1933

Edité en 1933 Ed. Bureau d'Editions, 132, Faub. Saint-Denis - coll. Episodes et Vies Révolutionnaires - Publié sous les auspices de la Société des Vieux Bolchéviks de Moscou

juin 1936

Goloubev

Des grèves à l'insurrection

 

 

XI. La scission

A cette époque, au début de 1904, l'organisation de Tver fut informée qu'une scission s'était produite au IIe congrès du POSDR., mais elle n'avait pas de renseignements précis et elle attendait, ne sachant quelle décision prendre. Les questions qui avaient provoqué la scission préoccupaient chaque révolutionnaire et ils en étaient mécontents.

Ils l'attribuaient, à l'instar des intellectuels mencheviks, aux divergences de vue des leaders du Parti.

Mais cette opinion ne prévalut que jusqu'au mois où furent réglées les questions litigieuses. Nous apprîmes alors que Lénine et Plékhanov avec la majorité du congrès, et nous nous habituâmes à l'idée de la scission.

Bientôt cependant nous sûmes que Plékhanov était passé à la minorité, c'est-à-dire qu'il s'était rallié à Martov, Axelrod, Zassoulitch, etc.… Arrivèrent ensuite des lettres de Martov, dans lesquelles il accusait Lénine de vouloir devenir dictateur du Parti et d'avoir, dans ce but, éliminé de vieux révolutionnaires éprouvés. Il le chargeait, au surplus, de tous les péchés. A cette époque, n'ayant encore reçu aucune explication de Lénine, nous ne pouvions rien répondre aux leaders menchéviks et nous demandions même si Martov n'avait pas raison.

Il faut le dire, notre organisation connaissait Plékhanov mieux que Lénine ; elle appréciait Plékhanov comme théoricien ; c'est à son école qu'elle avait appris le marxisme et nos intellectuels surtout le considéraient comme un dieu. Or, on le sait, les intellectuels étaient à la tête des comités du Parti et il n'est pas étonnant que beaucoup d'organisations, notamment celles des villes du sud, aient pris fait et cause pour mencheviks.

A un certain moment, l'organisation de Tver fut sur le point de se rallier, elle aussi, aux menchéviks.

Praskovia Frantsevna Koudelli surnommée la tochka (petite tante) était alors secrétaire de cette organisation. Elle parla de la scission en expliquant le principe qui l'avait provoquée et sans tenir compte des cancans qui couraient sur la sympathie et l'antipathie qui pouvaient régner parmi les chefs. Elle le fit devant le Comité de Tver et ensuite dans des réunions ouvrières.

La scission, disait-elle, s'est produite à propos du premier point des statuts. D'après les menchéviks, tout homme qui reconnaissait le programme du Parti et tout homme qui paye ses cotisations peut en être membre. Les bolchéviks prétendent qu'il faut en outre, militer dans l'une de ses organisations. Elle disait encore : " Lénine considère que le Parti doit être un détachement de combat du prolétariat et non un groupe de philanthropes, et que le droit de s'appeler membre de notre parti ne s'achète pas avec de l'argent ; mais l'opinion menchevik admet tout intellectuel libéral, même bourgeois, dans les rangs du Parti ".

Ainsi, continua-t-elle, toutes les questions qui ont provoqué la scission (attitude envers les libéraux, Gouvernement provisoire, dictature du prolétariat), se ramènent à ceci : le Parti doit-il se traîner à la remorque de la bourgeoisie, ou aider la paysannerie révolutionnaire ?

Les ouvriers se séparèrent de Plékhanov, pleins d'un profond regret, mais leurs convictions prévalurent sur le sentiment qu'il leur avait inspiré. Ils avaient pris position avant même de recevoir la lettre de Kroupskaïa ; des ouvriers de Pétersbourg, revenus de déportation, y avaient considérablement aidé.

Je ne rencontrai Praskovia Frantsevna Koudelli que peu de fois, alors que je travaillais avec elle à Tver en 1904 et à Pétersbourg en 1906 et 1910. Mais je ne puis m'empêcher de dire quelques mots de cette marxiste inoubliable.

Elle possédait deux traits de caractère dominants : elle était pleine de finesse et se dévouait entièrement aux militants du Parti. Propagandiste de mérite, elle savait expliquer avec simplicité la théorie marxiste au camarade non initié. Elle savait distinguer dans la masse des ouvriers ceux qui étaient doués des qualités de chefs. Et elle-même restait dans l'ombre, ne prétendant pas aux places de premier rang.

