1945

Georges Orwell

La ferme des animaux

1945

Chapitre VII

Un rude hiver. Après les orages, la neige et la neige fondue, puis ce fut le gel qui ne céda que courant février. Vaille que vaille, les animaux poursuivaient la reconstruction du moulin, se ren­dant bien compte que le monde étranger les observait, et que les humains envieux se réjouiraient comme d’un triomphe, si le mou­lin n’était pas achevé dans les délais.

Les mêmes humains affectaient, par pure malveillance, de ne pas croire à la fourberie de Boule de Neige : le moulin se serait effondré tout seul, à les en croire, à cause de ses murs fragiles. Les animaux savaient, eux, que tel n’était pas le cas - encore qu’on eût décidé de les rebâtir sur trois pieds d’épaisseur, au lieu de dix- huit pouces, comme précédemment. Il leur fallait maintenant amener à pied d’œuvre une bien plus grande quantité de pierres. Longtemps, la neige amoncelée sur la carrière retarda les travaux. Puis ce fut un temps sec et il gela, et les animaux se remirent à la tâche, mais elle leur était pénible et ils n’y apportaient plus qu’un moindre enthousiasme. Ils avaient froid tout le temps, la plupart du temps ils avaient faim aussi. Seuls Malabar et Douce gardaient cœur à l’ouvrage. Les animaux entendaient les exhortations excel­lentes de Brille-Babil sur les joies du service et la dignité du la­beur, mais trouvaient plus de stimulant dans la puissance de Ma­labar comme dans sa devise inattaquable : « Je vais travailler plus dur. »

En janvier la nourriture vint à manquer. Le blé fut réduit à la portion congrue, et il fut annoncé que, par compensation, une ration supplémentaire de pommes de terre serait distribuée. Or on s’aperçut que la plus grande partie des pommes de terre avait gelé, n’ayant pas été assez bien protégées sous la paille. Elles étaient molles et décolorées, peu comestibles. Bel et bien, plu­sieurs jours d’affilée les animaux se nourrirent de betteraves four­ragères et de paille. Ils semblaient menacés de mort lente.

Il était d’importance capitale de cacher ces faits au monde extérieur. Enhardis par l’effondrement du moulin, les humains accablaient la Ferme des Animaux sous de nouveaux mensonges. Une fois encore, les bêtes mouraient de faim et les maladies fai­saient des ravages, elles se battaient entre elles, tuaient leurs pe­tits, se comportaient en vrais cannibales. Si la situation alimen­taire venait à être connue, les conséquences seraient funestes ; et c’est ce dont Napoléon se rendait clairement compte. Aussi déci­da-t-il de recourir à Mr. Whymper, pour que prévale le sentiment contraire. Les animaux n’avaient à peu près jamais l’occasion de rencontrer Mr. Whymper lors de ses visites hebdomadaires : dé­sormais, certains d’entre eux, bien choisis - surtout des moutons -, eurent l’ordre de se récrier, comme par hasard, quand il était à portée d’oreille, sur leurs rations plus abondantes. De plus, Napo­léon, donna ordre de remplir de sable, presque à ras bord, les cof­fres à peu près vides de la resserre, qu’on recouvrit ensuite du restant de grains et de farine. Sur un prétexte plausible, on mena Mr. Whymper à la resserre et l’on fit en sorte qu’il jette au pas­sage un coup d’œil sur les coffres. Il tomba dans le panneau, et rapporta partout qu’à la Ferme des Animaux, il n’y avait pas de disette.

Pourtant, à fin janvier, il devint évident qu’il serait indispen­sable de s’approvisionner en grain quelque part. À cette époque, Napoléon se montrait rarement en public. Il passait son temps à la maison, où sur chaque porte veillaient des chiens à la mine fé­roce. Quand il quittait sa retraite, c’était dans le respect de l’étiquette et sous escorte. Car six molosses l’entouraient, et gro­gnaient si quelqu’un l’approchait de trop près. Souvent il ne se montrait même pas le dimanche matin, mais faisait connaître ses instructions par l’un des autres cochons, Brille-Babil en général.

