1941

Maurice Lime

Cellule 8 – 14e rayon
chapitre 1

1941

 

1

 

Dans la foule des ouvriers qui vont vers la porte de Saint Cloud prendre le métro, trois jeunes hommes s'entretiennent de la note de service passée cet après-midi. Sera renvoyé celui qui fumera aux w.c., sera renvoyé celui qui manquera une demi-journée sans demander la permission, sera renvoyé celui qui se « coulera » plus de trois fois de suite sur ses bons de travail, etc...

– Ils nous prennent bien pour des esclaves.

– On n'a que ce qu'on mérite.

– Qu'est-ce que tu veux faire. Mon pauvre vieux, la masse est tellement stupide.

– Si encore ça servait à quelque chose, mais après avoir trimé comme des noirs, on va finir comme chômeurs, à moins que pour nous liquider avec leurs stocks « ils » ne fassent une nouvelle guerre. Voilà onze ans que l'autre est finie ; ça doit les démanger d'en faire une fraîche et gazeuse.

– T'as vu l'autre salaud  ? Perdre dans une nuit un million au jeu. Un million  ! c'est de l'argent volé aux ouvriers.

Au carrefour, celui qui avait parlé de guerre s'arrête et tend la main aux autres.

– Je vous quitte ici, à lundi.

– Eh Lucien, tu lui diras bonjour de ma part.

– C'est entendu, répond Lucien en souriant.

Un tramway passe en cahotant sur l'aiguillage du croisement. Lucien lui court après, saute sur le marchepied et leur fait encore un salut de la main avant de disparaître à l'intérieur.

– Tu crois qu'il chasse, il n'est pas marié  ?

– J'en sais rien, on n'ose pas trop lui poser de questions.

Sans que ses deux copains en sachent rien, Lucien Charon est l'un des meneurs qui inquiètent tant le seigneur de Billancourt. Large d'épaules, le cou musclé, portant droit une tête à face bronzée, il évoque plutôt le marin conquérant que le mécanicien de précision. Cette impression se trouve encore renforcée par le tricot sans col qu'il porte. Effectivement, il a fait son service dans la marine, mais il en garde un mauvais souvenir. Les brimades des gradés ne sont pas pour peu dans sa vocation de militant communiste.

S'il porte encore le tricot marin, c'est donc simplement parce que ce mode de vêtement est plus rationnel ; du moins il le croit, car souvent à son insu et malgré les froids raisonnements avec lesquels il cherche à expliquer tous ses gestes, beaucoup de romantisme se mêle à son attitude.

De même il aurait raillé celui qui lui aurait dit, à lui athée militant, que sa foi de révolutionnaire intransigeant n'était, pour une grande part, que l'expression de l'éducation religieuse que sa mère lui avait donnée. Veuve de guerre repliée sur ses enfants, elle avait parfois pris le petit Lucien sur ses genoux pour lui raconter l'histoire d'un héros qui s'était volontairement sacrifié pour les pauvres réclamant l'égalité entre les hommes et l'abolition des frontières. C'était le gouvernement de ce temps là qui l'avait fait tuer – un gouvernement de riches comme tous les gouvernements. Cet enseignement n'était peut-être pas très orthodoxe, mais il convenait parfaitement à tous les deux et quand, plus tard, Lucien devint un révolutionnaire, c'est tout naturellement et sans crise intérieure.

Depuis quelques mois seulement il était dans ce " rayon " important. Sa renommée de militant intrépide l'ayant devancé, les camarades lui  avaient presque aussitôt confié le secrétariat. Avec de faux papiers, il réussit le tour de force de se faire embaucher dans un secteur de la grande usine où la répression venait de balayer peu avant toute la cellule. Patiemment, avec mille précautions, comme s'il devait exécuter une pièce de mécanique très délicate, il s'appliquait à reconstruire l'organisation, ne se confiant qu'à des hommes qu'il avait lui-même mis à l'épreuve.

Dans le tramway, Lucien ne voit pas de têtes suspectes ; ni contremaître, ni mouchard. Deux stations plus loin il descend, toute filature est ainsi rompue ; un dernier coup d'œil, et il s'engage dans une cour étroite. Ici il ne s'appelle plus Charon, mais Levasseur, d'après le nom d'une usine dans laquelle il avait travaillé. Il se redresse : Lucien Levasseur, secrétaire du XIVème rayon du parti communiste. Un escalier branlant le mène vers un grenier de la coopérative encombré de vieux ustensiles. A droite un espace déblayé ; une grande table, des bancs, une bibliothèque : c'est le siège semi clandestin du rayon. Les camarades du comité sont déjà là. Presque tous repérés, ils ont dû, pour travailler, se réfugier chez des petits patrons, ou bien user, eux aussi, de faux papiers. Ces militants représentent la protestation de la masse humaine jetée en pâture à la machine. Voilà pourquoi les " prolos " qui ne comprennent rien à leurs théories, les soutiennent tacitement.

Dès son arrivée, Lucien devine à l'attitude des camarades que quelque chose d'anormal s'est passé. En effet, le plancher est jonché de tracts, les affiches qui décoraient la cloison sont arrachées et les carreaux d'une des lucarnes sont brisés.

Lecomte, qui a toujours hâte de parler pour les autres, le met au courant.

– On nous a fauché notre machine à polycopier.

Le coup est dur, comment imprimer sans machine les tracts pour la manifestation contre la guerre  ?

