique "de non agression", avec une clause secrète de partage de la Pologne, était signé par Ribbentrop pour l'Allemagne et Molotov pour l'URSS. La France et l'Angleterre qui n'avaient pas bronché au moment de l'Anschluss de l'Autriche, de l'annexion des Sudètes, puis de l'occupation de Prague par Hitler, crièrent à la trahison soviétique. Les staliniens, bien entendu, la justifièrent. Daladier en prit prétexte pour dissoudre par décret le PC et, dans la foulée, toutes les organisations d'extrême-gauche. D'ailleurs, aussitôt après, en riposte à l'occupation par les Allemands de Danzig, enclave polonaise en Prusse, la guerre était déclarée.

Les militants se dispersèrent, certains étaient mobilisés, ceux qui restaient ne pouvaient plus avoir d'activité légale. Rous demanda à me voir et, m'expliquant la situation, me chargea de garder les contacts avec les camarades dans toute la mesure du possible. Mais ce possible était réduit à néant. (Barta a précisé par ailleurs dans une note, comment il a été amené à quitter le groupe après une réunion avec des camarades "responsables" au jardin du Luxembourg).

Nous entrions dans l'ère de la "drôle de guerre". Des millions d'hommes étaient mobilisés, mais rien ne se passait. Nous vivions avec le couvre-feu, le camouflage des fenêtres, les masques à gaz en bandoulière, les affiches "Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts" et "Les oreilles ennemies nous écoutent". Pour la première fois je pouvais contempler la lune et les étoiles dans le ciel sombre de Paris.

La Petite Roquette J'avais maintenu des relations avec des jeunes de mon secteur des JSOP. Ce fut suffisant pour décider Barta à sortir une feuille polycopiée, intitulée "L'Ouvrier". Une camarade du POI, Julie, me permit d'utiliser sa machine à écrire ; je tapais les textes sur des stencils, et nous nous répartissions au mieux les feuilles à diffuser. La police daladiériste arrêtait en masse les militants communistes, ceux qui n'acceptaient pas de désavouer le parti et le fameux pacte.

Thorez prit la poudre d'escampette à Moscou. Mais dans la foulée, la police ne s'en prenait pas seulement au PC. C'est ainsi que fut arrêté aussi en août 39 notre camarade Marcel Baufrère, et incarcéré à Fresnes. Seule la famille pouvait rendre visite au prisonnier. Il n'en avait pas à Paris, à part son "épouse". J'allais donc chaque semaine lui rendre visite à Fresnes, où les détenus vivaient dans les plus mauvaises conditions. L'hiver ils n'étaient pas chauffés, et je vois encore ses mains enflées, des engelures aux doigts. La nourriture était infecte. Le détenu parlait à son visiteur à travers une double grille et sous la surveillance d'un gardien. Le réconfort que je lui apportais fut de courte durée. J'ignorais qu'un des garçons de notre cercle était en relations avec des militants du groupe Molinier. Quand ils furent arrêtés, ce jeune indiqua aux policiers l'adresse où nous devions nous rencontrer. C'est ainsi qu'un soir où nous étions réunies, trois filles, Fanny, Rachel et moi, nous vîmes débarquer trois inspecteurs malabars qui demandèrent qui d'entre nous était Louise. Bien sûr, nous ne connaissions pas de Louise, mais ils nous embarquèrent quand même. Dans la voiture qui nous emmenait au commissariat, les flics demandèrent aux deux filles qui portaient un nom à consonance étrangère, de tourner la tête pour voir si elles avaient un profil juif. Et on n'était pas encore sous l'occupation nazie ! L'arrestation ne suscita en moi aucun sentiment de panique. "Voilà, c'est arrivé". Victor Serge a bien décrit ce moment dans un de ses romans (Les hommes dans la prison).

Sur ma carte d'identité j'étais domiciliée à l'adresse de Baufrère, dans le 1er arrdt. (il était à ce moment employé à la Poste du Louvre). Les flics m'y emmenèrent donc ; je demandai la clé à la concierge, qui me connaissait, et nous voilà dans le petit appartement qui était resté en l'état, c'est-à-dire dans le plus grand désordre, depuis l'arrestation de Marcel, cinq mois avant. Les flics renoncèrent à la perquisition, avec cette réflexion dédaigneuse : "vous ne faites pas souvent le ménage". Nous passâmes un temps au commissariat, en attendant nos dépositions, assises côte à côte sur des chaises dans un couloir et surveillées par nos flics en civil ; au moment où ils sommeillaient dodelinant de la tête, Fanny chuchota : "Louise". Un moment d'angoisse! Heureusement les flics n'avaient rien entendu. Ensuite nous fûmes transférées à la Conciergerie pour les formalités d'usage. Je passai une nuit dans une cellule avec une détenue de droit commun qui se lamentait ; mais quand elle aperçut deux petites souris sorties de leur trou, elle se mit à pousser des cris d'épouvante. J'essayais de la raisonner, tout en trouvant la scène comique. Enfin, mesurées, pesées, étiquetées, nous fûmes embarquées dans le panier à salade pour la Petite Roquette, en détention préventive. Le lendemain de mon arrivée à la prison fut aussi celui de mon 20ème anniversaire. J'avais une forte migraine et obtins d'une bonne sœur un cachet d'aspirine. Les gardiennes étaient toutes des religieuses.

Pour se protéger, en tant qu'étranger, Barta avait réussi à se faire embaucher comme ouvrier à l'usine Hispano. Du fait de la mobilisation, les patrons et les fabricants d'armes manquaient de main-d’œuvre ; on en exempta donc et on maintint au travail un certain nombre d'ouvriers, "affectés spéciaux". Un vieil ouvrier parisien enseigna au nouvel apprenti l'ajustage et l'invitait le dimanche à partager en famille le gigot haricots. Nous habitions à l'époque Bd. Serrurier une chambre de bonne, sans eau courante, avec seulement un robinet sur le palier.

Mais cette adresse resta inconnue aux flics. Le jour de mon arrestation, en partant à ma réunion j'avais laissé un mot sur la table : "le lait est bouilli". Ce fut le dernier message qu'il eut de moi (il s'en rappelait encore des années après) et nous ne communiquâmes plus jusqu'à ma libération. En fait de "message", les flics en avaient trouvé un dans mon sac : une lettre inachevée, destinée à un jeune camarade mobilisé dont j'étais la "marraine" et l'informant que je lui envoyais "Le Temps". C'était sûrement un mot de code caché ! Il me fallut argumenter pour les persuader que c'était tout simplement un journal, le grand quotidien du soir.

A la Petite Roquette nous étions assises en rangs serrés dans une immense salle, sur des chaises basses, et sous la surveillance d'une religieuse juchée sur un pupitre qui nous imposait le silence. Pour nous parler, nous devions donc chuchoter. La nuit, qui tombait tôt, on nous enfermait dans nos cellules. Elles étaient prévues pour une personne, nous étions trois dans la mienne ; je la partageais avec une ouvrière des presses et l'épouse d'un maire, toutes les deux communistes, comme le reste des détenues. L'hiver était rigoureux et les cellules n'étaient pas chauffées. Je passai ma première nuit à grelotter. Mais dès le lendemain mes compagnes d'infortune m'apprirent comment faire mon lit "en portefeuille" et tout alla bien par la suite.

Très tôt le matin, au réveil, nous étions alignées en file, seins nus, penchées sur des robinets d'où coulait une eau glaciale. La sœur nous surveillait d'un regard sévère. La nourriture était plus qu'infecte. Des vers grouillaient dans le riz charançonné, plat exclusif. Mais la plupart d'entre nous recevaient de l'argent du dehors et se nourrissaient à la cantine. Ce n'était qu'un modeste menu, un seul plat, mais mangeable, souvent du hachis parmentier. On allait le chercher à la cuisine et on mangeait à notre place. J'exigeai de Fanny qu'elle ne picore pas dans le plat sur le trajet - il fallait traverser toute la salle - notre dignité ne devait-elle pas se manifester dans chaque geste ? Pour ma part je ne recevais pas d'argent. Fanny était bien soutenue par ses parents et partageait tout avec moi. Son père, ouvrier tailleur immigré de Pologne, avait été, comme tant d'autres de sa génération, lié au mouvement socialiste. Ne voyant pas rentrer sa fille, il prit aussitôt la précaution de cacher tout ce qui pouvait être "subversif", et les flics venus perquisitionner ne trouvèrent rien. Par chance ils n'aperçurent pas non plus une brochure restée par mégarde bien en vue sur la table ! Nous avons souvent repensé à "La lettre volée" d'Edgar Allan Poe... Rachel se tenait à l'écart, décidée à ne plus recommencer pareille aventure. Grâce sans doute à un bon avocat, elle fut la première à être relâchée. Chaque jour nous avions droit à la promenade, nous tournions en rond dans la cour, comme dans la gravure de Gustave Doré (reprise par Van Gogh). Des moineaux grassouillets étaient les seuls messagers d'un monde au-delà des murs. Dimanche, au moment de la promenade, la bonne sœur arrivait avec un chaudron fumant et nous tendait à chacune, au passage, un morceau de viande de pot-au-feu au bout de sa fourchette.

Notre grande chance fut l'existence d'une bibliothèque. A longueur de journée, nous lisions les romans de Balzac et les commentions (entre nous) à voix basse. Quel monde extraordinaire, nous en oubliions nos misères. "Je suis plus libre que beaucoup de ceux qui se promènent à ciel ouvert", avait écrit Louise Michel dans sa prison de St. Lazare ; "ceux-là sont prisonniers par la pensée, ils sont enchaînés par leur propriété, par leurs intérêts d'argent, par leur stricte nécessité de vie, absorbés au point de ne pouvoir vivre en être humains, en êtres pensants." Fanny essaya aussi de m'apprendre à tricoter. J'y mettais de la bonne volonté, sans succès.

Elle finit par tricoter elle-même le beau pull en laine bleu-roi qu'elle m'offrit, et qui pour moi entra dans la légende. La messe dominicale était peu fréquentée. Sur les fiches d'état civil qu'on nous demanda de remplir à notre arrivée à la Petite Roquette, figurait aussi, à mon grand étonnement, la religion. A l'insistance de la gardienne nous opposâmes un obstiné "sans religion". Pour nous éviter d'être mises en quarantaine par les détenues staliniennes, ce qui est arrivé à nos camarades trotskistes (du groupe Molinier), nous nous présentions comme des syndicalistes. Je n'ai d'ailleurs jamais entendu ces femmes échanger des réflexions politiques.

Elles parlaient de recettes de cuisine, de faits divers, ou se faisaient lire les lignes de la main.

On nous prévenait à l'avance du jour où nous devions passer devant le juge d'instruction. Au Palais de Justice l'attente était longue. Dans la cellule où on nous enfermait dès le matin, barbouillée d'inscriptions ad hoc, on avait droit aussi à un livre correspondant au niveau extrêmement bas qu'on nous supposait. Notre tactique consistait à jouer les naïves. Menant les interrogatoires à la chaîne, le juge Rousselet demanda à Fanny : "enfin, vous, qu'est-ce que vous êtes ?"
-"Sténodactylo, monsieur le juge..." Quant à moi, devant mon air innocent, il s'étonna que je ne sois pas à Fresnes, avec les mineures. Nous pouvions nous permettre ce jeu, étant donné qu'il n'y avait contre nous aucune preuve ; même un livre politique aurait suffi, mais chez Fanny les parents avaient intelligemment fait le ménage, et chez moi, c'est-à-dire à mon adresse, les flics avaient tourné les talons. Un jour, ce fut la seule fois, je fus moi aussi appelée au parloir, à mon grand étonnement. Je parlai à travers la grille à une jeune femme qui se présenta comme la sœur de Marcel ; elle était venue de la Sarthe pour voir son frère à Fresnes, et le premier souci de Marcel fut de lui demander de me rendre visite à la Petite Roquette.

Nous avions été arrêtées pour "atteinte à la sûreté de l'Etat" ; mais faute de preuves nous finîmes par obtenir un non-lieu. Quel éblouissement de se trouver un matin de printemps dans la rue, sur le trottoir, devant les grilles du Palais de justice.

Mais j'avais devant moi un grave problème à résoudre et je m'empressai d'aller consulter un médecin de notre bord, qui bravait les lois contre l'avortement en vigueur. Dans la situation où nous étions et devant les événements qui se préparaient, il n'hésita pas à me faire hospitaliser dans une clinique pour une intervention qui se déroula dans de bonnes conditions. Je ne nourrissais aucun désir d'avoir des enfants, et encore moins quand nous avions devant nous, et nous le savions, les plus dures épreuves. L'exode était proche.

Forte de mon non-lieu, je retournai voir mon ancien employeur. Il me reçut avec sympathie et me fit une authentique leçon de démocratie. Je m'entendis dire à peu près ceci : "c'est bien que vous soyez de retour parmi nous, mais à l'avenir sachez qu'en France on a le droit de tout dire, mais pas de faire". Ce même mois de mai les chars allemands, les "Panzerdivisionen", déferlèrent sur la Belgique, sur le nord de la France et se dirigeaient sans obstacle sur Paris.

La ligne Maginot contournée, les soldats étaient fait prisonniers par dizaines de milliers, les officiers désertaient à l'approche de Hitler, que beaucoup d'ailleurs admiraient dans leur for intérieur. Parmi la population, c'était l'indifférence devant l'impasse, un "défaitisme passif".

Tout le monde à Paris parlait d'évacuation. Mon employeur proposa au personnel de nous replier avec lui par camion en province, ou de verser une indemnité à ceux qui voulaient se débrouiller par eux-mêmes. Je choisis bien sûr la dernière solution.

Avec ce pécule, nous voilà quittant un Paris désert, par un beau temps ensoleillé de juin, un balluchon à la main, pour une longue randonnée à travers la France. Files interminables de gens de tous âges, avec ou sans véhicule, chargés de toutes sortes d'objets, s'égrenant sur les routes, fuyant le danger. C'était l'exode. Nous n'avons pas été témoins de bombardements, que certains réfugiés ont subi. On couchait parfois dans des granges ou des étables, plus ou moins bien accueillis, parfois en plein champ. Devant un verger d'abricotiers, que nous regardions avec convoitise, le paysan nous encouragea d'en cueillir. Les problèmes de ravitaillement ne se posaient pas encore. Et c'est ainsi que, dans notre tour de France, nous arrivâmes à Perpignan, belle ville ensoleillée, trop même. Heureusement il y avait la fraîcheur des jardins.

Je n'ai pas le souvenir que nous ayons fait tout ce long chemin autrement qu'à pied ; mais la mémoire peut être défaillante.

Des tirailleurs sénégalais, en costume militaire et chéchia rouge, stationnaient dans la ville, sans doute en instance de départ. Comme chacun sait, ils avaient pris part à la "défense de la patrie". M'étant approchée d'un petit groupe, l'un d'entre eux interpréta à sa manière ma curiosité et me proposa le mariage, une belle vie en Afrique. Les malheureux tirailleurs sénégalais laissaient malgré eux un bien triste souvenir : ils avaient servi comme gardiens dans les camps où été parqués les réfugiés espagnols après la victoire de Franco.

Jours paisibles en Savoie

La guerre était finie, l'armistice signé par le maréchal Pétain, le "héros de Verdun". Nous prîmes le chemin du retour. Me payant d'audace, j'allai à la mairie de Perpignan demander une aide pour le retour. "Vous les Parisiens, vous croyez qu'on est riches et qu'on peut donner de l'argent à tout le monde". Dite avec l'accent du Roussillon cette remarque me surprit et me fit aussi plaisir : je me voyais traitée de parisienne, moi à qui on demandait toujours à Paris "d'où j'étais". Je n'eus pas de subvention. Delu connaissait l'adresse de son cousin, Solo Körner, médecin à Epierre, un village de Savoie non loin de Chambéry. Ce sera notre première étape.

Arrivés à Epierre, nous apprenons que le docteur avait été mobilisé, mais qu'il avait donné de ses nouvelles et serait bientôt de retour. Sans méfiance on nous ouvrit la maison, une vieille demeure spacieuse, avec un grand jardin. De hautes montagnes se dressaient à l'horizon, autour de nous tout était vert, le jardin regorgeait de légumes et de fruits en ce mois d'août, les vaches rentraient le soir à l'étable en faisant tinter leurs clochettes, nous allions chercher le lait et le fromage à la ferme. La guerre n'était pas passée par là.

Le docteur ne tarda pas à rentrer. Il faisait partie des notables, et le maire, qui essayait sans succès de le marier à sa fille, nous invitait souvent dans sa maison, et nous régalait d'excellentes liqueurs de fruits. Le docteur était bien intégré et très apprécié comme médecin.

Il faut dire qu'il avait commencé sa carrière au village de Termignon, non loin de Modane, et c'est à dos de mulet qu'il grimpait dans la montagne pour porter secours aux malades, qui en général appelaient le médecin en dernière extrémité. C'était un plaisir de l'écouter raconter des anecdotes drôles ; il ne s'épargnait pas lui-même et avouait qu'étudiant il avait répondu dans un examen que la maladie du charbon était une affection des mineurs. En 1940 il y avait encore dans cette région des hameaux où les maisons n'avaient pas de fenêtres et les paysans goitreux étaient nombreux. Le changement ne vint que plus tard, avec l'installation de l'industrie dans la vallée de la Maurienne.

Pour me rendre utile, le docteur ayant déjà une femme de ménage, j'offris de faire la cuisine.

C'était un pari périlleux, puisque je ne savais rien faire. A Paris, pour faire cuire des pâtes, ne les avais-je pas plongées dans l'eau froide ? Mais au village il y avait une ambiance très sociable. Je demandai donc de l'aide à une jeune femme qui me conseilla volontiers. C'est ainsi que je réussis même à faire des flans pour le dessert, dont on jouait les parts à la belote ; j'avais toujours la plus petite part, ce qui de toute façon n'était que justice. Je m'attaquai aussi à la soupe de légumes, avec les légumes du jardin. Prudente, je montrai d'abord ma cueillette au docteur : malheur, ce que j'avais pris pour des poireaux étaient des tiges d'iris ; j'avais failli nous empoisonner. La "blague" eut beaucoup de succès et nous en parlions encore longtemps après. Se moquer d'autrui, n'est-ce pas le propre de l'homme ? A condition de respecter les limites : "être saoul comme un Polonais" par exemple, valut à Solo une sévère leçon de morale de la part de Delu. Cependant, je fus déçue par un geste de pingrerie chez ce brave Solo. Mon unique paire de chaussures, avec laquelle j'étais partie de Paris, était maintenant en piteux état. Or il y avait au village un cordonnier qui fabriquait des chaussures rustiques à bas prix. Mais le docteur refusa de me donner l'argent pour les acheter.

Il était maintenant temps de songer à remonter sur Paris. Delu avait l'adresse d'un camarade, que nous avons connu en 39 à Paris. A cette époque il était amoureux éconduit d'une jolie rousse, fille d'une "pacifiste" amie de Jean Giono. C'est grâce à elle que j'ai découvert la musicalité de la langue française : comme le parler de cette fille était mélodieux, comme son accent était charmeur et raffiné ! A partir de ce jour je décrétai que le français était la langue la plus belle au monde et n'en démordrai plus. ("Gott behüte" (que Dieu nous garde), comme aurait dit ma mère, qu'on ne l'entende un jour éructée par un Hitler national).

En cet été 40, Jacques Ramboz était instituteur en Isère. Enfourchant un vélo, Barta alla lui proposer de se joindre à nous pour "nous remettre au travail". Sur le chemin du retour, pédalant derrière un camion dans une côte, il fit une chute en tendant machinalement le bras pour attraper la corde qu'on lui lançait. Rentré avec une clavicule cassée, il était heureusement entre de bonnes mains chez le docteur.

Le 21 août 1940 un entrefilet dans un journal local nous apprit l'assassinat de Trotski à Mexico. J'éclatai en sanglots de désespoir. Mais la tragique nouvelle ne faisait que renforcer ma détermination de lutter, à avec mes moyens, jusqu'à la mort.

Ainsi, début septembre, nous fîmes nos adieux pour rentrer à Paris. L'armée allemande avait occupé la moitié nord de la France, la moitié au sud de la Loire était "zone libre", sous l'autorité du gouvernement de Vichy. Entre les deux il y avait une "ligne de démarcation".

Arrivés à cette ligne, des contrôleurs allemands vérifiaient si les voyageurs dans le train étaient en règle, tout en scrutant leur faciès. Nous passâmes sans encombre. Il me semble que c'est par notre camarade Ramboz, qui avait sans hésiter quitté son poste d'instituteur et nous avait suivi à Paris, que nous avons pu nous loger rue de la Grande Chaumière, dans le quartier Montparnasse, au dernier étage d'un vieil immeuble. Un Américain, un de ces nombreux intellectuels ou artistes fréquentant Paris, avait habité là ce petit appartement meublé, d'une pièce cuisine. Tout était resté en l'état.

Un pari sur l'avenir Paris occupé était paisible. L'entreprise où j'avais travaillé avait repris son activité sous le contrôle des Allemands ; j'y fus réembauchée. Le rationnement était institué pour l'alimentation, le tabac, les textiles. Tout le monde devait s'inscrire à la mairie, qui distribuait les cartes de ravitaillement. Les rations, pour les denrées essentielles, étaient en dessous du minimum vital, et le marché noir se mit en route. En même temps des mesures discriminatoires étaient édictées contre les Juifs ; habitués au respect de la légalité, peu de gens les transgressaient. J'avais une gentille collègue de travail, née en France de parents polonais. Quand le port de l'étoile jaune fut décrété, je lui expliquai qu'elle courait moins de dangers à ne pas la porter. Mais, me répondit-elle, tout le monde dans le quartier nous connaît (elle habitait le 11ème). Elle venait donc au bureau avec l'étoile jaune, jusqu'au jour où on ne la revit plus. L'inspecteur allemand, un monsieur de haute taille, en civil, venait régulièrement voir mon patron et j'assistais souvent à ces entretiens, pour prendre des notes. Courtoisement, me parlant en allemand, il releva un jour mon "accent autrichien". Etait-il dupe ? Je ne le pense pas. Cet Allemand n'était certainement pas nazi.

Nous étions rentrés avec l'intention de reprendre le travail dans l'illégalité, mais nous formions une équipe bien maigre : à part nous, Ramboz et ma camarade Fanny, que j'avais retrouvée à son domicile, chez ses parents. Le hasard faisant parfois bien les choses, Barta rencontra un jour Bd. Montparnasse, un camarade du POI, Sabas, qui travaillait dans le cinéma. Il apprit par lui que des militants s'étaient retrouvés et avaient reconstitué un groupe sous le nom de "Comité pour la 4ème Internationale". Sous le choc de la défaite fulgurante, de millions de prisonniers, de l'exode des populations et de l'occupation du pays par l'armée allemande, des militants, parmi lesquels Marcel Hic et Jean Rous, étaient tombés dans le piège du nationalisme allant jusqu'à préconiser une alliance avec "les bourgeois pensant français".

Barta se mit sur le champ au travail pour défendre les idées fondamentales du texte-manifeste "La Quatrième Internationale et la guerre".

Rappelant simplement les pronostics du Vieux, Barta écrivait en novembre 40 (nous étions encore à huit mois de l'invasion de l'URSS par Hitler) qu'Hitler aurait en Russie le même sort que Napoléon, et que son règne "millénaire" ne durerait pas dix ans. C'était reprendre ce que Trotski avait écrit le 30 juin 1940 dans son texte "Notre voie reste inchangée". Ainsi vit le jour la brochure de novembre 40 "La lutte contre la deuxième guerre impérialiste" ; sur la page de couverture Ramboz avait gravé un poing levé au-dessus des cheminées d'usine. Le texte était tapé au stencil et polycopié avec de l'encre et un rouleau sur un "plat". Il fallait faire attention en marchant dans la pièce, partout sur le plancher les feuilles fraîchement tirées étaient posées pour sécher. On peut dire que cette brochure qui défendait les thèses sur la guerre telles que Trotski les avait développées maintes fois, mais que les trotskistes sous le choc des événements avaient tout d'un coup oubliées, resta "confidentielle", c'est-à-dire qu'elle eut une diffusion infime. Cette guerre ne connut pas son Zimmerwald. Par la suite seulement, la brochure devait connaître un sort meilleur.

En juin 1941 l'attaque de Hitler contre l'URSS modifia le paysage politique. Les staliniens qui en 1939 avaient retourné leur veste après la poignée de main Molotov-Ribbentrop - en 1940 Duclos avait même demandé aux Allemands l'autorisation de faire paraître l'Humanité - firent une nouvelle volte-face et redevinrent farouches patriotes français. Nous savions que le sort de la guerre allait se jouer en URSS. Radio-Londres, que tout le monde écoutait en sourdine ("ici Londres, ici Londres, les Français parlent aux Français") était notre seule source d'information. Barta épingla au mur une carte de l'URSS sur laquelle il déplaçait des épingles en même temps que se déplaçaient les fronts. Dès la nouvelle de l'attaque, on diffusa un tract intitulé "Vive l'armée rouge". Nous continuâmes à publier d'autres tracts, dans lesquels nous nous adressions surtout aux militants communistes.

Nous avions décidé de ne pas rechercher le contact avec d'anciens militants, mais de recruter des éléments neufs et de construire un noyau. Notre première recrue fut Mathieu Bucholz ; c'est comme si nous avions décroché une étoile du firmament. Ramboz avait été élève au lycée Michelet, y avait milité aux JC et animé un club culturel ; c'est là qu'il connut Mathieu, de quelques années son cadet. En 1941 Ramboz n'eut pas de mal à le gagner à notre cause.

Beau, intelligent, courageux, Mathieu avait de par ses dons plus d'une corde à son arc. Il commença par gagner son jeune frère, puis deux autres recrues; ancien camarade de classe de l'école primaire de Goussainville, JC également, Pierre Bois rejoignit aussitôt notre groupe, avec son frère cadet Jean. La machine était lancée. Jouant au résistant, Mathieu sut nous procurer de vraies-fausses cartes d'identité, des cartes de ravitaillement, des exemptions du STO, le service de travail obligatoire pour l'Allemagne. De proche en proche nous recrutions d'autres jeunes ; parmi eux un garçon que nous appelions "petit Paul", parce qu'il vivait chez sa mère, veuve, et lui était très attaché. Je me souviens de mon étonnement en apprenant qu'ils habitaient leur logement depuis plus de vingt ans, une éternité ! Avec le temps, bien sûr, ma perception de la durée devait se modifier totalement. Pour obtenir une "permission" pour petit Paul, parti en STO en Allemagne, je présentai à la Kommandantur des papiers adéquats de mariage ; il rentra effectivement, mais ne devint pas militant. A quelque temps de là je retournai à la Kommandantur, je ne me souviens plus sous quel autre prétexte. Je n'avais pas prévu que j'allais me trouver en face de la même employée : elle me regarda, me dit d'une voix calme quelque chose comme "vous êtes déjà venue" ou "je vous ai déjà vue". C'était la fin... Mais l'employée mit les cachets nécessaires sur les papiers et me dit au revoir. Ce genre de complicité devenait, avec le temps, de plus en plus courant. Les étudiants bénéficiant d'un régime de sursis pour le STO, Mathieu (que nous appelions désormais Pamp) eut l'idée de munir certains camarades de cartes d'étudiant. Il s'adressa à un professeur à la Sorbonne ; apeuré, celui-ci prétendit ne rien pouvoir faire. Pamp expliqua alors carrément l'enjeu au concierge, et obtenait désormais autant de cartes en blanc qu'il voulait.

Jean Bois, muni d'une carte d'étudiant en philosophie, l'orthographia avec un "y". Je revois Pamp riant de bon cœur, la tête un peu penchée sur le côté, comme il en avait l'habitude quand la moquerie était fraternelle. D'où lui venait son pseudonyme ? Du fait de la pénurie, on avait mis sur le marché un ersatz (le mot allemand était entré dans le langage) de thé, le "Maté Pampéro", sorte de tisane. De Mathieu à Pamp il n'y avait qu'un pas. Et Pamp est entré dans l'histoire, dans notre cœur et notre souvenir. Il distribua quelques autres pseudonymes astucieux. Pierre Bois travaillait comme employé aux chemins de fer ; il devint "Vic", puisque le syndicat des cheminots russes en Octobre 17 (menchevik d'ailleurs) s'appelait Vikjel. Jean étant son frère, il devint Lefèvre. Le frère cadet de Pamp travaillait comme laborantin à l'Institut catholique, rue N.D. des Champs ; il devint Labbé. Soit dit en passant, notre "abbé" nous fabriqua au labo du savon (on en manquait totalement) qui avait bien l'aspect d'un savon, mais faute d'huile ne moussait pas. Les pseudonymes que nous nous étions donné nous-mêmes étaient ternes. Barta était désormais Albert, moi j'étais devenue Irène, Ramboz était Lucien, Fanny s'appelait Lucienne.

Nos règles de vie étaient très strictes, imposées par le danger. Vic étant venu avec à peine quelques minutes de retard à son premier rendez-vous, Pamp lui recommanda d'être ponctuel au prochain rendez-vous et, en guise de leçon, prit congé. Une des relations bourgeoises de Pamp mit son appartement à sa disposition ; on convint de s'y réunir, en recommandant à tous d'avoir une tenue de circonstance. Vic avait même mis un chapeau ; mais Ramboz, qui n'avait peut-être pas bien retenu la consigne à cause de sa surdité, arriva en tenue de campeur.

Aussitôt la concierge entrebâilla la porte de sa loge, pour lui demander où il allait. Il bredouilla une réponse et passa. Les concierges n'étaient pas toujours du mauvais côté. Ainsi, le concierge de l'immeuble où Ramboz occupait une mansarde, le prévint du passage de la police venue enquêter ; pour le remercier, Ramboz lui offrit un paquet de papier à cigarettes (encore fallait-il trouver le tabac). Bien sûr, la pénurie était grande, malgré tout la modestie de ce "cadeau" nous a semblé quelque peu dérisoire.

Pamp jugea que nous n'étions pas en sécurité rue de la Grande Chaumière. Il trouva à louer à mon nom un studio confortable dans le 15ème arrdt, ce qui nous rapprochait de lui ; il habitait chez ses parents, à Issy-les-Moulineaux. La Grande Chaumière fut un temps occupée par le camarade Raptis. Barta le connaissait du temps du POI ; c'était un militant grec de vieille date, architecte de profession, qui avait fait de la prison comme trotskiste dans son pays, et s'était exilé, avec sa compagne, en France. C'est le hasard qui nous l'a fait rencontrer sous l'occupation, et pendant quelque temps Raptis milita dans notre groupe. Les jeunes camarades à l'époque eurent la chance de s'instruire dans ses cours d'éducation, d'un haut niveau. Notre séparation eu lieu sur un différend politique. Il pensait que nous devions rejoindre les trotskistes regroupés, alors que Barta voulait conserver notre indépendance, pour les raisons qu'il a développées en 1943 dans son "Rapport sur l'organisation". Cette séparation n'empêcha pas bien sûr de lui laisser l'usage du logement, tout en le prévenant qu'il n'était pas sûr.

Comme son séjour se prolongeait, Barta m'envoya en "service commandé" lui dire qu'il devait déménager. Bien nous en prit : peu de jours après son départ, la concierge m'arrêtait au bas de l'escalier pour me prévenir que la Gestapo (ou la police) était passée la veille.

On ne trouvait plus de littérature marxiste. Tous les livres "subversifs" avaient été raflés au moment de la vague d'arrestations de 39-40 ; je me souviens avoir vu, dans la nuit passée au commissariat (en janvier 40), les livres s'empiler dans un grand tas au fur et à mesure que les heures passaient. Ils ont dû faire l'objet d'un trafic, car par la suite on en trouvait à acheter sur les quais. Pendant les années de clandestinité, et même quelque temps après la fin de la guerre, nous "éditions" et diffusions des extraits d'ouvrages classiques que nous avions ou que nous nous procurions. J'ai conservé des copies pâlies de quelques-unes de ces pages que je tapais à la machine. Pamp récupérait des livres chez des émigrés allemands, publiés dans les années vingt en caractères gothiques ; c'est ainsi que j'ai hérité d'une vieille édition de "l'Origine de la famille et de la propriété privée" d'Engels et de "l'Origine du christianisme" de Kautsky.

La Bibliothèque Nationale nous avait à nouveau ouvert ses portes. Nous y allions tous, une fonctionnaire complaisante nous délivrait des cartes d'entrée bien qu'aucun d'entre nous n'avait de titre universitaire, et tous les livres interdits dans les librairies ou les bibliothèques étaient là, à notre disposition. Lors l'une des pauses pendant lesquelles nous arpentions le couloir, dans ce fastueux immeuble de la rue de Richelieu, Ramboz fit l'objection qu'on consacrait trop de temps aux livres, au lieu de passer à l'action. "Mets ce répit à profit pour t'instruire", lui répondit Barta, "tu en auras bien besoin pour l'action le moment venu".

L'action pour l'action n'était pas notre but. Il ne s'agissait pas évidemment du travail clandestin de propagande, que nous faisions à notre mesure de diverses façons.

Les temps étaient durs. Un jour, Fanny s'approcha de Barta, penché sur son livre sous la lampe à abat-jour vert de la BN, pour lui montrer discrètement un œuf qu'elle avait réussi à se procurer. Mais selon Barta, ce n'était vraiment pas le lieu ! Nous avions encore un pot de confiture épaisse de cerises noires, qui nous restait d'un colis envoyé par ma mère (avant que les liaisons ne soient pour toujours interrompues). Je revois la scène où, assis à quatre autour de la table, rue de la Grande Chaumière, Barta nous sert à chacun une portion. Après avoir mangé les cerises avec délice, nous comptons les noyaux. Un ouf! de soulagement et une séance de rigolade : chacun avait dans son assiette le même nombre de noyaux ! Les tickets de ravitaillement, censés donner droit au "minimum vital", étaient en réalité bien en-dessous de ce minimum. Les jeunes d'une certaine tranche d'âge avaient des cartes "J3" et bénéficiaient de suppléments, ainsi que les "travailleurs de force". Les hommes recevaient des tickets de tabac, que les non-fumeurs échangeaient contre d'autres tickets. Le rationnement portait sur tout, pain, viande, beurre, etc. Hiver comme été, avant même le lever du jour, des queues s'allongeaient devant les boutiques. Le rutabaga, jadis réservé aux bêtes, était devenu un légume familier, et objet de plaisanterie. En été, heureusement il y avait des arrivages de fruits. Ceux qui avaient de l'argent se procuraient de tout au "marché noir" et au-delà de leurs besoins : confirmation par l'absurde que dans le socialisme, où il y aura suffisamment pour tous, personne ne convoitera le superflu.

En hiver les maisons n'étaient pas chauffées, et malgré le brasero qu'on avait au bureau, j'avais des engelures à tous mes doigts. Nous n'avions pas non plus d'eau chaude, l'électricité fonctionnait avec des coupures ; un bain-douches était ouvert dans le quartier à proximité, où nous allions une fois par semaine. Le soir nous nous calfeutrions dans la petite entrée du studio pour travailler, lire, écrire. On en oubliait les soucis, au point qu'un soir, ayant mis au four électrique un lapin, dans la minuscule cuisine, je l'y laissai toute la nuit ; consternation de le trouver carbonisé le lendemain matin. Pour prendre la mesure du drame, il faut dire que le lapin, que Pamp nous avait apporté, provenait d'un troc que sa mère faisait avec la campagne (tricots contre ravitaillement) et que nous n'en avons jamais eu d'autre. Une fois nous sommes allés nous ravitailler à la campagne dans une ferme, recommandés par la mère de Pamp.

C'était l'été, nous campions et étions heureux. Comme la pénurie portait aussi sur le papier de toilette, on s'offrit de bonnes tranches de rire en lisant à haute voix dans Rabelais - que nous avions par coïncidence dans notre sac - la description des mille et une manières de se torcher le derrière dans la nature. On prolongeait la séance de rigolade en demandant à Fanny de nous chanter, avec des trémolos, "Malbrough s'en va-t-en guerre..." Je ne me souviens malheureusement pas des noms et des visages des jeunes que nous avions "en liaison". Je leur faisais des cours d'éducation, pour lesquels je puisais ma "science" dans les livres en prenant consciencieusement des notes. Mon cours de morale sur le mensonge, tout à fait improvisé celui-là, me parut très convaincant. Aura-t-il convaincu les autres, notamment le jeune ouvrier de chez Gnome-et-Rhône qu'il visait particulièrement ? Je ne réussis pas à le gagner au militantisme. Nos forces en tout cas étaient suffisantes pour décider, fin 1942, de sortir régulièrement un "journal". L'ingéniosité de Pamp fit merveille. Déguisé en vieux professeur un peu voûté, muni de documents d'un sanatorium pour tuberculeux de l'Isère, il acheta dans un magasin de la rue de Richelieu une machine à écrire Vary-typer, et tout ce qu'il fallait pour la frappe et le tirage des stencils. La vente de ce genre de matériel était évidemment interdite, sauf dans des cas spéciaux, comme celui que Pamp avait mis en scène. La vary-typer fonctionnait avec une navette, ce qui permettait de varier les caractères (gras, italiques, etc.) et de justifier les marges. En tant que dactylo j'ai dû me recycler dans cette nouvelle technique, non sans quelque mal au début. Et à partir d'octobre 42 nous sortions régulièrement "La Lutte de Classes", une feuille recto-verso, sur deux colonnes, et une mise en page "professionnelle".

Notre activité prenant de l'ampleur, je décidai de donner ma démission de l'entreprise où j'étais employée à temps complet, pour consacrer plus de temps au travail militant. Je recommandai au patron ma camarade Julie, qui me remplaça. Notre inconfort matériel était largement compensé par notre jeunesse et la force de notre engagement. On était confinés dans Paris, mais en été, par le métro, on pouvait facilement aller le dimanche prendre l'air dans le bois de St. Rémy de Chevreuse. Les camarades comblaient mes lacunes culturelles.

Vic m'apprit la chanson des troufions, "le caporal c'est une légume... etc... ça ne sait même pas écrire son nom, c'est plus bête qu'un cochon". Un étudiant chartiste et norvégien, m'enseignait "j'ai mal occupé ma jeunesse" en étirant les syllabes, ou "dans un amphithéâtre y'avait un macchabée", et encore d'autres. Sans doute y étaient-ils encouragés par ma mine, qui a fait dire à notre camarade Blondet, des années plus tard en réponse à la curiosité de sa fille, que j'avais l'air d'une "élève du pensionnat de Saint Cucufa". Loin de m'en offusquer, je m'amusais de ces plaisanteries grivoises. Car la vulgarité n'est pas dans les mots mais dans l'usage qu'on en fait et les attitudes entre les êtres humains. Diderot a écrit "Les bijoux indiscrets" et Balzac "Les contes drolatiques", et nous ne nous privions pas d'y faire référence.

Pratiquement nous étions tous dans la ligne de Barta, sans aucune divergence sur ses écrits et ses prises de position. Il faut dire qu'il avait une expérience, une culture et une pensée politique ; de plus, le don d'aller à l'essentiel, ce que j'avais remarqué depuis longtemps en contraste avec tant d'autres qui avaient surtout le don de la rhétorique, ou au pire du bavardage. Les articles de La Lutte de Classes, quasiment tous rédigés par lui, conservent toute leur force. (Grâce au travail d'un camarade de la génération d'après-guerre, Richard Moyon, cette collection des années 1942-1945, a été rééditée en 1992).

On peut vivre avec peu, des millions de gens le font, mais ce n'est pas par amour de l'art. Pour améliorer notre ordinaire, nous avions trouvé un arrangement avec Fanny : nous prenions ensemble notre repas de midi, chez elle, rue Castagnary, ce qui n'était pas loin de chez nous.

Fanny, d'un naturel loquace, ne pouvait s'empêcher de raconter ses prouesses, elle était fière de trouver du beurre, denrée rarissime, et elle en parlait. Au point qu'un jour Barta imposa une règle : désormais le beurre s'appellerait "Léon". Fanny en rit franchement et en parla par la suite beaucoup moins. Je ne sais pas comment nous faisions pour nous vêtir. Je me souviens seulement avoir porté pendant l'hiver 42 ou 43 un chaud manteau en fausse fourrure, récupéré par Pamp. Cela faisait de l'effet ! La tenue des gens ordinaires était assez usée et tout le monde portait des chaussures à semelles de bois. La coquetterie ne perdant pas ses droits, les femmes peignaient sur leurs mollets un trait vertical simulant la couture des bas, qu'elles n'avaient pas. Le temps de "l'honnêteté" était révolu ; il n'était pas question de laisser sa bicyclette dans la rue, même cadenassée elle était aussitôt volée. Le carburant pour les voitures n'était accessible qu'aux privilégiés. Des alertes avaient lieu de temps à autre, mais malgré le hurlement des sirènes nous ne descendions plus à la cave, on avait compris que Paris n'était pas une cible de la RAF. Il fallait être vigilant et garder son sang froid quand en sortant du métro on apercevait les flics aux aguets en haut des marches et surtout ne pas avoir le réflexe de faire demi-tour.

La population parisienne vaquait à ses affaires, tout le monde écoutait Radio-Londres et attendait la victoire des alliés. Les rafles et les arrestations faisaient partie du paysage ; certains passaient indifférents, d'autres s'arrêtaient pour lire les affiches sur les murs annonçant l'exécution d'otages à la suite de tel ou tel attentat. La plus connue reste celle de février 44 concernant l'exécution des "terroristes" du groupe Manouchian, militants communistes de la MOI (main d'œuvre immigrée). La direction stalinienne ne les avait pas "livrés" à la Gestapo, mais les avait sacrifiés. Dans la Lutte de Classes n° 25, sous le titre "Défense des terroristes", Barta écrivait : "vingt-quatre "terroristes" sélectionnés viennent d'être livrés à la publicité par la Gestapo. La classe ouvrière est résolument pour ceux qui ont pris les armes contre les bourreaux français et allemands qui martyrisent les peuples. Mais elle ne comprend pas pourquoi des militants qui autrefois combattaient sans compromis la bourgeoisie de tous les pays, mènent actuellement la lutte sous le drapeau tricolore et au bénéfice des armées de Washington, de Londres et d'Alger. Servir la classe ouvrière, c'est lutter pour les Etats-Unis socialistes d'Europe, pour la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, pour le socialisme. Lutter pour le triomphe de la soi-disant démocratie contre le fascisme, c'est renouveler la trahison de 1914." (Alger était le siège du gouvernement provisoire gaulliste, avec la participation de ministres "communistes").

Tel était le leitmotiv de notre propagande, repris dans le numéro spécial du 9 juin 44, au moment du débarquement des troupes alliées en Normandie : "la mêlée à l'ouest est une mêlée impérialiste ; vive les Etats-Unis socialistes d'Europe... Il faut profiter de toutes les circonstances pour nous armer, surtout en provoquant la décomposition des armées impérialistes par la fraternisation avec les soldats sous quelque uniforme qu'ils soient." Et encore le 22 juin (n° 31) : "la question de savoir qui de la bourgeoisie ou du prolétariat l'emportera, se résume à celle-ci : qui l'emportera du chauvinisme ou de l'internationalisme ; la parole est aux travailleurs." Rien de tel ne se produisit, et les soldats allemands acculés résistèrent le dos au mur un an encore, au sacrifice de leurs vies et de la destruction du pays.

Une propagande internationaliste, pour la fraternisation, a été menée à ce moment par l'organisation trotskiste en liaison avec des camarades allemands ; s'adressant aux soldats allemands le journal "Arbeiter und Soldat" eut une vie brève ; des camarades français, dont les époux Filiâtre, furent déportés, Widelin, le responsable allemand, liquidé.

L'on a su par la suite que les Alliés étaient au courant de l'emplacement des camps d'extermination, qu'ils n'ont cependant jamais bombardés et sur lesquels ils gardaient le silence. C'est seulement au retour des quelques survivants que nous apprîmes ce que furent les camps de concentration et l'étendue de l'horreur, décrits par les livres de rescapés, David Rousset, Primo Levi, Charlotte Delbo. Plus tard aussi, ce que furent les batailles, les morts et les souffrances des peuples de Russie, et la résistance de Stalingrad, immortalisée par le livre de Vassili Grossman "Vie et Destin" (confisqué par le KGB mais publié en occident).

En août 44 a lieu la libération de Paris. L'Humanité paraît avec un titre énorme en première page : "A chacun son Boche".

Les staliniens sont en toute première ligne pour la mise en scène d'un spectacle ignoble et écœurant. La police, qui opérait au service de l'occupant arrestations et rafles, passe en bloc du côté de la "résistance". On fait la chasse aux "collaborateurs", prétexte à règlements de comptes. Je vois dans la rue, sous les huées et les quolibets, des jeunes femmes à qui on a rasé le crâne, pour avoir, dit-on, "couché" avec des Allemands, spectacle répugnant d'un moyen- âge. Dans des villes et même dans des villages on exhibait des femmes torse nu, tête rasée, des croix gammées tracées sur le crâne ou la poitrine.

L'atmosphère était littéralement empestée. C'est au milieu de cette honteuse mascarade de "libération" que j'avais rendez-vous, un jour de septembre, chez une militante communiste du 19ème arrdt. Je l'avais connue à la Petite Roquette. Sans m'être présentée comme trotskiste, la propagande que nous faisions, alors qu'elle et ses amis avaient perdu le contact avec l'appareil, convenait tout à fait à leurs aspirations. Beaucoup de communistes (et c'est pour cela que nous nous adressions à eux) en leur for intérieur n'avaient pas renié l'Internationale. (Le Komintern avait été dissous en 1943).

Ce jour j'ignorais qu'entre-temps, c'est-à-dire dans un très court intervalle de temps, des "responsables" avaient repris en mains ce secteur. Le métro étant arrêté, Pamp, qui se servait d'un vélo ce qui n'était pas mon cas, proposa de me remplacer. De ce rendez-vous, où l'attendaient les tueurs staliniens des FTP, il n'est pas revenu. Nos moyens étaient beaucoup trop faibles pour essayer de le retrouver ou de le sauver. Une de nos sympathisantes qui connaissait Georges Cogniot, un stalinien haut placé dans l'appareil, s'était proposée de le solliciter (je ne sais pas si elle l'a fait). La police ne voulait pas s'attaquer aux staliniens, trop contente de jouer le jeu de "l'épuration", se mettant ainsi elle-même à l'abri. Le corps martyrisé de Pamp a été retrouvé dans la Seine, et ses parents même n'ont pas pu obtenir l'ouverture d'une enquête. Pierre et Jean Bois ont été arrêtés de la même façon, pour les mêmes motifs, propagande auprès de jeunes communistes (les J.C. de Suresnes). Mais ils eurent plus de chance ; l'astuce et le hasard aidant, ils purent s'échapper, chacun de son côté.

La mort de Pamp fut pour moi une tragédie. Des semaines, des mois durant je croyais encore le voir marcher dans la rue, entendre sa voix, je n'arrivais pas à admettre qu'il fut mort, et dans des conditions aussi atroces. Le nom de Pamp, notre Pamp, s'ajoutait à la longue liste des martyrs révolutionnaires victimes de la terreur stalinienne. Nous perdions un ami cher à notre cœur, et surtout un militant de grande valeur ; "un jeune qui devint tout courage et volonté par les effets d'une pensée riche et généreuse" devait écrire Barta, en lançant l'appel à un comité d'enquête, qui n'aboutit jamais. "Les criminels qui l'ont supprimé ont fait plus que nous enlever à nous notre meilleur camarade. Ils ont enlevé une tête à la classe ouvrière, une tête de talent, et les talents, faisait remarquer Lénine, ne surgissent pas par centaines". (Lutte de Classes n° 67, 18 septembre 1946).

Nous étions maintenant dans la légalité ; même si dans un premier temps nous n'avons pas pu obtenir l'autorisation de publier un journal et une allocation de papier (il fallait pour cela justifier d'actes de résistance), nous n'en avons pas tenu compte. Nous avons même reproché aux trotskistes du PCI de se justifier comme résistants devant le gouvernement gaulliste. Un militant de l'Union Communiste (c'était le nom de notre groupe) était ouvrier typo à l'Imprimerie Nationale. Jour après jour il sortait des caractères d'imprimerie, cachés sous son imperméable. On se procura une presse, qu'on installa dans un appartement bourgeois de Bourg-la-Reine, non habité. Il appartenait aux parents d'un jeune camarade médecin. La Lutte de Classes commença ainsi à paraître sur une feuille petit format, imprimée.

Espoirs nouveaux Notre groupe se développait rapidement. Nous avions des contacts dans quelques entreprises, Gnome & Rhône, Thomson, Carnaud, Citroën, etc. C'était notre objectif numéro un, nous avions été trop marqués par le manque de liaison avec la classe ouvrière dans le passé. Chez Renault nous avions un camarade, Renard, qui prit le nom de Goupil. Vic, qui avait travaillé comme maçon dans son adolescence, puis, après avoir réussi le concours, comme employé à la SNCF, reprit la vie d'ouvrier chez Citroën, puis chez Renault. Impri (notre typo de l'Imprimerie Nationale) avait recruté un camarade de travail qui prit le pseudonyme de Tallerdin. Ma curiosité fut bien récompensée quand je lui demandai le pourquoi : "eh bien, parce que j'ai l'air d'un..." Dans la nouvelle fournée militante il y avait aussi des provinciales venues faire des études à Paris : Denise, de Bayonne, Françoise, fille de fromagers de Lorraine, Danièle, du Limousin. Nous faisions du "porte à porte", des ventes à la criée, des réunions, bref le travail militant habituel. Ramboz installa son domicile dans un atelier d'art à deux niveaux, impasse du Rouet, dans le 14ème : nous y tenions une permanence, Ramboz donnait des cours d'éducation, on avait une bibliothèque de prêt.

Sans se consacrer à l'art, Ramboz aimait peindre et sculpter. Une figurine en bois de sa femme nue, enceinte, était une vraie "Vénus callipyge". Pour le bébé à venir, il écrivit une fable chinoise sur les personnages égoïstes de "Ki-Ha-Grô" et "Ki-Ha-Otan". Elle était moins réussie que sa sculpture. J'avais fait découvrir à Barta le musée Rodin (nous ne connaissions avant que sa statue de Balzac, à Vavin). Mais c'est davantage la musique qui faisait partie de notre culture "collective". Aux concerts Colonne (place du Châtelet) on pouvait, la veille du concert, assister gratuitement à la répétition générale ; du haut du poulailler on voyait la calvitie du chef d'orchestre Eugène Bigot. Nous fréquentions aussi de temps en temps la salle Pleyel ; en sortant d'un concert après le triple concerto de Beethoven, je manifestai une telle ivresse qu'on me surnomma "violoncelle". (Surnom vite abandonné pour celui de "Jiminy", l'insecte qui dans le film de Walt Disney était la conscience morale de Pinocchio).

Assise à un concert à côté de Lisé (un tout jeune camarade d'origine modeste), je le vis piquer du nez et ronfler doucement ; il ne se découragea pas pour autant et continua à participer à nos sorties musicales. Nous n'avions rien inventé en ce domaine. Raptis nous avait raconté, qu'en prison en Grèce, il avait réussi à introduire dans sa cellule un tourne-disque et des disques. Il se réjouissait de faire écouter à ses camarades la musique de Beethoven. Hélas, après un moment un des détenus s'impatienta : "tu ne peux pas nous faire jouer quelque chose de plus gai ?" Aimer le beau, c'est aussi une question d'éducation, telle était la leçon.

Ce qu'on appelait la "libération", n'avait amélioré en rien les conditions matérielles d'existence.

La pénurie, le rationnement et le marché noir ne disparurent pas comme par enchantement.

Quelle aubaine le jour où je reçus de ma tante Ida du Québec, un gros colis avec des vêtements, du lait, des œufs en poudre, du chocolat. On se réunit à plusieurs pour festoyer. Ma tante entreprit aussi des recherches auprès de la Croix-Rouge en Europe pour retrouver la trace de mes parents. Ce fut sans résultat. J'appris plus tard, par la sœur de Barta, qu'ils avaient quitté Bucarest pour retourner en Bucovine, rattachée à l'URSS en juin 1940. Mes parents jugèrent sans doute qu'ils y seraient plus à l'abri. Mais les atroces péripéties de la guerre eurent vite fait de les précipiter dans la tourmente. Je ne saurai jamais quelle fut leur destin. A cette époque je ne portai pas leur deuil. Mon état d'esprit était entièrement à la lutte, non pas dans l'euphorie, mais dans la tension des forces et la volonté de vaincre. Le Vieux, dans toute sa vie d'exilé, nous avait inspiré cette foi en l'avenir.

C'est cette force de conviction, plus que mes capacités intellectuelles, qui entraînait les jeunes que je voulais gagner à notre combat. Comme aimait à le dire Pamp : "il faut faire bouger les gens d'un millimètre". Isabelle, la compagne de notre camarade Léglise, médecin, m'avoua que ce qui la touchait ce n'était pas tant ce que je lui disais, mais ma façon de le dire. Elle avait été coiffeuse de madame Say, et à ce titre logée au château avec une nombreuse domesticité ; les souvenirs qu'elle retenait de cette époque ne manquaient pas de sel. J'avais aussi une relation amicale avec le fils d'un artisan italien, le camarade Davas, farouchement anti-militariste ; il m'a raconté plus d'une anecdote sur la vie à la caserne, et les bagarres entre "ceux de Lille" et "ceux de Marseille". Un jour il me demanda : "qu'est-ce qui te pousse à militer avec des ouvriers ?" -"J'aime les gens". Ma réponse spontanée ne le satisfaisait pas ; pour lui, les hommes étaient égoïstes, méchants, ils avaient trop de faiblesses. Le hasard nous fit nous rencontrer bien des années plus tard, à un meeting, et après quelques mots échangés il m'embrassa. Le souvenir des temps difficiles ne s'était pas effacé.

En 1945 Marcel Baufrère est revenu de Buchenwald et nous avons divorcé, pour lui permettre d'épouser sa compagne. Nous restions camarades et amis. Il me parla de sa vie dans le camp ; s'il était encore de ce monde, me dit-il, c'est grâce au prisonnier qui lui fit manger une gousse d'ail le jour où il n'avait plus la force de se lever (ce qui signifiait la mort).

J'assistai à un meeting où Roland et Yvonne Filiâtre qui eux aussi revenaient de déportation, étaient à la tribune. Yvonne, que j'avais connue active et volubile, avait le regard d'une revenante d'outre-tombe. David Rousset a bien raconté cette existence entre la vie et la mort, qu'il avait partagée, dans "L'univers concentrationnaire" et "Les jours de notre mort". Quand je parlai à Marcel du travail que nous avions entrepris et dans quelle perspective, il me dit que nous étions irréalistes. Lui-même reprit sa vie de militant avec ses anciens camarades au PCI et au journal "La Vérité".

A la fin de la guerre, en rachat des persécutions endurées par les juifs, un décret autorisa les changements de nom, par un jugement de tribunal. Le mien étant d'une prononciation difficile, j'en profitai pour le franciser. De plus, on ne peut jamais exclure un retour de l'histoire.

Illustration de l'état d'esprit de l'époque : l'avoué qui fit pour moi les démarches, refusa d'être payé. Je n'ai que mépris pour les gens qui, le danger passé, exhibent leur judéité. Ainsi Clara Malraux, qui se vantait de ses origines, alors que pendant la guerre elle avait par précaution fait baptiser sa fille. On sait que beaucoup de familles, pour sauver leurs enfants de la déportation et de la mort, les avaient à bon escient cachés dans des institutions catholiques ou protestantes. "Au revoir les enfants", le film de Louis Malle, en est un beau témoignage.

1945 c'est la fin de la guerre ; c'est aussi le bombardement de Dresde et de Berlin, et la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki. Pourtant, les "alliés" ont perpétré ces massacres alors qu'ils avaient déjà gagné la guerre. En France, les intellectuels versatiles se prosternent devant le PCF, qui se dit le "parti des 75.000 fusillés" ; ils ferment les yeux sur le répugnant chauvinisme des staliniens, qui interdiront aux ouvriers français de donner un morceau de pain ou d'échanger une parole avec les prisonniers allemands réquisitionnés, leurs compagnons de travail. Picasso lui-même adhère au PCF et lui offre comme emblème sa célèbre "colombe de la paix". De Gaulle amnistie Thorez, déserteur en 1939 et rentré de Moscou, et le nomme vice-premier ministre. En échange de leur participation au gouvernement, les staliniens désarment les milices patriotiques (les vieux militants en pleuraient), enterrent les JC devenues UJRF (union des jeunesses républicaines de France). Le 1er mai 1945 la CGT donne aux ouvriers la consigne de travailler, mais doit s'incliner devant leur refus. Les députés "communistes" votent les crédits pour la guerre d'Indochine, et Charles Tillon ministre de l'air, endosse les bombardements sur Sétif en Algérie.

Après le partage du monde entre "Grands" à Yalta (en février 45) qui mettait des garde-fous à la révolution et octroyait à la Russie la main-mise sur la moitié de l'Europe, les bureaucrates staliniens ne pouvaient-ils pas rêver de faire la loi comme en "démocratie populaire" ? Au moment même où la classe ouvrière n'avait ni logements, ni vêtements, ni nourriture et où le patronat, sous prétexte de se remettre à flot, exigeait de longues heures de travail pour de bas salaires, les staliniens assumèrent ouvertement le rôle de gardes-chiourme contre les ouvriers.

Ce n'était pas "il faut savoir terminer une grève" comme en 36. Non, c'était mieux que cela.

"La grève est l'arme des trusts". "Produire d'abord, revendiquer ensuite". Tels étaient leurs slogans officiels. Dans les Houillères nationalisées Thorez exhortait les mineurs du nord à la "bataille du charbon", au dépassement des normes. (Trois ans plus tard les mineurs grévistes s'affrontaient à la police, aux CRS et aux paras de Massu envoyés par le ministre "socialiste" Jules Moch).

C'en était trop pour une classe ouvrière sortant de cinq années de misère, croyant qu'enfin on allait pouvoir vivre mieux. C'était l'occasion ou jamais pour nous de démasquer la vraie nature de la bureaucratie stalinienne et réformiste, de faire renaître une avant-garde révolutionnaire au sein de la classe ouvrière. Mais dans ce combat sans merci il y avait un contraste évident entre notre politique et celle des trotskistes du PCI. Dans leur journal "La Vérité" on appelait les bureaucrates "camarades" (voir notre "Lettre ouverte contre la propagande pivertiste dans le mouvement trotskiste", de juillet 1945). Nos militants travaillant en usine diffusaient clandestinement des tracts (d'une demi-page ou d'un quart de page) signés "un groupe d'ouvriers". La CGT régnait en maître et un ouvrier surpris à diffuser un tract était dénoncé et mis à la porte. Les militants, garçons ou filles, qui vendaient "La Lutte de Classes" à la porte de l'usine ou aux sorties du métro étaient agressés physiquement ; ils ne se laissaient pas intimider et ripostaient, d'autant plus que les ouvriers désapprouvaient ces agissements. Mais les trotskistes du PCI, qui s'obstinaient à considérer le PCF comme le parti de la classe ouvrière, prétendaient qu'il ne fallait pas donner prétexte à la provocation et se battre entre ouvriers ! Celui qui ne veut pas voir est aveugle. Voici tel qu'il me l'a raconté plus tard, un épisode vécu à l'époque par notre camarade Rival : "Avec une camarade, au métro La Motte-Picquet Grenelle, nous vendions la Lutte de Classes, lorsque quelqu'un s'est approché et nous a demandé à voir le journal : 'Vous êtes des hitléro-trotskistes, des salauds, je vais envoyer la police'. On a pris ça à la rigolade, mais quelques minutes après deux inspecteurs de police nous ont demandé le permis de colportage, l'autorisation de vendre sur la voie publique. Ils nous ont emmenés au commissariat, le stalinien témoignait : 'moi, monsieur, je fais partie du PC français, je suis un patriote, ces gens sont contre la reconstruction de la France'. Ce qui reste gravé dans ma mémoire, c'est la réflexion du commissaire de police : 'j'ai jamais vu ça, des rouges qui font arrêter des plus rouges qu'eux', quelque chose qui voulait dire, ils vont se battre entre eux, on n'aura plus besoin de faire la chasse aux communistes." (Ils furent quittes pour 300 francs d'amende). Le patronat appréciait l'aubaine qui leur venait des staliniens, sans que la bourgeoisie leur en sut gré pour autant. Les patrons étaient les gagnants dans cette collaboration. PCF et PS étaient au gouvernement avec un parti de droite (MRP), et un parti d'extrême-droite se développait sous l'égide de de Gaulle, qui avait démissionné en janvier 46.

Avant tout il nous fallait atteindre la classe ouvrière. Dès octobre 45 nous fîmes paraître "La Voix des Travailleurs", un journal petit format portant en sous-titre "bulletin de l'Opposition syndicale lutte de classe (CGT)". En même temps la Lutte de Classes, notre journal de propagande et d'éducation politique qui traitait de problèmes nationaux et internationaux, des luttes d'émancipation dans les colonies, des combats ouvriers dans d'autres pays, continuait de paraître. Non sans difficultés financières. Je me souviens que notre camarade Françoise (Marguerite Bongrain), qui avait fait l'école de la Croix-Rouge, s'embaucha pour un temps comme infirmière de nuit dans une usine. Cela lui permettait de militer dans la journée et une partie de son salaire allait à l'organisation.

Dans La Voix des Travailleurs une grande place était laissée aux "échos", aux articles envoyés par nos camarades ou sympathisants ouvriers. Des gens à qui on ne donnait jamais la parole, même dans les réunions syndicales, parlaient de leurs conditions de travail, des horaires trop longs, de l'insécurité, de la nourriture insuffisante, des conflits avec la maîtrise et les bureaucrates (de vrais "supplétifs"), de leur vie en dehors de l'usine, de leurs griefs et de leurs aspirations. C'était un journal vivant, passionnant même. Mais au bout de douze numéros nous avons dû y renoncer, pour ne pas mettre en péril La Lutte de Classes. C'est dire que les appuis venant de l'extérieur étaient maigres. Désormais les échos d'usine paraissaient au verso de notre journal politique, organe de l'Union Communiste (trotskiste).

C'est vers cette époque (1946) que Goupil, notre principal militant chez Renault, s'avisa que son travail ne menait à rien et donna sa démission. Nous avions tort, selon lui, de tout miser sur le travail ouvrier, il fallait viser plus loin, discuter de "la nature de l'URSS". C'était un vieux débat ressassé dans le mouvement trotskiste. Pourtant la réflexion politique ne manquait pas à l'UC. Trois ans auparavant déjà (Lutte de Classes n°10 du 28.2.43) Barta écrivait : "l'armée peut vaincre, mais l'URSS succombera en tant qu'Etat ouvrier si le capitalisme sort indemne de la guerre." Et dans le N°13 (24.5.43): "le rapport de forces changera chaque jour davantage en faveur du capitalisme et provoquera l'effondrement brusque de toutes les conquêtes socialistes qui subsistent encore en URSS." En mars 1949, dans une réunion, Barta rappelait : "en avançant hors du territoire de l'URSS la bureaucratie a inauguré une politique de pillage des pays occupés ; c'est en 1944, en exigeant le retrait de toutes les troupes d'occupation, que nous avons marqué la rupture avec la défense de l'URSS." Souvent des camarades trotskistes nous faisaient ce reproche : "où sont vos thèses ?" qu'on avait fini par tourner en plaisanterie. Nous apportions le plus grand sérieux à notre instruction.

L'organisation recommandait l'étude des classiques, rééditait des brochures, des camarades ouvriers fréquentaient périodiquement la Bibliothèque nationale.

Dans sa lettre ouverte de juillet 45 au PCI (déjà citée) Barta écrivait : "là se résume tout le programme de notre travail. Comment faire bien comprendre la situation à une centaine d'ouvriers, les gagner corps et âme à la politique révolutionnaire, en faire des cadres de la classe ouvrière et du trotskisme, c'est par eux que nous pourrons apparaître aux masses comme leur seuls défenseurs, dans ce moment où elles n'ont que des ennemis. Ce sont là les problèmes de la construction du parti, de sa prolétarisation, de l'attitude envers les questions théoriques, du lien entre la théorie et la pratique." Nos "thèses" c'était d'apprendre à gagner la confiance des ouvriers. Trotski l'avait maintes fois exigé de la part des militants ; nous essayions d'appliquer son conseil : "en premier lieu une bonne oreille et seulement en second une bonne langue" (Oeuvres complètes, 10.X.1937). Il y avait une note comique dans notre volonté de rendre compte de cette écoute dans le détail : "il m'a dit... alors je lui ai dit... alors il m'a répondu..." On s'impatientait parfois : "abrège, résume..." Mais tout en plaisantant, nous attachions une grande importance à ce dialogue, et le journal en était le reflet. Nous étions dans la bonne tradition socialiste, celle qu'illustre cette pensée de Jaurès : "tout progrès vient de la pensée ; il faut donner d'abord aux travailleurs le temps et la force de penser".

Après la défection de Goupil, et compte tenu de la situation, il fut décidé d'investir toutes nos forces sur un seul point stratégique, le bastion ouvrier de Renault Billancourt, avec ses 30.000 travailleurs et son aura des luttes menées dans le passé. "Concentrer les forces pour un certain temps sur une certaine tâche, sur un certain quartier, sur une certaine usine même", tel avait déjà été le conseil de Trotski aux militants en 1937. Huit militants formaient notre "commando" (que les staliniens dans leur rage devaient estimer plus tard à 200). Les frères Bois, Pierre et Jean, respectivement 24 et 22 ans en 1946, fils d'ouvrier maçon communiste.

Pierre devait devenir le leader, ou le capitaine du navire comme s'exprimera plus tard Barta, et dont le nom restera associé à la grève d'avril-mai 47. Henri Durieux, qu'on appelait Blondet parce qu'il était blond, 24 ans, d'une famille ouvrière de l'est. Schwartzman, fils d'artisan de la rue des Rosiers, dont le pseudonyme Lisé rappelait sa boulimie des livres... qu'il oubliait de rendre. Jules Pichot (Gaston), fils de maçon d'Antony, apprenti pâtissier. Gustave Gelé (Tatave) fils d'ouvrier tulliste et militant communiste de Calais, 19 ans, travaillant en usine tout en poursuivant des études en cours du soir au CNAM. Andrée Hardy (Claire), une bien jolie rousse, apprentie couturière, et enfin le seul qui n'était pas d'origine ouvrière, Labbé, le frère cadet de Pamp. Ils avaient chacun leur personnalité propre, mais leur trait commun était une soif illimitée d'apprendre, d'être digne du nom d'avant-garde ouvrière. Tatave s'était fait embaucher avec son vrai CAP d'électricien ; ce même certificat, maquillé, servit aussi à faire embaucher Pichot et Labbé, qui n'avaient pas de références professionnelles. Ils eurent vite fait de s'adapter à un autre poste que celui d'électricien.

Notre propagande en usine se faisait toujours "sous le manteau". Une fois concertée, l'équipe marchait comme un seul homme, et "l'intendance", dont je faisais partie, suivait. Je connaissais assez bien l'argot ouvrier (après dix ans d'apprentissage), et pourtant ! Un jour où je tapais un texte manuscrit de Vic, je m'arrêtai perplexe devant une phrase que je déchiffrai comme étant : "nous voulons du vin et pas de la bibine !" L'écriture n'était pas assez nette, je n'avais aucun moyen de joindre Vic et le travail pressait. Il fallait se lancer ; dans l'angoisse de l'incertitude, allons-y pour bibine. Quel soulagement le lendemain de savoir qu'il s'agissait bien de ce mot, en l'occurrence une bière de mauvaise qualité qu'on servait à la cantine, le reste du menu n'étant pas mieux. Le journal avait d'ailleurs une rubrique régulière sur les cantines et le ravitaillement dont, noblesse oblige, Fanny (Lucienne) était la spécialiste.

A part ce travail de dactylo, je prenais en sténo les compte-rendus des discussions dans les réunions, surtout des exposés de Barta qui étaient de véritables cours d'instruction politique.

Autodidacte en sténo (du temps où je travaillais chez un patron), j'en imposai à tout le monde par la rapidité de mes hiéroglyphes. Les notes, tapées à la machine, étaient distribuées aux camarades. Grâce à ces compte-rendus, conservés, on peut retracer l'élaboration de notre travail. Ainsi cette réunion où nous discutions de la possibilité d'aller vendre le journal devant Gnome & Rhône. Allons-nous devoir tenir tête, dans cette boîte nationalisée, à 300 nervis staliniens, chiffre supposé des membres du PC, comme le craignaient certains camarades ? ou, comme le supposait Barta, les militants abrutis et cogneurs ne pouvaient pas être plus de 30 ; ce qui allait s'avérer juste. Ou encore cette discussion à propos des agressions staliniennes : Blondet avait écrit dans un tract "œil pour œil, dent pour dent". Faux, disait Barta, nous voulons imposer la démocratie ouvrière, pas la vengeance.

La ponctualité, le travail impeccable en temps et en heure, étaient des qualités indispensables à notre force de frappe. J'y veillais. N'étais-je pas la plus ancienne, celle qui avait milité avant la guerre ? Cela me valut aussi, pour peu de temps heureusement, le sobriquet de "petit Staline", traduisez "secrétaire général". Cependant les problèmes d'organisation étaient entièrement subordonnés à la réflexion et au débat sur nos perspectives politiques. J'avais eu maintes fois l'occasion de vérifier la hauteur de vues et la lucidité de celui dont je partageais la vie et le travail militant, et qui étaient la source de notre moral élevé (de notre "félicité" selon l'expression de Barta dans sa brochure de 43). Et cette richesse de pensée ne pouvait pas ne pas être contagieuse pour tous.

Souvent il s'inspirait jusque dans le détail des écrits du Vieux, sans les avoir sous les yeux.

Ainsi dans l'article polémique "Qu'est-ce qu'un gouvernement ouvrier et paysan" (du 14 novembre 1945) il cite le héros shakespearien du Songe d'une nuit d'été, le menuisier Snug qui revêtu d'une peau de lion promet aux belles dames de rugir comme une colombe. Or on trouve cette même "parabole" dans un article de Trotski du 23 mars 1934, "Encore une fois sur le centrisme". Les éditoriaux du journal étaient rédigés par Barta, ainsi que des articles qu'il signait désormais. Mais il n'était plus le seul rédacteur, tout le monde devait prendre sa plume ; selon le cas, les camarades signaient d'un pseudonyme, ou de leur nom quand ils étaient devenus publiquement connus. Certains avaient du talent journalistique ; hélas, ce n'était pas mon cas. Mais j'y allais quand même de mon article dans chaque numéro, m'aidant de mes lectures et de nos discussions. Comme il ne contenait rien d'original, je refusais de le signer malgré l'insistance de Barta. Souvent j'allais travailler chez Fanny. Elle m'interrogeait : "alors, qu'est-ce que tu veux dire ?" -"Eh bien..." suivait mon exposé. -"Ecris-le, comme tu l'as dit." La même angoisse, cependant, me reprenait à la veille de chaque numéro.

Je suis fière, rétrospectivement, d'avoir rédigé dans le n° 53 du journal, "Le soleil luit de l'Orient", qui témoigne de notre persévérante propagande anti-colonialiste. Elle ne se manifestait pas seulement par de nombreux articles, et à l'occasion des tracts. Nous avions un militant vietnamien, Tho, d'un bon niveau politique, qui était en relation avec les travailleurs indochinois parqués dans les camps d'internement - pendant que la France faisait la guerre en Indochine - ce qui nous permettait de révéler régulièrement les informations sur les traitements auxquels ils étaient soumis. Il est remarquable que dans nos listes de souscription pour le journal, les sommes versées par les ouvriers des camps, vivant avec une dérisoire allocation, étaient plus élevées que celles que nous recueillions par ailleurs. En 1949 l'UC publia une brochure, rédigée par Ramboz. Tho finit par rentrer au Vietnam.

Bien qu'absorbés par notre travail, Barta et moi ne vivions pas en nous ignorant. Nos goûts étaient communs, il n'y avait entre nous le moindre accroc. Nous discutions beaucoup du travail, de l'orientation politique, et Barta se plaignait que sa pensée aille plus vite que le temps nécessaire pour l'exprimer. Quoi qu'il en soit, ses articles, à mon sens, étaient forts parce qu'ils étaient concis, sans digressions, allant droit au but.

L'année 46, marquée par un intense effort d'agitation, de propagande, d'éducation, a été aussi celle d'un mémorable pied de nez aux bureaucrates. Notre camarade Rival, âgé de 26 ans à l'époque, travaillait chez Thomson, dans le 15ème arrdt., et y sortait régulièrement un bulletin.

Protégé par des camarades, il portait seul, haut et ferme, dans le défilé du 1er mai, une pancarte "Echelle mobile des salaires" : c'était une de nos revendications essentielles, interdite par les staliniens. Rival raconte lui-même cet "exploit" dans ses souvenirs (non publiés).

« C'est ici qu'il faut sauter »

Mais c'est en 1947 que notre commando chez Renault allait montrer de quoi il était capable. Il est vrai que la conjoncture s'y prêtait. Encore fallait-il la comprendre. Car comme l'avait dit Trotski dans sa conférence de Copenhague en 1932 : "Le soulèvement des masses n'est pas une entreprise isolée que l'on peut déclencher à son gré. Il représente un élément objectivement conditionné dans le développement de la société. Mais les conditions du soulèvement existent-elles, on ne doit pas attendre passivement la bouche ouverte : dans les affaires humaines aussi, il y a comme le dit Shakespeare, des flux et des reflux : 'there is a tide in the affairs of men which taken at the flood, leads on to fortune'." (Il y a une marée dans les affaires humaines qui, prise au flot montant, mène à la fortune). A mainte et mainte reprise le Vieux avait rappelé ce devoir de vigilance. C'est ainsi que dans mes notes de lecture je retrouve cette phrase extraite de son Histoire de la Révolution russe : "la logique de la lutte de classes ne nous dispense pas d'employer notre logique subjective. Celui qui ne sait pas trouver d'espace pour son initiative, son énergie, son talent et quelque héroïsme dans les cadres de la nécessité économique, celui-là ne possède point le secret philosophique du marxisme." Il faut savoir saisir l'occasion, il faut aussi s'y préparer. Les staliniens y allaient trop fort, la misère était grande (le plan Marshall n'avait pas encore été lancé), les ouvriers en avaient ras-le-bol. Mais les explosions spontanées ici ou là restaient sans lendemain. La grève des ouvriers de la presse, qui avait eu un certain retentissement bien que calomniée par Croizat, ministre stalinien du Travail, n'avait pas entraîné les ouvriers de l'industrie. La grève d'avril-mai chez Renault, déclenchée dans le secteur Collas où travaillait Pierre Bois, éclata comme un coup de tonnerre. Pierre Bois a raconté l'événement, sous son aspect anecdotique, dans une brochure éditée par "Lutte Ouvrière" en 1971. En juin 1947 déjà la "Révolution Prolétarienne" avait publié un article de Bois. Mais pour l' analyse politique de la grève il faut se reporter à la série d'articles écrits par Barta (il signait A. Mathieu) en 1948 dans "La Voix des Travailleurs" sous le titre "Il y a un an".

Quel épisode exaltant pour nous tous ! C'était la bataille de David contre Goliath. La première image que j'ai retenue, c'était à midi, place Nationale, le lundi 28 avril (la grève avait commencé le vendredi 25, confirmée par le comité de grève et le vote des ouvriers le lundi suivant). Je sortais du métro, seule, le cœur battant. Y aura-t-il du monde ? Les ouvriers de toute l'usine répondront-ils à l'appel du Comité de grève Collas ? La place Nationale était noire de monde ! Je me mêle à la foule, près d'un groupe de femmes. Bois, déjà juché sur ce qui me semble être une tribune, harangue les ouvriers. Une ouvrière dit à sa voisine : "tu vois, le gars qui parle c'est un des nôtres". Paroles pour moi inoubliables. En d'autres mots : maintenant nous allons pouvoir dire ce que nous avons sur le cœur. Dans les jours qui ont suivi je suis allée quotidiennement à Billancourt. On tenait une permanence, au café Le Terminus, plus tard au Bon Accueil. Je discutais avec les ouvriers, aucun ne m'a jamais demandé qui j'étais, d'où je venais. J'étais là pour les aider, je parlais leur langage (même si c'était avec un "accent"), cela leur suffisait. Un jour au bistrot, un ouvrier des forges, plus tout jeune, me prend à témoin de la trahison des bureaucrates : Linet, qui se prétend métallurgiste, ne travaille plus de ses mains depuis des décennies, et prétend dicter aux ouvriers ce qu'ils doivent faire. Il trouvait utiles les petits tracts anonymes que nous diffusions avant la grève ; ne sachant pas à qui en demander, il en avait copié un à la main en sept exemplaires.

Berthemin nous est resté fidèle jusqu'au bout.

Pour le 1er mai de cette année là, le Comité de grève Renault lançait un appel à la grève générale. Le tract, rédigé par Barta et imprimé gratuitement à 100.000 exemplaires par les ouvriers de l'imprimerie de presse Réaumur (témoignage éloquent de leur soutien) était diffusé dans le cortège de la manifestation, en dépit des injures et des bagarres provoquées par 40 les staliniens. Tatave faisait office de garde du corps attitré et discret de Ramboz ; dangereusement vulnérable d'une oreille, il n'aurait malgré cela pas accepté d'être absent de l'événement. Le 4 mai, les staliniens craignant d'être "dépassés sur la gauche" (selon l'expression de Duclos) se laissèrent éjecter du gouvernement du "socialiste" Ramadier. Mais les cégétistes manœuvrèrent pour saboter la grève. Faute d'hommes et de femmes éduqués, capables de tenir tête partout, localement, à la pression des petits bureaucrates aux ordres des bonzes syndicaux, les ouvriers ne dirigeaient pas eux-mêmes leur lutte. Partie sur une revendication de 10 francs sur le taux de base, l'usine reprit avec une "prime" de 3 francs. Les ouvriers n'avaient pas de réserves pour tenir longtemps ; mais la solidarité aurait pu jouer, la grève pouvait être contagieuse. Plus tard Barta se reprochait une erreur de tactique : nous n'aurions pas dû accepter le vote pour la prime de 3 frs imposé par la CGT après la deuxième semaine de grève, alors que le vote après la première semaine avait donné une majorité pour la continuation de la grève jusqu'à l'obtention des 10 frs. Bois récusait cette prétention : il n'était pas en notre pouvoir de nous y opposer ! Mais la grève elle-même dès le départ, son succès ou son échec n'ont-ils pas dépendu d'une stratégie ? Au début Bois et ses camarades ne se sont-ils pas violemment opposés aux staliniens, se répandant dans les ateliers, arrêtant les machines que les nervis remettaient en marche ? Je me souviens d'un épisode interne à l'organisation : les militants du PCI chez Renault se proposaient de créer des "comités de lutte" et Bois fut pressenti la veille de la grève d'en faire partie. Je vois encore Barta, dont les interventions étaient toujours calmes et posées, marteler ses paroles (que je retiens de mémoire) : "si nous entrons dans ces combines la grève est fichue, nous devons avancer seuls". Ainsi fut fait.

Le rôle que nous avons tenu dans cette grève allait nous plonger dans un océan de problèmes.

Les ouvriers combatifs, mais minoritaires, avaient rompu consciemment les amarres avec les bureaucrates et refusaient de reprendre leur carte à la CGT. Déjà dans les mois précédents, alors que nous voulions rester dans le syndicat et y imposer la démocratie, une majorité d'ouvriers montraient leur désaffection en ne payant plus leur timbre syndical ; ils s'étonnaient même que Vic le fasse. Ces quelques centaines d'ouvriers devaient-ils être laissés inorganisés, leur exemple n'allait-il pas à la longue faire tache d'huile ? Un comité d'action ne pouvait être qu'un organisme éphémère. D'où l'idée du SDR, Syndicat Démocratique Renault, une organisation des ouvriers à la base. Dans un premier temps même l'ex-secrétaire de la Commission exécutive CGT à Collas (une nouvelle CE élue par les ouvriers n'avait pas été reconnue par la centrale) adhéra au SDR, ainsi que plusieurs centaines d'ouvriers de la CGT ou de la CFTC (le syndicat chrétien). Le SDR ne fut évidemment pas reconnu par la direction et une bataille de procédure, qui devait durer deux ans, commença pour la reconnaissance de sa "représentativité". La législation instituée en 45 à l'instigation des staliniens avait supprimé toute démocratie dans l'élection des délégués d'atelier. Seuls les syndicats "reconnus" pour faits de résistance pouvaient présenter une liste bloquée sur l'ensemble de l'usine ; ainsi, dans beaucoup d'ateliers les ouvriers ne connaissaient même pas leurs délégués "élus", en réalité imposés d'en haut.

La grève impulsée par nos militants et l'existence du SDR, épine au pied des bureaucrates, changèrent d'une manière spectaculaire la vie quotidienne à l'usine. Un vent de liberté soufflait, tout au moins dans le comportement des ouvriers avec la hiérarchie. Plus question de se laisser insulter par la chiourme patronale ou cégétiste, plus question de se cacher pour diffuser un tract. Il suffit de rappeler que dans notre journal, avant la grève, un écho "Où va se nicher la démocratie", avait relevé des inscriptions hostiles aux bonzes syndicaux dans... les WC. Mais quand le rapport de forces eut changé, le chef d'atelier qui un jour a surpris Gus 41 assis à lire un livre sur le lieu de travail, lui fit simplement une observation polie. En d'autres temps cela pouvait valoir une mise à la porte.

Maintes revendications mineures furent imposées grâce au SDR. Le bulletin du syndicat avait aussi un rôle éducatif, donnant un point de vue sur le rôle du Comité d'entreprise (on y participait à titre d'observateurs) et sur d'autres problèmes d'ordre général. Des slogans contre les heures supplémentaires, tels que "accomplir aujourd'hui le travail de demain c'est faire de toi un chômeur certain", étaient relayés par La Voix des Travailleurs. La création, non orthodoxe aux yeux du PCI, du syndicat a été expliquée et argumentée dans plusieurs articles de la Voix. L'argument qui nous était asséné de bonne ou de mauvaise foi était : "vous êtes des diviseurs". Or voici ce qu'on pouvait lire dans la Voix des Travailleurs du 20 août 1947, sous le titre "Unité d'action", à propos d'une simple revendication sur les prix de la cantine : "...si le SDR, en agissant pour la cantine, a obligé la CGT à en faire autant sous peine de se discréditer, n'a-t-il pas réalisé, en même temps, l'unité ? On aurait pu rester longtemps encore tous "unis" derrière la CGT sans que, pour cela, quoi que ce soit change dans l'usine. Mais les ouvriers conscients qui, en s'organisant indépendamment, sont passés à l'action sans se soucier des accusations des bonzes, avec confiance dans la force des ouvriers et en se mettant à l'apprentissage de leurs tâches syndicales, sont, eux, les véritables réalisateurs de l'unité dans l'action de défense des revendications ouvrières - comme l'ont été les camarades du SDR depuis le début de leur existence." On pouvait certes rappeler l'opposition du Vieux à la création de petits syndicats. Mais Trotski n'enseignait pas des dogmes. Dans le Programme de Transition (1938) il écrivait : "S'il est criminel de tourner le dos aux organisations de masse pour se contenter de fictions sectaires, il n'est pas moins criminel de tolérer passivement la subordination du mouvement révolutionnaire des masses au contrôle de cliques bureaucratiques ouvertement réactionnaires ou conservatrices masquées ("progressistes"). Le syndicat n'est pas un but en soi, mais seulement un des moyens à employer dans la marche à la révolution prolétarienne." Cependant la grève générale sur laquelle nous avions misé ne se produisit pas. Les mois suivants virent seulement des mouvements sporadiques, en juin aux chemins de fer, dans le métro, dans quelques usines. La CGT avait repris un langage revendicatif (on entrait dans l'ère de la guerre froide) : en novembre 47 elle déclencha une grève générale arbitrairement, sans consulter les ouvriers, et sans revendication sérieuse. La grève finit en queue de poisson au bout d'un mois. Le tournant opéré par les staliniens ne changeait en rien leur nature. Nos camarades devaient se garder contre leurs provocations à l'intérieur de l'usine, et défendre notre droit à la parole physiquement contre leurs nervis à l'extérieur, dans les meetings, ou dans la rue. Relevons pour l'histoire que le PCI, loin de nous soutenir, accusait Bois, dans "La Vérité", d'être "lié à des éléments jaunes au service de Lefaucheux" !! Le SDR ne gagnait pas en effectifs. Le chiffre de vente du journal, qui était de quelque 2.000 au début, stagnait, puis baissait. Les cercles d'éducation n'attiraient que peu d'ouvriers. Dans une réunion du Conseil syndical, peu de mois après la grève, Bois déplorait l'absence de cette conscience de classe dont s'enorgueillissait la vieille génération. "La raison du manque d'écho à notre politique révolutionnaire, devait ajouter Barta (réunion du 25.9.49), s'explique par le retard de la conscience révolutionnaire des masses et par conséquent l'absence d'une avant-garde, qui ne peut pas se créer tant qu'il n'y a pas un courant révolutionnaire authentique dans toutes les classes. Dans le meilleur des cas les ouvriers posent à leurs dirigeants des problèmes d'ordre syndical." Les ouvriers s'en remettaient à nouveau à la "grande CGT", une fois que celle-ci ne leur montrait plus ouvertement un visage ennemi. En fonction de la volte-face cégétiste, notre tactique changea aussi. A côté de la CGT et de la CFTC, un autre syndicat était apparu, FO (Force Ouvrière) après la scission fin 47 au sein de la bureaucratie syndicale, entre Frachon et les staliniens d'un côté, Jouhaux et les réformistes de l'autre. Le SDR militait pour imposer l'unité d'action et sa participation dans le cartel des syndicats avec le droit de libre expression ; c'était le seul moyen de mettre les bureaucrates au pied du mur.

