1945

Georges Orwell

La ferme des animaux

1945

Chapitre VIII

Quelques jours plus tard, quand se fut apaisée la terreur cau­sée par les exécutions, certains animaux se rappelèrent - ou du moins crurent se rappeler - ce qu’enjoignait le Sixième Com­mandement : Nul animal ne tuera un autre animal. Et bien que chacun se gardât d’en rien dire à portée d’oreille des cochons ou des chiens, on trouvait que les exécutions s’accordaient mal avec cet énoncé. Douce demanda à Benjamin de lui lire le Sixième Commandement, et quand Benjamin, comme d’habitude, s’y fût refusé, disant qu’il ne se mêlait pas de ces affaires-là, elle se re­tourna vers Edmée. Edmée le lui lut. Ça disait : Nul animal, ne tuera un autre animal sans raison valable. Ces trois derniers mots, les animaux, pour une raison ou l’autre, ne se les rappe­laient pas, mais ils virent bien que le Sixième Commandement n’avait pas été violé. Il y avait clairement de bonnes raisons de tuer les traîtres qui s’étaient ligués avec Boule de Neige.

Tout le long de cette année-là, ils travaillèrent encore plus dur que l’année précédente. Achever le moulin en temps voulu avec des murs deux fois plus épais qu’auparavant, tout en menant de pair les travaux coutumiers, c’était un labeur écrasant. Cer­tains jours, les animaux avaient l’impression de trimer plus long­temps qu’à l’époque de Jones, sans en être, mieux nourris. Le di­manche matin, Brille-Babil, tenant un long ruban de papier dans sa petite patte, leur lisait des colonnes de chiffres. Il en résultait une augmentation marquée dans chaque catégorie de produc­tion : deux cents, trois cents ou cinq cents pour cent suivant les cas. Les animaux ne voyaient pas de raison de ne pas prêter foi à ces statistiques, d’autant moins de raison qu’ils ne se rappelaient plus bien ce qu’il en avait été avant le soulèvement. Malgré tout, il y avait des moments où moins de chiffres et plus à manger leur serait mieux allé.

Tous les ordres leur étaient maintenant transmis par Brille-Babil ou l’un des autres cochons. C’est tout juste si chaque quin­zaine Napoléon se montrait en public, mais alors le cérémonial était renforcé. À ses chiens s’ajoutait un jeune coq noir et fiérot, qui précédait le chef, faisait office de trompette, et, avant qu’il ne prît la parole, poussait un cocorico ardent. On disait que Napo­léon avait un statut propre jusque dans la maison où il avait ses appartements privés. Servi par deux chiens, il prenait ses repas seul dans le service de porcelaine de Derby frappé d’une cou­ronne, autrefois exposé dans l’argentier du salon. Enfin il fut en­tendu qu’une salve de carabine serait tirée pour commémorer sa naissance - tout de même que les deux autres jours anniversai­res.

Napoléon n’était plus jamais désigné par un seul patronyme. Toujours on se référait à lui en langage de protocole : « Notre chef, le camarade Napoléon ». De plus, les cochons se plaisaient à lui attribuer des titres tels que « Père de tous les Animaux », « Terreur du Genre Humain », « Protecteur de la Bergerie », « Ami des Canetons », ainsi de suite. Dans ses discours. Brille- Babil exaltait la sagesse de Napoléon et sa bonté de cœur, son indicible amour des animaux de tous les pays, même et en parti­culier celui qu’il portait aux infortunés des autres fermes, encore dans l’ignorance et l’esclavage. C’était devenu l’habitude de ren­dre honneur à Napoléon de tout accomplissement heureux et ha­sard propice. Aussi entendait-on fréquemment une poule déclarer à une autre commère poule : « Sous la conduite éclairée du cama­rade Napoléon, notre chef, en six jours j’ai pondu cinq œufs. » Ou encore c’étaient deux vaches à l’abreuvoir, s’exclamant : « Grâces soient rendues aux lumières du camarade Napoléon, car cette eau a un goût excellent ! Le sentiment général fut bien exprimé dans un poème de Minimus, dit Camarade Napoléon

Tuteur de l’orphelin
Fontaine de bonheur
Calme esprit souverain
Seigneur de la pâtée le feu de ton regard
Se penche créateur
Soleil dans notre ciel, source de réflexion
O Camarade Napoléon !
O grand dispensateur
De tout ce que l’on aime
O divin créateur
Pourvoyeur du petit et maître en tous arts
Oui chaque bête même
Chaque bête te doit foin sec et ventre bon
O Camarade Napoléon
Même un petit cochon
Pas plus qu’enfantelet
Dans sa contemplation
Il lui faudra savoir que sous ton étendard
Chaque bête se tait
Et que son premier cri dira ton horizon
O Camarade Napoléon !