Un dimanche matin, Brille-Babil déclara que les poules, qui venaient de se remettre à pondre, devraient donner leurs œufs. Napoléon avait conclu, par l’intermédiaire de Whymper, un contrat portant sur quatre cents œufs par semaine En contrepar­tie, on se procurerait la farine et le grain jusqu’à l’été et le retour à une vie moins pénible.

Entendant ce qu’il en était, les poules élevèrent des protesta­tions scandalisées. Elles avaient été prévenues que ce sacrifice pourrait s’avérer nécessaire, mais n’avaient pas cru qu’on en viendrait là. Elles déclaraient qu’il s’agissait de leurs couvées de printemps, et que leur prendre leurs œufs était criminel. Pour la première fois depuis l’expulsion de Jones, il y eut une sorte de révolte. Sous la conduite de trois poulets noirs de Minorque, les poules tentèrent résolument de faire échec aux vœux de Napo­léon. Leur mode de résistance consistait à se jucher sur les che­vrons du comble, d’où les œufs pondus s’écrasaient au sol. La ré­action de Napoléon fut immédiate et sans merci. Il ordonna qu’on supprime les rations des poules, et décréta que tout animal sur­pris à leur donner fût-ce un seul grain serait puni de mort. Les chiens veillèrent à l’exécution de ces ordres. Les poules tinrent bon cinq jours, puis elles capitulèrent et regagnèrent leurs pon- doirs. Neuf d’entre elles, entre-temps, étaient mortes. On les en­terra dans le verger, et il fut entendu qu’elles étaient mortes de coccidiose. Whymper n’eut pas vent de l’affaire, et les œufs furent livrés en temps voulu. La camionnette d’un épicier venait les en­lever chaque semaine.

De tout ce temps on n’avait revu Boule de Neige. Mais on di­sait que sans doute il devait se cacher dans l’une ou l’autre des deux fermes voisines, soit Foxwood, soit Pinchfield. Napoléon était alors en termes un peu meilleurs avec les fermiers. Il faut dire que, depuis une dizaine d’années, il y avait dans la cour, sur l’emplacement d’une ancienne hêtraie, une pile de madriers. C’était du beau bois sec que Whymper avait conseillé à Napoléon de vendre. De leur côté, Mr. Pilkington et Mr. Frederick dési­raient l’acquérir. Or Napoléon hésitait entre les deux sans jamais se décider. On remarqua que chaque fois qu’il penchait pour Mr. Frederick, Boule de Neige était soupçonné de se cacher à Fox- wood, au lieu que si Napoléon inclinait pour Mr. Pilkington, alors Boule de Neige s’était réfugié à Pinchfield.

Et, soudain, au début du printemps, une nouvelle alar­mante : boule de Neige hantait la ferme à la nuit ! L émoi des animaux fut tel qu’ils faillirent en perdre le sommeil. Selon la ru­meur, Boule de Neige s’introduisait à la faveur des ténèbres pour commettre cent méfaits. C’est lui qui volait le blé, renversait les seaux à lait, cassait les œufs, piétinait les semis, écorçait les ar­bres fruitiers. On prit l’habitude de lui imputer tout forfait, tout contretemps. Si une fenêtre était brisée, un égout obstrué, la faute lui en était toujours attribuée, et quand on perdit la clef de la res­serre, dans la ferme entière ce fut un même cri : Boule de Neige l’avait jetée dans le puits ! Et, chose bizarre, c’est ce que les ani­maux croyaient toujours après qu’on eut retrouvé la clef sous un sac de farine. Unanimes, les vaches affirmaient que Boule de Neige pénétrait dans l’étable par surprise pour les traire dans leur sommeil. Les rats, qui, cet hiver-là, avaient fait des leurs, pas­saient pour être de connivence avec lui.