En mai 47 paraissait "La Voix des Travailleurs-Renault" imprimée. Il nous fallut en revanche renoncer, faute de moyens, à la publication de la Lutte de Classes. Dans le dernier numéro daté du 15 mai, sous le titre "Qui l'emportera ?", Barta dressait le bilan de la grève : "ils (les ouvriers) sont en grève contre la volonté des dirigeants cégétistes et c'est à ces derniers que revient, dans beaucoup de secteurs, la direction d'un mouvement dont ils ne veulent pas. C'est là que commencent les "victoires" de la CGT." Un an après, en mai 1948, La Voix des Travailleurs (devenue "organe de lutte de classe") cessa à son tour de paraître. Pourtant, cela n'avait pas été une mince satisfaction pour nous de lire dans la lettre que Sedova nous adressait le 22 octobre 1947 : "ce journal est bien fait, le ton est combatif et la position prise juste".

Nous n'avions plus de journal quand se produisit la rupture de Tito avec Staline. Barta fit oralement, en réunion, une analyse de l'événement, dont j'ai gardé les notes. Il expliquait le caractère nationaliste du PC yougoslave et de la politique de Tito, alors que les autres trotskistes le portaient déjà aux nues comme un chef "révolutionnaire". L'histoire devait confirmer entièrement le caractère fantaisiste des appréciations du PCI. Barta ne savait pas à l'époque que son analyse rejoignait entièrement celle de Sedova. En septembre 1951, la "Révolution Prolétarienne" publiait une lettre signée Natalia Trotski, datée de Mexico, le 9 mai 1951, et adressée au Comité exécutif de la Quatrième Internationale. J'en extrais ces lignes : "Il m'est impossible de vous suivre dans la question yougoslave. ...Il faudrait tirer avantage des concessions que le régime de Tito se trouve à présent obligé de faire à son peuple. Mais ce qu'on trouve dans tous vos écrits, c'est une idéalisation inexcusable de la bureaucratie titiste... Cette bureaucratie n'est qu'une réplique, sous une nouvelle forme, de la vieille bureaucratie stalinienne ; elle s'est formée dans les idées, la politique et la morale du Guépéou ; fondamentalement, son régime ne diffère en rien de celui de Staline, et il serait absurde de croire ou d'enseigner qu'une direction révolutionnaire du peuple yougoslave pourra sortir de cette bureaucratie, ou autrement que de la lutte contre elle." Sedova rompait avec la direction de la 4° Internationale sur un désaccord fondamental : "Obsédés par de vieilles formules périmées", écrivait-elle dans cette lettre, "vous continuez de considérer l'Etat stalinien comme un Etat ouvrier. Je ne peux ni ne veux vous suivre sur ce point." Dès 1948 un malaise s'était installé dans notre organisation ; nous sentions le besoin de faire sortir des camarades de l'usine, notamment Bois, pour leur faire reprendre des forces ; on parlait de redonner sa place au travail politique, qui était passé au second plan à cause des tâches syndicales. Or notre objectif était d'apporter aux ouvriers une conscience politique, car l'action syndicale, indispensable pour préserver leur dignité d'hommes, était insuffisante pour leur émancipation. Mais nous étions entraînés par le courant et chaque petit succès nous faisait une obligation de continuer. Ce dilemme était devenu un leitmotiv : retourner à l'instruction de cadres pour un travail en dehors de l'usine, tout en maintenant notre acquis dans l'usine. Barta répétait sans cesse "on a le choix entre deux genres de mort" : renoncer au travail ouvrier pour revenir au journalisme était un genre de mort, c'en était un aussi de continuer à se cantonner dans ce travail, faute de forces militantes nouvelles. Il se plaignait de sa solitude, du manque d'échanges à son niveau. Je pensais pour ma part que nous aurions dû faire une retraite stratégique, imposée par le rapport de forces. Mais je ne formulai pas ouvertement ce point de vue, et je n'étais plus dans les mêmes rapports quotidiens avec Barta pour en débattre avec lui. Plus tard, en revenant sur cette période, Barta se proposait d'écrire un texte intitulé "Efficacité et limites de l'initiative révolutionnaire". Il ne fit que l'ébaucher, mais telles quelles les notes qu'il me confia éclairent bien les obstacles sur lesquels nous avons trébuché.

Cela vaut la peine d'en citer ces quelques lignes : "Appuyés sur la volonté de résistance ouvrière aux conditions morales et économiques que la bourgeoisie imposa à la "libération" aux travailleurs avec l'aide des staliniens et des social-démocrates, une poignée de militants agissant sur des bases révolutionnaires put infliger des coups sérieux aux social-traîtres et arracher partiellement les ouvriers à leur influence, dans certaines usines parisiennes. Cette action efficace culmina dans la grève Renault d'avril-mai 1947. Mais la volonté ouvrière fit complètement défaut à la création de nouvelles organisations prolétariennes." C'était l'impasse.

On peut subir une défaite parce qu'on a suivi une politique radicalement fausse. Mais on peut aussi, avec une politique juste, être victime d'un rapport de forces défavorable, écrivait Trotski en mars 1934.

Notre engagement militant était basé sur une volonté qui avait ses racines dans l'histoire du mouvement ouvrier : celle de contribuer à former une avant-garde instruite et capable de s'élever à la hauteur de ses tâches. Nous étions tous sur la brèche. On affichait, pour pouvoir en rire, la devise : "il est interdit de tomber malade ou de mourir sous peine d'exclusion". Aux réunions hebdomadaires du conseil syndical assistaient une vingtaine d'ouvriers et Barta y participait parfois ; malgré les réticences de Bois il expliquait les raisons qui nous dictaient une nouvelle orientation : après le tournant stalinien nous devions agir dans le sens d'un front unique de tous les syndicats et faire admettre notre présence dans leur cartel.

Claire, notre militante aux presses, donna sa démission dans une lettre où elle adoptait le point de vue du PCI et nous reprochait la création du syndicat. J'eus de la peine, car j'aimais cette fille du peuple intrépide et franche.

Pour prendre quelques jours de repos, Pichot, Labbé, Barta à tour de rôle, allaient à Calais où les parents de Tatave les accueillaient à bras ouverts dans leur coron. Gustave le père, ouvrier communiste dès sa jeunesse, était resté internationaliste et ouvert à la discussion avec les camarades trotskistes de son fils. Plus tard Gus m'a raconté comment, marchant avec Barta pendant des heures, celui-ci évaluait les qualités des uns et des autres, cherchant une issue à nos difficultés. Les camarades organisèrent, à l'intention des militants du SDR, un voyage en Italie et pour la plupart ce fut leur premier voyage à l'étranger.

Ce même été 48 Denise m'invita pour une semaine chez ses parents à Bayonne. De condition modeste, ils habitaient non loin de la cathédrale, dont la cloche sonnait les heures. Le père était taciturne, la mère volubile et d'une grande gentillesse. Fille unique, Denise était venue à Paris pour faire des études, comme élève de la Croix-Rouge. "J'ai mauvaise conscience à l'égard de ma mère", m'avait-elle dit un jour où elle se voyait engagée dans le travail militant.

"Pense à toutes les mères" : ma remarque, inspirée de Gorki, lui convenait. Je n'ai jamais oublié cette mère qui m'a si cordialement accueillie.

Naufrage

Quelle année terrible que cette année 48 ! Les militants en usine s'épuisaient à la tâche. Barta lui-même était dans un état de grande fatigue. Souvent quand des camarades venaient chez nous pour le travail, ils le trouvaient allongé une compresse froide sur le front ; sans doute s'interrogeaient-ils sur cette défaillance. Et voilà qu'au beau milieu de nos soucis et peut-être à cause d'eux, Barta avait cherché refuge dans une relation amoureuse avec une camarade. Ce fut pour moi un coup très rude.

N'ayant d'autres ressources que mon salaire, je travaillais alors quelques heures par semaine chez le caricaturiste Jean Effel. Ses dessins avaient du succès. Un exemple d'humour de l'époque : dans un café fréquenté par les "existentialistes" (comme on appelait à l'époque Sartre et sa cour), la "dame-pipi" renseigne un curieux : "ce sont les excrémentialistes". J'eus droit aussi à ma caricature, en petit ange ailé, figure et lunettes rondes. Tous ses dessins, célèbres à l'époque, portaient à côté de sa signature une petite marguerite ; c'était le nom de sa femme. Ce qui ne l'empêchait pas d'être "galant" par ailleurs. J'étais loin de ce genre de préoccupations ! Nous étions un petit groupe, nous nous côtoyions tous les jours, la situation créée par Barta était pour moi intenable ; il essaya de m'expliquer que malgré tout nous restions unis "comme les deux doigts de la main". Mais peut-on raisonner dans ces cas ? Je me souvenais avec amertume qu'en 1938 j'avais rapportée dans ma valise un joli corsage roumain brodé. Je le portais justement un jour où, sans malice, je racontais à Barta que notre camarade Baufrère aimait m'entendre prononcer avec l'accent du "terroir" certains mots roumains relevés dans les romans en français de Panaït Istrati : "dor" par exemple, l'équivalent intraduisible de nostalgie.

Sans dire un mot Barta vint vers moi et déchira en deux mon corsage. Médusée, je restai sans voix et l'incident fut enterré sans commentaire. Et certainement oublié par lui. Dans les "Nouvelles de nulle part" William Morris imagine un monde parfait, libre et harmonieux, où la jalousie reste le seul défaut dont les hommes ne se sont pas débarrassés. Pouvais-je, moi seule, faire exception ?

Je ne relâchai pas l'activité qui était ma vraie raison de vivre, mais peut-être les camarades s'apercevaient-ils que je n'étais plus tout à fait la même "Irène". Début 49 (de février à avril) nous sortîmes trois cahiers polycopiés de La Lutte de Classes ; l'article "Qui unifiera l'Europe ?" mérite encore d'être lu aujourd'hui. En avril 49 nous reçûmes une grande nouvelle : la reconnaissance définitive par le juge de paix, après deux ans de démarches légales et de luttes menées dans l'usine, de la représentativité du SDR. C'est aussi le dernier jour de ce mois d'avril 1949 qu'est venu au monde mon fils Mathieu. Barta releva la coïncidence de ces deux "événements" heureux. Mais nous n'habitions déjà plus ensemble, et je m'étais rendue seule à la maternité Tarnier, rue d'Assas.

Le médecin ami qui m'avait suivie et dirigée vers cette maternité, m'avait "tirée d'affaire" en d'autres occasions et l'aurait fait cette fois, si je le lui avais demandé. Mais la force morale m'avait manqué et inconsciemment, sans raisonner, je pense que je voyais en cet enfant un lien qui me rattacherait encore à son père perdu comme compagnon. Quand le nouveau-né ouvrit pour la première fois les yeux, je fus à la fois étonnée et émerveillée. Etonnée, parce que j'avais gardé le souvenir de mes petites sœurs aux yeux clairs, et les siens étaient sombres ; émerveillée par son regard lumineux, rayonnant.

Une nouvelle vie

Le lendemain de l'accouchement, le 1er mai donc, j'eus la visite de Barta et de Tatave. Agé alors de 22 ans, il avait vécu avec nous toutes les tempêtes depuis 46 ; il nous était attaché sentimentalement, et dans le conflit entre Bois et Barta, il était du côté de celui-ci parce qu'il lui donnait raison. Je demandai à sortir avant le délai prévu de cet hôpital où je partageais une salle avec une vingtaine d'accouchées, les berceaux au pied du lit, les pleurs et le bruit nuit et jour. Un patron plein de morgue faisait son tour le matin dictant aux infirmières des ordres aberrants. Dès que je fus sortie Marguerite Bongrain arriva avec un trousseau complet de layette de l'assistance publique. J'entrai dans mon nouveau rôle : préparation de biberons, langes, visites au dispensaire.

C'est encore Marguerite qui nous ménagea des vacances d'été. Une de ses sœurs, Madeleine, religieuse des Missions d'Orient, faisait une retraite à Pau, dans une maison superbement installée dans un parc. Me voilà donc partie avec le bébé de deux ou trois mois à Pau. La mère supérieure m'accueille et me demande si l'enfant est baptisé. Consternée devant ma réponse négative, elle m'exhorte d'accepter la bénédiction du cardinal Saliège qui se trouve justement là. (Ainsi l'enfant irait au paradis, s'il venait à mourir. Sinon...) Pour moi c'était l'occasion ou jamais de voir de près un cardinal. Ce court séjour fut en tout cas bénéfique. L'humeur joyeuse de l'enfant était contagieuse : quand je le soulevais en l'air il riait aux éclats, réclamant encore et encore cet exercice d'envol.

Pour nos militants l'année 49 fut marquée pour la première fois par la participation du SDR aux élections de délégués sur l'ensemble de l'usine, ce qui nous valut d'avoir des délégués élus.

Mais pour Barta notre grand succès fut, en novembre 49, la réunion dans un meeting commun du cartel des syndicats (CGT, CFTC, FO) où le SDR avait imposé sa présence, avec liberté d'expression. Ce ne fut pas acquis sans mal. Les cégétistes agressent constamment nos militants quand ils s'adressent aux ouvriers, quand ils distribuent un tract. Au département 50, le délégué cégétiste refuse la parole à un ouvrier espagnol, parce qu'il est étranger ! Le 1er mai 49 la CGT conteste au SDR le droit de participer à la manifestation. L'année précédente la même interdiction avait été faite à un groupe nord-africain. Dans ce contexte, notre participation au meeting du cartel était de toute évidence une victoire stratégique ; mais le syndicat ne représentait plus qu'une force morale, sans troupes. Le levier manquait pour transformer notre politique en action. A la fin de la même année la scission de l'organisation était accomplie, dans un climat de méfiance et de conflit entre les camarades. Je trouvais cette situation absurde, et je ne voyais pas comment on aurait pu l'éviter. Aux élections de délégués de juin 1950, où le SDR ne recueillait que 500 voix, il avait pratiquement cessé d'exister. Si l'on pouvait comparer des événements de même nature à des échelles différentes, je citerais cette phrase amère de Rosmer : "Ainsi va l'histoire. Le prolétariat d'Europe a laissé les Russes seuls".

En janvier 50 Barta reprenait la publication de la Lutte de Classes, une feuille imprimée petit format. C'est dans le premier numéro de ce modeste bulletin qu'il écrivait : "Dans l'état actuel de dispersion des groupes et des individus se réclamant d'un socialisme authentique... nous devons nous résigner à ce qui nous est possible... En tout cas, la défense des masses contre leurs oppresseurs est toujours réaliste quelle que soit la petitesse des moyens mis en œuvre".
("Nouvelle Etape", Lutte de Classes n° 1, 12 janvier 1950).

Dans le bulletin du SDR Bois se démarquait de notre journal. Sans organisation, sans diffusion possible, il n'alla pas au-delà de neuf numéros. Quand éclata, fin 50, la guerre de Corée, Barta adressa une lettre à quelques camarades de l'ex-UC pour leur proposer une collaboration politique, sans lien organisationnel. Mais cette démarche n'eut pas de suite. Tandis que la guerre froide menaçait 46 de devenir la guerre tout court, les autres groupes trotskistes connaissaient aussi un recul et même une désagrégation ; le PCF de son côté cessait d'être "le" grand parti de masse.

Dans une note qu'il m'adressait l'été 50, Barta écrivait : "le malheur, c'est qu'il faut qu'une série de conditions existent ensemble pour entamer un travail. Mais parmi ces conditions, celles qui dépendent de nous, donc réalisables, seront-elles réalisées ? Avant je ne voyais que les côtés positifs de ce que j'entreprenais, les côtés négatifs ne se présentaient qu'abstraitement à mon esprit, et c'est cela qui faisait ma force et me poussait à entreprendre. Maintenant, les obstacles, bien qu'ils ne m'effraient pas, se présentent dans toute leur réalité et me font douter." Peut-être aurions nous dû reconnaître notre échec avant d'en venir à des querelles qui me semblaient humiliantes, que nous aurions dû éviter. Des années après notre défaite, je méditais sur ces lignes d'Eléanor Marx, écrites en 1883, à propos de la Première Internationale transférée à New-York après la défaite de la Commune : "Il (Marx) dit que sa vraie tâche avait été accomplie, que nous ne devions pas nous survivre et nous effondrer lamentablement ; que la fin devait être volontaire et décente".

Comment reconstituer par la mémoire ce qui était pour moi un double naufrage ? Je vivais avec une profonde douleur, et ne me confiais à personne. La sœur de Delu qui allait arriver cette année à Paris, fut très choquée par notre séparation. Matilda, Tildica, était venue une première fois en 1947 pour une cure à Vichy. A l'arrivée du nouveau régime "communiste" en Roumanie, elle avait essayé de s'intégrer dans une activité sociale. Mais elle avait vite déchanté. En 1950, grâce à ses relations, en laissant aux bureaucrates l'appartement, des bijoux et de l'argent, elle put quitter le pays avec son mari et sa mère, la "mémé" de Mathieu, qui reste vivante dans mon souvenir. Tildica me proposa de prendre l'enfant chez elle ; la famille était confortablement installée dans un appartement non loin du Sacré-Cœur et je pouvais y venir tous les soirs, après le travail. On y fêta le premier anniversaire de Mathieu, il apprit à marcher (il ne se traîna jamais à quatre pattes) et à parler. Mémé, qui ne connaissait pas le français et n'avait plus tellement l'âge d'apprendre, l'apprit quand même pour pouvoir parler à l'enfant : c'était la consigne de Tildica. A l'heure du repas elle l'installait sur sa chaise haute et lui donnait à manger au son de percussions, c'est-à-dire qu'elle tambourinait sur une casserole avec une cuillère, et lui donnait la bouillie avec l'autre. Mémé me donna à sa façon une leçon de sagesse. Comme je la voyais faire la vaisselle en trempant ses mains dans l'eau bouillante, je lui suggérai de se servir d'une lavette à manche. Ayant l'esprit ouvert et indulgent, elle accepta de faire un essai. Mais elle revint rapidement à la vieille méthode.

Maintes fois j'y ai repensé depuis, me voyant agir de la même façon.

Tous les jours Mathieu avait droit à sa promenade, grâce à quoi il apprit à parler avec l'accent des gamins du quartier, prononçant cependant les mots en entier, avec "distinction", à la manière de sa tante. Quel champ d'observation qu'un enfant ! La puériculture, une de mes premières et éphémères vocations, m'aurait certainement passionnée. J'observai un jour le petit jouant avec d'autres bébés au square, et le voilà qui donne son jouet à un autre, qui le regarde étonné, ou incrédule. Je me pose la question : aurait-il ce besoin de partage qu'on observe rarement chez les enfants ? C'est aussi avec satisfaction que je constatai très tôt son sens de l'orientation, qui me manquait hélas totalement. On n'hérite pas de tous les défauts de ses parents et heureusement de quelques-unes de leurs qualités.

L'aide et la présence de Tildica étaient pour moi inappréciables. Quand elle est arrivée à Paris, mon désarroi était tel que je pleurais à tout bout de champ. Je décidai, avant de chercher du travail, de me prendre d'abord en main. Au contrôle médical de la Sécurité sociale, une doctoresse, sans même me poser une question, m'accorda une prise en charge médicale d'un mois dans une maison de repos à Grasse ! A part les charlatans, ceux qui ont besoin de croire aux miracles de la Ste Vierge, à Lourdes, ou ailleurs, sont des gogos. Il m'a suffi de ce printemps méridional, baigné de parfums d'orangers, pour que dès le premier soir, au lieu de mouiller mon oreiller de larmes, je m'endorme apaisée : j'étais guérie de ma mélancolie. La maison était réservée aux femmes, la plupart jeunes, avec des problèmes de surmenage, de déprime, etc. J'y ai rencontré des filles qui faisaient d'interminables journées de travail, des mères de famille qui assuraient la double journée. A plusieurs, selon les affinités, nous nous promenions dans cette belle campagne, et j'y fis même une petite révolution. Sur une terrasse où nous pouvions prendre des bains de soleil à l'abri des regards, je me mis un jour toute nue.

Les autres n'attendaient que cet exemple, comme quoi il faut toujours que quelqu'un commence ! J'appris que les fleurs d'oranger servaient à faire du parfum, mais que les odeurs dans une distillerie n'avaient rien d'agréable. Je n'eus pas l'occasion de le vérifier.

Pour me ménager du temps libre, j'avais le plus souvent travaillé de façon intermittente avec des horaires réduits ; les offres d'emploi ne manquaient pas, et leur variété enrichissait mon expérience. Ainsi ce laboratoire médical qui offrait, par petite annonce, un emploi temporaire de sténodactylo. Rue de la Glacière, une femme professeur à la faculté de médecine, chef du laboratoire de contrôle des produits pharmaceutiques, m'accueille. D'un abord sympathique, elle m'explique qu'elle va me dicter les textes pour une tournée de conférences en province. Je découvre le laboratoire, les souris blanches en cage et les grenouilles dépecées dont les pattes continuent de remuer, les blouses blanches qui manipulent tout cela. Le (la) professeur contrôle et dirige le travail. C'est dans ses moments de pause que je lui deviens utile : alors elle s'installe et commence à dicter. Souvent elle déjeune d'un café au lait et de tartines. Elle est membre du PC et prépare une tournée de conférences pour défendre les thèses de Lyssenko ! Autrefois je m'étonnais que des hommes de science puissent croire au bon dieu et aller à l'église, puis j'avais lu une interprétation plausible dans un texte de Lafargue, qui soulignait le lien entre l'église et l'intégration sociale de l'individu. Eh bien cette femme médecin, intégrée au courant à la mode des intellectuels dits communistes, défendait des thèses reconnues absurdes sur la sélection artificielle et l'hérédité, inventées par un certain Mitchourine, reprises par Lyssenko et qui avaient l'heur de plaire à Staline.

Autre épisode instructif : une organisation juive de secours aux enfants (OSE) dans le 7ème ardt., où j'avais des relations très amicales avec mes collègues, des jeunes femmes. Un jour, à la cantine où nous déjeunions d'habitude, un convive voisin de table me parle de sa haine des Arabes. Je prends une mine consternée : "comment, vous, le rescapé des chambres à gaz, vous êtes raciste ?" Le monsieur reste muet. Trois fois hélas, il n'était pas seul de son espèce. Je ne connaissais pas à l'époque la réputation en Israël de Yechayahou Leibovitz, opposant au régime et auteur de l'expression les "judéo-nazis", à qui on doit cette formule : "à partir du moment où le nationalisme devient une valeur l'homme tourne à la bête sauvage". C'est aussi à l'OSE que le hasard me fit rencontrer brièvement l'Espagnol Julian Gorkin, ancien dirigeant du POUM, et Jozef Kruk, un des dirigeants israéliens du MAPAM (l'aile gauche du parti socialiste). Gorkin m'invita même en tête à tête dans un café, mais nous n'échangeâmes que quelques banalités. Il m'a semblé, peut-être à tort, qu'il était un personnage très ordinaire ; sans doute parce que les temps n'étaient plus les mêmes.

Cependant je devais désormais envisager un travail rémunéré à temps complet. J'ai trouvé un emploi de secrétaire dans un bureau "import-export" rue Ste Anne. Tous les jours je passais devant la BN, hélas sans y entrer. En fait d'export, les margoulins envoyaient en Afrique des babioles, des caisses de montres bon marché qui ne marchaient pas. Je n'ai pas pu supporter ce commerce d'escrocs, même si les relations entre employés étaient bonnes. Je changeai de patrons, cette fois des juifs new-yorkais marchands de ferraille, qui avaient un bureau à Paris, sur les Champs-Elysées. Le directeur technique, M. Teplitz, négociait au téléphone la tonne de cuivre ou de quelque autre métal en mentant d'une façon si évidente, que je m'en étonnai.

C'est convenu, m'expliquait-il, l'autre ment aussi, mais on se comprend. Il y avait donc un code du mensonge. Ce brave homme, d'origine polonaise, qui avait travaillé dans un kibboutz, se demandait ce que deviendraient les ouvriers s'il n'y avait pas de patrons. Nos patrons à nous (ils étaient deux frères) n'avaient d'autre souci quand ils venaient à Paris que d'aller voir les filles. Le directeur commercial, un Français avec un nom à particule, leur servait de guide.

Quant à ma collègue, une gentille et modeste dactylo, je n'ai pu connaître son salaire qu'en lui révélant d'abord le mien ; telles étaient les mœurs inculquées, même à ce humble niveau.

Début 54 je me présentai rue de Longchamp, près du bois de Boulogne, au siège de l'ATIC, une dépendance des Charbonnages de France. A l'époque on pouvait négocier le salaire et j'exigeai un barème supérieur à celui que le chef du personnel m'attribuait. Quant aux horloges pointeuses, il m'expliqua qu'elles n'étaient là que pour la forme. N'empêche que tout le monde, à commencer par le directeur, avait son petit carton. On était aux débuts de la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier) et mon travail était de traduire des documents allemands en français. J'appris que les intérêts des patrons français dans la Ruhr (et vice-versa en Lorraine) n'avaient pas été touchés par la guerre. Ce qui était une confirmation de ce que nous disions dans notre propagande dès le début de la guerre.

On importait du charbon de Pologne. Le directeur de l'Agence, chargé des intérêts charbonniers français, s'intéressait pour son compte au pétrole, misant ainsi sur tous les tableaux. Le monsieur qui m'avait fait passer mon test d'embauche était un colonel à la retraite.

Les collaborateurs plus jeunes étaient des cadres sortis des grandes écoles, Sciences-po et autres, à la fois compétents et bornés. L'un racontait des blagues stupides et expliquait que les ouvriers dépensent leur argent au bistrot (sous-entendu pas la peine de leur en donner trop).

Un autre ne comprenait pas pour quelles raisons l'Angleterre avait bien pu accorder l'indépendance à l'Inde ! Une agrégée de lettres s'était liée d'amitié avec moi et nous nous promenions à l'heure de midi au bois de Boulogne. J'entrepris de la convaincre, avec succès, que Balzac était un grand écrivain ! Balzac, dans ces années-là, n'était pas à la mode.

Entre-temps un changement était intervenu dans ma vie quotidienne. Ioji, le mari de Tildica, n'ayant pu obtenir le déblocage de ses fonds déposés dans des banques anglaises, ils durent renoncer à leur projet de s'installer en France. Mathieu n'avait pas encore trois ans quand ils émigrèrent en Australie. A cet âge on acceptait déjà les enfants à la maternelle, et je m'arrangeai pour qu'il y aille à demi-journée ; à midi une vieille dame du quartier allait le chercher, le faisait manger et s'occupait de lui en attendant mon retour du travail. Un matin, comme je l'accompagnais à la maternelle, rue St. Lambert, il me dit d'un ton décidé qu'il était assez grand pour y aller tout seul. Il y avait deux rues à traverser ; aussi pendant quelque temps je l'ai suivi, un peu en retrait. Il était si attentif à bien faire, qu'il ne surprit pas ma ruse.

La première fois que Gus l'emmena à Calais il avait deux ans.

Une petite photo, qui ne m'est pas restée, les montrait juchés en pyramide, lui tenant sur un bras l'enfant, qui à son tour tient son nounours qui ne le quittait jamais. Mouchka, comme l'appelaient affectueusement ses trois fils, accueillit avec affection le "p'tit malheureux". A peine arrivé il réclama des pommes frites (Mouchka comprit "bonnes" frites) et proposa à la famille un spectacle, qui devint célèbre. Il demanda une boîte d'allumettes, en prit une, l'alluma, la présenta au public, puis souffla dessus : le spectacle était terminé. N'est-ce pas un spectacle merveilleux que cette flamme surgissant d'un bout de bois ? Ce même été 51 je traversai la Manche pour passer quelques jours de vacances en pension au bord de la mer, près de Brighton. Nullement gêné par la différence du langage, Mathieu s'adressait aux autres enfants sur le terrain de jeux, en français, qui lui répondaient aussi naturellement en anglais ; et ça n'avait pas l'air d'un dialogue de sourds. Le patron du manège l'appelait Froggy, puisque c'est bien connu, les Français mangent des grenouilles, et lui offrit même des tours gratuits. Pour celui qui arrive en Angleterre pour la première fois, la surprise est le dépaysement, dans un pays pourtant si proche. Tout est différent, la langue, les habitudes, la nourriture, l'habitat. Je fus étonnée par exemple de voir les gens faire la queue à l'autobus sans essayer de tricher (nous avions pris pendant la guerre de mauvaises habitudes).

Le plaisir des voyages est d'ailleurs dans ce dépaysement, qui confirme la formule des biologistes : "tous parents, tous différents".

La vie à Paris n'était pas facile. Mais je passais de bons moments quand, après la journée de travail, l'enfant couché dans la pièce unique, je recevais dans la minuscule cuisine tantôt Jeannette (la sœur de Marguerite), tantôt Rival, qui était employé aux chemins de fer, ou encore Gus, qui s'était embauché comme "agent technique" dans une autre usine, et que nous discutions de longs moments sur les affaires du monde. J'avais gardé aussi l'amitié de Fanny (Lucienne) qui travaillait encore chez Renault, dans les bureaux, et avait deux jeunes enfants, une fille, Denise, et un garçon, Jacques, de l'âge de Mathieu.

Nous n'avons pas eu la 3ème guerre mondiale, que nous n'étions pas les seuls à penser inévitable, mais la réaction et le maccarthysme au pays de la chasse aux sorcières. Einstein demandait en 1953 au président Eisenhower la grâce des époux Rosenberg, soi-disant espions, mais ne réussit pas à les sauver de la chaise électrique.

En mars 1953 Staline mourait. En juin à Berlin les ouvriers se soulevèrent contre la dictature.

Ils furent réprimés, et Bertolt Brecht interrogeait les bureaucrates : "puisque, par sa faute, le peuple avait perdu la confiance du gouvernement, ne serait-il pas plus simple que le gouvernement dissolve le peuple et en élise un autre ?" Les deux blocs, dont les frontières avaient été dessinées par les accords de Yalta pour museler les peuples, se dressaient l'un contre l'autre.

Mars 1954 voyait la défaite française de Dien Bien Phu et la fin, provisoire, de la guerre d'Indochine (les Américains allaient prendre plus tard le relais) ; en novembre commençait la guerre d'Algérie, sans que la classe ouvrière réagisse contre cette nouvelle expédition coloniale. Le PCF était pour l'Algérie française.

Intermède australien

C'est alors que Tildica, qui avait du mal à s'adapter à l'environnement australien et avait la nostalgie de l'Europe, me proposa de venir la rejoindre avec l'enfant. Quelque temps auparavant ma tante du Québec m'avait également invitée de lui rendre visite, mais il fut impossible d'obtenir le visa canadien. Par ces temps de guerre froide, mon casier judiciaire, malgré un non-lieu, révélait ma malfaisance communiste. Il n'en fut pas de même du côté australien. Tildica paya mon voyage à je ne sais quelle association pour émigrants, qui s'occupa du reste.

Mais un retournement inattendu s'était produit, comme nous en réserve parfois le sort. Je n'allais plus vivre seule. Gus, le camarade et l'ami proche, allait devenir mon compagnon pour les 38 années qui lui restaient à vivre. Gus, aujourd'hui disparu, dont j'emporterai dans la mort l'image de tendresse et d'infinie générosité. J'étais aussi sensible à son charme physique : grand, mince, le cheveu noir bouclé, le front haut, des yeux couleur noisette dans un visage aux traits fins et réguliers, facilement souriant. Fils de la classe ouvrière, acharné à s'instruire et avide de culture, il était communiste, "partageux" dans l'âme.

Dans les conditions où nous vivions à l'époque, il eût été dommage de renoncer à l'occasion unique de faire le voyage en Australie. Il fut décidé que s'il valait la peine d'y faire un long séjour, ou peut-être même de s'y installer, Gus viendrait me rejoindre. Me voilà donc avec Mathieu à Gênes, prêts à embarquer sur un bateau de la Flotta Lauro. Le quartier du port semblait assez misérable. Je m'apitoyais sur le sort d'un jeune homme en train de bricoler devant un camion, quand il se mit à chanter d'une belle voix avec entrain; je trouvai ma commisération ridicule. Dans l'autobus, une femme âgée cède sa place à un jeune freluquet en soutane, qui l'accepte ! J'en étais sidérée. C'est la première fois que je voyais se manifester sous cette forme la dévotion religieuse.

Enfin nous embarquons, et des centaines d'émigrants italiens avec nous. Je me retrouve, comme les autres, à fond de cale, dans la promiscuité, sans lumière, dans des odeurs nauséabondes. Le voyage qui devait durer un mois dans ces conditions ne me disait rien. Je décide de débarquer à Naples, première escale, à la grande déception de Mathieu. A Naples, l'employé de la compagnie à qui je donne, en français, quelques explications, m'assure que le billet me reste acquis pour entreprendre ce voyage ultérieurement. Et pour me manifester sa sympathie, il m'offre... un plan de Paris. Magie de la ville lumière ! Je devais reprendre le même bateau deux mois plus tard (le temps de son aller et retour). En payant une différence qui n'avait rien d'excessif, nous voyagions cette fois dans une cabine à deux lits, une douche, et un hublot laissant passer la lumière du jour. Les repas étaient servis par des hommes en veste blanche et nœud papillon, dans une élégante salle à manger. Le capitaine et les officiers y avaient leur table. Au dîner, ces messieurs dames étaient en tenue de soirée. J'ai toujours pensé que l'argent rendait le comportement des gens riches grotesque. La nourriture était surabondante, comme s'il avaient peur d'en manquer le lendemain. Le commissaire de bord, qui avait fait de Mathieu sa coqueluche et le promenait partout, me fit visiter la salle des machines, un enfer de bruit et de chaleur. Je passais mes journées sur le pont, à contempler l'eau et le ciel. Jamais je n'aurais pensé que cela pouvait être un spectacle aussi varié, aussi changeant. Les nuages qui se faisaient et se défaisaient dessinaient dans le ciel des figures que l'imagination pouvait interpréter et redessiner à l'infini. Quand je portais mon attention sur l'océan, le bruit et le mouvement des vagues, les petits poissons volants ou de temps à autre le plongeon d'un cétacé, il me semblait que j'aurais bien passé ma vie à naviguer. Les matelots partageaient en quelque sorte mon sentiment ; quand ils avaient trimé pendant un bout de temps sur le bateau, ils avaient hâte, me disaient-ils, de se retrouver chez eux ; mais aussitôt après il leur tardait de retrouver la mer. A l'approche des escales, des myriades d'oiseaux accompagnaient le bateau, et surtout, dans la zone australe, ces superbes, magnifiques albatros.

Notre route passait par le canal de Suez, l'océan Indien en longeant les côtes d'Arabie, de l'Inde, de la Malaisie, enfin l'Australie du sud. Je découvrais des lieux où je n'aurais jamais rêvé pouvoir aller. Sur la côte ceylanaise le bateau fit escale à Colombo. Là, dans une forêt proche, nous avons vu l'éléphant compagnon de travail de l'homme ; il portait sur sa trompe d'énormes troncs d'arbres et l'homme l'accompagnait vers l'endroit où il devait les déposer. A nouveau je pensai que le zoo était vraiment une invention perverse de l'homme. Nous visitâmes une pagode, où les moines en robe jaune et crâne rasé, tournaient en rond. Un immense Bouddha, aux pieds et aux oreilles démesurés, trônait devant l'entrée de la pagode.

Mathieu en fut très impressionné. Un jour où je lui parlais du dilemme de choisir une religion puisque toutes, catholique, protestante, juive, se valent, l'enfant réfléchit : "alors je serai bouddhiste".

Voici enfin Sydney, son immense baie et le pont qui l'enjambe. La ville avait un centre commercial et financier moderne, avec ses gratte-ciel, ses monuments et ses jardins, puis une série de quartiers résidentiels où la population se groupait par origine et niveau social. La famille était installée à Dover Heights, un de ces quartiers fortunés, en haut d'une falaise d'où l'on descendait en pente douce vers l'océan proche. La maison était spacieuse, entourée d'un jardin. Nous arrivions juste pour le sixième anniversaire de Mathieu, fin avril, et il eut droit à une belle fête et des cadeaux. Il retrouvait aussi sa mémé, qui avait maintenant aussi deux petites-filles : Janine, 4 ans, née à Paris, et Irène, un bébé d'un an. De ce côté-ci de l'hémisphère on était en automne et les enfants commençaient une nouvelle année scolaire.

Mathieu, le nouveau, se vit entouré d'une nuée d'enfants lui posant tous la même question : "what's your name ?", ce qui avec l'accent australien donnait quelque chose comme "what's your naïm".

Tildica portait la nostalgie de l'Europe dans son cœur. Elle refusait de m'accompagner dans mes promenades, ainsi également le jour où j'allai dans un quartier d'aborigènes, qu'elle ne connaissait pas. On sait le sort qui leur avait été réservé par la colonisation. Dans les années 50 l'immigration était ouverte seulement aux blancs. Les asiatiques, géographiquement tout proches, en étaient exclus. Tous les blancs n'étaient pas riches. Ceux qui arrivaient avec de l'argent s'enrichissaient un peu plus, ceux qui n'avaient que leurs bras restaient des travailleurs.

Mais j'avais l'impression qu'ils subissaient ici une exploitation moins féroce, surtout quand je voyais les terrassiers appuyés sur leur pelle ou leur pioche, à la "pause café". Pour ne pas rester oisive, je m'embauchai comme employée dans un bureau dont j'ai complètement oublié le genre d'activité. Je fréquentais aussi, en auditrice libre, l'université, où un maître de conférences, un immigré, me fit bientôt une proposition de mariage ; la population comptait, paraît-il, beaucoup plus d'hommes que de femmes. Ce brave homme vint me dire adieu, sur le bateau, un bouquet de fleurs à la main.

Tildica aurait aimé nous voir rester à Sydney, où nous étions en famille. La nature était belle, luxuriante même. Mais je me rendais compte que nous ne pourrions pas faire peau neuve, que nous risquions de végéter coupés de notre milieu culturel, de nos camarades d'idées. En juillet je fis donc mes adieux. Cette fois sur le bateau il n'y avait plus d'immigrants, mais des touristes, pas besoin de prendre un billet de 1ère classe, tout était aménagé en fonction de cette clientèle. Mathieu menait joyeuse vie. On franchit l'équateur en faisant la fête, avec grandes plongées dans la piscine. Sous les auspices de Neptune, l'enfant fut baptisé "sardine".

Et je ne fus pas peu flattée quand un Australien, d'origine anglaise, me demanda s'il était mon petit frère. Deux étudiantes asiatiques, embarquées à je ne sais plus quelle escale, m'avouèrent leur perplexité : comment pouvait-on supporter ces hommes blancs avec leur poitrine et leurs bras velus, ça devait être plutôt désagréable...

Me voilà de retour à Paris. Une page était tournée. Sans que nos convictions, nos espérances ou notre volonté d'agir aient changé, par la force des choses nous devions organiser différemment notre vie. En attendant l'ouverture de l'école, j'emmenai Mathieu en Savoie, où, comme chaque été, il retrouvait son copain Guy, le plus jeune fils de "maman Hélène", et les autres gamins du village. Il revenait toujours de ces vacances, fort appréciées, en parlant avec un vrai accent savoyard. Hélène Etellin, une avenante et gentille mère de famille, vivait à Aiguebelle (non loin d'Epierre) avec son époux et ses quatre garçons.

Naissance d'un "leader"

J'ai revu les camarades, qui avaient l'ambition de reconstruire l'organisation. Bois avait d'abord repris une activité avec des militants qui appartenaient au groupe Socialisme et barbarie. Entre-temps il avait demandé son transfert dans les bureaux et la direction le lui avait accordé ; c'était pour elle, une façon de le neutraliser. Hardy entreprit de reconstituer un groupe avec l'aide de Denise. Fils d'ouvrier espagnol et de mère française, venu à l'UC en 1944 à l'âge de 17 ans, il n'avait pas vécu le séisme de la grève de 47 ; il était soigné à l'époque d'une tuberculose contractée sous l'occupation. Gus et moi nous fréquentions aussi le cercle d'éducation politique, où Hardy avait réuni des jeunes du lycée Condorcet, certains venant des jeunesses sionistes socialistes, Hashomer Hazaïr.

Hardy pensait que ce qui nous avait fait échouer, c'est de nous être fixé des buts qui étaient au-dessus de nos forces. Pour agir il fallait d'abord bâtir la maison, brique par brique. Je n'approuvais pas ce raisonnement simpliste. On reprochait ainsi aux bolcheviks d'avoir pris le pouvoir en octobre 17 puisqu'ils ont à la longue échoué. Rosa Luxembourg qui avait eu un point de vue critique à l'égard de Lénine et de Trotski, approuva pourtant en ces termes leur pari : "ils sont jusqu'ici les seuls qui puissent s'écrier avec Ulrich de Hutten : 'j'ai osé'. ...C'est ce qui est essentiel et ce qui reste de la politique des bolcheviks." (La Révolution russe, brochure écrite en prison). "Notre" Rosa, comme disait Lénine, raisonnait en révolutionnaire.

Marx avait eu la même réaction devant la Commune de Paris.

Graduellement Hardy émergeait comme le dirigeant du groupe, que Bois avait rejoint. Ce n'était pas sa vision politique, mais son tempérament et son caractère qui lui valaient ce rôle ; il savait "diriger", tenir les rênes. Il se permettait aussi une certaine vulgarité dans le langage ; pour se disculper il me disait, avec humour, qu'enfant il avait vécu rue Quincampoix au voisinage des filles de la rue Saint-Denis. L'ennui c'est que son style trouva beaucoup d'imitateurs. En 1956 il entreprit la publication d'une feuille ronéotypée intitulée Lutte de Classes. Bientôt parurent à nouveau des bulletins d'usine, sous le titre la Voix Ouvrière. En octobre de cette année les chars russes entraient à Budapest pour mater la révolte ouvrière.

Gus, qui travaillait maintenant chez Thomson à Gennevilliers, avait gardé des relations amicales avec un ouvrier électricien du service d'entretien chez Renault. Il habitait à Houilles, où nous allions lui rendre visite ; par ailleurs je le voyais à Billancourt pour rédiger avec lui le texte de son bulletin de département. Publiés régulièrement, ces bulletins étaient indispensables pour dénoncer les conditions de travail, pour entretenir le sentiment de solidarité et d'intérêt collectif. Les distributions de tracts ou la vente du journal étaient soigneusement organisées et j'étais souvent de "l'équipe de guet". Nous observions les alentours pour prévenir aussitôt les diffuseurs à la moindre alerte. Ce n'était plus tellement les stals à l'époque qu'on avait à craindre, mais les flics. J'ai assisté pendant un temps aux réunions de la cellule Renault, qui s'était reconstituée avec Vic bien sûr, et aussi avec de nouveaux militants. Cédar (surnom lui venant de ses cheveux en brosse, allusion au balai O'Cédar), ancien anarchiste, était outilleur au département 37, où travaillait également le futur bureaucrate stalinien Halbeher, qui à l'époque, avant d'avoir suivi l'école du parti, avait plutôt un profil bas. Cédar apporta un jour à l'usine plusieurs exemplaires des "Dix jours qui ébranlèrent de monde" de John Reed, mis sous le boisseau par les staliniens, et qui venait d'être réédité. Les cégétistes furent tournés devant tout le monde en ridicule : "ce n'est pas un livre pour vous, Pif le Chien vous suffit" (un magazine alors édité par le PC). Il organisa à l'usine un meeting avec la participation de Mme Weill-Hallé, une femme médecin qui militait en faveur de la contraception, pendant que Jeannette Vermeersch, l'épouse de Thorez, défendait les valeurs de la famille. Avec son humour de bon aloi, Cédar annonça le meeting en précisant que les "pères lapins" adeptes de Mme Vermeersch pouvaient y assister. Une camarade nous rapporta que dans une "boîte" où les ouvriers souffraient gravement des nuisances du bruit, les techniciens en ergonomie avaient imaginé un test : ils installèrent des lapins en cage dans les ateliers, afin d'observer leurs réactions. Au début les pauvres bestioles affolées s'agitaient en tous sens, mais assez vite elles se calmèrent et rongeaient tranquillement leur herbe. Le hic, c'est qu'il fallut constater que les lapins étaient devenus sourds.