J'ai déjà dit que le mécontentement grandissant des ouvriers explosait de temps à autre. Lorsque les ouvriers de la fabrique Morosov se mirent en grève le 19 février, le Comité de Tver décida de faire de cette grève une protestation publique.

La campagne contre la guerre russo-japonaise était commencée et la manifestation fut fixée au 22 février. On devait se rassembler au marché des fripiers, où aurait lieu un meeting, pour protester non seulement devant les pouvoirs locaux, mais encore à la face des paysans venus au marché. Pour attirer l'attention de la foule, nous nous mîmes à crier : " Les Japonais ! " tout en nous groupant autour de la bannière. Au moment où le camarade Chestakov se prépara à prendre la parole, une voix donna soudain l'alarme : " Les soldats ! " C'était vrai : un détachement passait par hasard et sa vue suffit à disperser le meeting.

La manifestation se dirigea alors vers la rue Milliorov où habitait le gouverneur. Un détachement de police apparut. Je fus arrêté, ainsi que d'autres camarades mais la plupart des militants du Comité de Tver réussirent à se sauver.

Je fus emmené au poste de police le plus proche dans une pièce voisine de celle où étaient les ivrognes et les prostituées et d'où sortaient à tout moment des cris et des plaintes causés par les coups des policiers. Je passais tout un mois dans ce trou froid et humide couché sur une paillasse et j'y attrapai des rhumatismes et le scorbut. Mes protestations énergiques amenèrent mon transfert à la prison du chef-lieu. J'espérais y trouver des conditions meilleures, mais je fus bientôt détrompé ; le directeur de la prison, Sveriev (le fauve) avait institué pour les détenus politiques un régime digne de son nom.

Nous, ouvriers révolutionnaires, venus de la ville ou du village, nous nous considérions comme les égaux des autres détenus politiques ; mais l'administration de la prison établissait une différence entre nous et certains camarades qui, pourtant, partageaient nos idées. On nous contraignait, par exemple, alors qu'on n'y obligeait pas les intellectuels, à nous lever lorsque les supérieurs entraient, et à prononcer, les mains sur la couture du pantalon, les salutations d'usage [1]. On nous tutoyait, nous étions privés de tabac, nous n'avions pas le droit d'écrire. En un mot, les ouvriers étaient traités comme des criminels.

Nous ne pouvions prendre notre parti de telles humiliations et nous protestions par tous les moyens à notre disposition.

On m'avait amené dans cette prison, tout à fait malade. J'avais une jambe presque paralysée et je ne pouvais avancer sans canne. Il y avait un médecin attaché à la prison. Je m'adressai à lui. Au lieu de me venir en aide, il se contenta de me dire qu'il était lui-même malade et continuait néanmoins à travailler.

Ce fut de l'huile sur le feu ; nos rapports avec les geôliers n'en devinrent que plus tendus. Le camarade Tchapovalov et moi, nous réclamâmes un autre médecin ; on nous répondit par un refus. Alors, nous nous mîmes à bombarder de réclamations le procureur, le gouverneur, l'inspecteur des prisons, le procureur de la Cour et même le ministre de la Police. Nous n'espérions pas voir notre sort s'améliorer, nous voulions seulement ennuyer et irriter l'administration de la prison. Nous n'étions que deux dans notre cachot, impossible de communiquer avec les autres détenus politiques pour convenir de la conduite à tenir, un surveillant se tenait constamment près de notre cellule. Nous tentâmes de communiquer avec les autres en criant par la fenêtre, en lançant des billets, mais nous ne reçûmes point de réponse. Nos cris et nos billets arrivèrent-ils à destination ? Nous n'en avons jamais rien su. Nos rapports avec l'administration se tendaient de plus en plus. On nous malmenait à chaque instant.

 

XII. La grève de la faim

Impossible de vivre ainsi plus longtemps. Nous déclarâmes la grève de la faim, sans nous être entendus avec les autres camarades.