Les activités de Boule de Neige doivent être soumises à une investigation implacable, décréta Napoléon. Escorté de ses chiens, il inspecta les bâtiments avec grande minutie, les autres animaux le suivant à distance de respect. Souvent il faisait halte pour flairer le sol, déclarant, qu’il pouvait déceler à l’odeur les empreintes de Boule de Neige. Pas un coin de la grange et de l’étable, du poulailler et du potager, qu’il ne reniflât, à croire qu’il suivait le traître à la trace. Du groin il flairait la terre avec insis­tance, puis d’une voix terrible s’écriait : « Boule de Neige ! Il est venu ici ! Mon odorat me le dit ! » Au nom de Boule de Neige les chiens poussaient des aboiements à fendre le cœur et montraient les crocs.

Les animaux étaient pétrifiés d’effroi C’était comme si Boule de Neige, présence impalpable, toujours à rôder, les menaçait de cent dangers. Un soir, Brille-Babil les fit venir tous. Le visage an­xieux et tressaillant sur place, il leur dit qu’il avait des nouvelles graves à leur faire savoir.

« Camarades ! s’écria-t-il en sautillant nerveusement, Boule de Neige s’est vendu à Frederick, le propriétaire de Pinchfield, qui complote en ce moment de nous attaquer et d’usurper notre ferme. C’est Boule de Neige qui doit le guider le moment venu de l’offensive. Mais il y a pire encore. Nous avions cru la révolte de Boule de Neige causée par la vanité et l’ambition. Mais nous avions tort, camarades. Savez-vous quelle était sa raison vérita­ble ? Du premier jour Boule de Neige était de mèche avec Jones ! Il n’a cessé d’être son agent secret. Nous en tenons la preuve de documents abandonnés par lui et que nous venons tout juste de découvrir. À mon sens, camarades voilà qui explique bien des choses. N’avons-nous pas vu de nos yeux comment il tenta - sans succès heureusement - de nous entraîner dans la défaite et l’anéantissement, lors de la bataille de l’Étable ? »

Les animaux étaient stupéfiés. Pareille scélératesse compa­rée à la destruction du moulin, vraiment c’était le comble ! Il leur fallut plusieurs minutes pour s’y faire. Ils se rappelaient tous, ou du moins croyaient se rappeler, Boule de Neige chargeant à leur tête à la bataille de l’Étable, les ralliant sans cesse et leur redon­nant cœur au ventre, alors même que les bombes de Jones lui écorchaient l’échine. Dès l’abord, ils voyaient mal comment il au­rait pu être en même temps du côté de Jones. Même Malabar, qui ne posait guère de questions, demeurait perplexe. Il s’étendit sur le sol, replia sous lui ses jambes de devant, puis, s’étant concentré avec force, énonça ses pensées. Il dit :

« Je ne crois pas ça. À la bataille de l’Étable, Boule de Neige s’est conduit en brave. Et ça, je l’ai vu de mes propres yeux Et juste après le combat, est-ce qu’on ne l’a pas nommé Héros- Animal, Première Classe ?

C’est là que nous avons fait fausse route, camarade reprit Brille-Babil. Car en réalité il essayait de nous conduire à notre perte. C’est ce que nous savons maintenant grâce à ces documents secrets.

Il a été blessé, quand même, dit Malabar. Tous, nous l’avons vu qui courait en perdant son sang.