Mais à part ces joyeux cours de pédagogie, les discussions politiques manquaient totalement dans nos réunions. On passait son temps à préciser dans les moindres détails les problèmes de vente, de diffusion, de trésorerie et ainsi de suite. J'avais essayé en vain de faire remarquer que tout cela pouvait se régler entre les gens concernés.

Le groupe se développait, la nouvelle stratégie était apparemment payante. "Qui va piano va sano" ; mais surtout ne vous fatiguez pas à réfléchir (d'autres le font pour vous). Un jour dans une réunion Hardy me parla sur un ton tellement violent, que stupéfaite je me levai et quittai la réunion. Motif de l'engueulade : avoir pris l'initiative de rédiger un tract pour Renault, ce qui n'avait d'ailleurs pas été une initiative ; des camarades étaient venus me demander de suppléer à l'absence du militant "responsable". Je ne saurai jamais si j'ai eu tort dans ce tract de traiter le patron de voleur, ou de court-circuiter le responsable, ou les deux. Une sorte de caporalisme s'instituait, avec une hiérarchie à galons.

Voici un autre exemple de ce "cours nouveau". C'est un souvenir qui remonte à 1963. Nous étions réunis dans une salle de bistrot, au premier étage, avec des ouvriers de chez Renault.

Les mineurs de certains puits de Lorraine venaient de se mettre en grève, et dans le contexte de l'époque on pouvait penser que cette grève ne resterait pas sans écho. Je demande donc, au début de la réunion, qu'on mette cette grève à l'ordre du jour. Vic m'arrête : nous sommes ici pour discuter des affaires de Renault, et pas d'autres sujets. L'autorité ayant parlé, personne ne soutient ma proposition. Quelques jours plus tard, la grève se généralise, des mineurs de toutes les régions montent manifester en masse à Paris. "Voix Ouvrière" envoie enfin des militants prospecter dans les régions minières où ils réussissent d'ailleurs à établir des contacts durables.

Lulu était alors déléguée du personnel CFDT et par elle nous avons eu l'adresse d'une famille de mineurs près de Valenciennes, que Gus et moi sommes allés voir. Ces gens ne demandaient qu'à parler et à faire connaître leur situation, leur travail malsain et exténuant dans les mines mécanisées. Le mineur encore jeune qui nous accueillait, nous montrait ses mains déformées par le marteau piqueur. Son beau-père était malade de la silicose. Mais ils bénéficiaient du privilège d'être logés.

La disponibilité et la discipline des militants en imposaient aux autres groupes restés dans la vieille tradition française. Une collègue de travail, militante au PSU me faisait part de l'étonnement de ses camarades de voir les gars de L.O. ("Voix Ouvrière" était devenue "Lutte Ouvrière" en 1968) être toujours à l'heure au rendez-vous ! En 1970 les deux organisations menaient en commun une campagne contre l'augmentation du prix des transports dans le métro. Mais la formule "militer avec ses pieds", qui avait cours, était pour moi nouvelle.

J'avais fini par comparer cette organisation à une PME prospère avec un bon "business man" à sa tête. Pour moi, il y manquait le sel de la terre. Où était la liberté de l'individu ? Comment s'épanouir sans la possibilité de prendre des initiatives, de réfléchir par soi-même ? Le stalinisme n'avait-il pas déjà anéanti les efforts de générations de militants en les soumettant aux ordres ? C'est vers cette époque que Barta essaya de reprendre contact avec "Voix Ouvrière". Il avait déjà collaboré au bulletin "Lutte de Classes" pendant une courte période en 1956 (ce que j'ignorais). Mais cette nouvelle et dernière tentative échoua; le comité de rédaction du journal se réunissait seulement le samedi matin, jour où Barta, maître auxiliaire dans l'enseignement, ne pouvait pas se rendre disponible. A la lettre de Bois qui lui signifiait cet obstacle apparemment incontournable, Barta répondait (le 11 mars 1965) : "Je suis prêt à examiner toute proposition qui permettrait une collaboration efficace. Mais plutôt que des obstacles matériels ce sont, je crois, des obstacles politiques qui empêchent cette collaboration. Les problèmes fondamentaux de la construction du parti (et c'est l'objectif principal que vous faites figurer en tête de votre journal) sont surtout d'ordre qualitatif. Pour vous, c'est maintenant une question de vie et de mort. Rien ne sera résolu par la simple répétition ou l'accroissement du travail de la veille (en ce qui concerne la direction, bien entendu).

Continuer ainsi c'est la sclérose définitive, quel que puisse être l'accroissement quantitatif. La construction d'un parti oblige à passer d'une étape à l'autre quels que soient les risques. Sinon vous serez un groupe parmi d'autres, dont le ciment sera les relations et les convenances personnelles beaucoup plus que l'attitude politique." Cette lettre n'eut pas de suite.

J'avais des griefs contre mes anciens camarades, mais je m'en sentais solidaire. Malgré tout, le groupe comptait à son actif des résultats valables à mon sens, ne fut-ce que d'avoir intéressé beaucoup de jeunes aux problèmes politiques. Et c'est avec une certaine amertume que je cessai à cette époque (vers 1965) ma collaboration à l'organisation. Gus avait depuis longtemps pris ses distances. Son tempérament ne lui aurait pas permis de militer dans ces conditions ; cependant sur son lieu de travail, à l'usine, il réussissait quelquefois à motiver des jeunes à prendre contact avec l'organisation et à s'instruire.

Si à quelque chose malheur est bon, ce tournant nous a permis de découvrir d'autres horizons.

Même si nous avions une origine et un passé différents, notre conception du monde nous rendait très proches. Nous avions la même sensibilité pour l'art, la musique, la littérature, le même désir de découvrir des ailleurs, de voyager. Si dans la vie quotidienne je chicanais parfois sur des vétilles (par péché de rigorisme), cela ne portait pas à conséquence. Quand Gus est mort, et que les souvenirs de mélodies, de lectures, d'épisodes vécus revenaient pêle-mêle, j'ai relu le texte du Vieux dédié à son fils Léon Sédov, mort assassiné, et j'ai relevé avec une intense émotion ce passage : "à un œil superficiel, il pourrait sembler que nos rapports étaient empreints de sévérité et de distance. Mais sous cette apparence vivait et brûlait la flamme d'un profond attachement mutuel, fondé sur quelque chose d'incomparablement plus grand que les liens du sang : la solidarité des idées et des jugements, des sympathies et des antipathies, des joies et des souffrances vécues ensemble, et des grandes espérances qui nous étaient communes." J'ai souvent trouvé un réconfort dans les écrits de Trotski, notre maître.

C'est une tâche bien difficile de reconstituer, pour sauvegarder les traces du souvenir, près de quarante années de vie commune. En rentrant d'Australie il m'a fallu d'abord chercher du travail. Une voisine dans l'immeuble, fonctionnaire à l'Unesco, l'antenne culturelle de l'ONU, me conseilla d'y tenter ma chance. J'y voyais un double avantage : ce n'était pas une n-ième boîte commerciale, et on y avait six semaines de vacances. Après un test en français et en anglais, je fus embauchée comme dactylo, au même salaire à peu près qu'aux Charbonnages (ici on ne négociait pas !). Les bureaux étaient installés dans un ancien hôtel avenue Kléber, avant de déménager plus tard dans un immeuble neuf, d'architecture moderne, place Fontenoy.

Organisation ou bureaucratie internationale ? Ce nouvel univers me faisait une impression étrange. En me confiant à Jeanne, une survivante de Ravensbrück et une des deux seules amies fidèles, avec Madeleine, que je me suis faite là en 25 années de carrière, je comparais la maison à un aquarium, où les poissons glissent, se côtoient, paisibles mais voraces, avec un langage à eux seuls compréhensible. J'y plongeais chaque matin pour en émerger heureusement à 6 heures du soir jusqu'au lendemain 9 heures.

C'était un monde cosmopolite d'hommes et de femmes venant des quatre coins du globe et parlant toutes les langues. Dans la catégorie dite "professionnelle" (je faisais partie des "services généraux") il y avait des universitaires, des scientifiques de diverses disciplines, des écrivains. Mais tout grands cerveaux qu'ils étaient, ils étaient avant tout des fonctionnaires travaillant dans la neutralité, traduisez la soumission, imposée par en haut. Les fonctionnaires venus d'URSS se distinguaient par leur "réserve" ; ils avaient sans doute l'ombre du KGB à leurs trousses. Ce monde si divers et si riche, qui aurait pu être passionnant, devenait ainsi terne et fade.

Il y avait quelques exceptions. J'ai rencontré là Roger Caillois, qui a réussi à faire connaître et publier (sous l'égide de l'Unesco) la pléiade des écrivains latino-américains : Miguel Angel Asturias, Octavio Paz, Ciro Alegria (Vaste est le monde), Gabriel Garcia Marquez (Cent ans de solitude), Alejo Carpentier, Jorge Icaza (La fosse aux Indiens), Jorge Luis Borges. D'autres, comme Julio Cortazar par ailleurs écrivain, se contentaient de fournir le travail "alimentaire" qui leur était demandé. L'Anglais Ennals démissionna pour s'atteler à la création, dans les années 60, de l'organisation "Amnesty International". Quand je lui rendis visite à Londres, il était installé dans de modestes locaux, avec un personnel réduit. Les murs étaient tapissés d'affiches éloquentes dénonçant les exactions des dictatures dans le monde. Leur action pour la défense des prisonniers politiques prenait de l'ampleur, mais à l'Unesco elle n'avait qu'un faible écho.

Bien des noms sont tombés pour moi dans l'oubli. Mais je me souviens du cas de Jeanne Hersch, une universitaire suisse, que le directeur de l'époque, René Maheu, avait engagé pour créer un département "philosophie". Femme dynamique, elle rassembla en un temps record une impressionnante anthologie de maximes et citations de grands penseurs à travers les âges, sur les droits de l'homme. Mais elle publia aussi un article dans le bulletin de l'association du personnel (notre pseudo syndicat) dans lequel elle jugeait pour le moins incohérent le fait que l'Unesco mène des campagnes d'alphabétisation dans le monde, et se désintéresse des hommes et des femmes illettrés (en majorité des immigrés africains ou arabes) qui font le ménage dans la maison. L'article fit du bruit. Cela valut à Jeanne Hersch le non renouvellement de son contrat de deux ans. Ainsi le département philosophie ne vit pas le jour, et les analphabètes restèrent analphabètes.

L'Unesco envoyait dans les pays où sévissait l'analphabétisme des experts en éducation. Un jour nous reçûmes à la rédaction de notre bulletin de presse ("Informations Unesco") une lettre amère d'un expert en mission au Mexique.

Comment pouvez-vous parler d'alphabétisation, écrivait-il, quand je ne dispose ici ni de livres, ni de papier, ni de crayons, ni même de bancs pour faire asseoir les enfants ? Le seul résultat positif à grande échelle avait été obtenu par la mobilisation populaire à Cuba, sous le régime de Castro. Mais l'Unesco soutenait à grand renfort de publicité la campagne d'alphabétisation lancée en Iran par la sœur du chah, et dont les résultats étaient nuls.

La diversité des gens, leur "identité culturelle" comme on aimait dire à l'Unesco, m'a certainement permis de supporter ces mornes années de bureau, mieux que dans quelque administration française aux couleurs grises de l'uniformité. Comment ne pas se rappeler le burlesque de ce conflit entre un responsable de publications sud-américain sollicitant une promotion bien méritée pour sa secrétaire espagnole, et le chef administratif anglais qui la lui refuse ? Le sud-américain (qui avait une grand'mère noire) pasticha dans la langue même de Shakespeare, la harangue de Marc-Antoine contre Brutus devant le cadavre de Jules César.

Mais à la place du célèbre "but Brutus is a honourable man", il y avait "but Tom Flann is a honourable man". Il fit circuler son libelle et en moins de temps qu'il n'a fallu pour que tout le monde le lise, Mercedes obtenait sa promotion. On pourrait raconter mainte anecdote de ce genre, et d'autres moins drôles. Ainsi cet exemple d'"anti-féminisme" d'un médecin femme : le docteur Rasch, du service médical de l'Unesco, refusait d'accorder à Jeanne, enceinte de son deuxième enfant, une prolongation du congé de grossesse. "Et si j'étais un monsieur avec un gros ventre cirrhotique, vous me l'auriez accordé ?" Devant cette remarque, madame le docteur céda. On trouve, noblesse oblige, des arguments semblables dans le livre d'August Bebel, "La femme et le socialisme" ; et bien avant lui chez Condorcet, qui réclame le droit de vote pour les femmes : "Pourquoi un groupe d'êtres humains - seulement parce qu'elles peuvent être enceintes et se sentir occasionnellement indisposées - ne pourrait-il pas exercer les droits dont on n'a jamais privé ceux qui chaque hiver souffrent de la goutte et s'enrhument un peu ?" Les conditions de travail en revanche étaient agréables. Pas d'horloge pointeuse, un petit chariot qui véhiculait dans les couloirs le café et le thé du matin et de l'après-midi, une bonne cantine, une coopérative où on pouvait aller, dans certaines limites, même pendant les heures de travail. C'était un peu le meilleur des mondes de Huxley, avec en plus les intrigues et les rivalités propres à toute bureaucratie. Un tel a eu de l'avancement, tel autre l'attend toujours, etc. J'avais du mal à convaincre Jeanne qu'à l'Unesco, tous tant que nous étions, nous brassions du vent. Il faut se rappeler qu'en ces années 50 les illusions n'étaient pas encore dissipées. L'Organisation des Nations Unies (l'ONU) créée à New-York au sortir de la guerre, promettait de ne pas être une nouvelle SDN (Société des Nations) qui entre les deux guerres avait joué un rôle si lamentable. La Déclaration universelle des droits de l'homme affichait d'admirables principes, et une série d'agences internationales furent mises sur pied.

L'organisation météorologique internationale, l'organisation internationale du travail (le BIT existait déjà avant la guerre à Genève), l'organisation pour l'agriculture et l'alimentation (FAO), l'agence atomique, etc... et l'Unesco, sigle anglais de l'organisation des nations unies pour l'éducation, la science et la culture. Installée à Paris, elle devait être le lien, le trait d'union d'une coopération internationale dans ces domaines.

Mais croire aux bonnes volontés, c'est s'interdire de comprendre que dans un monde dominé par l'impérialisme, aucune de ces belles résolutions n'était réalisable. C'est seulement au cocktail d'adieu offert pour sa retraite anticipée (à 56 ans) que Jeanne, qui croyait à la mission de l'Unesco, fit une critique si pertinente et si sévère de la bureaucratie, que je regrette toujours qu'il ne soit pas resté trace de ce discours. C'était une illustration du mécanisme qui tient les hommes dans un état de dépendance, prisonniers de petits et grands privilèges.

Quelques jours avant ce cocktail, ses amis avaient organisé pour elle une petite fête "intime".

Il y avait pas mal de monde, vingt à trente hommes et femmes d'Europe, du Moyen Orient, d'Amérique du sud et d'ailleurs. Je les observais, médusée. Aucun d'eux n'avait le visage et le langage de la personne que je connaissais depuis des années. C'était tout d'un coup, débarrassés de leur masque de hauts fonctionnaires, des gens intelligents, ayant un passé, des opinions. Où étaient passés les zombis ? C'est à l'Unesco aussi que je me liai d'une longue amitié avec Madeleine. Fille d'un père français et d'une mère anglaise, elle avait vécu quelques années en Afrique. A la torpeur de la bureaucratie elle préféra bientôt se chercher un autre emploi, passa le concours du CAPES et entra dans l'enseignement, avant de se consacrer définitivement à la peinture. Pendant son passage à l'Unesco, nos discussions l'amenèrent à adhérer à "Voix Ouvrière" où elle milita pendant quelque temps.

Jeannette, une jolie rousse parisienne, nous chantait souvent "Comme un coquelicot mon âme" la chanson du franco-kabyle Mouloudji. Elle-même était mariée à un Algérien kabyle, dont un proche parent s'est tué à Alger en sautant par une fenêtre pour échapper aux tortionnaires français. Après la guerre d'indépendance leur retour au pays fut un échec : pour Jeannette et sa fille Leila le rôle imposé à la femme était insupportable.

Je me souviens aussi de Marie, une Libanaise taciturne. Inspirée sans doute par son expression d'ennui et de spleen, un jour je me mis à réciter comme pour moi-même, à voix haute : "le ciel est par-dessus le toit, si bleu si calme, un arbre par-dessus le toit berce sa palme"... et Marie d'enchaîner aussitôt : "mon dieu mon dieu, la vie est là, simple et tranquille, cette paisible rumeur là vient de la ville..." Verlaine, de sa prison, avait ouvert le dialogue entre nous.

Dans mes débuts je travaillais avec Jeanne dans le même service, dont la tâche était de viser des documents que d'autres services avaient rédigés. Fille d'émigrés juifs allemands, elle était venue en France en 1933 vers l'âge de dix ans. Arrêtée à dix-huit ans pour activités politiques avec un groupe de trotskistes autrichiens, en zone libre, elle a été transférée en zone occupée puis déportée au camp de concentration de Ravensbrück. Cultivée, courageuse, généreuse, s'engageant dans maint combat, telle était Jeanne, morte à 61 ans d'un cancer. Quand nous nous sommes connues elle avait une fillette, Hélène, du même âge que Mathieu ; les deux devinrent naturellement copains de jeux et parfois de vacances.

L'enfant, une personne à part entière

Etais-je une bonne mère pour Mathieu ? Je ne le sais pas. Quant à Gus, il réunissait en lui une âme d'enfant et un dévouement de père. Tout au long de son existence il a donné mainte et mainte preuve de sa sensibilité à l'égard des enfants. Cette communication passait par les jeux, les promenades du dimanche, et aussi par la littérature. Ainsi la lecture à haute voix de la "Chèvre de M. Seguin", si jolie "avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils qui lui faisaient une houppelande !" L'enfant n'aimait pas la fin vaillante, mais trop triste, de la petite chèvre... Après un mois de scolarité en CP Mathieu savait lire et écrire. Son jeune maître, M. Morel, était digne de la grande tradition des instituteurs de la république ; la lettre "i" était identifiée au cri de la petite souris, et la fessée qu'il faisait semblant d'administrer au chahuteur était rythmée par toute la classe au chant des Trois jeunes tambours qui s'en allaient en guerre. Il nous expliquait, dans la cour de récréation, qu'il était illusoire de priver les enfants de jouets guerriers ; à défaut de revolver, ils braquaient sur l'adversaire deux doigts pointés en avant. Chaque Noël Mathieu recevait un tank en cadeau de maman Hélène, et il n'y avait pas d'enfant plus pacifique. Dans la petite rue du 15ème où nous habitions il y avait encore des terrains vagues où les enfants pouvaient jouer, et à la cantine où les menus laissaient à désirer, les gosses mâchaient le même chewing-gum à tour de rôle sans se soucier de l'hygiène.

Au cours élémentaire (CE1) la maîtresse m'expliqua que le tempérament de Mathieu était de ceux qui ont besoin d'être stimulés; elle me conseillait de lui faire sauter une classe. Mais voilà, le directeur avait des principes : chez lui on ne sautait pas de classe, autrement dit, nivelons par le bas. J'allai solliciter le directeur d'une école rue Falguière, celle que fréquentait la fille de Jeanne. Ici le directeur avait l'esprit plus ouvert. Pour voir s'il pouvait faire passer l'enfant en cours moyen (CM1) il allait d'abord lui faire passer des tests. Le soir Mathieu nous annonce : "demain je passe le bac". On en a ri pendant longtemps. Que s'était-il passé ? Pour juger dans quel groupe on pouvait l'intégrer, on lui fit faire plusieurs opérations et il s'était retrouvé en fin de parcours au niveau le plus élevé. Il n'était pas peu fier ! Une excellente institutrice, Mme Gabriel, adepte des méthodes Freinet, enseignait dans ce CM1. Elle aussi était fière de me raconter que Mathieu, neuf ans, lui avait exposé les théories de Copernic. Il faut dire qu'il était un lecteur assidu de littérature scientifique pour enfants et fréquentait régulièrement le Palais de la Découverte. Les séances du Planétarium, dirigées par un monsieur grisonnant en blouse blanche, la voûte céleste tournant aux accents d'une musique de Wagner, avaient quelque chose de magique et l'enfant en connaissait le déroulement par cœur. Pendant un temps il installa un théâtre de marionnettes à domicile ; des pommes de terre servaient à fabriquer la tête des personnages et le texte était aussi de sa composition.

Mathieu avait eu droit à sa première sortie au cinéma à l'âge de quatre ans. Une salle, avenue de l'Opéra, était spécialisée en dessins animés pour enfants. Au bout de trois séances du même programme nous avons dû l'arracher à son fauteuil : "Vas-y Pedro, vas-y Pedro", le petit avion, un jeune courrier postal, traversait pour la première fois seul dans la tempête la Cordillère des Andes. Avec les années, Gus sera encore souvent son "complice", sans moi, pour voir "Ben Hur", "Les canons de Navarrone" et autres péplums pour un bon carnet scolaire ou autre prétexte.

Adolescent, Mathieu pouvait évidemment sortir le soir sans restriction. Quand le téléphone sonna en pleine nuit pour nous prévenir, de l'hôpital, qu'il venait d'avoir un accident de mobylette (sans gravité, heureusement), Gus ne dormait pas : il appelait "pressentiment" ce qui était son extrême sensibilité.

En 57, grâce à nos deux salaires nous avons pu acheter une 2 CV. Jusque là Gus voyageait en Lambretta, le célèbre scooter italien ; il n'aimait pas le train, un mauvais souvenir du temps de la guerre. Quelle voiture spacieuse et luxueuse que cette populaire 2 CV ! Cet été nous mettons le cap sur le midi ; en passant par les gorges du Tarn, Carcassonne et Perpignan, l'ancienne capitale de la Catalogne, nous nous arrêtons entre Elne et Argelès. Les campings des plages sont bondés. Le propriétaire d'un mas nous permet d'installer notre tente sur son terrain, un paradis entouré de pêchers aux fruits mûrs. Cela nous donne aussi l'occasion de bavarder avec le couple de cultivateurs (on peut à peine les appeler paysans) ; la femme nous conte en riant l'anecdote d'une jeune citadine, qui s'étonne de voir dans la basse-cour des poules au cou nu : "pourquoi les avait-on plumées ?" Tous les jours nous faisons les quelques km pour aller à la mer. Avec un maître nageur Mathieu apprend en quatre leçons à nager, à moi il m'en faut nettement plus, mais j'y réussis. Etant donné mes antécédents, je craignais d'échouer : dans les années 40 Labbé s'était proposé de m'apprendre à monter à vélo, chose utile pour notre travail. Tentative désespérée ! Lui qui pensait que le langage était un cassetête et qu'on aurait bien assez de 300 mots, se lamentait : il est tout de même plus facile de travailler de ses jambes que de sa tête ! Hélas pour moi, les jambes et la tête ça va ensemble.

Et je ne sais toujours pas faire du vélo.

L'année d'avant nous avions passé un mois en Bretagne à camper en itinérants, sous une pluie incessante, Mathieu fier de notre paratonnerre (une pomme de terre piquée en haut du mât de la tente), et de la boîte en tôle qui servait de réchaud. Nous n'avions pas encore de butane, ni ce "Primus" qu'on voyait chez les touristes allemands. La Bretagne n'est pas un pays qu'on fuit à cause de la pluie. Elle a cette magie qu'on retrouve chez les "cousins" au Pays de Galles, ou en Cornouailles, aussi en Ecosse, ces pays où le ciel n'est pas toujours bleu, où veillent les menhirs et naissent les légendes mystérieuses dans les châteaux hantés. L'année où nous sommes allés en Ecosse, notre 2 CV a fait sensation, on la regardait sous tous les angles.

Quels originaux ces Français ! Le système anglais "bed and breakfast" nous permettait de loger chez l'habitant, c'était à la fois plus confortable et plus instructif. La pluie n'empêchait pas les promenades sur les petits chemins de la lande, ni la compagnie des troupeaux de moutons à tête noire ou de bovins à longue robe laineuse. On mangeait nos cornflakes au lait et on buvait du thé, comme les Anglais, qui s'arrêtaient sur la route, qu'il pleuve ou qu'il vente, pour le "five o'clock tea".

Un soir, dans un coin perdu, nous trouvons un gîte chez une dame plus toute jeune. Elle vivait seule, avec son chien de garde ; le soir même elle nous raconte longuement sa vie, photos à l'appui. Elle avait été actrice de cabaret dans sa jeunesse, s'était mariée sur le tard avec un monsieur qui, en ce moment, était en déplacement pour son travail à quelques kilomètres de là, et elle aimerait bien aller le voir, si seulement nous avions la gentillesse de l'y emmener. Le lendemain il fait un beau soleil. Madame met quand même son manteau de fourrure, appelle son chien, et en route. Arrivés sur les lieux, nous découvrons dans une équipe de terrassiers un pauvre vieux pioche à la main, pas du tout content de notre visite. On ne s'attarde pas. Sur le chemin de retour, madame nous demande de l'arrêter devant un pub et de lui accorder une demi-heure, pour se reposer et faire provision de quelques bouteilles de bière. Le temps d'une promenade, et nous la retrouvons ivre morte. Assise sur le siège avant de la 2 CV elle s'agrippe à Gus et tient des propos incohérents. Sur le siège arrière, moi et le molosse qui veille sur sa maîtresse. Arrivés à la maison, nous décidons de repartir aussitôt. Mais voilà, pour avoir l'heure au bistrot elle avait emprunté la montre-bracelet de Gus ; impossible de la lui enlever, le chien veillait près du lit où elle était allongée et ne laissait personne approcher.

Que faire ? Je me mets à lui parler, tout en m'approchant à petits pas, elle me répond par des borborygmes que le chien interprète comme un dialogue, je peux enfin doucement lui prendre le poignet et enlever la montre. Nous nous éclipsons en laissant l'argent de la pension et un mot d'adieu. Et voilà l'histoire de notre rencontre avec Maisy Desmond, au cours de notre seule journée sans pluie, au pays de Arthur Conan Doyle.

Bien en avance sur la France, dans certaines villes anglaises des quartiers ouvriers neufs ont surgi grâce au programme de reconstruction du gouvernement travailliste de M. Attlee. A Newcastle nous avons même logé dans une de ces maisons individuelles avenantes, reçus en "amis" chez des inconnus ! Arrivés dans cette grande ville industrielle, nous nous arrêtons au hasard sur une place, dans un quartier ouvrier ; un homme, pour qui nous sommes visiblement des étrangers, nous aborde : si nous cherchons un gîte, il peut nous héberger. Je pense à un "bed and breakfast", nous acceptons. Il est marié, sans enfants. Je n'ai pas retenu quel travail il faisait, il me semble qu'il était au chômage. Sa femme nous fait la démonstration d'un dialogue avec son perroquet. Le lendemain matin, après le petit déjeuner, notre hôte refuse d'accepter un paiement : nous étions ses invités. Il nous accompagne même au pub pour nous offrir une bière. Deux énormes chopes sont servies aux hommes, après quoi Gus offre sa tournée. Mais à peine la deuxième chope vidée, l'Anglais veut payer une nouvelle tournée.

Heureusement Gus peut invoquer, pour refuser, la sobriété au volant ! Puisque nous avions une voiture, il était logique, pensais-je, que j'apprenne à conduire. Après la série de leçons imposée, le jour de l'examen arrive. Mon moniteur était sceptique, disons plutôt sûr de l'échec ; moi je prenais l'épreuve pour une formalité, j'avais de toute façon payé les leçons. Quelle ne fut la stupéfaction du moniteur de me voir sortir de la voiture avec le petit billet rose donnant droit au permis ! Comble de l'injustice, juste avant moi un jeune homme, sachant réellement conduire, s'était vu refuser le même billet rose. L'examinateur avait peut-être été trompé par mon "sang-froid" bien qu'il m'ait dit, tout en remplissant le papier convoité : "quand vous conduirez il faudra aussi passer de temps en temps la troisième".

Hélas ! Je fis quelques kilomètres au volant de notre 2 CV, à côté de Gus ; puis un jour, en n'appuyant pas assez énergiquement sur la pédale de frein, je heurtai l'arrière d'une camionnette, qui ne s'en aperçut même pas. Mais Gus, scrupuleux et intransigeant, décréta que si je devais conduire une voiture, je serais un "danger public". Et là s'arrêta ma carrière, d'autant plus facilement qu'à l'époque je n'avais qu'un quart d'heure de trajet pour me rendre au travail. Je devais le regretter amèrement plus tard.

Vaste est le monde

Chaque période de vacances était l'occasion d'une nouvelle découverte. La première fois où nous sommes allés en Alsace (et nous y sommes retournés souvent), je fus étonnée... de l'étonnement de Gus : à Strasbourg, dans les bistrots, les boulangeries, dans la rue, les gens parlaient tous l'allemand (c'était bien sûr le dialecte alsacien) ! Pour Gus, instruit à l'école de la 3ème république, l'Alsace était française. Oui, mais à la frontière du monde germanique, qui s'étendait sur une bonne partie de l'Europe. Ici, au pays de "l'ami Fritz", je retrouvais les poêles en faïence et la literie de mon enfance, non pas le lit bordé avec une couverture, mais un bon édredon au duvet d'oie. A Colmar où nous étions hébergés chez l'habitant, notre logeuse s'indignait de ce qu'on n'enseignât pas l'allemand à l'école. Les choses ont semble-t-il changé depuis, grâce en partie aux efforts du grand dessinateur alsacien (franco-allemand) Tomi Ungerer.

Dans les années 50 on pouvait voyager en Allemagne, en pleine reconstruction, avec un mark qui valait 80 centimes. En Espagne, la côte n'était pas encore barrée par un mur de béton.

L'Italie était un lieu idéal pour le farniente, et on n'avait pas toujours à craindre les voleurs et les filous qui donnaient au pays si mauvaise réputation. Une nuit dans la région de Barletta (les Pouilles), nous étions couchés tous trois dans un champ de vignes, enroulés dans nos couvertures. A l'aube nous entendons les voix des paysans venus travailler : "son turisti, son turisti". Un bien agréable réveil. Mais à une autre occasion, à peine étions nous endormis que les phares et le bruit des tracteurs nous firent nous sauver. A cause de la chaleur accablante, les paysans travaillaient leur champ la nuit. Sur la côte calabraise, en juillet, on ne craignait pas la foule. De jeunes campeurs italiens, et Mathieu avec eux, sautaient comme des dauphins dans les vagues, tout en chantant le succès du jour : "sapore de sale, sapore de mare, sapore de te" ! Mais dès le début d'août il fallait prendre le large, devant le peuple napolitain et sa nombreuse progéniture. Un jour, arrivant de bon matin dans une ville, nous voyons partout inscrit sur les murs et les magasins "sciopero". Nous ne connaissions pas ce mot. Une banderole en tête d'une manif' nous en fournit bientôt la traduction ; désormais nous savons dire "grève" en italien.

En Yougoslavie le tourisme montait en flèche. Etatisé, il était remarquablement bien organisé et décentralisé. Les gens du pays se comportaient avec une grande dignité et on avait l'impression qu'il y avait chez eux l'espoir dans l'avenir. Je me souviens des paroles de cette jeune femme de chambre dans un hôtel nouvellement aménagé ; elle parlait un allemand haché, une langue qui avait de vieilles traditions dans cette région croate : ma fille va à l'école, moi je n'ai pas eu cette chance, on n'envoyait pas les enfants pauvres à l'école, aujourd'hui tout est changé. Mais quand nous traversions en voiture un bourg ou un village sur des routes qui n'étaient pas encore pavées, il arrivait que les enfants nous jettent des pierres : une vieille habitude, l'expression du ressentiment envers les riches. Au fil des années, le tourisme se mit au goût d'une certaine clientèle, et nous ne mîmes plus les pieds dans les hôtels, même si, avec notre devise, ils étaient bon marché ; les serveurs à nœud papillon m'étaient insupportables, et de plus j'aurais manqué l'épisode suivant qui me prouvait encore une fois qu'il faut rester avec les siens. Dans un camping de l'île de Cres notre tente était installée à côté de celle d'un couple allemand, bien équipé pour vivre à l'aise, y compris de fauteuils protégés par des housses. Mais on ne saurait penser à tout. L'homme avait oublié son tournevis et il s'adressa à Gus, en lui expliquant par des gestes de quoi il avait besoin. "C'est un tournevis cruciforme", lui dit Gus (qui avait évidemment l'objet dans la boîte à outils). "Ja, ja", lui répond l'autre, tout content ; et nous voilà devenus amis, l'Allemand expliquant qu'il travaillait chez Krupp, mais maintenant ils fabriquaient des casseroles, plus question de faire de l'armement. Là aussi, c'était encore le temps des illusions.

Dès que le soir tombait les rues devenaient grouillantes de monde. Jeunes filles et garçons, les moins jeunes aussi, se promènent, rient, bavardent. L'animation est contagieuse. Nous observons les mêmes habitudes en Italie. Mais pas en Allemagne, où les rues devenaient désertes dès que les magasins fermaient et que les gens rentraient chez eux après leur journée de travail.

C'est en Turquie que nous avons fait le dernier voyage avec Mathieu, avant qu'il ne vole de ses propres ailes et que les copains ne remplacent définitivement les parents comme compagnons de route. Ceux qui aiment voyager ne cesseront jamais de s'émerveiller. Nous traversons quelques pays d'Europe, nous voilà à l'autre bout de la Bulgarie, un pas de plus et nous sommes en Turquie. C'est toujours l'Europe, mais le décor a changé comme par magie.

Edirne surgit brusquement avec ses minarets innombrables, les hommes et les femmes ne sont pas vêtus de la même façon, n'ont pas la même démarche. Nous délaissons les hôtels destinés aux touristes. Malgré quelque réticence de la part de mes deux hommes, je me sens en sécurité avec eux et nous voilà logés dans un caravansérail, comme les Turcs. Les chambres, disposées autour d'une cour intérieure, sont propres, équipées de lits métalliques (pour mieux éloigner les punaises) et il y a une douche à l'étage. Quand il y a beaucoup de monde, on met des lits aussi dans le couloir. Une lune immense, comme je n'en ai jamais vue, se lève derrière la montagne. Des paysans nous proposent, et nous refusons, ce que nous supposons être du hachisch. Les bistrots sont tapissés d'images de femmes provocantes à demi-nues ; mais dans la rue beaucoup sont vêtues de noir de la tête aux pieds.

Les chats faméliques, qui ont appris à se méfier de l'homme, se tiennent à bonne distance même quand on leur lance de la nourriture.

Istanbul aux mille merveilles, semble une ville laissée à l'abandon, mal entretenue, délabrée.

A nouveau, étonnement du profane : au zoo des cochons dans un enclos sont montrés au public. Bien sûr, nous sommes en pays musulman, les paysans n'élèvent pas de cochons. On visite une mosquée, chef-d’œuvre d'architecture et de décoration. Les touristes femmes sont admises, il suffit, avant d'entrer de se déguiser avec la robe et le foulard de rigueur. Et voilà que nous tombons nez à nez, dans ce lieu saint, avec Arnoux, un jeune camarade de "Voix Ouvrière", et sa copine ; je me réjouis, à voix basse : "bonjour, qu'est-ce que vous faites-là ?" -"On fait de l'entrisme", me répond Arnoux avec son humour habituel. Il était en vacances chez son oncle, juif d'Istanbul. Le monde est petit. La circulation dans cette ville est chaotique.

Qu'à cela ne tienne, Gus "s'assimile" et, comme les Turcs, zigzague dans tous les sens en klaxonnant. Pourtant nous ne sommes témoins d'aucun accident.

A quelques kilomètres seulement d'Erdek, une station estivale grouillante de monde, nous installons notre tente en bord de mer dans un coin tranquille Il y a là une buvette tenue par Ahmed, très accueillante dans la journée pour les baigneurs. La nuit tombée, dans une mare proche les grenouilles déclenchent leur concert monotone. Je me résignais déjà à l'idée de décamper le lendemain. Mais cette musique se révéla comme la meilleure des berceuses, que nous attendions chaque soir pour nous endormir paisiblement. De bon matin l'âne nous réveille avec son hi-han. Nous l'avons vu au travail, trottant en tête d'une file de chameaux, le paysan fermant la marche. On nous dit que l'âne possède un bon sens de l'orientation.

L'ère des HLM Nous avions, en ces années-là, un sérieux problème de logement. Malgré nos deux salaires, qui n'étaient pas des plus misérables, nous restions confinés dans un espace exigu.

L'Allemagne avait une politique de reconstruction et se relevait rapidement de ses ruines. En France, où le bâtiment stagnait depuis des années, il y avait une grave "crise du logement". On était dans un cercle vicieux : pour maintenir les bas salaires, exigés par le patronat, le gouvernement avait bloqué le prix des loyers et les promoteurs ne trouvaient plus leur intérêt à bâtir. Les panneaux d'antan : "appartement à louer" avaient définitivement disparu. A la longue les promoteurs trouvèrent une astuce pour "investir dans la pierre". Ils construisaient des immeubles, dont les appartements étaient vendus en copropriété. La pénurie était telle que ceux qui disposaient de la somme nécessaire, le plus souvent en empruntant, achetaient leur appartement "sur plan", avant même que la maison fut achevée. Plus on descendait dans l'échelle, plus les gens étaient volés sur la marchandise (insonorisation, étanchéité, hauteur des plafonds, etc.). Nous n'avions pas les moyens d'acheter ni personne auprès de qui emprunter. Finalement la solution vint du côté de l'Unesco, qui s'apercevant de la gravité du problème prit une mesure sociale : des prêts en proportion du salaire, à 4% sur dix ans. Pour y avoir droit, on remplissait un questionnaire et les plus mal lotis avaient, cela va de soi, la priorité. C'est ce que je pensais. Mon expérience de "contestataire" ne m'avait pas dépouillée de toutes les illusions. J'attendais en vain un avis favorable de la commission chargée d'examiner les demandes, lorsque je découvris un passe-droit flagrant : une collègue célibataire, qui en tant qu'étrangère touchait une indemnité de logement, avait, elle, obtenu un prêt. Je me voyais obligée de faire ce qu'on fait hélas dans notre société de classe et de bureaucratie : intervenir au bon endroit, plaider et menacer. Le prêt me fut accordé. Mais à force d'avoir perdu du temps, la conjoncture s'était retournée contre moi. Les pieds noirs revenaient en masse d'Algérie, faisant monter les prix, et avec l'argent qui m'aurait permis, six mois avant, d'acheter un logement dans le 15ème, à l'époque encore quartier populaire, nous dûmes pour un même deux-pièces, nous expatrier en banlieue. Et comme la loi du profit ne connaît pas de limites, nous eûmes pour notre argent un logement de 65 m2 aux murs sans enduits et sans peinture. Gus s'attela à l'ouvrage, y consacrant des soirées et ses fins de semaine, pendant que nous continuions à loger, en attendant, dans le studio du 15ème.

Le dimanche, Mathieu et moi nous venions lui tenir compagnie. On appréciait le calme, les petits pavillons, la verdure, le jardin qui longeait notre bâtiment de deux étages. Quelle surprise quand nous avons emménagé ! Comment n'y avions-nous pas pensé ? Ce calme était réservé au dimanche ; en semaine des centaines de voitures roulaient, transportant les banlieusards au travail et les ramenant, tandis que le train passait sur le pont. On dormait mal la nuit et cela nous semblait au début insupportable ; mais on finit par s'y habituer. Et voilà comment nous sommes devenus, comme des centaines de milliers d'autres, des banlieusards "métro, boulot, dodo". Encore n'habitions nous pas une HLM, une de ces tours et barres hideuses construites à la hâte dans les années 60, qui surgissaient de terre autour des grandes villes en même temps que les patrons importaient de plus en plus de main-d’œuvre "étrangère". On y relogeait ainsi dans de meilleures conditions d'espace et d'hygiène les familles qui s'entassaient par milliers dans les taudis des sordides bidonvilles (comme celui devenu célèbre de Nanterre).

Lulu, qui avec ses deux enfants habitait aux Halles un logement sans WC et sans douche, obtint grâce au "1% patronal" de Renault (contribution à la construction) un appartement plus confortable à Meudon-la-Forêt. Pour ériger les tours on avait rasé de grandes étendues boisées, et dans leur avidité de gain les promoteurs avaient tracé des rues et des trottoirs si étroits, qu'on avait à peine la place de circuler entre les voitures. On était entrés dans l'ère de la bagnole, car si les ouvriers n'avaient pas les moyens de bien se loger, ils pouvaient grâce à la productivité qui abaissait les prix, s'acheter une auto. C'est à l'époque que M. Dreyfus, directeur de la Régie entreprise nationalisée, fut interrogé par un journaliste : "pourquoi ne construisez-vous pas plutôt des logements qui manquent tant ?" -"Ce n'est pas mon affaire, je dirige une usine d'automobiles et mon souci c'est d'en vendre." Des urbanistes et des architectes qui participaient à cette pagaille, écrivaient par ailleurs des articles la dénonçant.

En vain. L'argent était roi, la spéculation sans frein aussi, comme du temps de Zola et d'Haussmann, pire encore. Quand des manifestations ouvrières encadrées par la CGT défilaient, on entendait psalmodier lamentablement : "Pompidou des sous".

La bourgeoisie française poursuivait la reconquête de son empire colonial : après huit années de guerre en Indochine (46-54) devaient suivre huit années de guerre en Algérie (54-62). Ces guerres se déroulaient dans l'indifférence de la classe ouvrière. La mentalité des ouvriers était loin d'être anti-colonialiste. Des jeunes appelés refusaient de monter dans les trains, se couchaient sur les rails, mais il n'y eut pas de manifestations populaires pour les soutenir. Les "porteurs de valises", comme on appelait ceux qui aidaient le mouvement nationaliste algérien, étaient une minorité d'intellectuels dont le chef de file était Francis Jeanson. Le PCF avait depuis longtemps oublié son opposition à la guerre du Rif et c'est nous, l'U.C. (4ème Internationale), qui avions réédité en juillet 45 une brochure d'avril 1926 du PC (qui n'était pas encore PCF), intitulée : le P.C. et la guerre du Maroc - "On croit se battre pour la patrie, on meurt pour les industriels et les banquiers" (Anatole France). Une brochure où l'on pouvait lire : "nous disons aux soldats français : "fraternisez avec les Rifains !" et aux ouvriers et paysans : "dressez vous pour soutenir la fraternisation des soldats !" Rien de semblable dans les années cinquante : le PCF était désormais pour l'Algérie française. Pour mener une propagande contre le chauvinisme, il n'y avait aucune organisation ayant l'oreille des masses.