Voici quelles étaient nos revendications :
1. Que l'on cesse de nous tutoyer ;
2. Que l'on remplace le médecin. Que nous ayons le droit de recourir, le cas échéant, à un médecin de la ville ;
3. Que l'on nous autorise à recevoir des livres du dehors ;
4. Qu'on nous autorise à avoir tout ce qu'il faut pour écrire ;
5. Qu'on améliore notre nourriture et qu'on nous fasse quotidiennement venir des produits de la cantine ;
6. Qu'on nous donne le droit de recevoir du tabac ;
7. Qu'on enlève les tinettes de nos cellules ;
8. Que la literie soit laissée dans nos cellules pendant le jour, etc.… En tout, nous présentions vingt revendications.

J'essayai d'entrer en communication avec d'autres camarades emprisonnés, pour leur demander de soutenir mes revendications. Mais je n'aboutis qu'à me voir déshabiller complètement avant et après chaque promenade ; on voulait s'assurer que je n'étais porteur d'aucun billet. Et je fus obligé de renoncer à la promenade.

Il y avait huit jours que je faisais la grève de la faim, lorsqu'on vint m'annoncer que j'étais libre. Les surveillants prirent mes effets et me transportèrent dans le bureau de la prison, car je n'étais plus en état de me lever et de marcher.

Lorsque j'arrivai au bureau, j'y trouvai deux gendarmes qui m'attendaient : au lieu de recouvrer ma liberté j'allais être transféré à la prison de Novotorsk.

Ma santé avait été ébranlée que, malgré tous les soins du médecin et de l'infirmier de la prison, c'est à peine si je fus remis sur pied pour le moment de ma sortie. J'avais passé sept mois à Tver et à Novotorsk. Lorsqu'on me libéra on m'informa que, par l'arrêt d'un conseil spécial près le ministère de l'intérieur, je me trouvais soumis à la surveillance de la police et qu'il m'était interdit de séjourner durant cinq ans dans six à huit localités de la Russie d'Europe, entre autre dans le gouvernement de Tver.

Il ne me restait à choisir qu'entre deux gros centres industriels : Bakou et Ekatérinoslav. Je me décidai pour Ekatérinoslav. N'ayant pas eu le temps de me munir, avant mon départ, d'un billet d'introduction pour l'organisation du Parti, j'arrivai à Ekatérinoslav, porteur seulement d'une lettre pour un camarade. Mais malheureusement, je ne pus le trouver et j'avais dépensé tout l'argent que je possédais pour payer mon voyage. J'en fus donc réduit à souffrir de la faim pendant trois jours et à passer trois nuits à la belle étoile, sur un banc du boulevard jusqu'à ce que je rencontrasse enfin, au bureau de police, lors de la présentation de papiers d'identité, des camarades de Pétersbourg exilés eux aussi.

J'appris par eux qu'il était difficile de trouver du travail à Ekatérinoslav. Ceux qui ne possédaient qu'une carte d'identité délivrée par la police (au lieu d'un passeport) ne trouvaient pas d'embauche. Ils étaient obligés de travailler dans de petits ateliers pour un salaire de famine. Je compris qu'il n'y avait pas de travail pour moi dans cette ville et qu'il fallait partir. Je n'avais plus un sous ! J'appris par hasard que l'inspecteur des transports fluviaux avait besoin d'un secrétaire. Ce travail m'était tout à fait inconnu, mais je résolus de me présenter quand même et, à ma grande surprise, je fus accepté.

Je réussis à me maintenir en bonne posture, pendant toute une semaine, mais la semaine suivante, je commis une erreur et je me fis renvoyer. Septembre touchait à sa fin.

 

XIII. Le travail à Bakou et en prison

Après ce malheureux séjour Ekatérinoslav, je résolus de me rendre à Bakou, sans billet, car je n'avais pas assez d'argent pour payer le parcours.

A Bakou, les copains me l'avaient assuré, les déportés trouvaient plus facilement du travail que dans les autres villes. J'espérais en outre y rencontrer des camarades de Tver avec qui nous avions déjà décidé avant mon arrestation, de nous rendre à Bakou. Ces simples considérations avaient suffi pour que j'entreprenne un long voyage vers une ville inconnue, les poches vides, sans connaître la permanence du Parti.

Dans le train je pus jouir de tous les plaisirs d'un parcours " gratis ", tantôt caché sous la banquette, à, même le plancher où luisaient des crachats, tantôt réfugié dans des W.C. malpropres. Les voyageurs me suivaient d'un œil méfiant, craignant que je ne leur escamote quelque chose, et, à chaque station, j'étais saisi d'inquiétude à la pensée qu'on allait peut-être m'obliger à interrompre mon voyage, bien qu'étant de connivence avec les employés dont j'avais acheté le consentement.