Cela aussi faisait partie de la machination ! s’écria Brille- Babil. Le coup de fusil de Jones n’a fait que l’érafler. Si vous sa­viez lire, je vous en donnerais la preuve écrite de sa main. Le complot, prévoyait qu’au moment critique Boule de Neige donne­rait le signal du sauve-qui-peut, abandonnant le terrain à l’ennemi. Et il a failli réussir. Bel et bien, camarades, il aurait ré­ussi, n’eût été votre chef héroïque, le camarade Napoléon. Enfin, est-ce que vous l’auriez oublié ? Au moment même où Jones et ses hommes pénétraient dans la cour, Boule de Neige tournait casaque, entraînant nombre d’animaux après lui. Et, au moment où se répandait la panique, alors même que tout semblait perdu, le camarade Napoléon s’élançait en avant au cri de “Mort à l’Humanité !”, mordant Jones, au mollet. De cela, sûrement vous vous rappelez, camarades ? » dit Brille-Babil en frétillant.

Entendant le récit de cette scène haute en couleurs, les, ani­maux avaient l’impression de se rappeler. À tout le moins, ils se souvenaient qu’au moment critique, Boule de Neige avait détalé. Mais Malabar, toujours un peu mal à l’aise, finit par dire :

« Je ne crois pas que Boule de Neige était un traître au commencement. Ce qu’il a fait depuis c’est une autre histoire. Mais je crois qu’à la bataille de l’Étable il a agi en vrai cama­rade. »

Brille-Babil, d’un ton ferme et pesant ses mots, dit alors :

« Notre chef, le camarade Napoléon, a déclaré catégorique­ment, catégoriquement, camarades, que Boule de Neige était l’agent de Jones depuis le début. Oui, et même bien avant que nous ayons envisagé le soulèvement.

Ah, c’est autre chose dans ce cas-là, concéda Malabar. Si c’est le camarade Napoléon qui le dit, ce doit être vrai.

A la bonne heure, camarade ! » s’écria Brille-Babil, non sans avoir jeté toutefois de ses petits yeux pétillants un regard mauvais sur Malabar. Sur le point de s’en aller, il se retourna et ajouta d’un ton solennel « J’en avertis chacun de vous, il va falloir ouvrir l’œil et le bon. Car nous avons des raisons de penser que certains agents secrets de Boule de Neige se cachent parmi nous à l’heure actuelle ! »

Quatre jours plus tard en fin d’après-midi, Napoléon donna ordre à tous les animaux de se rassembler dans la cour. Quand ils furent tous réunis, il sortit de la maison de la ferme, portant deux décorations (car récemment il s’était attribué les médailles de Héros-Animal, Première Classe et Deuxième Classe). Il était en­touré de ses neufs molosses qui grondaient ; les animaux en avaient froid dans le dos, et chacun se tenait tapi en silence, comme en attente de quelque événement terrible.

Napoléon jeta sur l’assistance un regard dur, puis émit un cri suraigu. Immédiatement les chiens bondirent en avant, saisissant quatre cochons par l’oreille et les traînant, glapissants et terrori­sés, aux pieds de Napoléon. Les oreilles des cochons saignaient. Et, quelques instants, les molosses, ivres de sang, parurent saisis d’une rage démente. À la stupeur de tous, trois d’entre eux se je­tèrent sur Malabar. Prévenant leur attaque, le cheval frappa l’un d’eux en plein bond et de son sabot le cloua au sol. Le chien hur­lait miséricorde. Cependant ses deux congénères, la queue entre les jambes, avaient filé bon train. Malabar interrogeait Napoléon des yeux. Devait-il en finir avec le chien ou lui laisser la vie sauve ? Napoléon parut prendre une expression autre, et d’un ton bref il lui commanda de laisser aller le chien, sur quoi Malabar leva son sabot. Le chien détala, meurtri et hurlant de douleur.

Aussitôt le tumulte s’apaisa. Les quatre cochons restaient si­dérés et tremblants, et on lisait sur leurs traits le sentiment d’une faute.