Napoléon donna son approbation au poème qu’il fit inscrire sur le mur de la grange, en face des Sept Commandements. En frontispice son effigie de profil fut peinte par Brille-Babil à la peinture blanche.

Entre-temps, Napoléon était, par le truchement de Whym­per, entré en négociations compliquées avec Frederick et Pilking­ton. Le bois de charpente n’était toujours pas vendu. Frederick, le plus désireux de s’en rendre acquéreur, n’offrait pas un prix rai­sonnable. Simultanément la rumeur se répandit de nouveau d’une offensive de Frederick et de ses hommes contre la Ferme des Animaux. Il jetterait bas le moulin dont l’édification avait soulevé chez lui une jalousie effrénée On savait que Boule de Neige rôdait toujours à la ferme de Pinchfield. Au cœur de l’été, les animaux en grand émoi apprirent que trois poules avaient spontanément avoué leur, participation à un complot de Boule de Neige en vue d’assassiner Napoléon. Elles furent exécutées sans délai et de nouvelles précautions furent prises pour la sécurité du chef. La nuit quatre chiens montèrent la garde autour de son lit, un à chaque coin, et à un petit goret’ du nom de Œil Rose fut confiée la charge de goûter sa nourriture, de peur d’un empoison­nement.

Vers ce temps-là, il fut annoncé que Napoléon avait pris la décision de vendre le bois à Mr. Pilkington. Il était aussi sur le point de passer accord avec la ferme de Foxwood en vue d’échanges réguliers. Les relations entre Napoléon et Pilkington, quoique uniquement menées par Whymper, en étaient devenues presque cordiales. Les animaux se méfiaient de Pilkington, en tant qu’humain, mais le préféraient franchement à Frederick, qu’à la fois ils redoutaient et haïssaient. L’été s’avançant et la : construction du moulin touchant à sa fin, les bruits se firent de plus en plus insistants d’une attaque perfide, déclenchée d’un moment à l’autre. Frederick, disait-on, se proposait de lancer contre la Ferme des Animaux une vingtaine d’individus armés de fusils. Déjà il avait soudoyé les hommes de loi et la police, de fa­çon qu’une fois en possession des titres de propriété ceux-ci ne soient plus remis en cause. Qui plus est, des histoires épouvanta­bles circulaient sur le traitement cruel infligé à des animaux par ce Frederick : il avait fouetté un vieux cheval jusqu’à ce que mort s’ensuive, laissait ses vaches mourir de faim, avait jeté un de ses chiens dans la chaudière, se divertissait le soir à des combats de coqs (les combattants avaient des éclats de lames de rasoir fixés aux ergots). Au récit d’atrocités pareilles, le sang des animaux ne faisait qu’un tour, et il leur arriva de clamer leur désir d’être auto­risés à marcher sur Pinchfield pour en chasser les humains et dé­livrer les animaux. Mais Brille-Babil leur conseilla d’éviter toute action téméraire et de s’en remettre à la stratégie du camarade Napoléon.

Malgré tout, une âcre animosité contre Frederick persistait- Un dimanche matin, Napoléon se rendit dans la grange pour ex­pliquer qu’il n’avait à aucun moment envisagé de lui vendre le chargement de bois. Il y allait de sa dignité, expliqua-t-il, de ne jamais entretenir de relations avec des gredins pareils. Les pi­geons, toujours chargés de répandre à l’extérieur les nouvelles du Soulèvement, reçurent l’interdiction de toucher terre en un point quelconque de Foxwood, et il leur fut ordonné de substituer au mot d’ordre initial, « Mort à l’Humanité ! », celui de « Mort à Frederick ! ». Vers la fin de l’été, une nouvelle machination de Boule de Neige fut démasquée. Les mauvaises herbes avaient en­vahi les blés, et l’on s’aperçut que, lors d’une de ses incursions nocturnes, Boule de Neige avait semé l’ivraie dans le bon grain. Un jars dans le secret du complot confessa sa faute à Brille-Babil, puis aussitôt se suicida en avalant des baies de belladone. Les animaux apprirent encore qu’à Boule de Neige - au rebours de ce que nombre d’entre eux avaient cru jusque-là - n’avait jamais été conférée la distinction de Héros-Animal, Première Classe. C’était là pure légende propagée par Boule de Neige lui-même à quelque temps de la bataille de l’Étable. Loin qu’il ait été décoré, il avait été blâmé pour sa couardise au combat. Cette nouvelle-là, comme d’autres avant elle, laissa les animaux abasourdis, mais bientôt Brille-Babil sut les convaincre que leur mémoire était en défaut.