Bakou produisit sur moi une impression désagréable : ville à demi asiatique, aux fenêtres donnant sur les cours, aux ruelles étroites, avec leurs espèces de catacombes préhistoriques louches. Partout, près des enclos et sur les trottoirs, des groupes bariolés, assis autour des braséros, nettoyaient à l'aide de petites baguettes des tripes de moutons qu'ils faisaient frire dans des poêles au-dessus de la braise et qu'ils mangeaient sur place avec du tchourek (pain caucasien).

A mon arrivée je ne trouvai pas mes camarades de Tver.

Les premières impressions reçues en traversant la ville m'avaient bouleversé. Comment vivre et que faire au milieu de cette misère atroce, de cette ignorance ?

Je fus bientôt embauché à la Société Caspienne pour faire des boutons.

En parlant de mon activité à Bakou, je suis obligé de reconnaître que la première impression que j'avais eue de la ville changea lorsque je me plongeai dans la vie des ouvriers. Je n'avais vu que le côté négatif des choses et il m'avait rempli d'horreur. Maintenant, j'en voyais également le côté positif.

Pour moi, ouvrier du Nord, Bakou se distinguait non seulement par ses conditions climatiques, mais encore par son régime politique. Je me trouvais sous la surveillance de la police, mais je ne m'en apercevais en rien. On eut dit qu'elle n'existait pas ; on n'exigeait même pas que les formalités de police habituelles fussent remplies.

J'étais arrivé à Bakou après avoir fait la grève de la faim dans la prison de Tver et après avoir, bien malgré moi, souffert de la faim à Ekatérinoslav, ma santé s'en trouvait ébranlée.

Mais grâce, sans doute, à l'atmosphère révolutionnaire dans laquelle je me trouvai soudain replongé, je me senti revivre, les forces renaissaient en moi, qui ne demandaient qu'à s'employer. Je réussis à organiser quelques cercles pour les ouvriers des chantiers maritimes de la " Naiéjinskoié Kaspiskoé Obtchestvo " ou autres.

Bakou se distinguait par son esprit révolutionnaire, rien d'étonnant qu'il fût possible d'y accomplir en quelques mois un travail qui, ailleurs, eut demandé un an. Cet état de choses avait ses causes historiques. Tout d'abord Bakou était une terre conquise. Le pouvoir tsariste menait là, comme dans toutes les contrées soumises par la force des armes, surtout si elles possédaient des richesses intarissables, une politique colonisatrice de spoliation, vendant au capital étranger les richesses naturelles du pays et assujettissant la population. Une telle politique de l'autocratie ne pouvait manquer d'engendrer la haine et de dresser contre elle toutes les classes de la population. Si à cette époque la bourgeoisie russe était mécontente de la politique de l'autocratie et demandait par voie de pétitions de participer au pouvoir, la bourgeoisie des nationalités opprimées était, elle, indignée et éprouvait une haine profonde pour le tsarisme. Elle était capable non seulement d'écrire des pétitions et de sympathiser avec les mouvements révolutionnaires, mais encore d'être en un certain sens son alliée tant que ses intérêts de classe n'étaient pas menacés.

C'est pourquoi la bourgeoisie de Bakou mettait ses appartements à notre disposition, nous donnait de l'argent et nous fournissait des armes.

Pour mieux faire comprendre l'attitude de la bourgeoisie vis-à-vis des organisations révolutionnaires, je raconterai ce qui suit :

En octobre 1904, après les funérailles révolutionnaires d'un ouvrier du rayon de Gorod, au cours desquelles des escarmouches se produisirent avec les manifestants et les " Cent Noirs ", nous prîmes des mesures et cherchâmes les moyens de pourvoir à l'armement des ouvriers pour l'autodéfense lors des meetings, des manifestations, etc. Voici comment : nous avions des formules du Comité de Bakou du P.O.S.D.R. ; nous les confiâmes à deux ou trois camarades qui se rendirent dans les maisons et dans les magasins de la bourgeoisie, surtout des Arméniens et des Juifs, pour y faire des collectes. Nous avions indiqué sur les formules à quel but nous destinions l'argent recueilli. L'un d'eux restait à la porte, faisant le guet, les autres entraient, présentaient le papier et recevaient de l'argent : rares furent les endroits où ils ne reçurent rien.