Avant-hier, Georges, chez lequel la machine était cachée jusqu'alors, l'avait ramenée. Bien à contrecœur ; les camarades ne croyaient-ils pas que c'était sous la pression de sa femme, toujours inquiète pour la santé de son mari. Garce de femme. Elle n'hésitait pas à venir jusqu'au comité pour protester qu'on voulait lui rendre son Georges malade à le faire ainsi veiller des nuits entières, alors qu'il s'était lui-même chargé du travail.

Le voyant tellement atterré, Lucien lui touche l'épaule :

– Ne te frappe pas ; avec ton histoire tu ne pouvais faire autrement.

Compromis dans une distribution de tracts antimilitaristes, Georges risquait à tout moment d'être arrêté et la machine trouvée chez lui, tout en aggravant son cas, aurait certainement été confisquée.

Inquiets de voir cette précieuse mécanique à la permanence, les copains s'étaient mis en quête d'une autre " planque ". Armandis, cet anarchiste sceptique qui venait parmi eux plutôt pour avoir un milieu de copains affranchis des préjugés bourgeois que par conviction révolutionnaire – c'était le seul d'ailleurs qui avait, même en semaine, un pli impeccable à son pantalon, signe que l'amour le préoccupait plus que la politique – avait déniché un sympathisant, propriétaire d'un petit pavillon. Assez loin ce pavillon, mais cela même donnait aux camarades l'impression d'une cachette sûre. Le déménagement de la machine devait avoir lieu ce soir ou demain. Et voilà que l'ennemi les avait devancés. La descente avait sans doute été faite par les "Unionistes ", organisation de " jaunes " montée par le patronat. Mais qui les avait renseignés  ? L'ambiance de bonne camaraderie est brisée, la trahison rôde.

Bien que le poids de leur découragement lui pèse, Lucien cherche à remonter le courant  :

– Eh les gars, ne perdons pas de temps, l'ordre du jour est chargé, on fera une souscription pour en acheter une autre, voilà tout.

Serge, l'étudiant étranger, hausse les épaules  :

– Les Français ne connaissent rien au travail illégal ; quelle idée de laisser la machine ici, dans une permanence, à la veille d'une manifestation.

Il parle lentement avec un léger accent, détachant bien les mots. Sa figure fatiguée par les longues veilles semble receler un secret.

Lucien ressent le reproche comme une brûlure. Ce frêle binoclard qui n'a rien à foutre toute la journée veut faire voir qu'il est plus malin que les autres.

– T'arrives une fois par semaine en promeneur pour donner de bons conseils ; t'avais qu'à faire le boulot, ça ne serait pas arrivé, lui riposte-t-il, de mauvaise humeur.

– A l'ordre du jour, s'impatiente Ernest, le plus vieux. Et s'efforçant à plaisanter, il ajoute : " Je vais encore me faire engueuler par ma femme en rentrant à une heure impossible ".

En vérité, il a hâte de partir ; ce grenier mal éclairé lui paraît subitement lugubre. Malgré lui, il écoute si l'on ne vient pas pour les arrêter. Avec des gosses à la maison, perdre son boulot maintenant que le chômage commence, ne serait pas drôle. Il met tant de candeur à avouer sa frousse, que les copains ne savent plus s'ils doivent se moquer de lui ou bien admirer son dévouement qui le retient malgré tout dans l'organisation.

Gabriel, l'ami intime de Lucien et sa réplique en plus mastoc, la veste jetée négligemment sur l'épaule, moulé dans un petit tricot blanc qui met en valeur sa nuque massive et ses biceps noués, s'assoit au bout de la table. Les autres prennent place tout autour et la réunion commence. En l'absence de Citard, Gabriel tient le procès-verbal.

Il s'agit d'organiser les " groupes de cinq " qui distribueront aux usines et sur le marché les tracts appelant à la grève générale contre la guerre ; le 1er août ces groupes tâcheront d'entraîner 1es masses à manifester " spontanément ".

Ça chauffera avec la police.

Longtemps ils cherchent comment tourner la difficulté du manque de machine. Finalement, Serge se charge de faire tirer les tracts à l'organisation des étudiants. Lucien lui remet le texte qui vient d'être adopté par le Comité.

Pendant qu'ils discutent encore, une grosse pluie d'été s'est mise à tambouriner sur le toit ; il fait nuit avant l'heure. Malgré le carton avec lequel ils ont hâtivement couvert la lucarne brisée, l'eau dégouline dans le grenier. Maintenant que les principaux points de l'ordre du jour sont épuisés, les copains s'esquivent peu à peu.

Subitement, le camarade polonais, animateur d'une des cellules de la "grande tôle" revient, la figure pâle :

– Je ne peux pas sortir, il y a un inspecteur devant la porte.

Ils se regardent. Pas de deuxième sortie.

Bernard s'emballe, il s'emballe toujours :

– On ne peut pas laisser tomber le copain. Faut aller demander à ce Monsieur ce qu'il veut.

Gabriel se lève posément :

– Je viens.

– Moi aussi, fait Lucien, mécontent d'avoir été devancé. Plusieurs autres suivent. Arrivé au bout de la cour, Lucien entrebâille la porte. En effet, à quelques mètres de là, un individu est caché derrière un arbre. L'un après l'autre, ils regardent. Pas de doute possible, ce type surveille la sortie.

– Allons, on y va, et pendant qu'on s'explique, tu te débineras de l'autre côté. Jean, tu l'accompagneras.

Pendant qu'ils s'apprêtent à sortir, deux jeunes filles, leur jaquette par-dessus la tête pour se protéger des dernières gouttes, passent en courant et riant. L'une d'elle embrasse " l'énergumène " :

– Excuse-moi, chéri, je suis en retard parce que je n'avais pas de parapluie.

Dans un éclat de rire général, les copains oublient un moment leurs soucis.

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