La guerre d'Algérie n'empêcha pas la bourgeoisie française de se lancer en 1956 aux côtés des Anglais (et avec la participation d'Israël) dans une expédition contre l'Egypte, pour abattre Nasser qui avait nationalisé le canal de Suez ; expédition stoppée net sur l'injonction des Américains. La même année les chars russes écrasaient l'insurrection ouvrière de Budapest.

Les staliniens français, qui avaient nié l'existence du "rapport secret" sur les crimes de Staline révélés par Khrouchtchev au 20ème congrès du PC russe, approuvaient par contre sans réserve la répression sanglante de Budapest, et traitaient les ouvriers hongrois de fascistes.

En 58 de Gaulle fut rappelé au pouvoir pour mettre fin à la guerre aux moindres frais pour la bourgeoisie. Mais du côté des Algériens l'heure n'était plus au compromis, et de tractations en tergiversations la guerre dura encore quatre ans. Après le putsch manqué des généraux à Alger en avril 1961, les bandes d'"ultras" de l'OAS (Organisation de l'armée secrète) qui sévissaient déjà en Algérie, déclenchèrent une série d'attentats en France. C'est alors seulement que la population se mit à réagir par des manifestations de rue. Celle restée dans les mémoires, eut lieu en réponse à un attentat de l'OAS qui avait arraché un œil à une fillette de 4 ou 5 ans, la petite Delphine Renard. Je me souviens bien de ce morne défilé de deuil d'un demi-million de personnes (auquel j'ai participé), portant les portraits des gens assassinés au métro Charonne : des manifestants qui, chassés par la police, s'étaient simplement réfugiés dans le métro et que les flics piétinèrent à mort. C'était en février 62. (Dix ans plus tard un défilé tout aussi nombreux allait avoir lieu pour la mort du jeune maoïste Pierre Overney, assassiné par les flics de la Régie Renault, mais dans un tout autre climat). La tuerie du métro Charonne venait quatre mois après le massacre sauvage, à Paris, le 17 octobre 61, de manifestants algériens dont les cadavres furent jetés à la Seine et dont on ne parla guère à l'époque. Pendant que les patrons commençaient à importer massivement de la main-d’œuvre étrangère, l'OAS s'attaquait aussi aux locaux syndicaux.

C'est finalement la guerre coloniale menée par les Américains au Vietnam qui mobilisa la jeunesse. De jeunes Américains, qui refusaient d'aller se faire tuer pour une mauvaise cause, désertaient de l'armée ; des manifestations monstre, à Washington devant la Maison Blanche, et partout ailleurs, s'affrontaient aux policiers, la jeunesse s'insurgeait contre la guerre et contestait cette société. Parmi les étudiants naissait le mouvement beatnik et hippie. "The times they are changing" chantait Bob Dylan ; une chanson qui se voulait prophétique. Ce "gulf stream" venant d'Amérique réchauffa l'Europe. A Paris les jeunes manifestaient aux cris de "Ho-Ho-Ho-Chi-Minh" et "Che-Che-Guevara", au grand dam des staliniens auxquels souvent ils s'affrontaient. Les "gauchistes" qu'on n'appelait pas encore ainsi, et qui allaient devenir les "enragés", étaient nés. J'ai conservé une coupure de journal avec une photo où Mathieu, lycéen à Buffon, est aux premiers rangs d'une manifestation. Une très large fraction de la jeunesse se sentait concernée, dans tous les pays. En Allemagne, Rudi Dutschke, le leader étudiant, était mortellement blessé par un "fanatique" le 11 avril 1968.

Dans une société en pleine croissance économique, la contestation étudiante n'inquiétait pas trop la bourgeoisie, dont beaucoup de ces jeunes étaient d'ailleurs issus. Cependant, si de jeunes ouvriers se laissaient aller à avoir les cheveux longs, comme c'était la mode, ils étaient brimés et il y a même eu des cas extrêmes de persécution. Les filles n'étaient pas admises en classe en pantalons. J'ai même dû expliquer à Vic, qui sermonnait une jeune militante, qu'une fille en pantalons n'avait rien de bourgeois ni de choquant, et qu'on allait vite s'y habituer.

Quant à moi, je pris avec un certain retard le train des Beatles, mais nous avons aimé d'emblée la chanson de Bob Dylan sur la "bonne conscience" de l'Américain moyen. Mai 68 n'était pas loin.

C'est une révolution ? Non, une révolte Bien que plus d'un signe avant-coureur aurait pu la présager, l'explosion de mai au Quartier latin, dont la fac de Nanterre avait allumé la mèche, prit bien des gens au dépourvu. Occupée par les étudiants, la Sorbonne était évacuée le 3 mai par la police et les CRS au prix de brutalités et d'arrestations. Quelques jours avant les affrontements du 3 mai aux cris de "libérez nos camarades !", Voix Ouvrière (journal dit trotskiste) expliquait que le mouvement étudiant étant petit-bourgeois, il n'y avait pas grand'chose à en attendre. Les staliniens y étaient bien sûr violemment opposés. Je me souviens bien de l'entretien à distance transmis par la radio (tout le monde à cette époque avait l'oreille collée au "transistor") entre Georges Séguy, le boursouflé bureaucrate en chef de la CGT, et les grévistes des chantiers de St. Nazaire, qu'il voulait persuader de reprendre le travail. C'est là qu'il proféra au sujet du porte-drapeau le plus populaire du mouvement étudiant, sa phrase devenue célèbre : "Cohn-Bendit connais pas". Quelques jours plus tard, devant la forte émotion populaire suscitée par la nuit des barricades, le 10 mai au Quartier latin, Séguy était obligé de défiler, le 13 mai, avec 500.000 manifestants Cohn-Bendit en tête. La nuit des barricades s'était soldée par 367 blessés et 500 arrestations. Le 24 mai on comptait en France dix millions de grévistes.

Dans toutes les villes, jour après jour, du matin au soir et tard dans la nuit, des dizaines de milliers de jeunes, bras dessus bras dessous, en rangs serrés, avancent au pas de course, parfois en sautillant hop hop - "ce n'est qu'un début, continuons le combat" ; ce slogan résonnait dans toutes les oreilles. C'est ce printemps de la jeunesse, sa solidarité, sa résistance devant la répression ("CRS-SS"), sa démonstration de force et de détermination qui servirent d'exemple et déclenchèrent finalement une vague de grèves, puis la grève générale, brisant les résistances des dirigeants staliniens et cégétistes. L'irrésistible vent de la liberté entraîna des intellectuels et des artistes à suivre le mouvement. Qu'est devenu Evariste, mathématicien, auteur de l'inoubliable chanson "La révolution" : "ah, si tu travailles comme ça j'ai peur, qu'tu passes pas dans la classe supérieure" dit le père ; "les différences de classe nous les supprimerons, c'est pour ça qu'on fait la révolution", répond le fils. On parle aujourd'hui des étudiants qui ayant fait par la suite carrière sont rentrés dans le rang. Mais on ne parle bien sûr pas de ceux, sans doute bien plus nombreux, qui n'ont pas suivi cette voie.

La police exerçait sa brutalité et ses sévices sur les étudiants, des cars entiers prenaient la direction de l'hôpital Beaujon, mais le gouvernement hésitait encore à faire couler le sang. La répression ne prenait plus du tout de gants quand elle s'exerçait contre les ouvriers ; c'est ainsi que venu soutenir les ouvriers à Flins, l'étudiant Gilles Tautin pourchassé par les flics se noya dans la Seine ; c'est ainsi que la police tira et tua deux ouvriers chez Peugeot à Sochaux, soixante-sept autres étaient blessés.

Nous vécûmes intensément ces quelques semaines, non seulement à travers Mathieu, mais en participant le plus souvent aux manifestations de rue. Gus était en grève avec le collège ; moi j'allais au bureau, mais à pied, les transports étant arrêtés. Nous habitions déjà à Vanves et de là jusqu'à la place Fontenoy, dans le 7ème, j'organisais mon trajet pour faire le tour des usines en grève ; il n'était pas nécessaire de connaître leur adresse, sur toutes flottait le drapeau rouge.

A la Thomson-CSF d'Issy-les-Moulineaux je m'arrêtai longuement pour recopier un poème affiché au mur, manifestement composé par un ouvrier dans le même esprit que la révolte des jeunes. Leur principal slogan n'était-il pas "il est interdit d'interdire" ? Ne clamaient-ils pas "ouvriers, étudiants, même combat" ? Quai de Javel devant Citroën, j'assistai à une véhémente joute oratoire entre des étudiants venus soutenir les grévistes, et un bonze syndical, qui n'eut pas le dessus. Près du lycée Buffon, lui aussi en grève, je fus témoin d'un dialogue entre des mamans inquiètes et leur progéniture. N'étaient-ils pas trop jeunes pour négliger ainsi leurs études ? C'est alors qu'un gamin de 12-13 ans prit la parole, et me remplit d'aise : "Madame, aux âmes bien nées la valeur n'attend pas le nombre des années". On peut, madame, être révolté et néanmoins bon élève connaissant ses classiques.

La parole était dans la rue. Mais pas seulement la parole. Partout des slogans inscrits sur les murs : "Soyez réalistes, demandez l'impossible" ; "Il est interdit d'interdire" ; " Sous les pavés, la plage" ; "L'imagination prend le pouvoir" ; "Cours camarade, le vieux monde est derrière toi"... ou encore un pathétique "j'ai quelque chose à dire, mais je ne sais pas quoi". Les étudiants des Beaux-arts, organisés en "collectifs", couvraient Paris et la banlieue de vraies œuvres d'art : des affiches, qui se vendirent plus tard en Amérique, quand on en trouvait encore, au prix fort. Voyez ce CRS devant un micro au siège de la télévision (ORTF), bardé de son bouclier et de matraque : "La police vous parle tous les soirs à 20 h." La radiotélévision était en grève et occupée par la police. Même un Léon Zitrone, chroniqueur des cours royales, était devenu un contestataire ! Un jour je demandai à Lulu : "tu as vu les affiches des étudiants ?" Non, mais elle eut aussitôt une bonne idée : les étudiants des Beaux-arts tenaient portes ouvertes, comme ceux de la Sorbonne, et nous allions nous y rendre pour les voir travailler. Arrivées rue Jacob, Lulu se présente comme travaillant chez Renault. On lui fait fête ! Ce fameux jour du 16 mai où les ouvriers avaient d'eux-mêmes déclenché la grève et occupé l'usine, les étudiants tant attendus n'arrivèrent en cortège à Billancourt qu'assez tard le soir et furent accueillis avec des applaudissements par les jeunes ouvriers massés sur les toits de l'usine. Un rire homérique répondit à une jeune étudiante qui leur avait crié : "vous avez faim ?" Beaucoup de monde était déjà massé Place Nationale et les discussions étaient animées. J'entends un jeune ouvrier répéter les saloperies cégétistes sur Cohn-Bendit. Je lui demande : "tu connais Cohn-Bendit ?" -"Non". -"Alors pourquoi tu en dis du mal ?" Le jeune se tait, gêné. Dès l'arrivée du cortège étudiant, les staliniens occupent l'estrade qui avait été préparée, et un bureaucrate fraîchement promu, Halbeher du département 37 (celui de Cédar) prend le micro et monopolise la parole. Il ne se trouva personne pour le déloger, et malgré les protestations, les étudiants furent empêchés de s'exprimer. Et voilà que quelqu'un de chez Renault se présente chez eux, les étudiants des Beaux-Arts. Tout de suite ils décident de faire une affiche. Plusieurs se mettent au travail, et leurs dessins sont soumis à un vote. L'affiche retenue est placardée partout les jours suivants.

Hélas, le mouvement était déjà sur son déclin. Chez Renault les ateliers étaient vides ; les commandos staliniens qui faisaient courir le bruit que les étudiants voulaient casser les machines, montaient la garde à toutes les portes et ne laissaient personne approcher. Et personne n'osa les affronter. Séguy s'était fait huer une première fois par les grévistes de Renault, avant que la CGT n'obtienne enfin par la négociation et les "accords de Grenelle" (le 25 mai) des augmentations de salaires, surtout du SMIG, le salaire minimum de l'époque. La fusion entre la révolte étudiante et le mouvement gréviste ne s'était pas faite, et les ouvriers reprirent le travail avec de maigres satisfactions. En même temps le gouvernement prenait un arrêté d'expulsion contre "l'étranger" Cohn-Bendit, fils de juifs allemands réfugiés en France.

Les jeunes manifestaient dans la rue aux cris de "nous sommes tous des juifs allemands", "les frontières on s'en fout, Cohn-Bendit avec nous". Dany était né en France, mais ses parents étaient étrangers, et lui-même n'avait pas voulu faire son service militaire. Un jour, à l'Unesco, mon amie Jeanne, qui habitait tout près, m'invite à venir prendre le café. Une surprise m'y attendait. Dany se cachait chez elle, en attendant une décision. Ses parents et ceux de Jeanne, réfugiés en France en 1933, avaient été amis. Je connaissais Dany, avec sa tignasse rousse et ses yeux bleus, pour l'avoir vu grimper en haut d'un lampadaire et dominer la foule, pour l'avoir croisé sur le boul'Mich', pour l'avoir vu entraîner les étudiants au Champ de Mars après la dislocation de l'immense manif populaire du 13 mai, pour avoir vu partout l'affiche qui le montrait narguant avec le sourire un CRS. Et voilà que ce garçon de 23 ans, avec ses taches de rousseur et son regard pétillant, me tend la main ; dans l'autre il tenait "Que faire" de Lénine. Les jeunes ne se contentaient pas de parler et de discuter, ils lisaient aussi beaucoup.

Dany n'était pas marxiste, ni léniniste (son frère aîné était anarchiste), il n'était pas non plus avec les maoïstes qui, eux, "étudiaient" Le petit livre rouge de Mao.

J'ai gardé de cette époque des archives comme la collection de l'Enragé avec d'excellentes bandes dessinées - n'y aurait-il que celle de Cabu, "La chèvre de M. Séguy" gambadant sur la montagne Ste Geneviève -, des reproductions d'affiches, des coupures de journaux. Je me souviens m'être dit plus d'une fois : si je venais à mourir j'aurai au moins encore vécu cela ! Ce mois de mai avait éclaté en France "à la française", dans la spontanéité, l'improvisation, les extraordinaires séances de débats à la Sorbonne à nouveau occupée, sur laquelle flottait le drapeau rouge, la crèche avec l'aide des grand'mères du quartier pour permettre aux jeunes mères de participer et aux enfants de respirer l'air de la révolution, le lyrisme, le clin d'œil permanent à la vieille tradition révolutionnaire.

Un souvenir amusant de ce temps est le film américain de Milos Forman, "Taking off".

Cinéaste tchèque, auteur de "l'As de pique" et autres films satiriques, Forman s'était exilé aux Etats-Unis. "Taking off" était une œuvre à la fois sarcastique et tendre sur le mouvement hippie. "Hair", qui allait suivre, donnait la parole à la jeunesse américaine contre la guerre du Viet-Nam.

En août 68 les chars russes entraient à Prague pour mater ceux qui voulaient un "socialisme à visage humain". Je me souviens de l'été où nous passions nos vacances dans un camping yougoslave, sur l'île de Cres. Nos voisins étaient un couple de jeunes Anglais hippies, le garçon avec une longue chevelure rousse. Nous entamons une conversation avec un étudiant tchèque, interdit d'études chez lui. "Pourquoi les étudiants chez vous se révoltent-ils contre la démocratie ? Ce n'est pas juste. Chez nous c'est la dictature, et vous ne nous avez pas aidés".

Difficile de lui expliquer que notre démocratie, à laquelle il aspire, est une façade trompeuse.

Difficile. Car eux, ils souffrent et nous, nous vivons dans "l'abondance", la société de consommation.

En octobre de l'année 68, les étudiants se font massacrer sur la Place des 3 Cultures à Mexico, dans ce pays où les riches devenaient toujours plus riches, et les pauvres toujours plus pauvres.

Cependant en Europe même, où les conditions de vie, dans certains pays, s'amélioraient rapidement, la prospérité n'était pas une manne céleste qui tombe du ciel pour tous. Comme le dit un dicton populaire anglais cité par George Orwell : "The rain it raineth every day upon the just and unjust fellow, but more upon the just because the unjust has the just's umbrella".

(La pluie tombe sur l'homme juste et sur l'injuste, mais davantage sur le juste car c'est l'injuste qui a le parapluie du juste).

Cependant le mouvement de mai 68 ne devait pas s'éteindre comme un feu de paille. Cohn- Bendit était expulsé, et le drapeau rouge, qui avait remplacé la serpillière (c'est ainsi que les jeunes avaient surnommé le tricolore) ne flottait plus sur la Sorbonne. Mais des revendications avancées par les étudiants avaient été satisfaites, tous les bacheliers de l'année 68 eurent leur bachot d'office, la notation dans les écoles était supprimée, des universités furent créées à la périphérie et même une université ouverte à tous, à Vincennes. L'"Université populaire" avait été un des slogans des étudiants. Les enseignants, du secondaire jusqu'à l'université, avaient le profil bas. Ils avaient bien des choses à faire oublier, ou à se faire pardonner. Deux ans plus tôt, au bachot 1966, 27% seulement des élèves de ce qu'on appelait les "math élém" étaient reçus. Mathieu était dans le lot des recalés, avec une note éliminatoire en physique, matière dans laquelle il avait eu d'excellentes notes en cours d'année. Etonnée, j'allai sur le champ interroger l'examinateur. Son explication, laconique, était en substance celle-ci (je n'ai pas retenu les mots exacts) : on m'a fait souffrir quand j'étais élève, je fais souffrir à mon tour. Ces petits despotes avaient tous bien mérité le retour de bâtons de 68.

En 67, quand Gus commença sa carrière de professeur auxiliaire dans un CET, Collège d'enseignement technique d'électricité, (à 40 ans il tournait la page de plus de 20 ans de travail en usine), c'était l'école caserne : des jeunes de 15 à 17 ans marchaient en rang et se faisaient à l'occasion gifler par le directeur. Les staliniens qui avaient mis toutes leurs forces à freiner le mouvement de 68 (Gus en fut témoin dans son collège) furent récompensés par une défaite cinglante aux élections de juillet 68, qui virent le triomphe de la droite. Les jeunes avaient beau crier "élections piège à cons", la France profonde prenait sa revanche dans les urnes.

Mais parmi les jeunes le vent chaud de mai 68 allait souffler encore pendant plusieurs années.

L'été 69 les étudiants organisèrent un peu partout dans le pays des camps d'études. Dans les quartiers et banlieues populaires ils montaient des spectacles de rue, ouvraient des maisons de la culture, que M. Malraux ministre allait fermer sous divers prétextes, pour créer à leur place, sous sa tutelle, les éphémères MJC. Il y a culture et culture ! Les feux de mai 68 La contestation contamina les écoles d'apprentissage qu'on appelait les CET, collège d'enseignement technique, aujourd'hui les LEP, lycée d'enseignement professionnel ("lycée" au lieu de "collège" ne change cependant rien au contenu). Je me souviens d'une manifestation de ces "collégiens", fils de familles ouvrières : ils avaient des entonnoirs sur la tête et criaient des slogans contre Michel Debré, auteur d'un projet de loi visant à embrigader plus tôt les jeunes dans l'armée. C'était en avril 73 et une marée de jeunes envahissait les rues : "chaud, chaud, le printemps sera chaud !" "Cinq ans déjà, coucou nous revoilà !" Cette référence à mai 68 devait revenir plus tard dans presque toutes les manifestations de jeunes.

En 1971 le 100ème anniversaire de la Commune fut marqué par une grande manifestation au Père Lachaise, des milliers de jeunes s'étaient joints au cortège organisé par les trotskistes de "Lutte Ouvrière" (ancienne V.O.) et de la LCR (Ligue Communiste Révolutionnaire). La même année nous assistions à Presles à la première fête de L.O. à laquelle participèrent dans la bonne humeur des gens comme Ariane Mnouchkine et son théâtre de la Cartoucherie de Vincennes (création dans le sillage de mai 68), ou la duchesse d'Albe, grande dame espagnole ennemie de Franco, qui avait écrit un excellent livre intitulé "La grève". La fête attira par la suite des personnages comme le "petit juge" Pascal et bien d'autres. L'après mai 68 a vu naître de nombreux mouvements de contestation : celui des conscrits (impulsé par la Ligue) qui réclamaient le droit de se syndiquer, celui des détenus contre leurs honteuses conditions de vie dans les prisons, le mouvement féministe, et dans son sillage celui des prostituées, le mouvement anti-nucléaire, précurseur des écologistes. En 1972 la loi Veil pour la liberté de l'avortement (avec certaines restrictions) fut enfin votée, sous un gouvernement de droite.

Certains intellectuels prenaient le parti du peuple, mais pas tous ; en tant que couche privilégiée ils restaient au service des nantis. En 1973 avait éclaté ce qu'on a appelé la crise pétrolière : par une entente des grandes compagnies les prix se mirent tout d'un coup à flamber. On fit aussitôt appel aux spécialistes pour justifier le phénomène. J'étais bien placée pour les entendre, car l'Unesco patronnait le "Club de Rome", un panel d'experts et de savants qui expliquèrent preuves à l'appui que les ressources minérales de la terre étaient taries et que du pétrole il n'y en aurait bientôt plus. Comment osent-ils affirmer cela ? me disais-je dans mon ignorance, mais me doutant de leurs intentions. La Shell et autres Standard Oil, une fois qu'ils eurent réussi leur manœuvre, se mirent à installer de gigantesques forages et à découvrir du pétrole en Mer du Nord et au large du Mexique.

En septembre 73 eut lieu la grande marche sur Besançon, qui rassembla 100.000 manifestants sous la pluie venus soutenir les ouvriers de Lip. La résistance, depuis des mois, de ces ouvriers de l'horlogerie licenciés qui faisaient marcher l'usine - "on fabrique, on vend, on se paye" - avait un énorme retentissement dans tout le pays. (Des acteurs présentèrent même à Paris une pièce de théâtre très réussie, mettant en scène "le rapport de forces"). Avec Gus je me trouvais sur la route quand, dans cette immense foule, nous rencontrons notre camarade Ramboz, que nous avions perdu de vue depuis des années. Nous échangeons quelques mots, puis apercevant un petit groupe de Nord-africains il nous quitte: "je vais avec eux". Et nous le perdons de vue à nouveau. L'action exemplaire des Lip, qui se prolongea sur une longue période, avec la création d'une coopérative, se termina sur un échec. Comme le disait l'un d'entre eux, face au patronat la coopérative ouvrière c'était la lutte du pot de terre contre le pot de fer.

Cette même année 73 m'offrit l'occasion de renouer un contact avec des jeunes. Ceux des collèges techniques, des lycées en général, restaient réceptifs à la contestation et par ce biais à la politique. Gus étant prof au CET rue de la Roquette, Mathieu et quelques-uns de ses copains avaient là un filon tout trouvé. Ils se réunirent en groupe, lancèrent une feuille hebdomadaire intitulée le Court-Circuit (titre obligé pour un CET d'électricité), et au travail.

Ah, les beaux jours de la Roquette ! Pour une imagination romantique, cela pouvait rappeler des précédents historiques, l'union de l'intelligentsia avec le peuple. Dans le groupe du "Court-Circuit" il y avait quatre polytechniciens, un centralien, une normalienne, deux ou trois autres en faculté (dont un pion au CET) ; cela faisait beaucoup de monde pour un seul bahut, mais il y avait du travail pour tous, car tout en étant présents sur le terrain ils faisaient aussi leur propre culture marxiste, avec un programme d'études et de débats. Ainsi, l'étude collective du Capital de Marx (avec à la suite une brochure de vulgarisation), l'histoire du socialisme, ou d'autres thèmes philosophiques ou scientifiques.

Le contact avec les jeunes fut facile à établir et certains venaient régulièrement aux réunions.

Le Court-Circuit devint "l'organe officiel" du collège, les profs autant que les élèves le lisaient.

Je me souviens d'une polémique au sujet d'une collecte destinée à sauver les oiseaux victimes d'une gigantesque marée noire provoquée par un pétrolier, l'Amaco-Cadiz, sur les côtes bretonnes. Un prof avait envoyé un article au bulletin, pour contredire notre point de vue ; mais il fallait bien dire la vérité : les capitalistes ont carte blanche pour saccager la planète en se remplissant les poches, puis on fait appel au bon cœur du peuple (en l'occurrence les jeunes du collège) pour réparer quelques dégâts ; et on n'est même pas sûrs que les dons arrivent à destination.

Comment avais-je moi-même été cooptée à leur "comité" ? L'idée vint de Dédé, l'un de l'équipe ; il faut dire qu'ils adhéraient tous au trotskisme, bien que n'appartenant à aucune organisation. J'assistais donc aux réunions, apportant le point de vue de "la vieille" dans les débats. Je ne sentais aucune barrière entre moi et les collégiens, tous de famille ouvrière. Au contraire, même quand il m'arrivait de faire de la "pédagogie". Ainsi, quand un de nos jeunes (avec son drôle de surnom "Rocosnic") prit l'habitude de fumer, ce que ne faisaient pas les autres, je lui fis remarquer que la fumée du tabac m'incommodait. -"Et ma liberté alors ?" objecta le fumeur. On transigea sur un compromis : une "récré" pendant laquelle il pouvait sortir sur le balcon le temps de fumer une cigarette. Cela se passait dans le logement d'un jeune couple (faisant partie du groupe), dans une de ces horribles tours du 13ème arrondissement, joyau de l'ère Pompidou. Après la réunion, Dédé qui me ramenait toujours en voiture, me reprocha d'avoir été trop sévère avec ce jeune. Mais ne lui avais-je pas appris ainsi à distinguer entre liberté et égoïsme ? La pédagogie, au sens large, faisait partie de nos préoccupations. J'avais lu en son temps (comme nous tous) "Le chemin de la vie" de Makarenko, le pédagogue russe qui avait pris en charge des "bezprisorny", enfants vagabonds des années 20. Je venais aussi de découvrir l'œuvre de Janusz Korczak, médecin et pédagogue polonais, mort avec ses orphelins à Auschwitz. Et j'appréciais maintes réflexions de Bruno Bettelheim, dont j'avais lu les livres.

Sortis du collège, CAP (certificat d'aptitude professionnelle) en poche, les jeunes entraient dans la production ; c'étaient les années de plein emploi. L'un de ceux-là, Maurice, fut embauché chez Citroën. Fidèle au Court-Circuit, il écrivit une chronique qui relatait comment on y traitait les jeunes ouvriers. Comment la chiourme et la flicaille de Citroën a-t-elle eu un de ces textes en main, comment a-t-elle su de qui ils émanaient ? Toujours est-il que Maurice fut mis à la porte et on ne lui en cacha même pas la raison. Heureusement il fut embauché aux Postes où il eut une carrière moins périlleuse, tout en participant à quelques grèves à l'époque.

Le Court-Circuit était un pur produit de la révolte de 68. "Oui papa, oui monsieur, oui chef, oui patron" : c'est contre ce dressage, du berceau à l'école, de l'armée à l'usine, que s'insurgeaient les jeunes. Des enquêtes sur le travail, les transports, les loisirs, étaient menées par l'IROP, lisez "Institut Roquette d'Opinion Prolétarienne". Et voici un cours "d'instruction civique" (C.C. du 4.6.75) : Devoirs du Capitaliste par Paul Lafargue. Le capitaliste doit dire : la société c'est moi; la morale, c'est mes goûts et mes passions ; la loi, c'est mon intérêt. Il ne cherche pas si la Liberté est bonne en soi ; il prend toutes les libertés pour n'en laisser que le nom aux salariés. Voler en grand et restituer en petit, c'est la philanthropie. Prévert était souvent à l'honneur, mais on pouvait aussi se familiariser avec Balzac. Ainsi cet extrait du C.C. du 14.10.76 "Le C.E.T. pour Balzac (1) Première rentrée : Les illusions perdues L'administration : Une ténébreuse affaire La salle des profs : Le cabinet des antiques Les non-grévistes : (Splendeur) et misère des courtisanes Les vacances : La peau de chagrin Le premier boulot : Les illusions perdues (1) Balzac : écrivain du 19° siècle, auteur de la Comédie humaine, le plus grand peintre de la société de son temps. Parmi ses œuvres, celles citées ci-dessus." (signé : Prolle) Le Court-Circuit (dont j'ai gardé la collection, car ces textes méritent encore d'être lus aujourd'hui) eut une vie dense mais brève, de cinq années. Les effectifs scolaires se renouvelant, le mouvement s'essoufflant, le journal contestataire de la Roquette cessa de vivre.

Mais c'est à la Roquette aussi que j'ai eu la démonstration comment un communiste pouvait être un vrai pédagogue sans avoir fait d'études ni comme psychologue, ni comme enseignant.

Il fallait pour cela être issu de la classe ouvrière, être altruiste et avoir une grande culture socialiste. Toutes qualités que réunissait Gus. Je veux dire, sans emphase, qu'il aimait ses élèves et qu'ils le lui rendaient bien. Réfléchir, avoir un esprit critique, être fraternel, n'avoir pas de mépris pour les autres, être conscient de sa dignité ouvrière, on pouvait enseigner tout cela en même temps que son métier. Il fallait être Gus pour interrompre son cours par un air d'opéra chanté à pleine voix, pendant que les élèves commentaient entre eux le match de foot ; et devant leur étonnement - "vous bavardez, alors moi je chante" - obtenir ainsi le silence. Ou tourner en dérision un apprenti-raciste en lui faisant remarquer qu'il avait sans doute une ascendance arabe, puisqu'il s'appelait Frère (les arabes ne s'interpellent-ils pas ainsi entre eux ?). Porter des jeans trop courts et se faire surnommer "le rocker". Raconter sans cesse le témoignage vécu de terribles accidents du travail, pour mettre les jeunes en garde contre le laisser-aller ou le "gain de temps" au péril de sa vie. Donner de mauvaises notes n'était pas, selon lui, un remède, encore moins un encouragement. Un élève qui n'avait pas le cœur à l'ouvrage lui confia que son désir était de faire du cirque, mais que son père voulait qu'il apprenne l'électricité, une profession bien cotée à l'époque. "Au cirque on a aussi besoin d'électriciens, tu pourras faire les deux", lui suggéra Gus ; à partir de ce moment le jeune s'intéressa à la classe.

J'ai gardé de cette époque un échantillon de son humour qui devait se muer plus tard en inspiration poétique ; c'est une carte postale adressée à Mathieu : "La Louvesc (07), 13.2.69 Hôtel des Voyageurs Cher moine Mattéo, Mère supérieure et ton serviteur St.Joseph que la providence a menés à la Louvesc (prononcez La Louvé) avons trouvé St.Régis (patron des dentelières) absent. Pour nous consoler absorbons force petits jambons, saucissons exquis, omelette aux champignons dénommés charbonniers (puisque St.Etienne n'est pas loin) et ce soir des endives au jambon cuites dans une béchamel digne de La Reynière. Pour rendre grâce à notre seigneur de tous ces bienfaits terrestres nous récitons force Ave et Pater le long des routes tranquilles, de chapelle en crucifix, pour découvrir une véritable église romane de l'an mille : Veyrines. Temps froid mais beau. A bientôt. Bisous au cloîtré." Malgré les journées passées au collège ou au bureau, et à part le temps consacré à la lecture, ou aux balades du dimanche à la campagne, il nous restait encore un espace de liberté, les vacances, que nous mettions souvent à profit pour voyager et découvrir "grandeur nature" ce que nous avions entrevu dans les livres.

Ainsi ce bref séjour en Irlande. Voici la ville de Dublin. La pauvreté était là sous nos yeux : dans les pubs, des ouvriers aux vêtements crasseux devant leur chope de bière, vociférant ; des enfants déguenillés ; des maisons délabrées. Jonathan Swift, déjà, l'acerbe écrivain et clergyman irlandais, ne conseillait-il pas aux riches (au début du 18ème siècle) de manger la chair tendre des petits enfants, pour qu'il reste ainsi moins de bouches à nourrir ? Les jeunes ne connaissent cependant de lui que les "Voyages de Gulliver". Le roman de O'Flaherty, "Famine", relate l'histoire de l'émigration irlandaise massive en Amérique, après la disette tragique de 1848. On n'en est plus là. Mais quand, dans le sud de l'Angleterre, je voyais des hommes mal vêtus traîner sur un banc une bouteille à la main, je savais, on me l'avait dit, que c'étaient des Irlandais. A Belfast, en Irlande du nord, une jeune femme émergeait sur la scène politique dans le sillage des années 60. Bernadette Devlin, qui était socialiste et militait contre l'idéologie nationaliste et religieuse, acquit même une certaine notoriété. Avec le reflux, son nom est tombé dans l'oubli.

Pour la Tunisie, nous nous embarquons sur un paquebot à Marseille. La compagnie (dont j'ai oublié le nom) offrait aux touristes des conditions de confort on ne peut plus agréables. Les travailleurs tunisiens, qui rentraient chez eux, étaient confinés sur le pont et n'avaient pas accès au restaurant ou au salon. Apartheid du fric. Bien sûr, comme toujours dans les voyages, notre curiosité fut comblée. Mais à Sfax, la ville des phosphates, où se trouve un prestigieux musée de mosaïques romaines (et aussi un camping moderne), je revécus une scène de mon enfance : à l'heure du déjeuner, adossés au mur de leur usine, les ouvriers mangeaient un casse-croûte assis par terre. Plus affligeant encore, la horde d'enfants qui suivait les touristes en mendiant ou en proposant de laver le pare-brise de leurs voitures.

L'Amérique, d’est en ouest En 1972 nous allons enfin à la découverte du Nouveau monde. Le "coup de pouce" fut le voyage que Mathieu, avec deux copains, avait fait l'année précédente, sillonnant le continent d'un bout à l'autre en Greyhound, ces cars grâce auxquels on pouvait même se passer d'hôtel.

Gus avait été d'abord réticent à quitter l'Europe, où il pouvait voyager sans contrainte, seul maître à bord... de son volant. Mais une fois débarqués d'avion en Amérique, nous retrouvions la même liberté en louant une voiture, et quelle voiture, une limousine Chrysler auprès de laquelle notre Peugeot n'était qu'une naine. C'est d'ailleurs la même impression que nous firent, en comparaison avec notre belle France, les routes et les espaces, immenses, infinis. J'avais calculé que pour subsister un mois avec notre pécule, il ne fallait pas dépasser 20 dollars par jour, tout compris. Une nuit d'hôtel ordinaire valait ce prix. Mais nous n'en avions pas besoin.

On couchait dans la voiture sur des terrains de camping, où on pouvait se laver, on mangeait des hamburgers dans les coffee-shops, et avec ce budget on couvrait même les frais de la location et de l'essence, trois fois moins chère qu'en France.

En atterrissant à New-York, nous allions pouvoir découvrir l'Amérique "en direct". Jeanne m'avait donné l'adresse de sa cousine (immigrée dans les années 40, mariée à un Américain, tous deux trotskistes). Ils habitaient le Bronx, et Ruth nous offrit l'hospitalité pour quelques jours dans l'appartement de sa mère qui était à Cape Cod en vacances. Nous étions en juillet.

A la grande surprise de Gus, New-York était une ville peuplée de noirs : dans le métro, (où nous découvrions les "tags"), dans les rues de Manhattan ou d'ailleurs. L'explication fut facile à trouver : on était en été, les blancs étaient en vacances, loin de la ville. Sur l'immense plage de Long Island une foule joyeuse, installée pour la journée en famille, en majorité des noirs aussi. Tentative infructueuse de visiter le Museum of modern art : devant l'entrée des employés tournent en rond, des pancartes accrochées au cou. C'est le piquet de grève. Ils n'empêchent pas les gens d'entrer, mais il n'y a guère qui le font. Dans l'autobus, le chauffeur et son collègue discutent, eux aussi, d'une possible grève ; malgré leur accent j'en saisis assez pour comprendre qu'il s'agit de "strike".

A Detroit, où nous faisons une visite guidée des usines d'automobiles Ford, les ouvriers, des noirs surtout, sont au travail. C'est dans cette ville qu'habite une de mes cousines, fille d'une sœur de ma mère, émigrée au Canada dans les années 20. Faigie, de douze ans plus jeune que moi, est mariée, ils ont deux filles. Elle est chef de rayon dans un magasin de luxe, lui vend des pneus pour autos. Ils habitent une maison confortable avec pelouse, sans clôture, dans une sorte de banlieue éloignée du centre. Rien que des blancs. Par contre, dans le centre de Detroit (le down town) nous croisons tout le temps des noirs, et apercevons les filles derrière les vitres qui attendent le client. Nous comprenons enfin que les gens aisés, les petits bourgeois en général n'habitent jamais le centre, et que de toute façon noirs et blancs ne se mélangent pas.

A Chicago c'est aussi dans une rue du centre que je m'adresse à un colosse qui vend le journal des Panthères noires. Nous échangeons quelques mots, ce n'était pas commode, il m'aurait fallu un escabeau. Leur mouvement était persécuté, par la suite la démocratie américaine chargea ses tueurs d'éliminer physiquement les militants. Dans cette ville impressionnante (pensez seulement au Rockefeller Center) le hasard nous mène à visiter un musée consacré à l'histoire des noirs d'Amérique. Nous n'en croyons pas nos yeux : c'était un petit local meublé de quelques objets hétéroclites, au point qu'il ne m'en reste pas de souvenir, je me souviens seulement de l'impression de dérision qui nous a saisis. Quel contraste avec le musée prestigieux de Denver consacré aux Indiens d'Amérique. Sans doute devions nous chercher la raison dans le fait que ceux-ci étaient morts (exterminés) et les autres encore bien vivants mais toujours considérés comme des hommes de deuxième zone. Quant au musée sur la technique et l'industrie de Chicago, unique au monde, c'est le moins pour la riche et puissante Amérique, qui se savait admirée et enviée du monde entier. N'avons-nous pas été abordés, plus d'une fois, par des gens simples dans la rue - notre allure de touristes étrangers était sans doute évidente - qui nous demandaient : "do you like America ?" (aimez-vous l'Amérique ?).

Bien sûr, bien sûr ! Dans les petites villes la bannière étoilée était visible partout, et pas seulement sur les bâtiments officiels.

A Washington nous faisons la même expérience qu'à Detroit, dans le centre nous nous retrouvons parmi les noirs, il y en a même un qui s'approche de Gus pour lui demander un joint (avec un étranger il pouvait se le permettre). "No understand" dit Gus, avec le sourire.

Nous n'avons ici personne de notre connaissance, on se risque donc d'aller à l'hôtel, un hôtel pour noirs : dix dollars seulement la chambre. L'hôtelier, derrière son guichet, nous dévisage d'un regard étonné. Pas de tapis dans l'escalier, un ameublement rudimentaire, des douches sur le palier. Nous passons une nuit paisible. Notre deuxième expérience d'hôtel fut à Kansas-City.

Là l'hôtelier était blanc, et l'hôtel style 19ème siècle far-west. L'ascenseur, manipulé par un noir de haute et imposante stature, nous mène à notre chambre fermée par une double porte ; nous sommes bien gardés.

A bord de notre limousine nous traversons les campagnes, les forêts, les déserts. Une fois, dans le Kansas, nous embarquons même un auto-stoppeur noir. Au fur et à mesure que nous longeons les champs de culture ou les élevages de bétail ou de volaille, il nous expliquait : tout ceci appartient à un homme riche, "a rich man, a rich man" ; il l'a répété bien des fois avant que nous ne le laissions à bon port, dans une petite localité. Avançant toujours vers l'ouest, nous tombons un jour sur ce que nous croyons être une fête folklorique. Mais les gens avaient simplement leur aspect de tous les jours, c'étaient des descendants d'Indiens, Navajos ou autres. L'ouest (Albuquerque, Santa Fé, Pueblo) gardait des traces complètement disparues à l'est. Combien d'impressions, que nous pouvions maintenant comparer avec ce que nous croyions savoir de nos lectures, qui nous aidaient aussi à mieux comprendre ce que nous voyions.

Notre intérêt est devenu plus vif à Pittsburgh (Pennsylvanie), gigantesque cité industrielle qui avait brassé dans ses usines tant d'ouvriers venus de tous les coins d'Europe et connu un grand passé de luttes et de souffrances ouvrières. Dans un bistrot, à l'heure de la pause, nous nous serions crus à Billancourt. Qu'est-ce qui fait donc que les ouvriers d'ici et d'ailleurs se ressemblent tant ? En visitant un cimetière, nous découvrons que toutes les plaques portaient des noms polonais. Les Irlandais, qui avaient fourni aux magnats de Pittsburgh de forts contingents de prolétaires, avaient aussi leur propre cimetière. N'étaient-ils pourtant pas, les uns et les autres, des catholiques ? Buffalo, au bord du lac Erié, est l'autre ville hérissée de cheminées d'usine qui nous a laissé un souvenir particulier. Le hasard nous a fait déambuler dans une cité ouvrière, peuplée uniquement de noirs. Comme beaucoup semblaient désœuvrés, nous apprenons qu'il y avait "crise" et que la plupart étaient au chômage.

Je n'évoquerai pas Boston, Los Angeles ou San Francisco, Salt Lake City la ville des Mormons, le Colorado et le Grand Canyon, il y aurait trop de choses à dire que je ne saurais pas bien dire. Ce sont les coups de cœur qui me laissent les plus forts souvenirs. Ainsi ce petit cimetière près d'une vieille église à Baltimore, où nous nous sommes recueillis devant la tombe délabrée de Edgar Allan Poe, près de celle de son grand-père. Sur la plaque tombale était gravée l'inscription "never more". Nous connaissions pour ainsi dire par cœur ce "jamais plus" du poème Le Corbeau, traduit par Baudelaire, comme tout l'œuvre de Poe.

Maintenant que Gus avait constaté que l'Atlantique franchi, il pouvait retrouver son indépendance et un volant, il proposa le Mexique pour les prochaines vacances. Etait-ce pour aller sur les traces de Zapata, ou plutôt pour un pèlerinage à Coyoacan, où Trotski avait vécu les trois dernières années de sa vie et était mort tragiquement ? Transformée en forteresse après la première tentative d'assassinat, la maison était aménagée en musée ouvert au public.

Dans le jardin, une plaque rappelait que là reposaient les cendres de Trotski et de Natalia Sedova. L'intérieur de la maison, d'une grande simplicité : la pièce où travaillait le Vieux, le bureau derrière lequel il était assis quand le pic de l'assassin le frappa à la tête ; la chambre à coucher, où s'était déroulé de nuit le premier attentat, auquel avait participé avec d'autres staliniens, le peintre Siquieros. La maison de Diego Rivera, où Trotski exilé d'Europe avait été accueilli à son arrivée, était également ouverte au public. Nous y avons découvert les tableaux de Frida Kahlo, la femme de Diego, elle aussi peintre.

Comment parler du Mexique dans les limites de mon récit, et de mes faibles moyens ? Les vestiges artistiques des Précolombiens - Olmèques, Zapotèques, Aztèques, Mayas - sont inouïs, malgré les saccages et les massacres perpétrés par les "conquistadors" venus d'Europe.

Le musée de Mexico, d'une grande richesse, témoigne des civilisations qui se sont succédé ou côtoyé sur cette terre avant la découverte. Elles ont inspiré les fresques grandioses de Diego Rivera et d'Orozco, qui couvrent les murs des édifices publics, à l'intérieur et souvent aussi à l'extérieur. L'invasion chrétienne, pour sa part, a créé des églises ruisselantes de dorures (le fameux or pillé et transporté en Espagne). Des monuments se dressent ici et là à la mémoire des héros de la révolution des peones de 1911, Emiliano Zapata et Pancho Villa, mais les paysans sont toujours sans terre. Ce sont toujours les mêmes Indios, avec leurs ponchos et leurs sombreros, habitant des villages en terre battue. Je remarque leur démarche indolente, leur façon de cracher par terre. Simples touristes, un policier nous arrête sur la route : il s'agit, paraît-il, d'un dépassement de vitesse, il faut payer. Nous nous exécutons, l'agent empoche, circulez... Pas même un semblant de formalité de quittance. Ainsi fonctionne l'Etat.

Nous étions en juillet, c'est la saison des pluies, et les riches "gringos" n'étaient pas là. Seuls de jeunes Américains ou autres, sac au dos, escaladaient les marches étroites jusqu'au sommet des pyramides. Selon notre habitude, nous n'allons pas dans les hôtels pour touristes ; nous trouvons suffisamment d'auberges, où les chambres toujours disposées autour d'une cour intérieure nous donnent de plus un aperçu de la vie locale. Après Vera Cruz, Campêche, Mérida et Chichen Itza, voici Acapulco, haut lieu du tourisme d'agrément. Non loin de là, une sorte de village de bungalows pour vacanciers. Le gardien, un Mexicain d'allure paysanne, nous explique que nous avons le choix : tout est vide, ce n'est pas la saison touristique. Nous nous installons confortablement, au bord du Pacifique, où il n'est cependant pas question de se baigner, tellement les vagues hautes se brisent furieusement contre le rivage. J'essaie, sans connaître l'espagnol, d'entamer une conversation avec notre gardien. "Sommes nous des gringos ?" -"Non, nous venons de France." -"C'est en Amérique, Francia ?" -"Non, c'est plus loin, en Europe." Il m'explique que ces bungalows sont la propriété d'une coopérative paysanne, dont il fait partie. Frustrée de ne pouvoir mieux m'exprimer, sur une inspiration subite je me mets à lui chanter la Cucaracha, le chant de marche révolutionnaire que je connaissais en espagnol. Nous continuons, lui et moi en duo : "La cucaracha, la cucaracha, Ya no puede caminar Porque le falta, porque no tiene, marijuana que fumar". Un grand moment pour moi. J'avais la preuve que Zapata restait vivant dans la mémoire du peuple ; il n'était pas mort, selon la légende qui avait cours, et il reviendrait un jour. Je ne sais plus si c'est avant ou après cette "fraternisation" que nous avons eu droit à une délicieuse soupe de tortue. Mais quand même, d'avoir vu, avant, cette énorme tortue vivante, avec un regard si triste comme si elle se doutait de son sort... Non loin de ce havre touristique vivaient des familles dans des conditions primitives. C'était la saison de la pêche au tuberon, sorte de petit requin. Les pêcheurs allaient quasiment nus, dans le village erraient des chiens faméliques. Nous reprenons l'avion à Mexico : adieu le Mexique, nous emportons nos souvenirs et un pincement au cœur.

Entre ces deux voyages, échappées sur le "vaste monde", se situe un épisode qui me laisse encore aujourd'hui un goût amer : la découverte que, chez des camarades, profession de foi et rectitude morale n'allaient pas forcément de pair. J'avais signalé à Barta la parution d'une brochure, "Les enfants du prophète", dans laquelle Jacques Roussel, un ex-militant de "Lutte Ouvrière", faisait à sa façon l'historique de l'U.C. Cet opuscule médiocre suscita de la part de Barta (août 1972) une "Mise au point" adressée à l'éditeur de la brochure, René Lefeuvre (directeur des Cahiers Spartacus), et publiée à compte d'auteur. Un texte sérieux, même si pour de jeunes militants il avait un ton pessimiste, car il concluait sur ces lignes : "quand la Révolution est tarie à la source, son ombre n'est plus reflétée que par des simulacres révolutionnaires". Quelques années plus tard, dans des entretiens avec J.P. Boussac, un étudiant sympathisant de Lutte Ouvrière, Barta devait compléter ainsi sa pensée : "l'histoire a pris un autre cours que celui qui était entre 1914 jusqu'à la deuxième guerre ; que ce soit à l'échelle nationale ou internationale, les problèmes se posent d'une autre façon... il y a un retour vers des formes nationales, de solidarité nationale, de réaction nationale." En 1972 (année de la Mise au point), Pierre Naville avait analysé presque dans les mêmes termes la situation d'après-guerre (dans sa préface à un recueil de textes de Trotski) : ..."Ce qui triompha en définitive, ce fut le nationalisme, que ce soit dans les "démocraties populaires" de l'Est, ou dans les grands pays capitalistes de l'Ouest. La seconde guerre mondiale ne se terminait pas comme la première, par une césure sociale définitive comme l'avait été la révolution d'Octobre 1917." Barta avait toujours eu pour règle d'appeler les choses par leur nom, et c'est ce qu'il avait essayé d'enseigner à ceux qui avaient milité avec lui. Mais parmi ces anciens militants, Hardy, qui était le dirigeant incontesté de Lutte Ouvrière, prit une plume venimeuse pour répondre à Barta dans un bulletin intérieur. Quand j'eus lu ce texte, que Jean-Pierre (le gendre de Lulu) m'avait donné bien que je ne fût plus dans l'organisation, ma consternation fut telle que je n'imaginai même pas qu'il pouvait être écrit par Hardy. Pourtant il l'était. Et ce "libelle", qui rappelait à chaque ligne les procédés du stalinisme, il ne le signa pas de son nom, mais engagea l'organisation comme telle, en signant "Lutte Ouvrière" (octobre 1972). "Nous dirons aussi, en ce qui concerne "l'héritage", qu'un passé auquel on renonce ne nous appartient plus" : à elle seule cette phrase qui visait Barta, provoqua chez moi un tel haut-le-cœur, que je me sentis obligée d'intervenir.

Ayant toujours eu des difficultés à m'exprimer par écrit, je me limitai à une lettre de deux pages et demie, adressée à quatre ou cinq dirigeants que je connaissais. Elle fut portée à la connaissance de tous, et certains, qui ne savaient pas encore se moucher seuls, me traitèrent de folle. Triste expérience de l'esprit moutonnier de soumission, qui avait déjà provoqué tant de ravages ; quelle ne fut pas ma surprise quand au meeting mensuel de L.O. à la Mutualité, où j'allais régulièrement, les militants qui me connaissaient me tournèrent le dos, y compris P. Bois ! Ce même Vic dont j'étais en quelque sorte la "marraine". Cela me rappelait une scène que j'avais vécue en 1937 ou 38. Un jeune stalinien refusa de serrer ma main (trotskiste), après une discussion pourtant pacifique.

Qu'avais-je donc dit dans la lettre qui me valait ce traitement ? Je leur reprochais, faits à l'appui, de falsifier l'histoire, en ajoutant : "de pareils procédés ont des précédents, nous appelons cela du stalinisme". Lulu donnait sa démission en accusant la direction de L.O. de "méthodes délibérément malhonnêtes" (sa lettre du 8.1.73). Mais son fils, militant de LO à l'époque, ne demanda pas le pourquoi et le comment de ce qui avait amené sa mère, vieille militante depuis 1939, à cette démarche. Gus trouvait cela intolérable. Tout jeune militant devrait connaître cet avertissement donné par Trotski en 1928 devant la montée du stalinisme : "La discipline, nécessaire comme le sel aux aliments, s'est substituée ces dernières années à la nourriture elle-même. Mais personne n'est encore arrivé à se nourrir de sel." (Oeuvres complètes, tome II, page 220).

Pendant toute mon enfance j'avais connu la neige en hiver, en ville comme à la campagne, tombant en gros flocons des jours et des jours sans relâche, accompagnée d'un froid mordant.

En France je mis de longues années avant de la découvrir, dans toute sa splendeur, à la montagne. Grâce à mes six semaines de vacances, je pouvais m'octroyer le luxe de partir quelques jours à Noël, et Gus pouvait le faire d'autant plus facilement depuis qu'il était enseignant. Ce ne sont pas les stations de sport d'hiver qui nous attiraient, nous les aurions plutôt évitées. Il y avait tant de villages dans le Massif central, le Jura, les Vosges, qui n'étaient pas équipés de remonte-pentes, mais où il y avait des petits hôtels confortables et des chemins de promenade à perte de vue. Nous avons commencé par le Doubs, Mathieu avait à peine dix ans. C'est un choix au hasard qui nous emmena à Mouthe, le bourg qui bat le record du froid en hiver. Mais quand le soleil brille faisant scintiller la neige givrée sur les branches, qu'on est vêtu d'un bon anorak et qu'on revient d'une longue marche en forêt, on est tout étonné de voir le thermomètre indiquer moins 35°. Au fil des années nous avons ainsi découvert un grand nombre de ces bourgs de montagne ; il ne se passait pas de jour que nous ne fassions entre 20 et 30 km de marche, parfois plus. Et ce qui ne gâte rien, dans ces petits hôtels de province, on y mangeait bien. Cela faisait surtout le bonheur de Gus qui, frugal en temps ordinaire, appréciait fort à cette occasion la bonne cuisine et le bon vin.

J'étais un piètre convive, je mangeais peu et ne buvais pas. Comment expliquer ce fait, pensait Gus, si ce n'est par un regrettable manque de "traditions françaises" ? En quoi il se trompait.

Tout le monde sait que les étrangers apprécient "la bonne bouffe", exemple mon gentil collègue anglais Jeremy, qui à peine arrivé à Paris s'empressa d'acheter un guide des bons restaurants. J'étais simplement "une petite nature". Mais nous étions souvent en bonne compagnie.

L'hiver 77 est le seul dont j'ai des traces dans mes archives, car nous ne prenions jamais de photos. Il en fut autrement cet hiver là ; nous étions à Bagnols, dans le Puy-de-Dôme, un bourg paisible que nous connaissions déjà, non loin de la Tour-d'Auvergne. Mathieu, qui avait servi pendant seize mois comme "coopérant" à Montréal, venait de rentrer avec Brigitte et leur fille âgée de quatre mois. Ils décidèrent de fêter ce retour avec deux anciens camarades de classe de Mathieu (et du Court-Circuit), leurs compagnes et leurs enfants, en nous rejoignant pour quelques jours à Bagnols. Quelle joyeuse compagnie, à table ou en promenade sur les petits chemins. Aujourd'hui je peux encore regarder la touchante image de Gus, assis sur une souche dans la neige, et tenant dans ses bras, bien emmitouflée, la petite Zoé.

Il m'arrivait aussi, pour "voler" un peu de liberté, de me faire octroyer un congé de cure thermale. En revanche je ne manquais jamais un jour par-ci, deux jours par-là, comme le faisaient la plupart sous divers prétextes. Même mes migraines (dites "psycho-somatiques"), un vrai calvaire, se déclenchaient toujours en fin de semaine. Ma cure, à Plombières, consistait à prendre un bain le matin, le reste de la journée étant libre pour la promenade, la lecture, et un peu pour rattraper mon retard dans les cours de russe. L'Unesco offrait à son personnel des cours de langue, trois fois par semaine, de 13 h. à 14 heures. M. Train, notre professeur de russe, était un universitaire, disciple de Pierre Pascal. Je n'avais pas la chance, comme certains, de pouvoir étudier mes cours au bureau, ni non plus à la maison, où j'avais d'autres préoccupations. Restait le quart d'heure du matin, le temps de descendre à pied jusqu'au métro ; en marchant je récitais à voix basse, mais en y mettant le ton, des vers de Pouchkine, ou de Lermontov. J'en étais arrivée à ce que notre répétitrice, Mme Vérachaguine, m'assure que je pourrais me produire dans un récital ! Il est vrai que pour les "r" j'avais tout à fait l'accent. J'aimais cette langue ; car mis à part les "références historiques" (beaucoup de gens n'étudiaient-ils pas le français pour les mêmes raisons), sa sonorité ne le cédait en beauté (à mes oreilles) qu'au français, si on peut se permettre ce genre de comparaison. Hélas, je n'allai pas assez loin dans l'étude, et il ne m'en reste plus aujourd'hui que quelques notions.

Pour tester nos connaissances, M. Train convoqua une fin de trimestre tous ses élèves à un "examen blanc". Mon "chef hiérarchique", une femme qui suivait aussi les cours de russe, mais à un niveau supérieur, y participait. Le prof nous proposa une version (un thème aurait présenté plus de difficultés) ; c'était un texte de Dostoïevsky, extrait, me semble-t-il, des Souvenirs de la Maison des Morts. Avec des mots que je ne connaissais pas, mais dont je devinais le sens d'après le contexte, ma traduction me valut un 16, note supérieure d'un point à celle de ma "patronne". A la cafeteria, devant une tasse de café, nous plaisantions tous au sujet de cet exercice scolaire... sauf Pierrette. Si malgré des conditions de travail privilégiées, j'en étais arrivée, au bout de vingt ans de carrière (ou de galère) à un point de saturation, Pierrette y était pour quelque chose ; journaliste de métier, compétente sur le plan professionnel, elle avait un caractère exécrable et comme tous les "chefs" investis d'un pouvoir, elle s'entendait à rendre la vie pénible à tous les sans-grades, et même aux autres. Je demandai donc, en 1974, un congé sabbatique (sans solde) prévu dans les statuts.

« The reds under the beds »

Ce fut l'occasion d'un séjour de deux mois en Angleterre. Je ne pouvais mieux choisir, car à la même époque le gouvernement conservateur de M. Edward Heath venait de tomber à la suite d'une grève des mineurs, et les élections battaient leur plein. A Brighton, une agglomération de quelque 150.000 habitants qui est à la fois une station balnéaire et une ville avec une grande banlieue industrielle, je plongeai de plein pied dans la politique. Tout d'abord, dans un meeting travailliste. A l'entrée on distribuait une feuille avec le texte de l'Internationale. Foule populaire, les familles avec leurs enfants. A la tribune, des vieux et des jeunes. On commence par le chant, puis viennent les discours. Une jeune femme, qui se présente comme membre du "Militant", la fraction de gauche du Labour Party, est très applaudie. A la fin, un vieux à la tribune prend la parole : pour faire peur à la population, dit-il, les conservateurs nous menacent avec "the reds under the beds" (les rouges cachés sous le lit). Vous allez leur montrer ce que vous en pensez. Et le voilà faisant la quête, dans l'hilarité générale, avec un pot de chambre peint en rouge. C'est la première fois que je voyais ce style de propagande populaire. J'avais déjà remarqué qu'en Angleterre, beaucoup plus qu'en France, on pouvait distinguer les classes sociales, par leurs vêtements et leur allure. Ainsi, le meeting des conservateurs ressemblait presque à une caricature. Tous ces messieurs-dames étaient "middle-class", des messieurs distingués occupaient la tribune, et il ne m'est rien resté de leurs discours. Les travaillistes sortirent vainqueurs des élections, et avec un certain Harold Wilson comme premier ministre, menèrent une fois de plus la politique de la bourgeoisie.

J'assistai aussi à des réunions de différents groupes trotskistes, car dans ce pays aussi il y en avait au moins trois. Celui du "Militant" était intégré au Labour party. Le plus influent était le SWP (Socialist Workers Party), qui était présent dans les quartiers populaires et avait un journal vivant, agréable à lire. Je fis la connaissance d'un jeune couple de militants qui habitait avec leur bébé en squatters dans une maison style Regency du secteur chic de la ville.

A l'époque de nombreux squatters s'étaient installés dans des maisons inoccupées, qui avaient besoin d'être rénovées ; ils subissaient des brimades, par exemple des coupures d'eau à certaines heures, mais on n'osait pas utiliser contre eux la méthode forte. La plus grande pagaille régnait chez mes jeunes camarades, dont l'accueil était chaleureux. Un autre couple de militants, des vieux, logeait dans les mêmes conditions. En leur rendant visite, je trouvai le comportement de la femme plutôt "loufoque". Décidément, après Maisie Desmond, il me fallait conclure que le terreau anglais était propice aux personnages bizarres.

En mars 1984, dix ans après la grève des mineurs qui avait fait tomber le conservateur Heath, 180.000 mineurs dans tout le Royaume Uni entraient à nouveau en grève contre un plan de fermeture des puits. Malgré les privations et les affrontements avec la police, les mineurs vaillamment soutenus par les femmes, ont tenu un an avant de baisser pavillon devant le gouvernement de Mme Thatcher. Une délégation de mineurs était alors venue à la fête de Pentecôte de L.O. ; ils furent reçus très discrètement par nos "internationalistes", occupés à faire leur propre publicité, et nous ne fûmes que quelques dizaines à assister au forum tenu par les mineurs et à leur verser un soutien. Aux vacances de l'été 85, la grève étant finie, nous sommes allés au Pays de Galles et dans le Yorkshire. Tout était rentré dans l'ordre, les rues désertes, ambiance morne dans les pubs, un paysage de corons pauvres, par-ci par-là un mouton paissait l'herbe dans le jardinet devant la maison. Dans un hôtel bon marché, la patronne me dit que les choses vont mal parce que les ouvriers n'aiment pas travailler.

Déjà lors de mon séjour à Brighton, où l'école que je fréquentais m'avait logée chez un couple de retraités, ma logeuse m'expliquait que les ouvriers étaient des paresseux. Mais qui a construit ici ces belles avenues et vos confortables maisons ? lui demandai-je poliment. Pas de réponse. Cette vieille dame avec ses préjugés, avait bon cœur, tous les jours elle remettait au lendemain la décision d'abréger l'existence de son vieux chien impotent, "to put him to sleep".

Les cours de langue étaient suivis par des jeunes gens venant des pays du Moyen-Orient, d'Amérique latine, d'un peu partout. Malgré la différence d'âge ils me parlaient volontiers et je gagnai même l'amitié d'une jeune sud-américaine, Lourdes. Son prénom, m'expliqua-t-elle, était un hommage à sainte Bernadette et à sa ville miraculée. Les élèves arabes étaient tous fils de familles riches. L'un d'entre eux n'arrêtait pas de bavarder pendant le cours, ce qui gênait tout le monde, y compris la prof qui n'osait pourtant pas le rappeler à l'ordre. Je finis par demander poliment au bavard de se taire. L'arrogant jeune homme me répondit avec impertinence, et une escrime verbale s'ensuivit, sans que personne n'intervienne. A partir de ce jour cependant nous eûmes la paix ; je gagnai de plus la sympathie de la prof, qui m'invita chez elle et me fit connaître sa mère et sa fillette. Elle était mariée à un sikh. C'est elle qui me fit découvrir la richesse du théâtre amateur anglais ; nous allions régulièrement voir des pièces jouées par des groupes d'amateurs, à Brighton ou dans les environs, à l'université du Surrey où les étudiants avaient aussi leur groupe de théâtre. Londres n'étant qu'à 80 km de Brighton par le train, j'y fis plusieurs fois le voyage. C'est ainsi que j'ai pu voir sur scène la célèbre actrice Vanessa Redgrave, membre d'une organisation trotskiste, le RWP (Revolutionary Workers Party).

A Londres, où nous sommes revenus par la suite, il y avait de quoi occuper son temps, ne fut-ce que d'aller faire un tour dans les quartiers populaires, ou de parcourir Charing Cross où vous étiez sûr de dénicher les livres que vous n'aviez pu trouver nulle part ailleurs. La librairie du SWP, dans un quartier nord de la ville, était aussi bien fournie. Paddington et son marché aux puces, la City avec ses messieurs à chapeaux-melon, Hyde Park et ses orateurs improvisés, les quartiers bourgeois de l'ouest, et les quartiers périphériques du peuple avec leur mélange de races, le cimetière désaffecté de Highgate et la tombe de Marx flanquée d'un abominable buste d'architecture stalinienne.

La révolution des œillets

Année de "l'alternance" pacifique en Angleterre, 1974 fut celle du coup d'Etat qui au Portugal mit fin à quarante ans de dictature sur le modèle fasciste, ce qu'on appelait le salazarisme. Des officiers de l'armée enlisée depuis des années dans une guerre coloniale en Afrique (Angola, Mozambique), s'emparèrent de l'appareil d'Etat qui tomba comme une pomme pourrie au signal d'une chanson diffusée par la radio de Lisbonne le 25 avril à minuit. "Grandola, villa morena, terra de fraternidade" fut par la suite chantée et fredonnée sans cesse, tout le monde connaissait cette chanson forte, entrée dans l'histoire. Son auteur, José Afonso, en a composé bien d'autres, tout aussi fortes et belles, gravées sur des disques que j'ai conservés.

Le coup d'Etat fut le déclic qui souleva un vent de révolte de tout le peuple contre l'ancien état de choses. Accueillis avec des œillets, soldats et officiers arboraient tous ce signe de ralliement : ce fut donc "la révolution des œillets". Son premier acte fut d'ouvrir les prisons et de légaliser les organisations ouvrières, partis, syndicats, journaux. Dès l'été suivant la destination de nos vacances s'imposait : direction Lisbonne. Nous traversâmes l'Espagne assoupie dans une morne attente : les jours de Franco et du franquisme étaient comptés. En fin d'après-midi non loin de la frontière, à Badajos, dans un café les ouvriers commentent un match quelconque. Quand nous arrivons de l'autre côté, à Evora, il fait nuit. Tour de magie : les fenêtres sont éclairées, les gens déambulent, des affiches sont placardées dans la rue, des voix fortes nous arrivent d'une maison aux fenêtres ouvertes où se tient sans doute une réunion. Comment est-ce possible, à quelques kilomètres de distance, d'un côté les ténèbres, le silence, de l'autre tout d'un coup la lumière, la rumeur, la vie: ici le peuple a pris la parole.

Nous arrivons le lendemain à Lisbonne ; premier objectif, trouver un hôtel pour la nuit. Ce sera chose facile, les hôtels sont vides, les révolutions effraient les touristes. J'ai hâte de m'arrêter, car j'ai mal aux pieds et je boite. Soudain, à un tournant de rue, surgit une manif drapeaux rouges au vent, en tête des soldats en uniforme criant des slogans. L'hôtel peut attendre, nous nous joignons aussitôt à eux, nous marchons avec entrain jusqu'à ce que le cortège se disloque. Et quand enfin nous nous remettons en quête de l'hôtel, je réalise que pendant tout ce temps je n'avais plus eu mal aux pieds. Que s'était-il passé ? Quand je disais que nous aussi nous avons nos miracles...

Lisbonne n'a plus l'aspect que nous lui avons connu il y a une dizaine d'années, quand la petite bonne en robe noire et tablier blanc, suivait à distance ses maîtres dans la rue. La ville est débordante de vie ; des comités de locataires organisent l'installation des mal logés dans les immeubles vides ; des commissions de contrôle d'ouvriers et d'employés sont en place dans beaucoup d'entreprises. Nous en avons un exemple à la banque où nous allons changer nos francs : des instructions signées du comité d'employés sont affichées. Dans le camping luxueux où nous sommes installés, il y a un restaurant et la télévision ; les gens suivent attentivement les interviews et les reportages transmis en direct de la rue, des usines, des assemblées. Quand un leader considéré comme tiède et conciliant s'exprime, les campeurs vocifèrent : fascista ! Il ne mérite peut-être pas cet opprobre, mais ces gens craignent à juste titre les tergiversations, la trahison, ils veulent aller le plus loin et le plus vite possible. Les enfants leur emboîtent le pas : dans leurs jeux ils poursuivent le voleur en criant "fascista, fascista" ! Jusque tard dans la nuit les locaux des organisations politiques, MFA (Mouvement des forces armées), communistes, socialistes, trotskistes, (la droite s'est abîmée dans le néant), accueillent militants, sympathisants, passants.

Non loin de Lisbonne, les grands chantiers navals travaillent sous contrôle d'un comité ouvrier.

Le midi, à l'heure de la sortie des ateliers, la foule dense qui se déverse dans la rue est un spectacle qui nous est familier. Mais il y a une différence : nous sommes impressionnés, et le mot est faible, par l'attitude fière de ces gens, leur chemise d'une propreté impeccable, à croire qu'ils sortent d'un salon. En est-il toujours ainsi au Portugal, ou est-ce encore un signe des temps ? Si les touristes habituels sont absents, nous rencontrons quand même sur la plage un groupe de jeunes Allemands, assis en rond avec des jeunes Portugais, échangeant questions et réponses. Les Allemands ne connaissent visiblement pas le portugais, et réciproquement.

N'empêche, ils trouvent les mots pour se comprendre. Dans l'Alentejo, province de latifundia, les propriétaires ont pris la fuite, et les paysans se sont organisés avec l'appui du MFA en coopératives. Dans un village, notre regard toujours aux aguets, un homme vient vers nous : venez avec moi, je vais vous montrer ce que nous avons réalisé dans notre coopérative. Je ne me souviens plus d'autre chose que de ce geste, ses explications dans une langue que je ne connaissais pas étaient trop ardues. Nous étions en été, et la végétation luxuriante apportait aussi une note de gaieté et d'espoir. Je garde aussi un souvenir fort de Portimao, le grand port de pêche : nous avons observé longuement les pêcheurs au travail, il nous semblait, par leur manière de se parler, que chez eux aussi il y avait l'espoir dans un autre avenir. Et leur langue était belle.

Comment cet enthousiasme et cette explosion d'énergie ont-ils pu finir, deux ans seulement après la révolution des œillets, par la reprise en main complète du pays par la bourgeoisie, par le retour des propriétaires fonciers, des anciens politiciens, l'emprisonnement des officiers insurgés du MFA ? Il faudrait pour le comprendre étudier de près ces événements. Ce qui est certain, c'est qu'il n'y avait pas eu de prise du pouvoir par les conseils ouvriers, ni de parti révolutionnaire dirigeant, ni donc, de ce fait, une politique qui aurait pu mener jusqu'au bout la révolution. Les socialistes avec Mario Soares à leur tête, majoritaires dans les élections, firent tout pour que les choses rentrent dans l'ordre, l'ordre des riches contre les pauvres. Il n'y a eu ni guerre civile, ni combats. Fin 1975 le MFA était écarté du pouvoir après la mise en scène d'un putsch.

Pendant ce temps, en Espagne Franco était à l'agonie et le régime franquiste expirant mettait à mort cinq militants par le garrot. La barbarie de cette exécution souleva l'indignation. A L'Unesco, à l'initiative de quelques Espagnols, le personnel était appelé à une minute de silence dans le hall. Nous étions à peine réunis, nombreux, que l'ordre de dispersion vint de M. le directeur M'Bow, un noir mauritanien qui se targuait de tiers-mondisme. Nous obéîmes.

L'Unesco était une organisation "neutre", il ne fallait faire nulle peine à un Etat membre. La même attitude n'avait-elle pas déjà été suivie vis-à-vis de la France dans la guerre d'Algérie ? Dans les "Informations Unesco" (le service de presse où j'étais employée), si on parlait souvent, et tant mieux, de l'apartheid, l'Afrique du Sud n'étant pas membre de l'ONU, la guerre d'Algérie n'existait tout simplement pas. Ma patronne ne se gênait pas de dire qu'elle écrivait ce pour quoi elle était payée.

Il arrivait souvent que nous nous décidions pour un voyage sur un "coup de cœur", à la suite d'une lecture, d'un événement, d'une rencontre. C'est ainsi qu'un jour au début d'août, après un récit de Dédé, nous partîmes au pied levé pour la Finlande.

Notre première halte est à Tampere. C'est là que Lénine, avec perruque et sous une fausse identité, s'était caché après l'échec du soulèvement ouvrier de juillet 1917 à Petrograd.

Convaincu que le gouvernement de Kerenski dirigerait la répression contre les bolcheviks (Trotski fut emprisonné), Lénine, conscient de son rôle dans la révolution, ne voulait pas courir le risque de tomber entre les mains de l'ennemi. En janvier 1919 Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht furent massacrés par des soudards sous l'autorité du gouvernement "socialiste" de Ebert et Scheidemann. Nous méditons sur ce passé tout en déambulant dans les rues, quand notre attention est attirée par d'énormes poubelles jaunes, bien propres d'aspect.

La curiosité me pousse à soulever un couvercle. Eberluée, je le repose aussitôt. En guise de déchets, dans la poubelle il y avait un clochard. Il avait bien de la chance d'être en démocratie, apparemment on lui fichait la paix. Nous avions lu "Sainte Misère" de Sillanpää, et d'autres romans à contenu social, comme "La faim" de Knut Hamsun ; mais cette scène "de mes yeux vue" je ne l'avais pas rencontrée dans les livres. Je n'essaierai pas de décrire les lacs et les forêts de bouleaux, les Lapons et les rennes, les crépuscules de minuit, les saunas et les cabanes en bois où nous nous éclairions à la chandelle. Un couple de Suisses rencontré en route nous confiait leur indécision à rentrer : "nous sommes envoûtés".

Dans les premiers jours de septembre 1976 nous nous trouvions à Audierne. La ville et toutes les routes des environs étaient couvertes d'inscriptions et d'affiches de protestation : les Bretons, avec le soutien d'écologistes et de gauchistes d'ici et d'ailleurs, étaient en pleine campagne contre la construction d'une centrale nucléaire. Le gouvernement et l'EDF durent renoncer à leur projet.

C'est à Audierne que nous avons appris, en téléphonant à Paris, que Barta venait de décéder, alors qu'il passait avec sa femme et sa fille des vacances en Espagne. Il avait 62 ans. Il y avait tant d'années que nous étions séparés et que nous ne nous voyions pratiquement plus ! Les derniers temps d'ailleurs il vivait à Limoges, au pays d'origine de sa femme. "Rouge", le journal de la LCR, publia le 21 septembre une courte nécrologie. A la suite, Lutte Ouvrière sortait à l'usage de ses militants un texte prétentieux et indigne, "A propos de la mort de Barta" qui finissait sur ces mots : "...il ne nous paraît pas indispensable de publier une notice nécrologique..." Puis, se ravisant, Lutte Ouvrière publia quand même le 2 octobre, une dizaine de jours après Rouge, une nécrologie aussi "neutre" que possible. Décidément l'honnête Hardy, comme Macbeth, n'arrivait pas à se débarrasser du spectre de Barta. Un article parut dans Le Monde, ainsi qu'une lettre de J.P. Boussac, qui avait été en relation avec Barta dans les derniers temps de sa vie (1975-1976). Comme quelques autres avant lui, il avait fait le 82 projet d'écrire une histoire de l'U.C. Pour être "agréé", Jean-Paul avait invoqué la mémoire de son grand'père, combattant des Brigades internationales en Espagne. Il avait eu avec Barta un échange de lettres et plusieurs entretiens enregistrés sur cassette, documents déposés par la suite aux archives du CERMTRI à Paris.

Avec Mathieu enfant, Barta n'avait pas entretenu des relations suivies. Les rencontres, épisodiques d'abord, s'espacèrent puis bientôt cessèrent. Mathieu avait dans les 16 ans quand je pris l'initiative d'intervenir pour renouer les liens entre eux. A la mort de Barta, Mathieu se trouvait à Montréal, comme "coopérant" dans un service d'informatique : c'est ce qui tenait lieu de service militaire à la fin de son sursis comme étudiant. L'expérience canadienne était loin d'être banale. Dans cette province du Québec, peuplée d'émigrés français depuis le début du 17ème siècle, devenue colonie anglaise vers la fin du 18ème, c'est seulement entre 1974 et 1977 que le mouvement indépendantiste imposa le français comme langue officielle et professionnelle, à la place de l'anglais. C'était drôle de voir dans les grands magasins les vendeuses anglophones s'efforçant de s'adresser aux gens en français. L'église catholique, qui pendant des siècles avait pesé sur la "belle province" comme une chape de plomb, perdit brusquement son emprise. Et comme souvent, après avoir trop enduré on passe d'une extrême à l'autre, beaucoup de femmes refusaient le mariage et certaines étaient fières d'être "filles-mères". C'était l'époque de Félix Leclerc et de Gilles Vignault, des chansonniers qui mariaient le folklore à la contestation.

Nous savions qu'un enfant était attendu : le 29 août 1977 Zoé naissait. Gus fit aussitôt sa valise et prit l'avion, puis, à la rentrée scolaire, ce fut mon tour. Je tenais dans les bras un beau bébé, nourri au sein. La famille était confortablement logée pour un loyer modeste. Par contre Mathieu travaillait toute la journée à la lumière électrique. Pour se protéger de l'hiver rigoureux, au centre ville bureaux et boutiques étaient installés dans les immeubles en soussol. On pouvait parcourir des kilomètres sans voir le ciel. Brigitte et Mathieu s'étaient facilement fait des amis, au travail ou à l'université où Brigitte suivait des cours. Grâce à ces relations on se familiarisait mieux avec la vie du pays. Une jeune femme, de père bûcheron, nous racontait que née prématurément dans une famille nombreuse, le four de la cuisinière servit de couveuse. Mais les choses avaient bien changé depuis. Un gamin à qui nous offrions un jus d'orange pressé, nous en demanda un "vrai", versé d'une bouteille à ingrédients chimiques ; la civilisation avait inversé les valeurs. A la fin de cette année 77 le chapitre canadien était clos. La vie, le travail, les soucis reprenaient à Paris. Gus devint "un merveilleux grand-père" (c'était le titre d'un livre traduit du tchèque que Zoé a relu des dizaines de fois dans sa petite enfance) ; moi je m'appelais désormais, pour tout le monde, "mémé".

L'enfance est un monde en soi et c'est un privilège de pouvoir l'approcher. Parfois Zoé nous était confiée pour la nuit, le plaisir était alors double d'écouter et de lui faire écouter, pour l'endormir, une sonate de Schubert. Et combien il était plus drôle d'écouter les chansons "anars" en compagnie des enfants : Le matin du grand soir, Le métingue du métropolitain ("le samedi soir après le turbin"), Ils ont les mains blanches ("ils n'ont pas travaillé"), Le conseil de révision ("je suis à poil' et cependant je ne suis pas chez ma voisine") Le triomphe de l'anarchie ("...l'heure est venue, il faut nous révolter... c'est reculer que d'être stationnaire") et tant et tant d'autres. Il était beau le chant de la fourmi rouge : "adieu mes compagnes, j'ai trop travaillé, je quitte la mine pour la liberté" ; hélas le disque a voyagé et s'est perdu, et je ne me souviens pas de son auteur.

Gus poète Mais la "divine surprise" fut la révélation chez Gus d'un talent poétique que nous ne lui connaissions pas. Son père, qui avait pourtant quitté l'école à douze ans, aimait s'exprimer en vers (ses lettres en témoignent), faire des calembours et de bons mots. Si son fils aîné avait hérité de ce don, il l'avait bien caché, ou peut-être les préoccupations de sa jeunesse avaient-elles été telles que cette part de sa personnalité était restée en sommeil. Gustave Gelé, le père, ouvrier tulliste à Calais, militant communiste combatif et cultivé, mort en 1955 à l'âge de 50 ans, avait légué au fils non seulement le talent qui était resté si longtemps en friche, mais une magnifique tradition socialiste de droiture et de dignité, une exigence de culture et de connaissances, qui ont été la trame de la vie entière de Gus, et de ses efforts pour changer le monde.

L'étincelle poétique chez Gus fut allumée par les enfants. Mais bientôt tout son entourage alimentait son inspiration ; il dédia même un poème drôle à l'instituteur de CM2 de Zoé, M. Martin, qui aimait mêler l'humour à la pédagogie. Gus était poète, mais féministe aussi, pour imaginer ce conte démystifiant la légende du Père Noël ; car le Père Noël, semble-t-il, faisait faire toute la besogne à la Mère Noël et s'en attribuait le mérite ! Il offrit le conte à Yaëlle, la fille de Bernadette, une de la "bande des copains". De très bonne heure Zoé commença à faire de la poésie, et ce furent désormais de véritables joutes poétiques. Gus donna un nom de plume à la nouvelle poétesse : Zoé Hochelaga, le nom indien de Montréal du temps où la ville n'était qu'un village appartenant aux Iroquois. Cela se traduisait ainsi (un exemple choisi parmi d'autres) : Le vingt-neuf août mille neuf cent soixante-dix-sept la jolie Zoïa, en la ville de Hochelaga que vouliez-vous qu'elle fît ? qu'elle naquit ! Bientôt ses yeux étonnés découvrirent la télé ô rage, ô désespoir, ô trahison ! je ne veux pas, criait-elle, de ce poison télé, unique objet de mon ressentiment qui fait mourir lentement mon esprit et mes dons ! je te haïrai avec raison ! Courage, si le combat n'est pas facile c'est aussi la morale de l'histoire qu'à vaincre sans périls on triomphe sans gloire.

Gus Corneille

Nous prenions à cœur notre nouveau statut. Majorque était un lieu de vacances que nous fréquentions depuis quelques années. Notre amie Françoise avait fait l'acquisition d'une maison à San Pedro, un village dans le nord de l'île. Contrairement aux plages du sud, la côte ici était rocheuse et n'attirait pas la foule des touristes. Il n'y avait presque pas d'hôtels, on s'intégrait à la vie du village. Sous un soleil sans éclipse on pouvait aussi bien paresser sur une chaise longue avec un livre, se promener sur de petits chemins, ou se baigner dans la mer. Le temps ou les Espagnoles entraient dans l'eau tout habillées était bien révolu.

Je me souviens d'un été où nous avions avec nous à San Pedro, Zoé, neuf ans, et Laetitia, huit ans et demi, la fille de nos amis de Dunkerque. Comment faire des vers si on ne trouve pas de rimes ? Je rassurai Laetitia : on peut aussi écrire de la poésie en vers blancs. Elle s'intégra ainsi au club des poètes et trouva, avec le temps, des rimes. Les filles me décernèrent un certificat, signé en due forme, de laveuse émérite de vaisselle (je garde précieusement cet authentique diplôme). Gus était le cuisinier, sous le nom de "Boguse", et les filles se chargeaient de mettre artistiquement la table.

Gus aimait fêter son anniversaire. C'était la Toussaint, un jour férié, précisait-il, pas le jour des morts, malgré les chrysanthèmes que les gens déposaient sur les tombes. Pourtant quand il est né, le 1° novembre 1927, Gus y avait échappé de peu. L'accouchement de la mère, long et épuisant, n'aboutissait pas et la sage-femme finit par céder sa place au médecin ; il réussit à extraire au forceps le bébé, le nouveau-né cria, et le père s'est écrié : "tiens, il n'est pas mort celui-là !" Ce fils, l'aîné de trois, devint son préféré, marchant dans les pas de son père, prolétaire et communiste. On appréciait la bonne humeur de Gus à l'occasion de cette "fête", plutôt intime. Mais un 1° novembre, quand pour ses 47 ans Brigitte lui offrit un chaton, il se mit en colère, car il ne voulait pas d'animal domestique. Cependant cela me permit d'être témoin d'une relation rare entre cet homme et l'animal. Pendant les neuf années de sa vie, Poussinet nous a accompagnés dans nos randonnées, sur les petits chemins, en forêt, dans les dunes, sans jamais être tenue en laisse, jouissant d'une grande liberté, répondant à notre appel, dialoguant même avec Gus : le chat avait son langage qui exprimait des reproches, des interrogations, du plaisir, de la complicité.

Les années 70 : Longwy, Le Creusot, Dunkerque L'écrivain Jean-Pierre Chabrol dit dans un de ses textes : "il y a ceux qui ont quelque chose à dire mais ne savent pas le dire, et ceux qui n'ont rien à dire mais savent si bien le dire". C'est vrai en temps ordinaire. Cependant, les années 70 ont fait exception à la règle. Le 1° mai 74 le PC et le PS avaient annulé le cortège traditionnel pour cause d'élections ; mais 25.000 manifestants d'extrême-gauche se retrouvaient dans la rue. Le 1° mai 76 le service d'ordre de la CGT empêchait un groupe de la "Coordination femmes" d'intégrer le cortège : mais les femmes se firent entendre bruyamment. Le 1° mai 77 quelque deux cents soldats en uniforme défilaient masqués ; depuis 1975 des militants animaient un "Journal du Comité anti- militariste". En novembre 77 un collectif qui signait "groupe Adret" faisait la démonstration scientifique du gâchis capitaliste, dans un opuscule intitulé "Travailler deux heures par jour" : temps suffisant dans une société équilibrée, sans parasitisme et sans exploitation. Cent ans plus tôt, déjà, dans son célèbre pamphlet "le Droit à la paresse", Lafargue limitait à trois heures la journée de travail et dénonçait le même gâchis. On comptait, en ce mois de Novembre 77, 1.500.000 chômeurs, et la "crise économique" s'amplifiait de jour en jour. La sidérurgie était mal en point. Alors que d'un côté les patrons encaissaient de l'Etat des milliards de subventions, de l'autre ils licenciaient en masse les ouvriers. Le bassin lorrain était particulièrement touché. En 1978 les militants de la CFDT créent à Longwy une station de radio "SOS emploi". Telle était sa popularité qu'une tentative des CRS pour démanteler la station échoua. Devant le succès de cette initiative, la CGT créa de son côté "Lorraine Cœur d'Acier".

Bernadette, syndiquée CFDT à l'EDF, organisa notre voyage à Longwy. Hier encore centre sidérurgique, la ville, aux murs couverts d'affiches, avait un aspect sinistré. Ce n'est pas un hasard si le militant qui nous accueillit portait un nom italien, Bernardini. La randonnée que nous fîmes par la suite nous révéla la forte implantation de l'immigration ouvrière italienne dans toute la région. La population était très accueillante, les ouvriers ne demandaient qu'à parler, à faire connaître l'existence qui leur était faite. Les émissions des deux nouvelles radios étaient publiques. Nous nous rendions à ces séances où tout le monde prenait la parole. Je me souviens d'un jour où à Lorraine Cœur d'Acier il y avait beaucoup de monde. Une jeune fille d'une quinzaine d'années nous aborde : elle nous explique le rôle de la radio, l'inquiétude des ouvriers, les raisons de les soutenir. Que n'avais-je le réflexe du journaliste ! j'aurais enregistré ses paroles, pris une photo qui m'aurait rappelé pour toujours ce visage. Nous étions mêlés à la foule, avides de suivre ses réactions et guettant les rebondissements de l'action.

Avec son savoir-faire en la matière la CGT prit le monopole de "Lorraine Cœur d'Acier" et empêcha progressivement toute liberté d'expression. Au local de la CFDT les discussions étaient animées. Une militante proposa de nous faire visiter le quartier qui avait été construit pour loger les ouvriers immigrés maghrébins. Maintenant qu'on licenciait en masse, on leur offrait une modeste somme de départ pour qu'ils retournent dans leur pays.