Napoléon les invita â confesser leurs crimes. C’étaient là les cochons qui avaient protesté quand Napoléon avait aboli l’assemblée du dimanche. Sans autre forme de procès, ils avouè­rent. Oui, ils avaient entretenu des relations secrètes avec Boule de Neige depuis son expulsion. Oui, ils avaient collaboré avec lui à l’effondrement du moulin à vent. Et, oui, ils avaient été de conni­vence pour livrer la Ferme des Animaux à Mr. Frederick. Ils firent encore état de confidences du traître - depuis des années, il était bien l’agent secret de Jones. Leur confession achevée, les chiens, sur-le-champ, les égorgèrent. Alors, d’une voix terrifiante, Napo­léon demanda si nul autre animal n’avait à faire des aveux.

Les trois poulets qui avaient mené la sédition dans l’affaire des œufs s’avancèrent, disant que Boule de Neige leur était appa­ru en rêve. Il les avait incités à désobéir aux ordres de Napoléon. Eux aussi furent massacrés. Puis une oie se présenta : elle avait dérobé six épis de blé à la moisson de l’année précédente et les avait mangés de nuit. Un mouton avait, lui, uriné dans l’abreuvoir

sur les instances de Boule de Neige -, et deux autres moutons avouèrent le meurtre d’un vieux bélier, particulièrement dévoué à Napoléon : alors qu’il avait un rhume de cerveau, ils l’avaient pris en chasse autour d’un feu de bois. Tous furent mis à mort sur-le- champ. Et de cette façon, aveux et exécutions se poursuivirent : à la fin ce fut, aux pieds de Napoléon, un amoncellement de cada­vres, et l’air était lourd d’une odeur de sang inconnue depuis le bannissement de Jones.

Quand on en eut fini, le reste des animaux, cochons et chiens exceptés, s’éloigna en foule furtive. Ils frissonnaient d’horreur, et n’auraient pas pu dire ce qui les bouleversait le plus : la trahison de ceux ayant partie liée avec Boule de Neige, ou la cruauté du châtiment. Dans les anciens jours, de pareilles scènes de carnage avaient bien eu lieu, mais il leur paraissait à tous que c’était pire maintenant qu’elles se produisaient entre eux. Depuis que Jones n’était plus dans les lieux, pas un animal qui en eût tué un autre, fût-ce un simple rat. Ayant gagné le monticule où, à demi achevé, s’élevait le moulin, d’un commun accord les animaux se couchè­rent, blottis côte à côte, pour se faire chaud. Il y avait là Douce, Edmée et Benjamin, les vaches et les moutons, et tout un trou­peau mêlé d’oies et de poules : tout le monde, somme toute, ex­cepté la chatte qui s’était éclipsée avant même l’ordre de rassem­blement. Seul Malabar était demeuré debout, ne tenant pas en place, en se battant les flancs de sa longue queue noire, en pous­sant de temps à autre un hennissement étonne. À la fin, il dit :

« Ça me dépasse. Je n’aurais jamais cru à des choses pareil­les dans notre ferme. Il doit y avoir de notre faute. La seule solu­tion, à mon avis, c’est de travailler plus dur. À partir d’aujourd’hui, je vais me lever encore une heure plus tôt que d’habitude. »

Et, de son trot pesant, il fila vers la carrière. Une fois là, il ramassa coup sur coup deux charretées de pierres qu’avant de se retirer pour la nuit il traîna jusqu’au moulin.

