1905

L'Humanité, 1er juillet 1905.

Téléchargement fichier zip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré


La Révolution russe

Jean Jaurès


Le citoyen Vaillant disait hier : " Qui aurait dit que l’escadre russe serait la première escadre de la Révolution, et que c’est sur la mer Noire que flotterait d’abord le drapeau rouge ? " Il a fallu en effet que le régime tsariste poussât étrangement à bout ce peuple couché depuis des siècles dans une docilité muette pour que celui-ci se dressât en un geste de révolution. Ce n’est pas dans des combinaisons moyennes, ce n’est pas dans l’équivoque d’un libéralisme de juste milieu qu’il peut chercher son salut. Contre les puissances formidables d’oppression, il ne peut pas invoquer seulement le secours des classes moyennes trop débiles encore. Il faut qu’il fasse appel à l’énergie indomptée du prolétariat des usines, et à l’immense réserve des forces des paysans dépouillés et exaspérés. C’est pourquoi, quand les marins de la flotte russe, révoltés dans leur fierté nationale et leur instinct vital par les catastrophes imbéciles où des chefs ignorants avaient abîmé leurs frères, excédés des privations ignominieuses et sordides que leur infligeait l’impudeur d’une bureaucratie voleuse, se sont soulevés, c’est le drapeau de la révolution sociale, c’est le drapeau des prolétaires de Juin et de 1871, des héros de Lodz et de Moscou, qu’ils ont déployé sur le navire. Et par là éclate le caractère de la Révolution russe ; elle sera tout ensemble une révolution de liberté et de justice où le souffle républicain sera mêlé d’un souffle socialiste.

Il n’y avait pas un député à la Chambre, de quelque parti que ce fût, qui n’avouât l’extrême gravité des événements d’Odessa. C’est la dislocation de la force militaire du tsarisme ; c’est la Révolution enfonçant son coin dans l’armée. Seuls les Débats essaient d’atténuer un peu le sens du drame. Ils rappellent que de multiples incidents, sanglants et terribles, se sont déjà perdus dans l’immense vie diffuse de la nation russe, comme le sang d’une querelle ignorée dans la steppe solitaire. Oui, mais jusqu’ici contre les paysans révoltés, contre les ouvriers révolutionnaires, le tsarisme disposait encore de la force armée. Et maintenant celle-ci lui échappe et se retourne contre lui.

Ce n’est point la mutinerie vulgaire de soldats mécontents de la mauvaise qualité de leur soupe. Ces hommes engagent héroïquement la lutte contre tout le système gouvernemental. C’est avec un sens magnifique et presque religieux de la mise en scène de révolution qu’ils exposent sur le quai d’Odessa le corps de leur camarade tué par le revolver d’un officier, avec défense aux administrateurs de la ville d’y porter la main. Symptôme grave. Des officiers sont avec eux. Parmi ceux-là mêmes qui commandent, il en est qui sont saturés d’humiliations nationales ; il en est dont la conscience ne soutient plus le métier de bourreau auquel le tsarisme condamne l’armée. Symptôme plus grave encore. Ce n’est pas une révolte locale et isolée. Odessa est un champ d’opération révolutionnaire merveilleusement choisi, puisque la population du port est formée pour une large part de juifs et d’Arméniens, c’est-à-dire des deux catégories de populations sur lesquelles le tsarisme a le mieux exercé sa puissance de meurtre. Les massacres des juifs de Kitchineff, les massacres des Arméniens du Caucase se payent maintenant sur les bords de la mer Noire. Mais à la révolte d’Odessa répond, des bords lointains de la Baltique, la révolte de Libau ; d’un pont de navire à l’autre, par-dessus toute la Russie du tsar, se croise le double reflet du drapeau rouge. L’armée de terre, nous le savons, va se disloquer comme l’armée de mer. Qui sait ce que ferait l’armée de Manchourie si la paix la ramenait vers le centre de l’empire ? Elle demanderait compte sans doute, à ce régime d’imprévoyance et de concussion, de toutes les hontes savourées, de toutes les fortunes subies. Oui ce sont des événements décisifs qui s’accomplissent. On dit que la flotte de Sébastopol marche contre les cuirassés révoltés d’Odessa. Mais le tsarisme est-il sûr de sa fidélité ? Si la flotte de " l’ordre " se rallie à une flotte de la Révolution, c’est le dernier coup porté au tsarisme. Si la flotte du tsar, entraînée encore à une suprême folie d’obéissance, a raison des révoltés, quel drame ! Coulera-t-elle les cuirassés que domina le drapeau rouge ? Ou leur livrera-t-elle l’assaut et prendra-t-elle les insurgés vaincus ? Ce sera pour tous les marins et pour tous les soldats une meurtrissure de plus, une exaspération de plus, et le drapeau rouge de la Révolution sera comme élargi en un frisson de colère.

Le tsarisme est à bout. Après tous ces drames, il n’est plus permis de rêver une combinaison de monarchie et de liberté, de tradition et de Révolution. C’est un gouvernement populaire et national, c’est un gouvernement républicain qui se substituera au gouvernement du tsar. En vain dira-t-on que le peuple russe n’y est point préparé. La préparation décisive à un changement de régime, c’est qu’il n’y en ait plus d’autre possible. En vain opposera-t-on que la Russie de 1905 ne dispose pas des mêmes éléments de gestion révolutionnaire que la France de 1789. Peut-être, mais les forces de contre-révolution aussi y sont moins exercées et moins avisées.

Le gouvernement provisoire de la Russie libérée aura d’emblée, sans devancer par une anticipation utopique le mouvement des esprits et des choses, un admirable programme à réaliser, capable de grouper autour de lui des forces immenses. Il pourra concilier avec la centralité nécessaire, un fédéralisme varié, reconnaître à la Pologne une large autonomie, restituer à la Finlande les libertés traditionnelles dont le souvenir est tout vif encore et qui renaîtront agrandies dans les libertés nouvelles, assurer aux juifs l’égalité civile et politique, protéger les Arméniens contre les massacreurs soldés. Et si en même temps il donne à toute la nation russe le bienfait de la paix retrouvée, si, par une législation hardie, il appelle les paysans à la propriété de la terre, s’il protège le travail ouvrier par des lois sociales, comment n’aurait-il pas la force de gouverner, c’est-à-dire de coordonner les libres énergies de la nation ? Le gouvernement central, appuyé sur l’Assemblée nationale, aura pour organes des institutions fédératives qui permettront à l’énorme masse de se mouvoir sans contrainte comme sans anarchie. Et pourquoi refuser d’avance à la nation et au prolétariat russes le génie politique collectif qui mettra en ouvre tous les éléments d’un monde nouveau ? Déjà des zemstvos de Saint-Pétersbourg et de Moscou ont signifié que si la Constitution n’était pas promulguée à bref délai, ils institueraient chacun dans sa région des administrations de liberté. Au-dessus de ces institutions régionales un gouvernement provisoire central, déjà formé par l’entente des libéraux démocrates et des socialistes, organisera la Russie nouvelle. La Russie révolutionnaire aura donc des organes de gouvernement et d’administration comme elle a des forces admirables de dévouement et d’héroïsme. Quel surcroît de force pour l’humanité ! Quelle puissance d’équilibre et de paix pour l’Europe ! Quelle garantie pour la France républicaine !


Archives II° Internationale Archives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire