1945

Georges Orwell

La ferme des animaux

1945

Chapitre III

Comme ils trimèrent et prirent de la peine pour rentrer le foin ! Mais leurs efforts furent récompensés car la récolte fut plus abondante encore qu’ils ne l’auraient cru.

A certains moments la besogne était tout à fait pénible. Les instruments agraires avaient été inventés pour les hommes et non pour les animaux, et ceux-ci en subissaient les conséquences. Ainsi, aucun animal ne pouvait se servir du moindre outil qui l’obligeât à se tenir debout sur ses pattes de derrière. Néanmoins, les cochons étaient si malins qu’ils trouvèrent le moyen de tour­ner chaque difficulté. Quant aux chevaux, ils connaissaient cha­que pouce du terrain, et s’y entendaient à faucher et à râteler mieux que Jones et ses gens leur vie durant. Les cochons, à vrai dire, ne travaillaient pas : ils distribuaient le travail et veillaient à sa bonne exécution. Avec leurs connaissances supérieures, il était naturel qu’ils prennent le commandement. Malabar et Douce s’attelaient tout seuls au râteau ou à la faucheuse (ni mors ni rê­nes n’étant plus nécessaires, bien entendu), et ils arpentaient le champ en long et en large, un cochon à leurs trousses. Celui-ci s’écriait : « Hue dia, camarade ! » ou « Holà, ho, camarade ! », suivant le cas. Et chaque animal jusqu’au plus modeste besognait à faner et ramasser le foin. Même les canards et les poules, sans relâche, allaient et venaient sous le soleil, portant dans leurs becs des filaments minuscules. Et ainsi la fenaison fut achevée deux jours plus tôt qu’aux temps de Jones. Qui plus est, ce fut la plus belle récolte de foin que la ferme ait jamais connue. Et nul gaspil­lage, car poules et canards, animaux à l’œil prompt, avaient glané jusqu’au plus petit brin. Et pas un animal n’avait dérobé ne fût-ce qu’une bouchée.

Tout l’été le travail progressa avec une régularité d’horloge. Les animaux étaient heureux d’un bonheur qui passait leurs espé­rances. Tout aliment leur était plus délectable d’être le fruit d

eleur effort. Car désormais c’était là leur propre manger, produit par eux et pour eux, et non plus l’aumône, accordée à contrecœur, d’un maître parcimonieux. Une fois délivrés de l’engeance hu­maine, des bons à rien, des parasites, chacun d’eux reçut en par­tage une ration plus copieuse. Et, quoique encore peu expérimen­tés, ils eurent aussi des loisirs accrus. Oh, il leur fallut faire face à bien des difficultés. C’est ainsi que, plus tard dans l’année et le temps venu de la moisson, ils durent dépiquer le blé à la mode d’autrefois et, faute d’une batteuse à la ferme, chasser la glume en soufflant dessus. Mais l’esprit de ressource des cochons ainsi que la prodigieuse musculature de Malabar les tiraient toujours d’embarras. Malabar faisait l’admiration de tous. Déjà connu à l’époque de Jones pour son cœur à l’ouvrage, pour lors il beso­gnait comme trois. Même, certains jours, tout le travail de la ferme semblait reposer sur sa puissante encolure. Du matin à la tombée de la nuit, il poussait, il tirait, et était toujours présent au plus dur du travail. Il avait passé accord avec l’un des jeunes coqs pour qu’on le réveille une demi-heure avant tous les autres, et, devançant l’horaire et le plan de la journée, de son propre chef il se portait volontaire aux tâches d’urgence. À tout problème et à tout revers, il opposait sa conviction : « Je vais travailler plus dur. » Ce fut là sa devise.

Toutefois, chacun œuvrait suivant ses capacités. Ainsi, les poules et les canards récupérèrent dix boisseaux de blé en recueil­lant les grains disséminés ça et là. Et personne qui chapardât, ou qui se plaignît des rations : les prises de bec, bisbilles, humeurs ombrageuses, jadis monnaie courante, n’étaient plus de mise. Personne ne tirait au flanc - enfin, presque personne. Lubie, avouons-le, n’était pas bien matineuse, et se montrait encline à quitter le travail de bonne heure, sous prétexte qu’un caillou lui agaçait le sabot. La conduite de la chatte était un peu singulière aussi. On ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle était introuvable quand l’ouvrage requérait sa présence. Elle disparaissait des heu­res d’affilée pour reparaître aux repas, ou le soir après le travail fait, comme si de rien n’était. Mais elle se trouvait des excuses si excellentes, et ronronnait de façon si affectueuse, que ses bonnes intentions n’étaient pas mises en doute. Quant à Benjamin, le vieil âne, depuis la révolution il était demeuré le même. Il s’acquittait de sa besogne de la même manière lente et têtue, sans jamais renâcler, mais sans zèle inutile non plus. Sur le soulève­ment même et ses conséquences, il se gardait de toute opinion. Quand on lui demandait s’il ne trouvait pas son sort meilleur de­puis l’éviction de Jones, il s’en tenait à dire : « Les ânes ont la vie dure. Aucun de vous n’a jamais vu mourir un âne », et de cette réponse sibylline on devait se satisfaire.

Le dimanche, jour férié, on prenait le petit déjeuner une heure plus tard que d’habitude. Puis c’était une cérémonie renou­velée sans faute chaque semaine. D’abord on hissait les couleurs. Boule de Neige s’était procuré à la sellerie un vieux tapis de table de couleur verte, qui avait appartenu à Mrs. Jones, et sur lequel il avait peint en blanc une corne et un sabot. Ainsi donc, dans le jardin de la ferme, tous les dimanches matin le pavillon était hissé au mât. Le vert du drapeau, expliquait Boule de Neige, représente les verts pâturages d’Angleterre ; la corne et le sabot, la future République, laquelle serait proclamée au renversement définitif de la race humaine. Après le salut au drapeau, les animaux ga­gnaient ensemble la grange. Là se tenait une assemblée qui était l’assemblée générale, mais qu’on appelait l’Assemblée. On y éta­blissait le plan de travail de la semaine et on y débattait et adop­tait différentes résolutions. Celles-ci, les cochons les proposaient toujours. Car si les autres animaux savaient comment on vote, aucune proposition nouvelle ne leur venait à l’esprit. Ainsi, le plus clair des débats était l’affaire de Boule de Neige et Napoléon. Il est toutefois à remarquer qu’ils n’étaient jamais d’accord : quel que fut l’avis de l’un, on savait que l’autre y ferait pièce. Même une fois décidé, et personne ne pouvait s’élever contre la chose elle-même, d’aménager en maison de repos le petit enclos atte­nant au verger, un débat orageux s’ensuivit : quel est, pour cha­que catégorie d’animaux, l’âge légitime de la retraite ? L’assemblée prenait toujours fin aux accents de Bêtes d’Angleterre, et l’après-midi était consacré aux loisirs.

Les cochons avaient fait de la sellerie leur quartier général. Là, le soir, ils étudiaient les arts et métiers : les techniques du ma­réchal-ferrant, ou celles du menuisier, par exemple à l’aide de livres ramenés de la ferme. Boule de Neige se préoccupait aussi de répartir les animaux en Commissions, et sur ce terrain il était infatigable. Il constitua pour les poules la Commission des pon­tes, pour les vaches la Ligue des queues de vaches propres, pour les réfractaires la Commission de rééducation des camarades vi­vant en liberté dans la nature (avec, pour but d’apprivoiser les rats et les lapins), et pour les moutons le Mouvement de la laine immaculée, et encore d’autres instruments de prophylaxie sociale, outre les classes de lecture et d’écriture.

Dans l’ensemble, ces projets connurent l’échec. C’est ainsi que la tentative d’apprivoiser les animaux sauvages avorta pres­que tout de suite. Car ils ne changèrent pas de conduite, et ils mi­rent à profit toute velléité généreuse à leur égard. La chatte fit de bonne heure partie de la Commission de rééducation, et pendant quelques jours y montra de la résolution. Même, une fois, on la vit assise, sur le toit, parlementant avec des moineaux hors d’atteinte : tous les animaux sont désormais camarades. Aussi tout moineau pouvait se percher sur elle, même sur ses griffes. Mais les moineaux gardaient leurs distances.

Les cours de lecture et d’écriture, toutefois, eurent un vif succès. À l’automne, il n’y avait plus d’illettrés, autant dire.

Les cochons, eux, savaient déjà lire et écrire à la perfection. Les chiens apprirent à lire à peu près couramment, mais ils ne s’intéressaient qu’aux Sept Commandements. Edmée, la chèvre, s’en tirait mieux qu’eux. Le soir, il lui arrivait de faire aux autres la lecture de fragments de journaux découverts aux ordures. Ben­jamin, l’âne, pouvait lire aussi bien que, n’importe quel cochon, mais jamais il n’exerçait ses dons. » Que je sache, disait-il, il n’y a rien qui vaille la peine d’être lu. » Douce apprit toutes ses lettres, mais la science des mots lui échappait. Malabar n’allait pas au- delà de la lettre D. De son grand sabot, il traçait dans la poussière les lettres A B C D, puis il les fixait des yeux, et, les oreilles rabat­tues et de temps a autre repoussant la mèche qui lui barrait le front, il faisait grand effort pour se rappeler quelles lettres venaient après, mais sans jamais y parvenir. Bel et bien, à différen­tes reprises, il retint E F G H, mais du moment qu’il savait ces lettres-là, il avait oublié les précédentes. À la fin, il décida d’en rester aux quatre premières lettres, et il les écrivait une ou deux fois dans la journée pour se rafraîchir la mémoire. Lubie refusa d’apprendre l’alphabet, hormis les cinq lettres de son nom. Elle les traçait fort adroitement, avec des brindilles, puis les agrémen­tait d’une fleur ou deux et, avec admiration, en faisait le tour.

Aucun des autres animaux de la ferme ne put aller au-delà de la lettre A. On s’aperçut aussi que les plus bornés, tels que moutons, poules et canards, étaient incapables d’apprendre par cœur les Sept Commandements. Après mûre réflexion, Boule de Neige signifia que les Sept Commandements pouvaient, après tout, se ramener à une maxime unique, à savoir Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! En cela, dit-il, réside le principe fonda­mental de l’Animalisme. Quiconque en aurait tout à fait saisi la signification serait à l’abri des influences humaines. Tout d’abord les oiseaux se rebiffèrent, se disant qu’eux aussi sont des Deux-pattes, mais Boule de Neige leur prouva leur erreur, disant :

« Les ailes de l’oiseau, camarades, étant des organes de pro­pulsion, non de manipulation, doivent être regardées comme des pattes. Ça va de soi. Et c’est la main qui fait la marque distinctive de l’homme : la main qui manipule, la main de malignité. »

Les oiseaux restèrent cois devant les mots compliqués de Boule de Neige, mais ils approuvèrent sa conclusion, et tous les moindres animaux de la ferme se mirent à apprendre par cœur la nouvelle maxime : Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non !, que l’on inscrivit sur le mur du fond de la grange, au-dessus des Sept Commandements et en plus gros caractères. Une fois qu’ils la su­rent sans se tromper, les moutons s’en éprirent, et c’est souvent que, couchés dans les champs, ils bêlaient en chœur : Quatrepat­tes, oui ! Deuxpattes, non ! Et ainsi des heures durant, sans se lasser jamais.

Napoléon ne portait aucun intérêt aux Commissions de Boule de Neige. Selon lui, l’éducation des jeunes était plus impor­tante que tout ce qu’on pouvait faire pour les animaux déjà d’âge mûr. Or, sur ces entrefaites, les deux chiennes, Constance et Fleur, mirent bas, peu après la fenaison, donnant naissance à neuf chiots vigoureux. Dès après le sevrage, Napoléon enleva les chiots à leurs mères, disant qu’il pourvoirait personnellement à leur éducation. Il les remisa dans un grenier, où l’on n’accédait que par une échelle de la sellerie, et les y séquestra si bien que bientôt tous les autres animaux oublièrent jusqu’à leur existence.

Le mystère de la disparition du lait fut bientôt élucidé. C’est que chaque jour le lait était mélangé à la pâtée des cochons. C’était le temps où les premières pommes commençaient à mûrir, et bientôt elles jonchaient l’herbe du verger. Les animaux s’attendaient au partage équitable qui leur semblait aller de soi. Un jour, néanmoins, ordre fut donné de ramasser les pommes pour les apporter à la sellerie, au bénéfice des porcs. On entendit bien murmurer certains animaux, mais ce fut en vain. Tous les cochons étaient, sur ce point, entièrement d’accord, y compris Napoléon et Boule de Neige. Et Brille-Babil fut chargé des expli­cations nécessaires

« Vous n’allez tout de même pas croire, camarades, que nous, les cochons, agissons par égoïsme, que nous nous attri­buons des privilèges. En fait, beaucoup d’entre nous détestent le lait et les pommes. C’est mon propre cas, Si nous nous les appro­prions, c’est dans le souci de notre santé. Le lait et les pommes (ainsi, camarades, que la science le démontre) renferment des substances indispensables au régime alimentaire du cochon. Nous sommes, nous autres, des travailleurs intellectuels. La di­rection et l’organisation de cette ferme reposent entièrement sur nous. De jour et de nuit nous veillons à votre bien. Et c’est pour votre bien que nous buvons ce lait et mangeons ces pommes. Sa­vez-vous ce qu’il adviendrait si nous, les cochons, devions faillir à notre devoir ? Jones reviendrait ! Oui, Jones ! Assurément, camarades - s’exclama Brille-Babil, sur un ton presque suppliant, et il se balançait de côté et d’autre, fouettant l’air de sa queue -, assu­rément il n’y en a pas un seul parmi vous qui désire le retour de Jones ? »

S’il était en effet quelque chose dont tous les animaux ne voulaient à aucun prix, c’était bien le retour de Jones. Quand on leur présentait les choses sous ce jour, ils n’avaient rien à redire. L’importance de maintenir les cochons en bonne forme s’imposait donc à l’évidence. Aussi fut-il admis sans plus de dis­cussion que le lait et les pommes tombées dans l’herbe (ainsi que celles, la plus grande partie, à mûrir encore) seraient prérogative des cochons.

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