Les animaux se blottissaient autour de Douce, et ils se tai­saient. Du mamelon où ils se tenaient couchés, s’ouvrait une am­ple vue sur la campagne. La plus grande partie de la Ferme des Animaux était sous leurs yeux - le pâturage tout en longueur jus­qu’à la route, le champ de foin, le boqueteau, l’abreuvoir, les la­bours où le blé vert poussait dru, et les toits rouges des dépen­dances d’où des filaments de fumée tourbillonnaient. La transpa­rence d’un soir de printemps. L’herbe et les haies chargées de bourgeons se doraient aux rayons obliques du soleil. Jamais la ferme - et ils éprouvaient une sorte d’étonnement à se rappeler qu’elle était à eux, que chaque pouce leur appartenait - ne leur avait paru si enviable. Suivant du regard le versant du coteau, les yeux de Douce s’embuaient de larmes. Eut-elle été à même d’exprimer ses pensées, alors elle aurait dit : mais ce n’est pas là ce que nous avions entrevu quand, des années plus tôt, nous avions en tête de renverser l’espèce humaine Ces scènes d’épouvante et ces massacres, ce n’était pas ce que nous avions appelé de nos vœux la nuit où Sage l’Ancien avait exalté en nous l’idée du soulèvement. Elle-même, se fut-elle fait une image du futur, ç’aurait été celle d’une société d’animaux libérés de la faim et du fouet : ils auraient été tous égaux, chacun aurait travaillé suivant ses capacités, le fort protégeant le faible, comme elle avait protégé de sa patte la couvée de canetons, cette nuit où Sage l’Ancien avait prononcé son discours. Au lieu de quoi - elle n’aurait su dire comment c’était arrivé - des temps sont venus, où personne n’ose parler franc, où partout grognent des chiens féro­ces, où l’on assiste des exécutions de camarades dévorés à pleines dents après avoir avoué des crimes affreux. Il ne lui venait pas la moindre idée de révolte ou de désobéissance. Même alors elle savait les animaux bien mieux pourvus que du temps de Jones, et aussi qu’avant tout il fallait prévenir le retour des humains. Quoi qu’il arrive, elle serait fidèle, travaillerait ferme, exécuterait les ordres, accepterait la mainmise de Napoléon. Quand même, ce n’était pas pour en arriver là qu’elle et tous les autres avaient es­péré et pris de la peine. Pas pour cela qu’ils avaient bâti le moulin et bravé les balles de Jones ! Telles étaient ses pensées, même si les mots ne lui venaient pas.

A la fin, elle se mit à chanter Bêtes d’Angleterre, se disant qu’elle exprimerait ainsi ce que ses propres paroles n’auraient pas su dire. Alors les autres animaux assis autour d’elle reprirent en chœur le chant révolutionnaire, trois fois de suite - mélodieuse­ment, mais avec une lenteur funèbre, comme ils n’avaient jamais fait encore.

A peine avaient-ils fini de chanter pour la troisième fois que Brille-Babil, escorté de deux molosses, s’approcha, de l’air de qui a des choses importantes à faire savoir. Il annonça que désor­mais, en vertu d’un décret spécial du camarade Napoléon, chan­ter Bêtes d’Angleterre était interdit.

Les animaux en furent tout décontenancés.

« Pourquoi ? s’exclama Edmée.

Il n’y a plus lieu, camarade, dit Brille-Babil d’un ton cas­sant. Bêtes d’Angleterre, c’était le chant du Soulèvement. Mais le Soulèvement a réussi. L’exécution des traîtres, cet après-midi, l’a mené à son terme. Au-dehors comme au-dedans l’ennemi est vaincu. Dans Bêtes d’Angleterre étaient exprimées nos aspira­tions à la société meilleure des temps à venir. Or cette société est maintenant instaurée. Il est clair que ce chant n’a plus aucune raison d’être. »

Tout effrayés qu’ils fussent, certains animaux auraient peut- être bien protesté, si à cet instant les moutons n’avaient entonné leurs bêlements habituels : Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! Et ils bêlèrent plusieurs minutes, durant, et mirent fin à la discus­sion.

Aussi n’entendit-on plus Bêtes d’Angleterre. À la place, Mi- nimus, le poète, composa de nouveaux couplets dont voici le commencement :

Ferme des Animaux, Ferme des Animaux

Jamais de mon fait ne te viendront des maux !

et c’est là ce qu’on chante chaque, dimanche, matin après le salut au drapeau. Mais les animaux trouvaient que ces paroles et cette musique ne valaient pas Bêtes d’Angleterre.

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