À l’automne, au prix d’un effort harassant et qui tenait du prodige (car presque en même temps il avait fallu rentrer la mois­son), le moulin à vent fut achevé. Si manquaient les moyens mé­caniques de son fonctionnement, dont Whymper négociait l’achat, le corps de l’édifice existait. Au défi de tous les obstacles, malgré le manque d’expérience et les moyens primitifs à leur dis­position, et la malchance, et la perfidie de Boule de Neige, l’ouvrage était debout au jour dit. Épuisés mais fiers, les animaux faisaient à n’en plus finir le tour de leur chef-d’œuvre, encore plus beau à leurs yeux que la première fois. De plus, les murs étaient deux fois plus épais, et rien désormais, rien ne pourrait plus anéantir le moulin, qu’une charge d’explosifs. Et repensant à la peine qu’ils avaient prise, aux périodes de découragement surmontées, et à la vie tellement différente qui serait la leur quand les ailes tourneraient et les dynamos fonctionneraient - à la pen­sée de toutes ces choses, leur lassitude céda et ils se mirent à ca­brioler autour de leur œuvre, poussant des cris de triomphe. Na­poléon lui-même, accompagné de ses chiens et de son jeune coq, se rendit sur les lieux, en personne félicita les animaux de leur réussite, et fit connaître que le moulin serait nommé Moulin Na­poléon

Deux jours plus tard les animaux furent convoqués à la grange en séance extraordinaire. Ils restèrent bouche bée quand Napoléon annonça qu’il avait vendu le chargement de bois à Fre­derick dès le lendemain, celui-ci se présenterait avec ses camions pour prendre livraison de la marchandise. Ainsi, pendant la pé­riode de son amitié prétendue avec Pilkington, Napoléon avait entretenu avec Frederick les relations secrètes qui menaient à cet accord.

Toutes les relations avec Foxwood avaient été rompues et des messages injurieux adressés à Pilkington. Les pigeons avaient pour consigne d’éviter la ferme de Pinchfield et de retourner le mot d’ordre « Mort à Frederick ! » qui devenait « Mort à Pilkington ! »

En même temps, Napoléon assura les animaux que les me­naces d’une attaque imminente contre la Ferme des Animaux étaient sans fondement aucun... Quant aux contes sur la cruauté de Frederick envers ses bêtes, c’était très exagéré. De telles fables devaient trouver leur origine dans la malfaisance de Boule de Neige et de ses agents. Et pour Boule de Neige lui-même : il y avait maintenant tout lieu de croire qu’il ne s’était pas réfugié à la ferme de Pinchfield ; en vérité, il n’y était jamais allé. Depuis des années il vivait à Foxwood, dans l’opulence, disait-on à la solde de Pilkington.

Les cochons sont béants d’admiration devant tant de fine as­tuce chez Napoléon. Feignant d’être l’ami de Pilkington, il avait contraint Frederick à renchérir de douze livres sur son offre ini­tiale. Et ce qui faisait de Napoléon un cerveau d’exception, c’était, dit Brille-Babil, qu’il ne faisait confiance à personne, pas même à Frederick. Celui-ci avait voulu payer le bois au moyen d’un chè­que - soit pas plus, à ce qu’il semblait, qu’une promesse d’argent écrite sur un bout de papier. Or Napoléon, des deux, était le plus malin. Il avait exigé un versement en billets de cinq livres, à lui remettre avant l’enlèvement de la marchandise ; Frederick avait déjà payé, et le montant de la somme se trouvait suffire à l’achat de la machinerie du moulin.

Frederick avait promptement pris livraison du bois, et, l’opération achevée, une autre réunion fut tenue dans la grange où les animaux purent examiner de près les billets de banque. Portant ses deux décorations, Napoléon, sur l’estrade, reposait sur un lit de paille, souriant aux anges, l’argent à côté de lui, soi­gneusement empilé sur un plat de porcelaine de Chine provenant de la cuisine. Les animaux défilèrent avec lenteur, n’en croyant pas leurs yeux. Et Malabar, du museau, renifla les billets, et sous son souffle on les vit bruire et frémir.

Trois jours plus tard, ce fut un hourvari sans nom. Whym- per, les traits livides, remonta le sentier sur sa bicyclette, s’en dé­barrassa précipitamment dans la cour, puis courut droit à la mai­son. L’instant d’après, on perçut, venus des appartements de Na­poléon, des cris de rage mal étouffés. La nouvelle de ce qui s’était passé se répandit comme une traînée de poudre : les billets de banque étaient faux ! Frederick avait acquis le bois sans bourse délier !

Napoléon rassembla les animaux sur-le-champ, et d’une voix terrible prononça la condamnation à mort. Une fois Frederick entre nos pattes, dit-il, nous le ferons bouillir à petit feu. Et du même coup il les avertit qu’après cet acte de trahison le pire était à redouter. À tout instant, Frederick et ses gens pourraient bien lancer l’attaque si longtemps attendue. Des sentinelles furent dis­posées sur toutes les voies d’accès à la ferme. Quatre pigeons fu­rent dépêchés vers Foxwood, porteurs d’un message de concilia­tion, car on espérait rétablir des relations de bon voisinage.

L’attaque eut lieu dès le lendemain matin. Les animaux pre­naient leur premier repas quand les guetteurs firent irruption, annonçant que Frederick et ses partisans avaient déjà franchi la clôture aux cinq barreaux. Crânement, les animaux se portèrent à leur rencontre, mais cette fois la victoire ne fut pas aussi facile qu’à la bataille de l’Étable. Les hommes, une quinzaine, étaient armés de six fusils, et quand les animaux furent à cinquante mè­tres, ils ouvrirent le feu. Les défenseurs, ne pouvant faire face aux explosions épouvantables et aux cuisantes brûlures des plombs, reculèrent, malgré les efforts de Napoléon et de Malabar pour les rameuter. Un certain nombre d’entre eux, étaient blessés déjà. Alors les animaux se replièrent sur les dépendances de la ferme, épiant l’ennemi par les fentes et fissures des portes. Tout le grand herbage, moulin compris, était tombé aux mains des assaillants. À ce moment, même Napoléon avait l’air désemparé. Sans un mot il faisait les cent pas, nerveux, la queue raidie. Il avait, pour la ferme de Foxwood, des regards nostalgiques. Ah, si Pilkington et les siens venaient leur prêter main-forte, ils pourraient encore l’emporter ! Or à cet instant les quatre pigeons envoyés en mis­sion la veille revinrent, l’un d’eux avec un billet griffonné au crayon par Pilkington et disant : « Ça vous apprendra ! »

Cependant Frederick et ses gens avaient fait halte auprès du moulin. Un murmure de consternation parcourut les animaux qui les regardaient faire. Car deux hommes avaient brandi une masse et une barre servant de levier. Ils s’apprêtaient à faire sauter le moulin.

« Ils n’ont aucune chance ! s’écria Napoléon. Nos murs sont bien trop épais. En une semaine ils n’y parviendraient pas. Cou­rage, camarades ! »

Mais Benjamin regardait faire les deux, hommes avec une at­tention soutenue. Avec la masse et la barre ils perçaient un trou à la base du moulin. Lentement, comme si la scène l’eût amusé, Benjamin hocha de son long museau :

« Je m’en doutais, dit-il. Vous ne voyez pas ce qu’ils font ? Encore un instant et ils vont enfoncer leur explosif dans l’ouverture. »

Les animaux attendaient, terrifiés. Et comment auraient-ils pu s’aventurer à découvert ? Mais bientôt on vit les hommes s’égailler de tous côtés. Puis un grondement assourdissant. Les pigeons, là-haut, tourbillonnaient.

Tous les autres animaux, Napoléon excepté, se tenaient à terre, la tête cachée. Quand ils se relevèrent, un énorme nuage de fumée noire planait sur le lieu où le moulin s’était, élevé. Lente­ment la brise dissipa la nuée. Le moulin avait cessé d’être.

Voyant cela, les animaux reprennent, courage. La peur et le désespoir éprouvés quelques instants plus tôt, cèdent devant leur rage contre tant de vilenie. Une immense clameur de vengeance s’élève, et sans attendre les ordres ils se jettent en masse droit sur l’ennemi. Et c’est comme si leur sont de rien, les plombs qui, drus comme grêle, s’abattent alentour.

C’est une lutte âpre et sauvage, les hommes lâchant salve sur salve, puis, quand les animaux les serrent de près, les harcelant de leurs gourdins et de leurs lourdes bottes. Une vache, trois moutons et deux oies périssent, et presque tous sont blessés. Na­poléon lui-même, qui de l’arrière dirige les opérations, voit sa queue lacérée par un plomb. Mais les hommes non plus ne s’en tirent pas indemnes. À coups de sabot, Malabar fracasse trois tê­tes. Un autre assaillant est éventré par une vache, un autre encore a le pantalon mis à mal par les chiennes Constance et Fleur. Et quand Napoléon lâche les neuf molosses de sa garde, leur ayant enjoint de tourner l’ennemi sous couvert de la haie, les hommes, les apercevant sur leur flanc, et entendant leurs aboiements féro­ces, sont pris de panique. Ils se voient en danger d’être encerclés. Frederick crie à ses hommes de détaler pendant qu’il en est temps, et dans l’instant voilà les lâches qui prennent le large. C’est un sauve-qui-peut, un sauve-ta-peau.

Alors les animaux prennent les hommes en chasse. Ils les traquent jusqu’au bas du champ. Et là, les voyant se faufiler à tra­vers la haie, ils les obligent d’encore quelques ruades.

Vainqueurs, mais à bout de forces et couverts de sang, c’est clopin-clopant qu’ils regagnèrent la ferme. Voyant l’herbe jonchée de leurs camarades morts, certains d’entre eux pleuraient. Quel­ques instants, ils se recueillirent, affligés, devant le lieu où s’était élevé le moulin. Oh, il n’y avait plus de moulin, et les derniers ves­tiges de leur ouvrage étaient presque effacés. Même les fonda­tions étaient en partie détruites. Et pour le reconstruire, cette fois ils ne pourraient plus se servir des pierres fracassées au sol, car elles aussi avaient disparu. La violence de la déflagration les avait projetées à des centaines de mètres. Et c’était comme si le moulin n’avait jamais été.

Comme ils approchaient de la ferme, Brille-Babil, qu’inexplicablement on n’avait pas vu au combat, vint au-devant d’eux, sautillant et trémoussant de la queue, l’air ravi. Et les ani­maux perçurent, venu des dépendances, retentissant et solennel, un coup de feu.

« Qu’est-ce que c’est, ce coup de fusil ? dit Malabar.

C’est pour célébrer la victoire ! s’exclama Brille-Babil.

Quelle victoire ? demanda Malabar. Ses genoux étaient en sang, il avait perdu un fer et écorché son sabot. Une dizaine de plombs s’étaient logés dans sa jambe de derrière.

Quelle victoire, camarade ? reprit Brille-Babil. N’avons- nous pas chassé l’ennemi de notre sol - le sol sacré de la Ferme des Animaux ?

Mais ils ont détruit le moulin. Et deux ans nous y avions travaillé.

Et alors ? Nous en bâtirons un autre, et nous en bâtirons six si cela nous chaut. Camarade, tu n’estimes pas nos prouesses à leur aune. L’ennemi foulait aux pieds notre soi-même, et voici que - grâces en soient rendues â au camarade Napoléon, à, ses qualités de chef - nous en avons reconquis jusqu’au dernier pouce.

Alors nous avons repris ce que nous avions déjà, dit Mala­bar.

C’est bien là notre victoire », repartit Brille-Babil.

Ils entrèrent tout clopinant dans la cour. La patte de Malabar lui cuisait douloureusement, là où les plombs s’étaient fichés sous la peau. Il entrevoyait, quel lourd labeur exigerait la reconstruc­tion du moulin à partir des fondations. Et déjà, à la pensée de cette tâche, en esprit, il se revigorait. Mais pour la première fois il lui vint qu’il avait maintenant onze ans d’âge, et que peut-être ses muscles n’avaient pas la même force que dans le temps.