Vers la même époque nous avons fait une tournée au Creusot, avec une équipe de la "bande des copains". Visite obligatoire à l'Ecomusée qui retrace l'histoire du règne de la dynastie des Schneider sur la vie, du berceau au tombeau, des travailleurs de la région. Une histoire présentée davantage sous les couleurs de la "bienfaisance", du paternalisme, et très peu sous celles des luttes ouvrières. Ici aussi les problèmes du chômage et de la reconversion vers l'industrie des cuves nucléaires pour le baron Empain, étaient à l'ordre du jour. Nous étions logés dans un foyer ouvrier de la Sonacotra à Montceau-les-Mines. Les chambres étaient propres, mais d'une telle exiguïté qu'il y avait tout juste la place pour le lit, une table, une chaise et un petit placard. Nous mangions à la cantine du foyer, mal ; j'ai vu des résidents prendre deux ou trois yaourts à la place du plat principal. Au moment de quitter les lieux, poliment je fis part au "gérant" de mes observations. Et que croyez-vous qu'il me répondit ? Que nous n'étions pas dans un hôtel trois étoiles ! Il reçut en réponse une bonne douche froide.

Une inspiration de tribun (que je n'ai pas d'ordinaire) me fit trouver les mots pour le remettre à sa place de valet et dénoncer le système. Des ouvriers attirés par l'algarade nous entouraient, et j'eus la satisfaction au moment de partir de voir l'un d'eux, un nord-africain, me sourire comme pour me dire : c'est la vérité, bien parlé ! L'histoire fit encore des bulles, puisque Bernadette reçut une lettre de sa correspondante de l'écomusée pour lui reprocher notre ingratitude. C'est facile de dire que les ouvriers ne doivent pas courber l'échine ; encore faut-il qu'ils soient dans des conditions où leur solidarité, la confiance en eux-mêmes leur permettent de réagir. Et là encore il faut un porte-parole, qui puisse dire tout haut ce que tout le monde pense.

Dans la série de nos pérégrinations, c'est notre séjour à Dunkerque qui nous apporta le plus.

Pendant plusieurs années des conflits durs avaient opposé au patronat les quelque 10.000 ouvriers qui travaillaient à l'époque à Usinor. Non seulement les conditions de travail étaient pénibles dans cet enfer d'acier, avec de nombreux accidents graves et même mortels, mais l'avant-garde ouvrière était consciente aussi que la politique de licenciements menée ailleurs se retournerait un jour contre eux. "On tue Denain, on tue Longwy, on tue Louvroil pour construire deux coulées continues à Usinor-Dunkerque et à Fos s/mer" devait nous expliquer un aciériste. A plusieurs reprises les sidérurgistes étaient descendus à Paris pour manifester. A Usinor une équipe d'ouvriers combatifs venait de démissionner de la CGT après un conflit avec les "chefs", et avait adhéré à la CFDT. Ils avaient d'abord débattu de l'opportunité de constituer un syndicat à la base. Mais ils ne devaient se résoudre à cette démarche que quelque temps plus tard, après s'être heurtés à la même bureaucratie obtuse, cette fois à la CFDT.

Arrivés à une quinzaine, avec des jeunes du CET, nous fûmes logés dans un foyer très convenable. Une visite de l'usine fut organisée à notre intention. Spectacle impressionnant, pour les jeunes et pour nous-mêmes, les coulées du métal en fusion, le bruit et la chaleur, le danger. Les ouvriers de "l'opposition" nous invitèrent à un débat où ils nous expliquèrent la situation et les problèmes du moment. Gus, qui avait son expérience de Renault, intervenait souvent pour poser des questions ou faire des observations, ce qui rendait plus animé l'exposé, dont j'ai conservé les notes. Nos hôtes louèrent un car et nous firent visiter la région industrielle de Dunkerque et le port pétrolier, où se profilaient à perte de vue les usines de la sidérurgie, de la chimie, du raffinage. Dans les bistrots, beaucoup de visages basanés. Là comme ailleurs, beaucoup de main-d’œuvre immigrée, et pas seulement d'Afrique du nord.

Un de nos guides, Pierre Suray, un aciériste très en pointe, était un "immigré" blond des Ardennes, attiré par les offres d'embauche. Des lotissements avaient été construits en masse à Grande-Synthe, Petite-Synthe, etc... Quelques années après, les maisons vidées de leurs habitants ne trouvaient plus preneurs. Nous avons noué des relations d'amitié avec des ouvriers dont les idées étaient très proches des nôtres, et nous sommes retournés à plusieurs reprises à Dunkerque. Mais les licenciements aidant, les gens se sont dispersés.

En cette année 79 je voyais enfin approcher le moment où allaient s'ouvrir devant moi les portes de la liberté... la retraite. Comment allais-je employer ces loisirs, tard retrouvés, mais ne dit-on pas qu'il n'est jamais trop tard pour bien faire ? Gus penchait pour un engagement aux côtés des écologistes. Si ce n'est en France, du moins au niveau international, c'étaient eux qui menaient des actions contre le saccage de la planète. En Allemagne le mouvement prenait de l'ampleur. Une de leurs affiches pastichait avec humour le poème très populaire de Heine, la Lorelei (devenu "anonyme" sous le règne nazi) ; ce qui donnait ceci : "Ich weiss nicht was soll es bedeuten dass ich so traurig bin, der Rhein so sauber vor Zeiten, jetzt stinkt er zum Himmel s'ist schlimm." (Littéralement : comment dire ma tristesse, le Rhin si propre jadis, maintenant il empeste jusqu'au ciel, c'est grave). En France, Bombard, Cousteau, René Dumont ("l'Afrique est mal partie"), les anti-nucléaires, s'exprimaient de façon plus percutante que les politiciens dits de gauche, mais ils n'avaient pas d'impact politique.

Cependant je ne me sentais pas d'affinité avec les écologistes. En attendant j'essayais de mettre à profit mes derniers jours dans le "bocal". L'Unesco disposait d'une bibliothèque de documentation, avec des dictionnaires, des encyclopédies et des ouvrages de référence de nombreux pays. Qui cherche trouve, dit le proverbe. Je remarquai dans un fichier le titre d'un ouvrage anglais, consacré à la vie d'Eleanor Marx. L'auteur était une femme, Yvonne Kapp.

L'Unesco pouvant obtenir les ouvrages en prêt, je me procurai les trois volumes de ce livre.

C'était un travail remarquable, consacré tant à la vie de la famille Marx, qu'à la personnalité si peu connue d'Eléanor, la plus jeune des trois filles (née en 1855) de Karl et Jenny Marx.

Militante socialiste et féministe, elle a joué un rôle éminent dans le mouvement ouvrier anglais du 19ème siècle. Il est bien dommage que seul le premier volume (Family life) ait été traduit aux Editions sociales.

Le coup du destin

En janvier 1980 j'atteignais mes 60 ans. J'avais demandé d'être dispensée du traditionnel cocktail d'adieu, mais on ne m'écouta pas, et pourquoi aurais-je dérogé à la tradition ? J'ai relu plus d'une fois la lettre que me glissa ce jour-là Jane, une jeune secrétaire anglaise : "I hope that now you'll have a chance to travel, to read and to enjoy life to the full. You deserve to Claire, I've always admired your patience and open-mindedness and I wish you a very happy future..." (J'espère que maintenant tu pourras voyager, lire, profiter pleinement de la vie. Tu le mérites Claire, j'ai toujours admiré ta patience, ton ouverture d'esprit et je te souhaite un avenir heureux). Avais-je mérité cette appréciation ? J'avais pensé réunir à cette occasion les jeunes de l'équipe de Mathieu pour leur raconter "ma vie". Mais je n'osais pas, je craignais de ne pas être à la hauteur. Jeanne, à qui je confiai mes états d'âme, me dit en plaisantant à moitié : tu n'as qu'à leur chanter un bout de "la Grande Capitulation" : "Voilà ce que je me disais dans la fleur de ma jeunesse : toi ma fille t'es pas pareille aux autres... t'as de l'allure et de l'ambition ! Le pinson dans la cour siffle : cause toujours !... Un deux, tout le monde dans le rang : l'homme propose, dieu dispose... Tout ça c'est du flan !" C'était la complainte de Mère Courage, traînant sa carriole de cantinière au milieu des malheurs des guerres de religion. Nous aimions le théâtre de Brecht, à l'époque ses pièces étaient jouées à Paris.

Ce fut une année fertile en événements, heureux et malheureux. Pour moi elle reste symbolisée par l'image d'une gravure de Dürer : le Chevalier, la Mort et le Diable. L'année avait pourtant bien commencé. En même temps que je retrouvais ma liberté, Gus préparait le concours pour passer du statut de maître auxiliaire à celui de titulaire ; il allait pour cela mettre à profit les vacances de Pâques, que nous devions passer à Fort Mahon. Cette petite station au bord de la Manche, entre la baie d'Authie et la baie de Somme, nous était familière, car depuis un premier séjour en 1970, nous y étions revenus bien des fois à l'occasion d'un week-end ou de courtes vacances.

Ces lieux de villégiature qui, avec un arrière-pays plat, s'égrenaient le long du littoral devant une immense plage de sable, n'offraient alors qu'un confort rudimentaire et n'étaient fréquentés que par les gens du peuple. En été il y avait foule : bruns, roux ou blonds, avec beaucoup d'enfants, ils se ressemblaient tous ; des "clones", selon l'expression de Lulu, et le surnom leur resta. A l'été 39 des militants anglais de l'ILP (Independent Labour Party) avaient tenu un camp d'été à Fort-Mahon ; l'équipe du Court-Circuit y installa quelquefois ses tentes pendant les vacances.

Entre la mer, la plage et les dunes, on faisait ample provision de bon air. Nous descendions toujours au même hôtel sans prétention et sans étoile. Dans cette région où le ciel est si changeant - selon un dicton on voit les quatre saisons dans la même journée - ce mois d'avril 1980 était exceptionnellement beau. Faute de place à l'hôtel, la fille du patron nous avait installés dans un petit appartement inhabité, qui lui appartenait ; et Gus potassait ses manuels assis au soleil sur le pas de la porte. J'avais toujours écarté l'idée d'avoir ici un pied-à-terre, comme Gus l'aurait souhaité. Or justement ce printemps, tout à fait en bord de mer, on mettait les fondations d'un petit immeuble dont les appartements se vendaient sur plan, les prix étaient abordables, et on pourrait contempler de chez soi le vol des mouettes. Les dés en étaient jetés. Le pécule de la retraite aidant, on signa l'achat d'un appartement d'une cinquantaine de mètres carrés, au troisième et dernier étage, où nous allions pouvoir emménager dans un an. Mathieu ayant fortement soutenu Gus dans son choix, je ne pus que m'incliner.

Au mois d'août nous apprîmes que notre amie Jeannette était rentrée du Kenya, où elle habitait depuis quelques années : Braz, son mari venait de mourir. Jeannette, la sœur de Marguerite Bongrain, notre ancienne camarade de l'UC, était une amie de longue date ; nous avions aussi bien connu Braz, un Indien de la province de Goa, ingénieur architecte, mais aussi peintre et violoncelliste. Je décidai de me rendre auprès d'elle. Gus était occupé à peindre sa chambre à Vanves ; je lui déconseillai donc de m'accompagner. Mais chez lui, encore une fois, l'intérêt céda le pas au sentiment. Laissant là peinture et pinceaux, nous voilà à la Tamiserie-Haute, à la lisière d'un bois, en pays périgourdin. Auprès de Jeannette il y avait déjà sa sœur Marie-Thérèse, une religieuse des Petites sœurs de l'Assomption. La chaleur était torride. Marchant dans l'herbe, Gus s'aperçut, bien que n'ayant pas ressenti de douleur, qu'il venait d'être piqué à la cheville par une vipère. La maison n'avait pas de téléphone, et elle était loin de toute ferme. Aucune de nous savait conduire. Le temps d'arriver en voiture, par ses propres moyens, chez le médecin du village et d'être transporté par les pompiers à l'hôpital de Périgueux, Gus avait souffert une hémorragie interne. Il subit trois transfusions de sang et resta environ une semaine à l'hôpital.

Grâce à Marie-Thérèse je logeais au foyer des religieuses près de la cathédrale Saint-Front à Périgueux. Soeur Joseph-Marie, une religieuse à la retraite, me donnait tous les jours un petit médaillon béni à porter au malade. La souffrance, la maladie, le deuil, elle les connaissait. De famille paysanne, elle avait servi, jeune novice, comme infirmière dans un hôpital. Son père tomba alors gravement malade, mais son engagement ne lui permettait pas de quitter son poste pour aller le voir. Et elle dispensait ses soins à un ivrogne, qui la traitait de putain ! Nous nous en étions bien tirés, du moins je le croyais. Mais à peine un mois plus tard Gus tombait malade avec une forte jaunisse. C'était le premier symptôme d'une hépatite virale, l'hépatite C inoculée par les transfusions. A l'époque ce virus, non encore identifié, était appelé "non A non B" et la maladie était incurable. Après trois mois de repos complet au lit, Gus reprit des forces et nous savions, tacitement, qu'il fallait pour vivre garder l'espoir. Il reprit son travail à l'école. Pendant notre séjour à la Tamiserie nous avions fait la connaissance du Père Oxarango, un ami des Bongrain qui était de passage. Ce prêtre déjà âgé, plein d'humour et de sagesse, nous racontait qu'il avait été aumônier en Indochine, où un gradé incapable de prononcer son nom l'appelait le père Oscar. Dans son village il disait la messe en basque. Il nous avait décrit sous de si jolies couleurs le petit village d'Esterençuby, non loin de St.Jean-Pied-de-Port, que nous avons saisi la première occasion pour faire une virée dans les Pyrénées, sur les sentiers de montagne où paissent les moutons au profil basque et où guettent les vautours.

Soulèvement en Pologne Cette même année 80, une diversion de taille nous détourna de nos soucis et de notre angoisse : la révolte du prolétariat polonais et la vague de grèves qui s'étendit à toute la Pologne sous la bannière de "Solidarnosc" ; sorti de l'illégalité, le syndicat compta bientôt dix millions d'adhérents ! Déjà dix ans auparavant, en décembre 1970, des manifestations et des grèves ouvrières avaient été réprimées sans pitié, et avaient fait naître le KOR, organisation d'opposants créée par des intellectuels comme Jacek Kuron, Modzelewki, Adam Michnik, Kolakowski et d'autres. La grève démarra, comme en 70, aux chantiers navals de Gdansk. Le nouveau leader, l'électricien Lech Walesa, encore inconnu au niveau national, gagna son prestige grâce à son flair et à son opportunisme. Il avait d'abord accepté la reprise à Gdansk, la direction ayant cédé sur les revendications. Mais devant la formidable pression des ouvriers des autres secteurs et la combativité de ceux de Gdansk, il prit la tête du mouvement qui désormais dépassait de loin les revendications de salaires. Dans certains secteurs même, les dirigeants syndicaux mettaient en place des comités de contrôle de la production et de la distribution. Ce fut le cas à Lodz. A l'occasion d'une réunion organisée par des militants syndicaux à l'EDF, j'ai pu entendre Zbigniew Kowalewki, un des dirigeants de Lodz ; j'appris plus tard qu'il était aussi un militant trotskiste.

Dans le courant de 1980-81 des délégués de Solidarnosc étaient venus à Paris prendre contact avec les syndicats français. Contrairement à la CGT, ouvertement hostile, la CFDT soutenait activement Solidarnosc. Des camions partaient régulièrement leur apporter une aide matérielle et technique. C'est ce que faisaient d'ailleurs aussi les catholiques. L'église polonaise n'avait jamais subi de persécution dure de la part du pouvoir et pouvait ainsi plus facilement se payer le luxe de l'opposition. La bureaucratie au pouvoir faisait des concessions aux curés plutôt qu'aux militants athées et socialistes, persécutés. La classe ouvrière n'était pas aussi attachée à l'église qu'on voulait bien le dire. Mais les intellectuels, même ceux qui n'étaient pas catholiques, acceptèrent cette confusion (alors que l'église n'avait en rien intérêt au succès du mouvement ouvrier). Venant s'y ajouter la crainte d'une intervention russe, les dirigeants les plus en vue de Solidarnosc hésitèrent, tergiversèrent, au lieu de conduire le mouvement vers le seul objectif valable, la prise du pouvoir.

En fin de compte c'est donc Jaruzelski (chef du gouvernement et du parti) qui proclama "l'état de guerre" en décembre 81. Les syndicats furent suspendus, les militants par milliers emprisonnés, les grèves de protestation réprimées par l'armée. Cette période fut fertile en publications et beaucoup de livres ont paru en France. La revue "L'Alternative" publiée par François Maspéro, consacrait régulièrement à la Pologne des articles, des interviews et des reportages du plus haut intérêt. Pour nous, aller sur place comme nous l'aurions voulu, et sans doute fait en d'autres temps, n'était plus envisageable.

En France : la grande illusion Pendant ce temps en France on se préparait aux élections présidentielles. Avec François Mitterrand, qui avait été ministre de l'intérieur pendant la guerre d'Algérie, et s'était converti depuis 1971 au socialisme pour reprendre le fonds de commerce d'un PS moribond, on allait battre la droite, depuis plus de vingt ans au pouvoir. Giscard d'Estaing illustrait son fin de règne par le "scandale des diamants", un cadeau offert par l'empereur Bokassa, dictateur cannibale en République centrafricaine et ancien sergent de l'armée française. Parmi les meilleurs humoristes de l'époque, Desproges et Thierry le Luron présentaient un excellent sketch à la télévision. Interviewé par Desproges, dans le rôle du journaliste stupide, le Luron imitant à merveille la voix du Président, saluait le public : "mesdiams, messieurs, bonsoir". La liberté de se moquer des "grands" est un privilège de la démocratie. Coluche, devenu très populaire, avait même présenté sa candidature aux élections présidentielles, soutenu par le Canard Enchaîné et Charlie-Hebdo. Dans les sondages sa cote montait à vue d'œil. Mais c'est ce qui l'amena justement à arrêter le jeu.

Mai 81 vit le triomphe de Mitterrand. Le soir de son élection des dizaines de milliers de gogos en liesse se rassemblèrent place de la Bastille. Se prenant pour Jules César, le président se fit filmer par toutes les télévisions dans une cérémonie au Panthéon. L'assemblée nationale (élue en 78) fut dissoute et les nouvelles élections aboutirent à un gouvernement socialiste avec la participation (éphémère) de quatre ministres "communistes". Le peuple attendait un changement. La semaine légale de travail fut ramenée de 40 à 39 heures et le retraite fixée à 60 ans. Grâce à Robert Badinter, nommé ministre de la justice, le parlement vota une mesure, qui n'était d'ailleurs pas forcément populaire : l'abolition de la peine de mort. Certaines entreprises et quelques banques furent nationalisées mais les actionnaires indemnisés, et les grands patrons continuèrent de toucher des subventions, de spéculer, de délocaliser, de licencier. Comme le précédent, le nouveau gouvernement envoya ouvertement en Afrique des militaires et des mercenaires, au Gabon pour soutenir le dictateur Bongo (garant de l'exploitation du bois, du pétrole, de l'uranium, par les banques étrangères), au Tchad pour aider tantôt l'un tantôt l'autre des chefs de clan en guerre, et en maint autres endroits. Pourtant dès 1962 René Dumont avait lancé l'avertissement "L'Afrique noire est mal partie" (titre de son livre). En Nouvelle-Calédonie la politique colonialiste et les intérêts capitalistes amenèrent le gouvernement Rocard à soutenir la guerre que les Caldoches (descendants des colonisateurs) menaient aux Canaques, la population autochtone. Pourtant, le mouvement indépendantiste FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) se réclamait du socialisme, et son leader reconnu, Jean-Marie Tchibaou vint à Paris chercher le soutien de ceux qui prétendaient se réclamer des mêmes principes. Mais les troupes françaises envoyées dans l'île menèrent une guerre sans merci aux Kanaks et tous leurs leaders, l'un après l'autre, furent assassinés. Tels furent les hauts faits de Mitterrand, et j'en oublie sans doute d'autres.

Après sept ans de règne, il fut quand même réélu en 1988. Mais cinq ans plus tard les élections législatives donnaient une majorité écrasante à la droite. Et c'est ainsi que dans le système démocratique, le peuple oscille entre blanc bonnet et bonnet blanc.

De trois ans plus jeune que moi, Jeanne avait pris sa retraite à 56 ans et s'était inscrite à l'université pour des études de langue allemande. Elle disait vouloir prendre une revanche sur le sort qui lui avait fait quitter le lycée à 15 ans pour rapporter à la maison un salaire. Si le théâtre de Bertolt Brecht, découvert en France seulement dans les années 60, était connu, les noms de grands écrivains comme Ernst Toller (suicidé en 1935), Kurt Tucholsky (suicidé en 1939), ou Alfred Döblin étaient ignorés, comme avait été occultée du reste en France toute la culture allemande d'entre les deux guerres. Je découvris ces auteurs en même temps que Jeanne qui m'en parlait. Satiriste et révolutionnaire, Kurt Tucholsky dans "Apprendre à rire sans pleurer" ou "Bonsoir révolution allemande" tournait en dérision la société bourgeoise, exprimait sa haine de la caste militaire, des assassins de Rosa et de Karl. La montée du fascisme dans "Berlin Alexanderplatz" d'Alfred Döblin, la trilogie autobiographique de Elias Canetti, ou encore l'inclassable Thomas Bernhard, pourfendeur de l'Autriche bourgeoise, furent parmi nos découvertes de l'époque.

En 1981 Jeanne apprit qu'elle était atteinte d'un cancer. Après une intense radiothérapie, elle me demanda de l'accompagner pour un court séjour de repos dans les Cévennes. A l'unique hôtel de Coubiérettes, notre village, la cuisine était régionale et les champignons, cueillis par les clients, accommodés de cent manières. En fin d'après-midi, les hommes se réunissaient au café pour une partie de cartes ; leur conversation se passait en dialecte cévenol, pour nous hermétique. Nous étions en octobre. Dans la forêt les arbres étaient revêtus de toutes les couleurs de l'automne, du jaune au rouge, de l'écarlate au brun ; de la terre montaient les odeurs de champignons et de toutes sortes de plantes dont Jeanne connaissait le nom et l'usage.

Nous marchions sur les chemins d'un bon pas, devisant sur toutes choses, remontant dans le passé. Jeanne avait 13 ans en 1936, moi j'en avais 16, et ce court écart d'âge nous avait laissé une vision différente du passé. Elle avait gardé un bon souvenir des faucons rouges (version laïque des scouts) ; moi je lui disais combien j'avais détesté l'optimisme de commande des staliniens pendant qu'ils assassinaient la révolution espagnole.

Athée, elle se voulait tolérante pour la religion. Mais il n'y a pas de religion sans église et l'église est l'instrument du pouvoir qui nous opprime. Qui mieux que Marx a su définir le sens de la religion, sa fonction spirituelle et sociale : "la religion est le soupir de la créature accablée, l'âme d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit d'une existence sans esprit. Elle est l'opium du peuple. ...La critique de la religion est donc particulièrement la critique de la 91 vallée de larmes dont la religion est l'auréole." L'athéisme et l'anti-cléricalisme ne nous empêchaient pas d'admirer la splendeur des cathédrales, et nous en connaissions beaucoup.

Celle de Laon, perchée sur une butte, au clocher entouré de superbes statues de bœufs, hommage des artisans aux bêtes de somme qui avaient charrié les pierres de l'édifice. Ou encore la cathédrale de Chartres, sans doute une des plus somptueuses, qui était souvent notre but de promenade. Mais quelle rigolade un jour, où étant entrés au moment d'un office, le curé chantait avec componction (bien sûr devant un micro) : "priez, priez sans cesse, prier c'est la jeunesse, prier c'est le bonheur"... Nous avons souvent repris le refrain.

Dans ces années-là, ayant davantage le temps de lire, je pris l'habitude de noter les titres de mes lectures. Des milliers de livres paraissaient en librairie. "La joie de lire" de Maspéro avait hélas périclité victime des vols, cette retombée frelatée d'un soi-disant esprit libertaire post 68.

Maspéro avait été un des premiers éditeurs à publier en plusieurs volumes la correspondance de Rosa Luxembourg.

Parmi les nombreux auteurs soviétiques publiés et qu'on appelait "dissidents" parce qu'interdits chez eux, il y avait Soljenitsyne (n'aurait-il écrit qu'"Une journée dans la vie d'Ivan Denissovitch" !) ; mais aussi Vladimir Voïnovitch (Les aventures singulières du soldat Tchonkine, dignes de celles que vécut, sous François-Joseph, le Brave soldat Chveik de Karl Hasek), Erofeev, Chalamov, Aïtmatov, Sevela ("Arrêtez l'avion je veux descendre"), Natalia Baranskaïa, et tant d'autres. Tous ces écrivains utilisaient l'arme de la dérision. Ils avaient de qui tenir et l'héritage était de taille : Gogol (le Revizor, les Ames mortes), Tchékhov, Gontcharov (Oblomov !), etc... A l'exemple du traditionnel humour juif, les Soviétiques aussi savaient qu'il valait mieux rire de ses malheurs pour ne pas avoir à en pleurer. Ainsi cette devinette : "De quelle nationalité étaient Adam et Eve ? - Soviétiques. Parce qu'ils vivaient nus, n'avaient qu'une pomme à se partager, et qu'ils se croyaient au paradis." (L'Arme du rire, éd. Ramsay, 1979). Cependant il me semble qu'une mention particulière revient à Vassili Grossman pour son chef-d’œuvre "Vie et destin", qui doit tenir sans conteste dans l'histoire une place égale à "Guerre et paix" de Tolstoï.

Dans les années de "prospérité" les éditeurs, des plus grands aux plus modestes, rivalisaient d'imagination dans les publications de toute sorte. Aujourd'hui j'ai quelques dizaines de livres à portée de la main sur des étagères. Mais dix fois plus sont rangés dans des boîtes en carton.

Je me reproche souvent leur "relégation", due à mon besoin de vivre dans un espace aussi nu et dépouillé que possible. Je ne sais comment expliquer ce besoin d'"austérité", qui remonte loin dans mes jeunes années. Des murs nus, aucune recherche non plus dans les objets d'ameublement, presque tous d'ailleurs fabriqués par Gus.

Pour acheter une télévision nous avions attendu que Mathieu termine le lycée et c'est chez un cousin de Gus, à Clamart, que nous avons vécu sur le petit écran l'exploit de Gagarine dans son spoutnik. Le cousin Tahon s'étonnait que nous n'ayions pas de télé. Mais le plus souvent, quand Gus allait à Clamart, le programme était mauvais, et il s'entendait dire : "tu aurais dû venir hier". On en avait fait un sujet de plaisanterie, dans le genre "demain on rase gratis". A l'époque la boîte magique était encore loin d'occuper la place qu'elle tient aujourd'hui. C'est plus tard que Fellini, ce magicien de l'image, devait dire à une journaliste du Monde : "la télévision a mutilé notre capacité de solitude... Enchaînés par un rituel envahissant, nous fixons un cadre lumineux qui vomit des milliards de choses s'annulant les unes les autres, dans une spirale vertigineuse. ... Désormais, nous ne pouvons plus attendre de nous, au maximum, qu'une réaction de spectateurs, annihilant toute velléité de réflexion et presque d'émotion." Mais en d'autres mains la télévision pourrait-elle jouer le même rôle qu'en son temps le cinéma, que le Vieux a appelé le septième art ? Combien de fois n'ai-je pleuré ou ri aux larmes dans une salle obscure. Je me souviens d'une séance à l'unique cinéma-théâtre de Vanves. On y passait en version originale "Ay Carmela", un admirable film de Carlos Saura qui relate un épisode de la guerre d'Espagne ; l'héroïne, aux deux sens du mot, est une actrice d'une petite troupe de théâtre dans les rangs républicains.

C'était un après-midi, et à l'initiative sans doute d'un professeur d'espagnol du lycée, la salle était remplie de jeunes. Quelques rares adultes seulement. Pendant la projection, des jeunes bavardaient entre eux, riaient aussi. Le film d'ailleurs n'était pas morose. J'étais assise à côté d'une femme âgée. Quand la lumière revint, elle me dit avec un sourire : j'ai vécu tout cela.

J'aurais aimé pouvoir lui dire : moi aussi, mais pas d'aussi près...

Si nous nous étions en fin de compte résignés à la télé presque de la même façon qu'on ne pouvait se passer de téléphone (dont j'ai dû pourtant plaider la nécessité auprès de Gus), il en avait été autrement de la radio et de l'électrophone. Pour ce dernier il lui fallait ce qu'il y avait de plus parfait. Nous avons acheté un ensemble "haut de gamme" dans un magasin spécialisé.

Quel bonheur, à en pleurer d'émotion, d'écouter telle symphonie, tel trio, telle sonate des compositeurs que nous aimions.

« On ne peut mentir tout le temps à tout le monde » L'année 82 a été marquée par un bref voyage à Berlin. Devant nous, grandeur nature, une mise en scène d'un épisode des guerres de religion moins les massacres, puisqu'on ne tuait que de temps à autre un transfuge qui escaladait "le mur". Cette grande ville, ancienne capitale de l'Allemagne mais aussi du mouvement ouvrier social-démocrate, était coupée en deux et entre les deux se dressait un mur et un no man's land. Désormais capitale de l'Allemagne de l'est (RDA) sous contrôle russe, la moitié ouest de la ville restait cependant sous contrôle des alliés (Américains, Anglais, Français) ; les Russes étaient désormais les ennemis. Pour aller de l'ouest à l'est il fallait franchir la frontière, montrer ses papiers, répondre aux questions de policiers à la trogne renfrognée, et repartir le jour même. La ville qui abritait de prestigieux musées, aurait pu elle-même en être un, s'il n'y avait eu les nouveaux immeubles style HLM à la périphérie. Dans une salle de ce vaste musée qui abrite les fouilles de Schliemann en Asie mineure, une gardienne, sans que nous l'ayons abordée, tient à nous expliquer que le peuple vivait aujourd'hui bien mieux que sous l'ancien régime. Dans la rue, une femme mendiait discrètement. Cependant, pas de pauvreté visible, pas de queues devant les magasins. Au restaurant un pianiste joue de la musique d'ambiance, dans la tradition. A l'ouest musique aussi dans une brasserie, mais avec accordéon et chanteuse. Ici des groupes de jeunes font concurrence aux Anglais pour la coupe et la coloration des cheveux. La ville ne manque pas de musées modernes, de grands parcs, de belles avenues. Mais dans le métro un jeune nous aborde : avez-vous été au Kreuzberg ? Non ? Il faut y aller. Nous découvrons dans ce quartier un autre Berlin. Celui des squatters dans des immeubles qui n'ont pas encore été rénovés, des fresques et des inscriptions contestataires sur les murs, et une population bigarrée, due à l'immigration turque. La plupart des restaurants sont turcs, on y mange bien, et la clientèle allemande ne les boude pas. Dans la rue beaucoup de fillettes la tête couverte d'un foulard, témoignage de la force des habitudes.

Ce fut notre dernier "vagabondage". Fin 84, pour la première fois, nous nous résignons à être "pris en charge" dans un voyage organisé par les "Amitiés franco-chinoises". Et pendant deux semaines nous allons découvrir la Chine, ou plutôt une infime partie de ses merveilles. Bien sûr nous allions voir ce qu'il fallait montrer aux touristes, et rien d'autre. Mais si nous étions logés et nourris dans des hôtels confortables pour étrangers, si Canton, Guilin, Kunming et Pékin n'étaient pas toute la Chine, il y avait pourtant de quoi en prendre plein ses yeux et ses oreilles. Une foule dense, des vieux bus bondés, d'innombrables vélos. Des balayeurs protégés de la poussière par un demi-masque. Des crachoirs disposés un peu partout, mais les gens n'ont pas tous perdu l'habitude de cracher par terre. Une assez grande uniformité de vêtements "mao", pantalons et veste bleu foncé. Vestige du passé, quelques vieilles trottinent sur leurs petits pieds qu'on avait bandés dans leur enfance. Une de nos jeunes guides nous dit qu'elle avait épousé le garçon de son choix, et pas celui que lui désignaient ses parents : les temps ont changé. Mais un étudiant, faisant lui aussi office de guide, nous explique que le choix des études n'est pas libre. Les étudiants sont répartis selon les places disponibles dans telle ou telle université. Nos guides nous offrent une halte dans un village, et nous tombons vraiment bien.

Une noce venait d'être célébrée, et les villageois réunis autour des jeunes mariés fêtaient l'événement. Les mariés en costume mao avaient un ruban rouge à la boutonnière. L'ambiance était joyeuse, on servait aux invités un simple verre d'eau chaude, le "thé du pauvre", et nous eûmes droit au nôtre. Les maisons étaient en terre battue. Un vieux nous demanda de le prendre en photo avec ses petits enfants. Heureusement, pour la première fois nous voyagions avec un appareil de photo. Mais le vieux fut déçu, car nous n'avions pas le développement automatique, comme d'autres touristes. Sur les routes nous croisons sans cesse des charrettes et aussi des files d'hommes et de femmes portant des palanches.

A Pékin nous pouvons pénétrer dans la Cité interdite, avec ses pagodes, ses jardins, les appartements des concubines, les douves sur lesquelles glissent les patineurs, il y avait de quoi éblouir les plus frustes comme les plus raffinés. Sur la place Tian An Men une longue file de curieux s'égrène devant la momie de Mao Tse Toung, notre groupe s'empresse de faire la visite. Nous préférons parcourir les ruelles des quartiers populaires, flâner sur les marchés en plein air, où on trouve de tout y compris chiens et chats écorchés, et aller ensuite déjeuner, avec les autres touristes, au "Temple du soleil". Nous sommes logés à la périphérie dans un hôtel construit dans les années 50 pour les experts soviétiques. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on les gâtait. Nous avons droit à une chambre à coucher, un cabinet de travail avec télévision, une salle de bains. Le soir, au théâtre du "Pont du ciel", le spectacle de danse et de musique est superbe, mais nous modérons nos applaudissements, pour ne pas nous démarquer du public chinois qui manifeste son enthousiasme avec retenue. A l'hôtel nous disposons d'un journal en anglais, le China Daily. On apprenait ainsi qu'en 1984, à Pékin, 17 hôtels de luxe et 80.000 appartements nouveaux avaient été construits, mais que la surface moyenne par habitant était de 6 m2. La politique de l'Etat, disait le journal, est de transformer l'économie rurale auto-suffisante en économie de marché. Dans la rue des affiches avec les portraits d'hommes condamnés à mort pour faits criminels, mais aucune information sur les détenus politiques. Wei Jingsheng, le plus connu à l'étranger, et ses camarades qui en 1979 avaient formé "l'alliance pour les droits de l'homme" et avaient affiché des dazibao (journaux muraux), étaient toujours en prison. Nulle part leurs noms n'étaient mentionnés. Presque dix ans plus tard une nouvelle explosion de la jeunesse étudiante et ouvrière, dont la télévision étrangère s'est fait le témoin sur la place Tian An Men, fit de nouvelles victimes.

C'est justement au moment où se déroulait cette révolte étudiante à Pékin, que le sort nous réservait notre ultime dépaysement, un voyage "France-URSS" d'une semaine, à Moscou et à Léningrad. Il n'avait jamais été question pour nous de faire un voyage au pays de la terreur stalinienne. Deux ans seulement avant le tournant de la "glasnost", le caricaturiste Viatcheslav Syssoïev, qui se cachait pour échapper à l'asile psychiatrique, était arrêté pour avoir dessiné les bureaucrates avec des têtes au carré sans visage. (Maspéro publia ses dessins, avec une préface de Siné). Mais depuis 1985 Gorbatchev, promu à 54 ans au secrétariat général après les règnes brefs et la mort successive d'Andropov et de Tchernenko, se donnait pour mission de réussir là où Khrouchtchev avait échoué trente ans plus tôt. Glasnost et perestroïka furent les deux slogans qu'il lança pour sauver le pays de la déliquescence dans laquelle il s'enfonçait.

Glasnost d'abord : laisser les gens s'exprimer librement, permettre la compétition des idées, pour pouvoir ensuite faire sauter les verrous qui bloquaient l'économie, rétablir la compétition du marché. Gorbatchev ne demandait pas au peuple de mettre à bas la bureaucratie, de s'approprier le pouvoir dont il avait été spolié. Il s'adressait à l'occident, demandait l'aide du capital étranger, de l'impérialisme américain en premier. Dans les débuts, la glasnost suscita un grand élan surtout parmi les intellectuels, qui pouvaient de nouveau se réunir ouvertement, tenir des colloques, publier des livres et des journaux. Mais les trente millions de bureaucrates, surtout les plus privilégiés, firent échouer l'entreprise, entraînant le pays dans le chaos.

Comme devait le déclarer le "Comité des nouveaux socialistes de Moscou" en avril 90 : "le marché dans les mains du bureaucrate revient à échanger à un barbare sa massue contre une mitraillette".

Quand nous sommes arrivés à Moscou, en juin 89, nous avons découvert une ville à l'aspect morne. La pauvreté ne s'étalait pas dans la rue, mais il n'y avait pas abondance dans les magasins. Logés dans un hôtel pour touristes, nos menus étaient très modestes. Le personnel proposait discrètement l'échange de devises contre des roubles, offrant un change dix fois supérieur à celui fixé par la banque, par exemple 100 roubles contre 10 francs, au lieu de la parité 100 contre 100. L'absence d'affiches publicitaires dans les rues nous frappe agréablement. (Tout le contraire du sentiment amer que nous avons ressenti dans une de nos banlieues, à Malakoff, où un supermarché a recouvert impunément de sa publicité hideuse une belle fresque murale, réalisée par les enfants d'une école). L'immense, et impressionnant, parc d'exposition des réalisations scientifiques est très visité.

A Leningrad nous cherchons à retrouver les traces de l'épopée de 1917. De l'hôtel Moskva, place Alexandre Nevski, nous prenons le métro pour nous rendre au musée de la révolution d'Octobre. A côté de nous, un étudiant nous parle en français des difficultés de la vie, rien n'a encore changé ; sans doute pense-t-il que nous nous faisons des illusions sur le "nouveau" régime. Il nous indique la station (marquée en lettres cyrilliques) et demande à une personne qui descend au même arrêt de nous accompagner jusqu'au musée ; ce qui est fait avec une grande gentillesse. Le musée, installé au palais Ktechinskaïa, est également très visité. Enfin le nom de Trotski est rétabli aux différentes étapes de la révolution.

Leningrad est une belle ville aux innombrables palais. Les églises ne sont pas encore rendues au culte, et dans la cathédrale St. Isaac le guide nous explique que Pierre le Grand fit bâtir cette merveille (et d'autres) au prix de la vie de dizaines de milliers de moujiks serfs, morts épuisés dans ces murs. On nous fait visiter la forteresse Pierre-et-Paul, et aussi le quartier Narva où se trouvaient jadis les usines Poutilov, bastion du prolétariat révolutionnaire, rebaptisées usines Kirov. Ni le musée de la révolution, ni la salle de concerts où fut jouée dans la ville assiégée la symphonie Leningrad de Chostakovitch (signalée par une plaque à sa mémoire) ne faisaient partie des visites guidées. Chostakovitch avait composé et dirigé cette musique dans la ville qui devait subir dans des conditions inhumaines trois années de siège.

La symphonie Leningrad, d'une puissance et d'une beauté rares, nous était connue avant ce voyage ; Gus avait même une sorte de culte pour Chostakovitch, qui nous apparaissait comme un personnage pathétique, à l'égal de Beethoven.

« Certains sont plus égaux que d'autres » Dans les années 80 Gus avait au collège une vie sociale. J'avais, pour ma part, quelques occupations de "retraitée". C'est ainsi que je recevais chaque mercredi la fille de "l'homme de peine" de l'immeuble, une gamine de l'âge de Zoé, que j'aidais à faire ses devoirs et à prendre goût à la lecture. Orpheline de mère, avec un père ayant quitté l'école à l'âge de 12 ans, elle avait beaucoup de difficultés à raisonner dans l'abstrait. Son sort semblait tracé par ce dessin paru dans le Court-Circuit du 5.12.74 : sous la légende "Non, l'égalité des chances n'existe pas !", deux jeunes garçons côte à côte sur le starting bloc ; devant l'un, un ascenseur sur lequel est indiqué "fils de cadres", devant l'autre un escalier où une flèche indique "fils d'ouvriers".

Nous avions pour voisins de palier un couple de militants PSU, lui ingénieur, elle anesthésiste à l'hôpital. Avec leurs deux petites filles, ils déménagèrent bientôt dans un pavillon à Châtillon-sous-Bagneux. Un jour, au téléphone, la jeune femme me raconte avec des larmes dans la voix qu'elle avait décidé de mettre ses filles dans une école privée ; elles prenaient trop de retard à l'école publique où le niveau était trop bas. Je repense à cette histoire vécue, chaque fois que j'entends plaider pour la "liberté de l'enseignement" et des subventions à l'école privée. Le dicton "on ne prête qu'aux riches" devrait se dire "on ne donne qu'aux riches". L'Etat bourgeois laissait l'école laïque se délabrer et venait en aide à "l'initiative privée", à la satisfaction d'une petite bourgeoisie élitiste. Du temps de la scolarité de Gus, le lycée n'était tout simplement pas à la portée des pauvres. Les jeunes entraient dans la production souvent dès l'âge de quinze ans.

Avant que Mathieu ne soit d'âge d'aller au lycée, je rêvais pour lui d'un enseignement diversifié, qui associerait travaux manuels et culture générale. Si de pareilles écoles avaient existé, mais elles n'existaient pas, elles auraient permis de former des hommes accomplis. J'ai trouvé dans "l'Idéologie allemande", l'ouvrage abandonné par Marx et Engels à "la critique rongeuse des souris", cette projection de l'homme "multi-culturel" : "Aussitôt que le travail commence à être divisé, chacun a un cercle déterminé d'activité qui lui est imposé et dont il ne peut sortir : il est et doit rester chasseur, pêcheur, ou critique s'il ne veut pas perdre ses moyens de subsistance - tandis que dans la société communiste, où chacun n'a pas un cercle exclusif d'activité, mais peut s'entraîner dans n'importe quelle branche selon son désir, la société règle la production générale et rend ainsi possible pour moi de faire ceci aujourd'hui, cela demain, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, d'élever du bétail dans la soirée et de critiquer après le dîner, exactement selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, ou pêcheur, ou critique." Il arrivait aussi qu'on me demande d'écrire l'histoire de l'U.C. Je n'étais pas à la hauteur d'une telle tâche. Barta de son côté avait répondu aux questions d'un certain nombre de militants ou d'historiens, Yvan Craipeau et Jacqueline Pluet notamment. Son témoignage n'est resté que dans l'interprétation que lui ont donnée ses interlocuteurs dans leurs livres. Mais le hasard devait se frayer encore un autre chemin dans cette recherche du passé. C'était à une fête de "Lutte Ouvrière". Gus et moi cheminions dans une allée parmi la foule, quand tout d'un coup quelqu'un s'arrête net devant nous : Louise ! s'exclame l'homme, tu me reconnais ? Non, je ne me souvenais pas de lui. Et pourtant, nous étions de la même "famille" et ne nous étions pas revus depuis 45 ans. En 1939 Louis Bonnel et moi faisions partie de la tendance du POI qui avait adhéré au PSOP. Appelé au service militaire, il m'avait confié la trésorerie des JSOP dont il était responsable. Et le destin renouait les fils. Grâce à Bonnel j'ai fait la connaissance de Paolo. Ce jeune Italien trotskiste, en marge du militantisme commençait à se consacrer à la recherche historique. Quand Bonnel me le présenta, la réaction de Paolo fut à la fois touchante et drôle ; telle fut sans doute la réaction des apôtres devant le Christ redescendu sur terre pour leur laisser son dernier message. "Last but not least", c'est Bonnel qui me mit en relation avec Richard Moyon ; comme d'autres avant lui il avait quitté L.O. où il avait milité de nombreuses années et fini par avoir le sentiment de vivre, si ce n'est dans un carcan, du moins avec des œillères ; c'est ce qui le poussait à vouloir creuser le passé de cette organisation qui se réclamait de la tradition "glorieuse" de l'U.C.

L'histoire interprétée Et c'est ainsi que par les chemins du hasard, je repris à partir du printemps 86 mon statut de "secrétaire" dans une troisième métamorphose ; la première avait été à l'UC pour la révolution, la deuxième pour "gagner des fafiots en allant au boulot", la troisième enfin comme archiviste de l'histoire. Gus avait, de sa propre initiative, pris les devants. Profitant des facilités qui lui étaient offertes au collège, il avait photocopié tous les documents que nous conservions, journaux, procès-verbaux, etc., trié et photocopié un à un les articles par sujet, pour en faire des recueils thématiques. Je ne me rappelle pas ce qui a décidé Ramboz à écrire l'histoire de l'U.C. Il avait tiré des conclusions assez négatives de notre passé, et ne possédait pas d'archives. Nous lui avons aussitôt remis les collections complètes des journaux et je m'attelais à un minutieux travail de classement et de listage de tous nos documents, aussi bien les compte-rendus des réunions que les tracts ou les bulletins d'usine. Il y en avait pour des mois de travail ; en même temps j'essayais de réconcilier sa mémoire avec une vision plus fidèle de l'époque, hélas sans y avoir vraiment réussi. En 1988 Ramboz achevait son travail sous le titre "Contribution à l'histoire de l'Union Communiste (trotskiste) 1940-1950." Ce texte n'est pas sans mérite. Cependant, je ne pouvais que désapprouver les remarques où il dit que la "rigidité doctrinale (de l'UC) frappait sa stratégie de stérilité", que nous avions "une conception messianique de la classe ouvrière" ou que "Trotski, champion d'un communisme libertaire, n'en a pas moins réprimé l'insurrection libertaire de Kronstadt et militarisé l'Armée rouge" (il ajouta quand même, sur mon insistance, un erratum pour préciser qu'en 1921 Trotski "est membre du gouvernement qui écrase le soulèvement libertaire de Kronstadt, sans participer personnellement à la répression"). Ramboz, à qui j'avais fourni les copies des lettres de Barta à Boussac, aurait été bien inspiré de méditer sur ces lignes : "Il faut reconstruire le passé à partir des problèmes, de la situation et des buts et espoirs (aussi) des protagonistes au moment historique où ils agissaient." (Lettre du 3.5.76). Ramboz appelait "rigidité doctrinale" l'espoir que nous entretenions dans un changement de société, "de la nuit de la guerre voir naître un jour nouveau". C'est un procédé banal et trop facile de jouer les prophètes après coup. Et beaucoup plus difficile d'analyser une situation nouvelle.

Le 8 novembre 1922, au cinquième anniversaire de la révolution d'octobre, paraissaient dans "l'Humanité" ces lignes sous la signature d'Anatole France : "Nés dans l'indigence, grandis dans la famine et la guerre, comment les Soviets eussent-ils pu accomplir leur grand dessein et réaliser la justice intégrale ? Du moins, ils en ont posé le principe, ils ont jeté les semences qui, si les destins le favorisent, se répandront sur la Russie et féconderont un jour l'Europe." Mais l'histoire prit un autre cours. Dix-huit ans plus tard, le 12 février 1940 Trotski répondait ainsi à un journaliste qui lui demandait quelle aurait été sa politique s'il avait été le chef de l'Etat soviétique : "Je n'aurais pu être le "chef" de l'Etat soviétique actuel : seul Staline convient à ce rôle. Ce n'est pas moi personnellement qui ai perdu le pouvoir et ce ne fut pas par hasard, mais parce que la période révolutionnaire a fait place à une époque réactionnaire.

Après de longs efforts et d'innombrables victimes, les masses, fatiguées et déçues, ont reflué.

L'avant-garde a été isolée. Une nouvelle caste privilégiée a concentré le pouvoir entre ses mains et Staline, qui ne jouait auparavant qu'un rôle secondaire, est devenu son chef. La réaction en URSS a progressé parallèlement à la réaction dans le monde." (Oeuvres complètes, tome 23). Rappelons seulement encore cette phrase d'Engels (dans son livre sur Ludwig Feuerbach) : "les hommes font leur histoire, quelque tournure qu'elle prenne, en poursuivant chacun leurs fins propres, consciemment voulues, et ce sont précisément les résultats de ces nombreuses volontés dans des sens différents, leurs répercussions variées sur le monde extérieur, qui constituent l'histoire." Le travail de notre nouvel ami Paolo fut par force moins ambitieux. Avec l'aide de Richard, qui rédigea les introductions, il publia sous la forme de deux brochures du Centre d'études Pietro Tresso qu'il dirige, la correspondance de Barta avec Sedova et le Rapport d'organisation de 1943. Instruit par l'expérience, Richard s'est attelé à un travail plus en profondeur. Il a réussi à faire éditer par la Brèche (imprimerie de la LCR) un premier volume contenant l'intégralité des Lutte de Classes d'octobre 1942 à juillet 1945, avec une bonne introduction historique. L.O. a facilité financièrement l'entreprise en achetant mille exemplaires. Richard réussit aussi à faire publier dans la série des Cahiers Léon Trotski dirigée par Pierre Broué, une brochure : Barta et l'Union Communiste pendant la guerre (n°49, juillet 1993). La préface de Richard, d'une quarantaine de pages, est un très bon aperçu de l'histoire de l'UC. Il continue son travail de "galérien" ("pourquoi t'es tu embarqué dans cette galère ?" écrivait Barta à son jeune correspondant, Jean-Paul Boussac, en janvier 76). Je l'aide dans la mesure de mes moyens, techniquement, et aussi "moralement" ; de la vieille garde il n'en reste plus beaucoup parmi nous. Un deuxième volume, avec des textes de l'UC de 1945 à 1947 est prêt aujourd'hui, en décembre 93 (un troisième et dernier suivra). Mais j'ai encore fait un saut dans le futur, et il me faut revenir en arrière.

Hélas, bientôt la maladie qui avait lentement évolué, commença à donner des signes inquiétants. En plus de la fatigue, Gus avait des difficultés à respirer, et une longue série d'examens éprouvants avec de brefs séjours répétés à l'hôpital devaient assombrir sa vie. Mais nous avions encore un sursis. En 1985 nous découvrions le livre dénonciateur de Günther Wallraff, "Tête de Turc" publié par les éditions de la Découverte, successeur de Maspéro.

Jusque là personne n'avait parlé de cet écrivain (né en 1942), alors qu'il était connu en Allemagne depuis les années 60 pour ses actions d'éclat, poursuivi par les tribunaux, menacé de mort par les sbires du patronat ou de la presse vénale. Muni de faux papiers, déguisé avec une perruque, des moustaches et des lentilles à la place de ses lunettes, il s'était fait embaucher comme ouvrier immigré turc chez Thyssen. Les conditions de vie et de travail, au mépris de toute norme de santé et de sécurité, faisaient l'objet de son livre Tête de Turc. "Il faut tromper pour ne pas être trompé, enfreindre les règles du jeu pour divulguer les règles secrètes de domination", répondait-il à ceux qui s'indignaient de son subterfuge. C'est tout le système de la société qu'il mettait en cause. "Economie libre de marché : terme adéquat, car les dirigeants de l'économie sont véritablement libres, et d'ailleurs presque les seuls à l'être dans ce pays : ils ont la liberté de pratiquer l'usure et la fraude, le recel, le vol, l'intoxication, l'oppression... Ils empoisonnent nos fleuves et nos mers, nos malades, nos vieux, nos enfants dans les entrailles de leur mère, nos loisirs, nos familles, nos illusions, notre faculté de faire confiance, d'aimer et de pleurer." Pour dénoncer la société "libérale" preuves à l'appui, Wallraff avait successivement revêtu le rôle d'un conseiller ministériel négociant l'embauche d'unités paramilitaires au service des patrons, servi de cobaye comme ouvrier étranger pour des tests de médicaments dangereux, et travaillé comme journaliste à la rédaction du journal à scandales "Bild" du groupe Springer.

Cette presse pourrie faisait la chasse au groupe Fraction Armée Rouge les traitant de nazis, alors qu'elle cachait sous une stricte censure le passé d'ancien officier SS de Hans-Martin Schleyer, grand patron enlevé puis tué par les terroristes.. (Tous ces militants furent condamnés à la prison à vie, certains s'y sont suicidés, ce qui n'a jamais été le cas pour les criminels nazis). L'écrivain Heinrich Böll, qui avait stigmatisé cette presse dans "L'honneur perdu de Katharina Blum" (publié en 1974) disait qu'il fallait "créer une douzaine de Wallraff". Les syndicats, qui avaient failli à leur tâche, se sentirent enfin obligés de le soutenir et publièrent même par tracts certains de ses reportages en usine.

A la fête de "Lutte Ouvrière" de 1986 Alain Brossat, le traducteur français de "Tête de Turc" présenta le livre. Un ouvrier français, militant de la LCR, parla à cette occasion de son expérience de mineur dans la Sarre, mais l'émotion l'empêcha de finir son exposé : il racontait qu'à sa plus grande honte, les mineurs allemands lavaient le dos de leurs camarades comme c'était l'usage, mais refusaient de le faire pour les mineurs turcs ! A l'échelle planétaire, l'événement de cette année 86 fut l'explosion d'un réacteur nucléaire à Tchernobyl, en Ukraine , qui entraîna un désastre dont nous ne pouvions mesurer l'ampleur, car aux échelons responsables on en cacha et minimisa les effets.

En France, en novembre 86 commençait une grève dure des cheminots ; fait nouveau, elle était dirigée par des "coordinations" élues, en opposition avec les dirigeants des syndicats hostiles à la grève. Par une manœuvre dont elle était coutumière - en déclenchant d'une grève de l'EDF impopulaire et mal contrôlée - la CGT finit par casser le mouvement. Interrogé à la télévision, un dirigeant des conducteurs de trains en pleurait de rage. Mais en même temps la jeunesse se manifestait à nouveau. Une énième réforme d'un ministre de l'époque visant les étudiants, les avait soulevés en masse, entraînant les lycéens. Avec entrain, ceux de Paris comme ceux des banlieues chantaient d'une seule voix dans la rue, sur un air connu : "Devaquet si tu savais, ta réforme, ta réforme, Devaquet si tu savais ta réforme où on s'la met ; et ils enchaînaient : "aucu, aucu, aucune hésitation". Pasqua, le flic-ministre de l'intérieur était prié d'aller se faire voir ailleurs : "liberté pour Mandela, on vous envoie Pasqua", clamaient les jeunes. Les brutalités de la police provoquèrent au Quartier latin la mort d'un jeune maghrébin, Malik Oussékine. Le mouvement devait se prolonger avec des affrontements jusqu'à la mi-décembre et le ministre finit par mettre sa réforme au panier.

En avril 88 nous étions nombreux au Père Lachaise pour rendre hommage à la mémoire de Daniel Guérin ; un de ses camarades rappela qu'en 1986 Guérin avait rencontré Dany sur le passage d'une manifestation de jeunes et l'avait interrogé : "alors, on l'aime toujours la révolution ?" Le livre post-68 écrit par Cohn-Bendit s'intitulait "Nous l'avons tant aimée".

Certes, 86 n'était pas 68. En 86 les jeunes craignaient un avenir de chômeurs et restaient sur la défensive ; en 68 la jeunesse voulait monter à l'assaut du ciel et changer la société.

C'est à cette époque qu'au retour d'un voyage chez Ramboz à Uzès, nous sommes allés revoir notre vieux camarade Rival, installé à Carros, une cité populaire à 20 km de Nice. Il était toujours sur la brèche et militait avec sa femme Michèle à l'échelon local. Nous avions bien des souvenirs en commun. Quand j'y suis retournée, après la mort de Gus, Rival me fit un bref récit de sa vie, et je conserve ainsi une dizaine de pages résumant l'itinéraire de ce militant communiste, un "partageux" comme il devait l'écrire dans un très bon article en 91, au moment de l'hystérie déchaînée sur la "mort du communisme".

Le déclin Quand Tildica (la tante de Mathieu) vint en visite à Paris l'été 87, l'état de santé de Gus fut un choc pour elle.

Elle avait pour lui une vraie affection, car il lui avait témoigné à chaque occasion une disponibilité, un accueil qui ne pouvaient que lui aller droit au cœur. C'est ainsi que, sur son insistance, en janvier 88 nous prîmes l'avion pour Sydney. Là-bas c'était l'été et on y fêtait justement un bicentenaire que les aborigènes n'appréciaient guère : celui de la colonisation blanche (c'est-à-dire l'installation des premiers bagnards anglais). Tildica habitait toujours la maison confortable, dans un beau quartier, que j'avais connue en 1955. Nous fûmes intégrés dans la famille. Les deux filles étaient maintenant adultes, et Janine l'aînée avait elle-même une fille et un garçon. Le petit, âgé de 7 ans, avait un cœur grand comme la terre entière ; chaque jour, en venant chez sa grand'mère, il apportait quelque menu cadeau à Gus, et "I love Gus" avait sa réciproque "I love Ace".

Un jour, me promenant avec lui sur la grande pelouse en haut de la falaise, on buta sur un petit hérisson mort ; était-il vraiment mort ? ne pouvions-nous pas essayer de le ranimer en le ramenant à la maison ? Je réussis à convaincre le gamin qu'il fallait le laisser là, que le hérisson retournait à la mère nature. Bondi Beach, une magnifique plage de sable, n'était pas loin et nous nous y rendions chaque jour par un court trajet en autobus. Gus commençait déjà à l'époque à souffrir d'une sensation permanente de froid, mais là, en plein soleil il pouvait exposer son maigre corps à la chaleur et ressentir du bien-être. Je rentrai à Paris début mars, Gus à son tour début avril. Ce séjour avait été un répit bénéfique. Un an après, en mars 89, nous devions apprendre la mort de Tildica ; elle allait avoir 77 ans.

En France on fêtait le bicentenaire de la Révolution. Une abondante littérature marqua l'événement, des centaines de livres, mais Daniel Guérin ne fut pas réédité. Il est vrai que sa "Lutte de Classes sous la Première République" (intitulée à l'origine "Bourgeois et bras nus") traitait des événements de 1793 et qu'il avait mis en exergue cet extrait du Manifeste des Egaux de Babeuf : "la Révolution française n'est que l'avant-courrière d'une autre révolution bien plus grande, bien plus solennelle et qui sera la dernière". Ce même été nous avons découvert, non loin de Calais, un curieux vestige de la guerre de 1940. Gus y avait vécu les bombardements, les "feux d'artifice" comme il disait, de la Royal Air Force, les destructions et la peur, la course au charbon et au ravitaillement, et l'omniprésence des soldats allemands.

Une trace de leur mal du pays était conservée : à Wissant, au café Nicole, sur toute la largeur d'un mur, deux soldats avaient peint une fresque représentant la cathédrale de Cologne et le quartier autour.

Cependant, le grand événement de l'année 1989 fut la chute du mur de Berlin le 10 novembre.

Gus, alité, ne manifesta aucun enthousiasme, aucun d'entre nous d'ailleurs. Ce n'était pas là l'effet d'une révolution, mais d'une décomposition, qui nous faisait penser à la nouvelle terrifiante de Poe, "Le cas de Monsieur Valdemar". Malgré l'existence de groupes et de courants oppositionnels d'avant-garde en RDA (l'Allemagne de l'est), qui se manifestaient depuis des années, nous savions que dans la conjoncture présente, l'occident avec ses bienfaits et ses leurres allait s'emparer du pays et le mettre à la botte du capital. Parmi les nombreux intellectuels de la RDA contestataires du régime stalinien, Christoph Heym se retrouva doyen du Bundestag après l'unification ; or ce parlement démocratique refusa d'insérer au journal officiel son discours d'ouverture, parce que trop critique à l'égard du régime capitaliste... En décembre nous regardions à la télé le "bal tragique" de Bucarest, la mise à mort du despote Ceausescu par ceux-là même qui avaient exécuté ses basses oeuvres, tuant leur complice pour garder le pouvoir.

Cela faisait de la peine de voir les forces de Gus décliner. Si je me retourne sur ce passé, je me rends compte aujourd'hui seulement du courage de cet homme dans l'adversité. Il essayait de vivre aussi activement que possible, sans jamais se plaindre. Malgré sa volonté de "tenir" jusqu'au bout, il avait dû cesser le travail un an avant la retraite. Dans une lettre à notre camarade Ramboz il relatait ainsi ce moment d'une "fin de carrière" : "Je fais, depuis trois mois, partie du troisième âge. C'est fort agréable s'il n'y avait cette paperasserie qui me dégoûte, pour toucher ces quelques sous que j'ai versés pendant quarante-cinq années. Je n'ai encore rien perçu. La semaine dernière, mes collègues et le lycée ont organisé, comme c'est l'usage, une petite réception pour mon départ et celui d'un copain "vacciné" mais qui est très humain et affectueux à mon égard. Cela a été une fête comme je n'en ai jamais vu à l'école, un dîner de plats indiens préparés par le nouveau cuistot de l'école qui avait exercé ses talents pendant vingt années pour ces messieurs les officiers de Pondichéry. Après "la bouffe" et les discours, les prof' de français nous ont récité des poèmes (les Conquérants), lu des textes à deux de Victor Hugo. Il m'a fallu répondre de mémoire en récitant le poème de Victor. Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent.... ensuite on s'est mis à chanter des chansons de marins, puis "Le temps des cerises", le répertoire "Salut à vous braves soldats du 17ème", "La butte rouge", les chansons réalistes du début du siècle, pour enchaîner avec "La jeune garde", "L'appel du Komintern", etc... celles de mai 68, et nous avons, après plus de quatre heures d'ébats fraternels, debout poing levé conclu la soirée par une vibrante "Internationale"." Le copain "vacciné" dont parlait Gus était un collègue, père de nombreuse famille, resté fidèle au PC mais qui ne tenait pas rigueur à Gus de son trotskisme, car il appréciait l'homme, ses connaissances, ses rapports affectueux avec les jeunes.

Au printemps de 1990, quand sa santé s'était déjà sérieusement dégradée, nous sommes allés à Troyes visiter le "musée de la pensée ouvrière", un vieux projet. Gus marchait péniblement, mais il prit un grand plaisir, lui qui aimait tant l'ouvrage bien faite, à admirer l'extraordinaire variété d'outils de toutes les époques, où l'utilité et la beauté de l'objet allaient de pair. La pensée socialiste prône l'abolition de la division du travail entre intellectuels et manuels. Les écoles actuelles offrent l'exemple contraire ; d'un côté des lycées où l'élite bachotte, de l'autre les écoles techniques vers lesquelles on oriente les "mauvais" élèves, destinés à trimer. Par le travail aliéné, la mécanisation, la robotique, le capital transforme l'ouvrier en outil. Appeler aujourd'hui un O.S. (ouvrier spécialisé) "agent de production", et un contremaître "animateur d'équipe" n'y change rien. Le mouvement ouvrier de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème s'était justement donné pour tâche d'élever le niveau culturel des travailleurs, de former des élites instruites à travers des écoles et des universités du soir, des bibliothèques, etc., en vue de l'émancipation de la classe ouvrière. Le père de Gus faisait partie de cette génération et Gus continuait la tradition.

La maladie entretenait une sensation permanente de froid et de faiblesse, malgré consultations, examens et analyses, dont je commençais à penser qu'ils lui faisaient plus de tort que de bien.

Mais pouvait-on prendre le risque de se passer des médecins et de leur savoir ? Pendant les mois d'été, à Fort-Mahon, il se reposait le plus souvent dans une chaise-longue sur le balcon.

Mais il essayait encore de se rendre utile ; quand il descendait pour faire quelques pas dans la rue, il prenait le balai pour déblayer le sable.

L'année 91 fut celle de la guerre du Golfe (on devrait dire du pétrole) menée par l'impérialisme américain ; celle aussi de la chute de Gorbatchev et la fin de sa brève carrière, non pas pour le meilleur mais pour le pire. Les événements qui allaient suivre étaient dans la logique de l'histoire. Trotski les prévoyait ainsi dès 1936, dans "la Révolution trahie" : "La chute du régime soviétique amènerait infailliblement celle de l'économie planifiée et, dès lors, la liquidation de la propriété étatisée. Le lien obligé entre les trusts et entre les usines au sein des trusts se romprait. Les entreprises les plus favorisées seraient livrées à elles-mêmes. Elles pourraient devenir des sociétés par actions ou adopter toute autre forme transitoire de propriété telle que la participation des ouvriers aux bénéfices. Les kolkhoses se désagrégeraient également, plus facilement encore. La chute de la dictature bureaucratique actuelle sans son remplacement par un nouveau pouvoir socialiste annoncerait ainsi le retour au système capitaliste avec une baisse catastrophique de l'économie et de la culture." Ainsi prenait fin aussi le long épisode de la guerre froide, et en 1990 un ministre russe déclarait : "nous avons perdu la troisième guerre mondiale sans avoir tiré un seul coup de fusil".

Cependant des foyers de vraie guerre devaient bientôt s'allumer.

Nous étions ce Noël 91, avec Brigitte et Mathieu, dans une petite station en Forêt Noire. Gus ne sortait plus du tout, il se levait seulement pour venir à table, où il ne mangeait presque pas.

Mais il gardait son sourire. Marcher, respirer l'air, contempler le paysage, avait-il conscience de ce dont il était désormais privé, ou le peu de souffle qui lui restait suffisait-il pour le raccrocher à la vie ? Plus tard, quand il m'est arrivé de penser qu'il fallait l'aider à abréger une vie dont toutes les facultés étaient annihilées, le médecin qui l'avait suivi pendant ces tristes années, et qui était le beau-frère de Brigitte, a eu cette parole de réconfort qui m'a marquée : tant qu'il y a dans l'être encore un regard ou un sourire, il fait partie de notre vie. Je devais me souvenir qu'il en était ainsi longtemps encore après sa mort.

L'année 92, la dernière de la vie de Gus, fut une année terrible et tragique. Depuis quelque temps, lui qui avait été un lecteur passionné ne pouvait plus concentrer son attention et fixer son regard sur un livre. Restait encore l'écoute. Et telle était sa passion pour la musique, que dans les premiers jours de février il trouva des forces pour venir avec nous écouter à la Bastille l'opéra de Chostakovitch, Lady Macbeth de Minsk. Nous avions organisé cette sortie à son intention, et ce fut sa dernière. La faiblesse et la sensation de froid le tenaient cloué au lit. "Il fait 32° à la Martinique" me disait-il, chaque jour. Il se raccrochait à l'idée d'un séjour au soleil comme à une planche de salut. Depuis toujours Gus avait été notre spécialiste du temps qu'il fera ; il suivait dans Le Monde la rubrique météo et le "32° à Pointe-à-Pitre" (que Gus situait en Martinique au lieu de Guadeloupe) était devenu comme une obsession.

Démarches et formalités accomplies, le 6 mars Gus prenait l'avion pour la Martinique, à Cap Est où il y avait une maison de repos. J'ai eu tort de ne pas l'accompagner. Mais nous avions alors le sentiment qu'une courte séparation nous serait bénéfique, car depuis des mois je le veillais jour et nuit. Après que Bernadette, qui l'avait accompagné, l'eût quitté au bout d'une semaine, son état empira. La chaleur à laquelle il avait tant aspiré ne lui était pas propice. Le 30 mars il était transféré dans un état de semi-coma à l'hôpital de Fort-de-France, et c'est là que nous l'avons retrouvé le lendemain. J'avais demandé à Mathieu d'être du voyage, c'était peut-être la dernière fois qu'il le verrait. Situé sur une colline au milieu d'une luxuriante verdure et entouré de jardins, la Meynarde est un hôpital moderne et bien équipé. Gus prit encore une fois le dessus. En attendant de repartir, nous logions non loin de la mer chez des Martiniquais, un couple de gens du peuple déjà âgés, qui avaient leur petite maison pourvue de douches et de wc, avec une télévision dans le séjour, et une cour où ils élevaient des poules et des lapins ; à l'aube nous étions réveillés au chant du coq. Ils n'étaient pas parmi les plus pauvres, car dans certains quartiers de la ville nous avons traversé des rues entières où s'alignaient en guise de maisons des huttes et des baraques en planches. Nous savions qu'il y avait beaucoup de chômeurs. Mais pour le touriste, le soleil, le ciel bleu et la luxuriance du paysage l'emportaient sur tout le reste. Il y avait là, comme dans d'autres pays, ce contraste entre paradis terrestre et misère humaine. Les visages de ces hommes et de ces femmes jeunes ou vieux (mais la plupart jeunes) étaient beaux et leur allure n'avait rien de misérable. Nous nous sommes bien amusés le jour où nous avons vu débarquer un groupe de touristes américains en croisière ; avec leurs appareils de photo en bandoulière, leur bedaine, leurs lunettes de soleil et leurs chapeaux, ces messieurs et ces dames avaient vraiment un air ridicule. C'étaient les mêmes que Tomi Ungerer avait dessinés à New-York.

Notre séjour fut bref. Le 4 avril nous prenions l'avion de retour, Gus sur une civière, transféré dès notre arrivée à l'hôpital de la Cité universitaire. Il devait y rester trois semaines. Les conditions étaient bonnes, les chambres spacieuses, un malade par chambre. Mais faute d'un traitement possible on devait envisager le départ. Par Jeannette j'appris que le père Oxarango, celui qui nous avait fait découvrir le pays basque, était aumônier dans une maison de santé à Cambo, à quelques kilomètres de Bayonne. Nous nous installâmes fin avril dans cette belle résidence du 19ème siècle, qui avait servi de sanatorium pour tuberculeux avant que cette maladie ne disparaisse. Les chambres avaient toutes un balcon et s'ouvraient sur un grand parc planté d'arbres centenaires.

Nous reçûmes des visites de Paris. Richard nous écrivait régulièrement, nous tenant au courant de son travail opiniâtre pour faire publier les textes de l'U.C. Sans doute Gus appréciait-il ces témoignages d'affection, mais il n'avait plus la force de le manifester. Le docteur Yammine, qui le voyait quotidiennement, me faisait part, avec son accent libanais, de son pessimisme ; il voulait me préparer au pire. Mais cette fatalité on la repousse, on ne veut pas y croire, pas tout de suite en tout cas, le plus tard possible. Au bout de trois mois il fallut se résoudre à partir, car la maison n'était pas habilitée pour de longs séjours.

Début août nous avions un rendez-vous à l'hôpital St.Antoine avec l'hépatologue qui avait suivi Gus depuis le début de sa maladie. Une greffe de foie était peut-être encore faisable, c'est ce que nous avait suggéré un médecin à l'hôpital universitaire. L'hépatologue écarta d'emblée cette possibilité, par contre il jugea que dans son état Gus devait être hospitalisé : "nous allons vous requinquer", tel fut son dernier mot avant que Gus ne fut couché sur un lit où devait commencer son calvaire. Je m'étais laissée piéger et Gus n'avait plus la force d'avoir ou d'exprimer une volonté ; il se laissait faire. Bien sûr, les hôpitaux ne sont plus ce qu'ils étaient du temps de St. Vincent de Paul, ou même il y a encore quarante ans. Les malades ne sont plus alignés à trente ou quarante dans une même salle. Gus avait sa chambre individuelle, mais il fut confié à une interne et traité en cobaye. Je mis du temps à réagir, car je croyais qu'il était sous la surveillance du professeur qui l'avait hospitalisé. Ce n'était pas le cas. L'interne se lança dans des examens répétés et éprouvants. Le personnel faisait son travail, mais dans de conditions telles, qu'un jour une infirmière me dit : "il va falloir nous remettre en grève". Une allusion aux mouvements de protestation qui avaient eu lieu récemment contre le manque d'effectifs. Quand au bout de deux semaines j'exigeai sa sortie "sous ma responsabilité", Gus était au plus mal. J'envoyai une lettre au professeur hépatologue dans laquelle je lui décrivais l'inhumanité du traitement auquel le malade avait été soumis. Sa réponse exprimait "regret" et "étonnement" ! sans plus. Je réussis à obtenir une nouvelle hospitalisation à l'hôpital universitaire, où Gus reprit ses esprits.

Enfin il rentra à la maison le 16 septembre. L'hospitalisation à domicile accordée, une parfaite organisation de soins fut mise en place. Gus faisait preuve d'une émouvante bonne volonté.

Mais ses nuits étaient de plus en plus agitées ; dans un état de demi-inconscience, il essayait de s'échapper de sa prison. Je dus faire appel à Michel qui venait dormir chez nous une nuit sur deux ou sur trois, pour me permettre de me reposer à mon tour. Brusquement Gus eut un accès brutal de fièvre. Nous étions le 11 novembre, jour férié. Le docteur de "SOS médecins" décida l'hospitalisation et nous dirigea en urgence sur Béclère, à Clamart. Nous voilà partis en ambulance à l'hôpital où Denise et Jean-Pierre sont venus nous rejoindre. Longue attente de Gus sur une civière dans un couloir, puis longue attente dans une salle pour examen, et autre longue attente avant qu'il soit enfin installé dans une chambre. Ce fut à nouveau le cauchemar : à nouveau des perfusions, à nouveau des injections et des prises de sang. Le troisième jour j'étais dès 9 heures du matin à l'hôpital pour demander le retour du malade chez lui ; j'ai dû insister et attendre, attendre des heures. Brigitte était auprès de moi. Enfin l'ambulance se présenta à 13 h.30. Un jeune médecin se pencha sur Gus, allongé sur la civière : "vous allez rentrer chez vous". Il répondit d'une voix faible : "c'est normal". Ce furent ses dernières paroles. A 14 heures nous étions à la maison. C'était un samedi après-midi, le 14 novembre.

Brigitte alla aussitôt à la pharmacie chercher les antibiotiques prescrits à l'hôpital. J'étais près de Gus, je venais de le faire boire, j'écoutais son souffle oppressé. Brusquement sa tête s'inclina sur le côté et ce fut le silence, pour toujours. Quand je me précipitai pour appeler les services de secours, comme j'en avais l'habitude, il était 16 heures. Les pompiers arrivèrent 5 minutes plus tard, avec des infirmiers et un médecin, ils essayèrent une réanimation. Mais il était mort.

Comme il m'est déjà arrivé dans le passé, je ne ressentis pas la douleur sur l'instant ; elle cheminait insidieusement. La tradition austère dont j'étais pétrie me commandait de ne pas me plaindre, de ne pas me confier. Les larmes coulaient en silence, dans la solitude. Les "pompes funèbres" fixèrent au 19 novembre l'incinération au Père Lachaise. Je passais, en attendant, les nuits chez Mathieu, et occupais mes journées à toute sorte de formalités administratives. Au Père Lachaise nous avons attendu à l'extérieur le temps de la crémation. Il y avait là tous nos proches, mais encore bien d'autres amis ou camarades. Certains dont il s'était éloigné depuis longtemps : Vic, avec qui il avait été si lié dans le dur combat des années 47 à 49, Denise qu'il avait connue en premier à l'U.C., Hardy qui venait sans doute rendre hommage à un ancien. Et parmi ceux qui ne l'ont connu que dans ses dernières années, notre ami Richard ou notre vieux camarade Bonnel. Je ne connaissais aucun de ses collègues du collège où il avait enseigné pendant vingt ans ; ils sont venus nombreux et certains ont évoqué les souvenirs qu'ils gardaient d'un bon camarade de travail. Gardien de la tradition, Bonnel, à l'intention surtout des jeunes, nous emmena au Mur des fédérés avant que nous nous quittions. La journée était ensoleillée et nous faisions ce dernier adieu à Gus sous un ciel bleu, parmi des tombes dont beaucoup portent des noms entrés dans l'histoire. Pour moi, la présence de ceux qui le respectaient, qui l'aimaient, était un réconfort.

Je ne voulais pas disperser les cendres au cimetière, comme cela avait été fait l'année d'avant pour notre vieux camarade Filiâtre. Mathieu m'accompagna à Calais. Là-bas au cimetière étaient enterrés les parents de Gus et son frère Gérard. Le 23 novembre nous y avons enterré aussi, près du caveau, l'urne contenant les cendres du fils aîné. Nous étions une quinzaine réunis autour de la tombe ; dans ce pays où le ciel est si souvent pluvieux et gris, en ce jour d'automne il était d'un bleu pur sous le soleil. Je m'attardai un peu devant le carré des croix de bois de la guerre de 14, et aussi devant le carré des familles anglaises installées depuis le 19ème siècle à Calais dans l'industrie de la dentelle. L'arrière grand-père maternel de Gus avait été un de ceux-là, mais il n'était pas mort à Calais.

De retour à Paris, je sentis le besoin d'écrire ce que Lulu devait appeler ma "lettre de deuil", mais que je ne ressentais pas ainsi. C'était plutôt un récit de la vie de Gus, de ce que je savais et connaissais de lui, que je voulais laisser pour que son souvenir demeure. L'écriture n'est pas mon fort, j'ai souvent été contrariée par le décalage entre ce que je veux exprimer et les moyens de le faire. Les dix pages dédiées à Gus expriment avant tout le profond attachement que j'avais pour lui et qui restera. Pas un jour, pas un instant où il ne soit toujours présent à mes côtés. Peu de temps après sa mort il me revint soudain en mémoire un poème de Heine que j'avais appris à l'école, sans doute autour de mes 14 ou 15 ans, "Die Wallfahrt nach Kevlaar" (Le pélerinage à Kevlaar) ; c'est le beau poème d'un cœur meurtri par la mort de l'être cher et que seule la mort guérit. (Je n'ai trouvé, dans une édition bilingue, qu'une maigre traduction littérale en français).

Je ne crois pas au ciel, ni à aucune puissance surnaturelle, qui me viendrait en aide. Je dois vivre avec ma souffrance. D'autres avant moi l'ont fait et c'est dans leur exemple que je cherche du réconfort. Le texte du Vieux écrit à la mort de Léon Sédov et qui lui était dédié, se termine par ses lignes : "Jeunesse révolutionnaire de tous les pays, accepte de nous le souvenir de notre Léon, adopte-le, comme ton fils, il en est digne, et que désormais, il participe invisible à tes luttes, puisque le sort lui a refusé le bonheur de prendre part à ta victoire finale." Plus d'un demi-siècle après que ces lignes furent écrites, la jeunesse d'aujourd'hui n'est ni au seuil d'un monde nouveau, ni engagée dans un combat révolutionnaire. De la première guerre mondiale, dans laquelle mon père a combattu et qui a mis l'Europe à genoux, on disait qu'elle était "la der des der". Mais le découpage de frontières et les conditions de paix imposées par les vainqueurs, la France notamment, devaient engendrer vingt ans après une nouvelle guerre.

Après la deuxième guerre mondiale, dans laquelle mes parents et mes sœurs ont péri et qui a atteint le degré absolu de l'horreur et de l'abjection, on avait dit : plus jamais ça ! Alors l'hégémonie de l'impérialisme américain sur le monde et la mainmise de la Russie sur l'Europe de l'est et les Balkans ont engendré un autre genre de guerre, sous le signe de la bombe atomique, "la guerre froide". Ennemis mais complices, tout a été fait par les vainqueurs pour empêcher la révolution, la chute du système qui "porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage", selon la formule de Jaurès.

Aujourd'hui les pires fanatismes religieux, les haines nationalistes et chauvines attisent des guerres de clans, alimentées par les marchands d'armes. La France occupe une des premières places dans l'exportation d'engins de mort. Dans l'ex-URSS éclatée, les nostalgiques du tsar et des pogromes parlent haut et fort au nom de la "Grande Russie". Dans l'Europe civilisée, la guerre en ex-Yougoslavie est une honte pour l'humanité, un remords pour chacun de nous qui assistons impuissants à une guerre sauvage de "purification ethnique". Les anciennes colonies d'Afrique sont à la merci des multi-nationales qui entretiennent à leur solde des dictateurs corrompus et sanguinaires. "Tout le monde sait, écrit sans ambages le Monde, qu'on ne peut pas faire d'affaires au Zaïre sans alimenter les caisses du général Mobutu".

Dans les pays capitalistes avancés, plus d'un siècle après la création de la Première Internationale, la classe ouvrière n'a plus de liens par-delà les frontières ; politiquement prostrée par les ravages du stalinisme, elle ne s'appuie plus sur de fortes organisations pour résister à l'exploitation capitaliste. La réalité est bien celle que montre le dessin de Plantu, où un patron bedonnant demande à un chômeur : "Qu'est-ce que vous préférez ? Un stage bidon, ou un emploi à la con ?" Dans les banlieues des grandes villes les jeunes sont aujourd'hui la réserve du nouveau lumpen-prolétariat. Jamais, dans près de soixante années de vie à Paris, je n'ai vu autant de clochards et de mendiants, hommes et femmes, dans le métro et dans la rue ; au point que j'en suis amenée à donner ma petite pièce, lamentable philanthropie.

Dans un texte de septembre 1939, "l'URSS dans la guerre", Trotski écrivait qu'en absence d'une révolution au cours de la guerre ou immédiatement après, si "le prolétariat est partout rejeté en arrière, sur tous les fronts, alors, nous aurons à coup sûr à poser la question d'une révision de notre conception de la présente époque et de ses forces motrices." Tout en écrivant ces lignes Trotski n'a cessé d'agir pour armer une avant-garde révolutionnaire, jusqu'au dernier jour de sa vie, celui où il fut assassiné, le 20 août 1940. Car rien dans le cours de l'histoire n'est jamais définitif. J'ai toujours vécu avec cet optimisme militant qui rend la vie supportable, et parfois belle. Point de retours sur le passé, de regrets ou de reproches. Ma passion était de regarder vers l'avenir, de réfléchir à ce qu'on allait pouvoir faire, le lendemain même. D'ailleurs, si Gus avait été encore de ce monde, je n'aurais pas écrit ces pages. Nous étions trop tournés vers les autres, pour avoir envie de parler de nous. Mais le Vieux lui-même n'a-t-il pas, au milieu de tant de combats et de travaux politiques, consacré du temps à écrire "Ma Vie", non pas pour dresser un monument à sa gloire, mais pour lutter contre l'imposture stalinienne. Ma vie militante fut brève, une goutte dans l'océan. Elle ne fut pas non plus héroïque. Mais j'espère que ces quelques pages, dans lesquelles je raconte tant bien que mal mon itinéraire, aideront au moins ceux qui les liront à méditer sur la condition humaine.

J'ajoute que Richard a publié mon court récit sur Gus, suivi d'un texte de Mathieu, sensible et juste. Les années passent, et je me sens comme un visiteur qui s'attarde. Il ne m'est sans doute pas donné de quitter la scène autrement que par la volonté du destin. Et je finirai avec ces paroles de Heine : "moi en tant qu'homme j'ai échoué, mais les armes avec lesquelles j'ai combattu sont intactes".

25.7. - 5.12.1993

IMAGINE (John Lennon)
Imagine there's no heaven it's easy if you try no hell below us above us only sky imagine all the people living for today... imagine there's no countries it isn't hard to do nothing to kill or die for no religion too imagine all the people living life in peace... imagine no possessions i wonder if you can no need for greed or hunger a brotherhood of man imagine all the people sharing all the world... you may say i'm a dreamer but i'm not the only one i hope some day you'll join us and the world will be as one.

Affiche manuscrite sur les murs de l'usine Thomson-CSF à Issy-les-Moulineaux (mai-juin 1968) :
Matin, midi et soir, à l'heure tu pointeras et sous aucun prétexte ta place ne quitteras tes absences sans arrêt tu justifieras et tes arrêts de maladie à notre contrôle soumettras. De tes collègues de travail tu te méfieras et ton salaire bien secrètement tu garderas sans réflexion ton travail exécuteras et ta cadence continuellement augmenteras. Sur tes temps libres ton perfectionnement réaliseras et à tout travail ta personne s'exécutera pour fidélité, assiduité, à des primes tu auras droit et qu'elles sautent sans cesse accepteras. De ta personne l'entreprise disposera et ton licenciement sans broncher accepteras pour toi l'entreprise pensera et décidera et du confort bourgeois voulu par elle te réjouiras. Les vieux, les malades, les handicapés oublieras et de toutes les misères jamais ne te préoccuperas le syndicat bien sûr tu renieras pour ne penser qu'à toi seul continuellement. Le reste par surcroît, l'entreprise te l'octroiera. Nous n'en voulons plus.

Un texte de circonstance : Extraits du livre d'Emile Guillaumin, "Le Syndicat de Baugignoux" (syndicat paysan, début du siècle).

"...Je fustige avec acrimonie, avec âpreté les absents ; je leur reproche leur inertie, assurant que, s'ils sont malheureux, c'est bien de leur faute. Et j'essaie de soulever, d'électriser ceux qui sont là.
- Vous au moins, camarades, vous n'hésiterez pas à vous joindre à nous ; vous viendrez grossir le bloc des audacieux et des vaillants qui sont décidés à l'effort nécessaire pour améliorer leur situation !
Mais, la période finie, quand je les observe de sang froid, j'ai conscience de l'inutilité profonde de mes exhortations ; je sens que mes paroles glissent sur leur triple cuirasse d'ignorance, de méfiance et d'apathie. Je me dis :
- Non, certes, ils ne marcheront pas...
Au fond, pas plus que les absents, ils ne sont disposés à risquer une démarche grave pour un résultat trop peu certain. Et quand je leur affirme que beaucoup sont prêts à la tenter, cette démarche, je m'illusionne moi-même pour tâcher de les entraîner.
Peine perdue, d'ailleurs...
Au surplus, peut-être vaut-il mieux qu'ils se tiennent tranquilles ! Sauraient-ils faire avec calme et dignité, comme je le conçois, le geste de fermeté qu'on leur conseille ? Dans la lutte nécessaire pour le pain quotidien, ils font preuve d'une ténacité, d'une vaillance qui les ennoblit. Mais, sortis de là, ils sont égoïstes, faibles et grossiers...
Réunis, ils sont, en plus, bruyants et un peu sauvages, et ils n'ont pas de vie intérieure...
Ainsi me harcelaient ces considérations décourageantes ; et mon enthousiasme était fictif.
Depuis, me sont apparues d'autres évidences qui me demeuraient encore voilées en ce temps-là. A l'heure qu'il est, je me demande si ce n'est pas un très grand malheur pour un homme du peuple d'avoir le goût du mieux social et du développement intellectuel, ce qui l'amène à vivre en isolé dans sa classe - parce que sa pensée n'est plus en harmonie avec celle de ses frères de souffrance, dont il a cessé d'être le frère d'ignorance."