Pour paralyser le mouvement révolutionnaire, les fonctionnaires tsaristes excitèrent les unes contre les autres couches de la population, profitant de la diversité des nationalités et du fanatisme religieux. Les Arméniens, les Persans et les Turkmènes surtout, se haïssaient. Ils subissaient l'influence de leur bourgeoisie chauviniste et de leur clergé.

Profitant du peu de civilisation des populations turkmène et persane (dont la plus grande partie travaillait dans l'industrie pétrolière), les fonctionnaires tsaristes poussèrent plus d'une fois les mahométans à massacrer les Arméniens, qui étaient plus révolutionnaires ; c'était d'ailleurs les fonctionnaires orthodoxes, depuis les plus haut placés jusqu'au dernier des sergents de police, qui dirigeaient effectivement ces massacres.

C'est ainsi que les prolétaires turcs et persans qui, cependant, durant la fameuse grève de novembre 1904 avaient lutté fraternellement, côte à côte avec les autres ouvriers, y compris les Arméniens, pour l'amélioration de leur situation matérielle, sortirent leurs poignards, au mois de décembre de la même année et se jetèrent les uns sur les autres pour s'entretuer au lieu de faire face à l'ennemi commun.

Dans Bakou la polyglotte, beaucoup de nationalités vivaient côte à côte ; il y avait des artisans russes, géorgiens et juifs, des ouvriers arméniens, turkmènes et persans. Ces derniers, les Turkmènes et les Persans, formaient les trois quarts des ouvriers employés dans l'industrie de Bakou où ils étaient nouveaux.

Pour paralyser l'influence du moulah sur leurs esprits, et leur faire comprendre le but de la lutte de classe, il fallait s'adresser à eux dans leur langue maternelle. Nous ne la connaissions pas. Il s'agissait donc de l'apprendre. Quelques camarades qui vivaient avec eux se mirent à l'étude. Plusieurs tracts furent lancés et on décida d'éditer un journal dans leur langue. On organisa des réunions pour eux.

Alors notre organisation social-démocrate se mit à travailler parmi eux. C'était difficile mais il y avait de bons résultats.

Nous réussîmes, en leur exposant les conditions d'esclavage dans lesquelles ils travaillaient dans l'industrie pétrolière, à en attirer plusieurs.

L'esprit révolutionnaire grandissait parmi eux, malgré la différence des langues, le niveau peu élevé de leur éducation. Dès le mois d'octobre 1904, la grève économique était mûre et prête à éclater. Mais le comité du P.O.S.D.R. de Bakou estimait qu'elle serait prématurée et qu'il était préférable de mieux la préparer.

Sous la poussée des masses ouvrières, une grève éclata en novembre dans le rayon de Balakhan. Elle s'étendit à d'autres rayons. Le comité de grève fut élu ; il était composé de bolcheviks et de mencheviks. A la première réunion de ce comité qui dura toute la nuit, des revendications politiques furent ajoutées aux revendications économiques. On élabora une adresse aux ouvriers. Au matin, pétroleries, chantiers maritimes et autres entreprises, jusqu'aux petits ateliers, tout était arrêté. La grève dura un mois. Le comité de Bakou proposa de la terminer, des résultats favorables pour les ouvriers ayant été acquis. L'organisation de Bakou, contrairement au groupe des intellectuels menchéviks, était alors puissante par ses effectifs et par sa technique. Dans aucun centre en Russie, il n'y avait de telles conditions de travail ; l'argent et les locaux pour lez réunions étaient fournis par la bourgeoisie, et d'ailleurs les ouvriers ne se gênaient pas pour organiser des réunions, des rendez-vous dans les usines ou en plein air.

Les rapports avec les soldats que j'avais réussi à établir grâce à l'officier Pavlov s'étendirent et bientôt toute une organisation militaire fut formée.

Je m'en fus à la caserne, chez Pavlov ; il invita quelques camarades et nous nous rendîmes dans la cantine du régiment, où une vingtaine de gradés subalternes furent choisis pour former un cercle militaire.