Lorsque les animaux virent flotter le drapeau vert, et enten­dirent qu’on tirait le fusil de nouveau - sept fois en tout -, et quand enfin Napoléon les félicita de leur courage, alors il leur sembla qu’ils avaient, après tout, remporté une grande victoire. Aux bêtes massacrées au combat on fit des funérailles solennelles. Malabar et Douce s’attelèrent au chariot qui tint lieu de corbil­lard, et Napoléon en personne conduisit le cortège. Et deux grands jours furent consacrés aux célébrations. Ce furent chants et discours, et encore d’autres salves de fusil, et par faveur spé­ciale chaque animal reçut une pomme. En outre, les volatiles eu­rent droit à deux onces de blé, et les chiens à trois biscuits. Il fut proclamé que la bataille porterait le nom de bataille du Moulin à Vent, et l’on apprit que Napoléon avait, pour la circonstance, créé une décoration nouvelle, l’Ordre de la Bannière Verte, qu’il s’était conférée à lui-même. Et au cœur de ces réjouissances fut oubliée la regrettable affaire des billets de banque.

A quelques jours de là, les cochons tombèrent par hasard sur une caisse de whisky oubliée dans les caves. Personne n’y avait prêté attention en prenant possession des locaux ; cette même nuit, on entendit, venues de la maison, des chansons braillées à tue-tête et auxquelles se mêlaient, à la surprise générale, les ac­cents de Bêtes d’Angleterre. Sur les neuf heures et demie, on re­connut distinctement Napoléon, le chef coiffé d’un vieux melon ayant appartenu à Jones, qui surgissait par la porte de l’office, galopait à travers la cour, puis s’engouffrait de nouveau à l’intérieur. Le lendemain, un lourd silence pesa sur la Ferme des : Animaux, et pas un cochon qui donnât signe de vie. On allait sur les neuf heures quand Brille-Babil fit son apparition, l’air incer­tain et l’allure déjetée, l’œil terne, la queue pendante et flasque, enfin faisant pitié. Il doit être gravement malade, se disait-on. Mais bientôt il rassembla les animaux pour leur faire part d’une nouvelle épouvantable. Le camarade Napoléon se mourait !

Ce ne furent que lamentations. On couvrit de paille le seuil des portes et les animaux allaient sur la pointe des pattes. Les larmes aux yeux, ils se demandaient les uns les autres ce qu’ils allaient faire si le chef leur était enlevé. Une rumeur se répandit : Boule de Neige avait réussi à glisser du poison dans sa nourriture. À onze heures Brille-Babil revint avec d’autres nouvelles. Napo­léon avait arrêté son ultime décision ici-bas, punissant de mort tout un chacun pris à ingurgiter de l’alcool.

Dans la soirée, il apparut que Napoléon avait repris du poil de la bête, et le lendemain matin Brille-Babil rapporta qu’il était hors de danger. Au soir de ce jour-là il se remit au travail, et le jour suivant, on apprit qu’il avait donné instruction à Whymper de se procurer à Willingdon des opuscules expliquant comment se distille et fabrique la bière. Une semaine plus tard il ordonnait de labourer le petit enclos attenant au verger primitivement ré­servé aux animaux devenus inaptes au travail. On en donna pour raison le mauvais état du pâturage et le besoin de l’ensemencer à neuf. Mais, on le sut bientôt, c’était de l’orge que Napoléon dési­rait y planter.

Vers ce temps-là, survint un incident bizarre dont le sens échappa à presque tout le monde - un fracas affreux dans la cour vers les minuit. Les animaux se ruèrent dehors où c’était le clair de lune. Au pied du mur de la grange, là où étaient inscrits les Septs Commandements, ils virent une échelle brisée en deux, et à côté Brille-Babil étendu sur le ventre, paraissant avoir perdu connaissance. Autour de lui s’étaient éparpillés une lanterne, une brosse et un pot renversé de peinture blanche. Tout aussitôt les chiens firent cercle autour de la victime et, dès qu’elle fut à même de marcher, sous escorte la ramenèrent au logis. Aucun des au­tres animaux n’avait la moindre idée de ce que cela pouvait vou­loir dire, sauf le vieux Benjamin qui d’un air entendu hochait le museau, quoique décidé à se taire.

Quelques jours plus tard, la chèvre Edmée, en train de dé­chiffrer les Sept Commandements, s’aperçut qu’il en était encore un autre que les animaux avaient compris de travers. Ils avaient toujours cru que le Cinquième Commandement énonçait : Aucun animal ne boira d’alcool. Or deux mots leur avaient échappé. De fait, le commandement disait : Aucun animal ne boira d’alcool à l’excès.

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