La plupart des sous-officiers convinrent de rassembler pour le lendemain des renseignements touchant leurs revendications. Les matériaux ainsi recueillis nous servirent à composer un tract. Les questions économiques et politiques sont bien mieux comprises lorsqu'elles partent de faits touchant les masses, des faits qu'elles rencontrent dans leur vie de tous les jours. Nous lançâmes assez fréquemment de ces tracts et ils étaient très rapidement diffusés.

Notre travail parmi les soldats était couronné de succès. Je dus abandonner les cercles ouvriers à un autre camarade et me consacrer entièrement à mon activité parmi les militaires. Le Comité de Bakou me donna un propagandiste, C Nicolaï. Je travaillai de novembre à janvier.
Nous les bolcheviks, nous savions qu'il faudrait nous battre sans pouvoir dire au juste à quel moment. C'est pourquoi travaillant parmi les soldats, nous pensions non seulement à nous attacher cette force militaire mais encore à obtenir d'eux des fusils.

L'idée nous vint d'emporter des fusils et des balles pris dans les dépôts d'armes. Notre plan était de profiter du moment où le dépôt serait confié à la surveillance des nôtres, d'amener des charrettes et des gens sûrs pour s'emparer des engins et les transporter à un endroit convenu, de cacher les soldats qui auraient pris part à cette opération, etc.…

Tout allait bien quand, deux jours avant la date que nous nous étions fixée, je fus arrêté, ainsi que quatorze soldats militants, le camarade Pavlov en tête. Nous apprîmes lors du jugement qu'un mouchard nous avait trahis. Il informait régulièrement les chefs de nos réunions et de la diffusion de nos tracts. Il ne connaissait heureusement rien de notre projet ni des préparatifs faits en vue de son exécution, mais il connaissait le noyau des soldats militants et mon adresse - et nous échouâmes en prison, où il fallut attendre pendant cinq mois le jour du jugement.

Le nombre de prisonniers politiques était alors de soixante dix en moyenne : quarante cinq à cinquante bolchéviks, des mencheviks et des S.R. Nous étions plusieurs dans une cellule la nuit (de huit à neuf heures du soir jusqu'à six à sept heures du matin) en raison de l'exiguïté de la prison peut-être. L'administration de la prison ne se mêlait pas à la vie intérieure que nous avions organisée. Nous avions nous-mêmes établi notre régime. Nous possédions notre petite économie propre, nous commandions chaque jours les produits dont nous avions besoin par l'intermédiaire du boutiquier-fournisseur, avec qui les camarades restés en liberté avaient passé un accord et dont ils règlement les comptes une fois par mois. Nous avions notre cuisine, notre cuisinier, notre doyen. C'est sur lui que reposaient toutes les charges économiques et administratives et il était responsable de l'ordre extérieur, il devait établir les rapports avec l'administration et avec l'extérieur (au point de vue matériel), s'occuper du paiement du boutiquier, etc.… Il faisait chaque mois un compte rendu devant la réunion plénière des prisonniers politiques et recevait des directives pour le mois suivant.

Nous vivions en communauté. Aucun d'entre nous n'avait d'argent, ni de produit quelconque à sa disposition. Ce que chacun avait, allait à la caisse commune, qui nous procurait à tous la nourriture et tout ce qu'il fallait, y compris le linge.

Bien que la vie que nous menions en prison fût très supportable, nous aspirions à la liberté. Fuir, c'était exposer sa santé et sa vie ainsi que la santé et la vie de ceux qui restaient. Nous songions pourtant à l'évasion. La plupart de nous n'étaient pas passibles de peines capitales, mais il en était pourtant que la condamnation à mort ou le bagne ou la déportation attendait. Il y avait, par exemple, deux S.R. enregistrés comme " inconnus " - l'un s'appelait Volski et j'ai oublié le nom de l'autre - condamnés à mort tous les deux ; il y avait aussi Houndadzé qui devait être envoyé en exil.

Nous organisâmes sa fuite.

Le camarade Montine (notre doyen politique) devait bientôt sortir de prison. Il fut décidé de profiter de sa libération pour sauver Houndadzé. Montine, qui jouissait de notre considération et même de celle des geôliers, laisserait en prison tout ce qui appartenait, après en avoir prévenu le directeur, afin de pouvoir revenir prendre son bien quelques jours plus tard. Auparavant, il devait se procurer un panier, pouvant contenir Houndadzé, long de trois archines.

Voilà Montine en liberté… Nous attendons plein d'impatience qu'il vienne reprendre ses effets. Enfin nous apprenons qu'il est là. Houndadzé s'installe dans le panier où nous l'enfermons. Les porteurs sont prêts. Nous sommes six ou huit pour l'accompagner, les uns munis de seaux vont chercher du mazout pour la cuisine, moi élu doyen politique, je me rends au bureau, à l'économat, les autres portent le panier. Mais en réalité, nous sommes tous là dans un seul et même but : arracher, le cas échéant, le panier aux geôliers.

Celui-ci se trouve déjà à la sortie avec la permission du directeur, mais le portier ne veut pas le laisser passer sans en avoir vérifier le contenu et il nous demande de l'ouvrir. Nous refusons : nous n'avons pas la clef, et Montine a oublié la sienne à la maison. Cette raison ne le convainc pas. Notre trop vif désir d'emporter ce panier sans l'ouvrir lui paraît suspect et, saisissant sa baïonnette, il veut le percer de part en part.

Nous comprîmes que l'aventure pouvait être funeste ; l'un de nous arracha le cadenas et Houndadzé sorti de sa cachette. Voyant que l'on nous maltraitait en présence du directeur de la prison sans que celui-ci songeât à intervenir, Houndadzé se lança sur lui et le jeta par terre, il reçu plusieurs coups de marteau sur la tête. Nous n'avions donc abouti qu'à ce triste résultat : Houndadzé avait la tête abîmée et beaucoup d'entre nous avaient été roués de coups.

En nous voyant tout sanglants, nos camarades furent remplis d'indignation. Une réunion générale fut immédiatement convoquée ; on réclama la présence du procureur, et il fut décidé qu'on ne regagnerait pas les cellules avant qu'il ne fût venu. Mais on nous envoya des soldats et on nous menaça d'avoir recours aux armes si nous refusions plus longtemps de céder. Nous acceptâmes un compromis à condition que le procureur vienne le lendemain. Il vint en effet. Le procès-verbal fut dressé. Nous exigions la comparution du directeur de la prison et des deux surveillants qui s'étaient distingués lorsqu'il s'était agi de nous battre. Mais ils ne furent que changés de poste. C'est ainsi que fini l'histoire de l'évasion de Houndadzé qui, pendant longtemps, eut la tête bandée.

Le jour de mon jugement arriva. A la fin de mai 1905 je reçu l'acte d'accusation.

J'appris qu'au cours de l'instruction les soldats avaient confirmés leurs relations avec moi, avaient reconnu avoir diffusé brochures et tracts clandestins. Aucun doute n'était possible : mes camarades militaires et moi, nous en avions pour deux à trois ans de forteresse.

Je convins, par l'intermédiaire de notre organisation, des défenseurs qui prendraient ma cause en mains et celle des soldats qui devaient être jugés en même temps que moi.

Mon défenseur m'apprit qu'il était permis de supposer que, lors du jugement, les soldats nieraient les dépositions qu'ils avaient faites auparavant. Etaient-ce les instances des défenseurs ou des camarades de l'organisation qui avait pu le convaincre, par l'intermédiaire d'autres soldats ? Toujours est-il qu'au tribunal ils se rétractèrent tous ; ils étaient quatorze. Ils déclarèrent qu'ils avaient dit me connaître et s'étaient accusés d'avoir diffusé les tracts sous la menace de se voir envoyer en exil au cas où ils refuseraient de déposer dans ce sens. Les défenseurs, de leur côté, parvinrent à démontrer que le soldat qui nous avait dénoncés d'une façon systématique y trouvait son compte, de même que celui qui recueillait ses délations. Ces considérations, jointes aux déclarations faites par les soldats, inspirèrent une certaine confiance.

Qu'est-ce qui convainquit davantage ? La rétractation des soldats, l'apparence d'une provocation ou bien le crépitement des balles sur le Potemkine ? Il serait bien difficile de dire ce qui influença le plus le jury, mais le fait est que sur dix-sept accusés il y eut seize acquittés et un seul condamné. Ce fut Pavlov, qui, pour avoir oublié le portrait du tsar dans la caserne (il lui avait refait les yeux), se vit infliger dix ans d'exil.

Je quittai la prison, accompagné des chants joyeux et des discours d'adieu des camarades.

A ma demande, le Comité de Bakou me laissa partir pour Moscou.

 

 

Note

[1] " Santé, nous vous souhaitons ! ".

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