1921

Source : numéro 18 (deuxième année) du Bulletin communiste, 5 mai 1921.


Pierre Pascal

La démocratie ouvrière

De la droite, on a jadis accusé le Pouvoir des Soviets de remettre le gouvernement entre les mains de la masse grossière, ignorante et incapable. Aujourd'hui, Sébastien Faure, et quelques autres mènent campagne contre lui sous prétexte qu'en Russie la dictature du prolétariat a été réduite à la dictature du Parti Communiste.

En réalité, la République des Soviets, telle qu'elle se présente, ne mérite ni l'un ni l'autre de ces reproches contradictoires. Sa politique s'est bornée à être réaliste. Les classes opprimées de Russie ont pris le pouvoir pour en chasser les nobles et la bourgeoisie, pour que ce pouvoir soit exercé dans l'intérêt des travailleurs. Mais, dans leur masse, elles n'étaient pas capables de l'exercer. Il ne faut jamais oublier que 60 % des ouvriers et 75 % des paysans étaient illettrés. Ils avaient besoin de renverser la domination du capital pour avoir la possibilité d'apprendre à lire, et, de façon plus large, pour acquérir le moyen de devenir des hommes conscients et d'apprendre à se conduire eux-mêmes. La prise du pouvoir était la condition nécessaire, puisque l'ancien régime social opposait au développement des masses un obstacle matériel invincible. La révolution de novembre a été la suppression de l'obstacle, mais elle ne pouvait pas être l'infusion instantanée de toutes les vertus et connaissances intellectuelles, morales, administratives, politiques et autres, à une foule de 100 millions d'hommes. Pour acquérir toutes ces qualités, il faut des années de travail, sinon des générations.

Cette initiative individuelle, non moins chère aux communistes qu'aux anarchistes, croit-on qu'elle soit donnée toute faite, comme un don gratuit de la nature a chaque homme ? L'ouvrier et le paysan, habitués de père en fils à courber l'échine sans raisonner devant les puissances de ce monde, vont-ils subitement savoir agir à leur tour en puissances, par la seule grâce de la révolution ? Certainement non. Avant de pouvoir se gouverner à la lettre elles-mêmes, les masses russes avaient besoin d'apprendre à lire, c'est-à-dire de se débarrasser de leur ignorance d'abord, et ensuite d'apprendre le fonctionnement, puis la conduite de ce mécanisme compliqué qui constitue la société moderne dans ses diverses branches. Voilà pourquoi les travailleurs russes ont reconnu indispensable la direction du Parti Communiste et pourquoi celui-ci est devenu l'âme qui anime le Pouvoir des Soviets. En attendant que le prolétariat dans sa masse soit conscient et capable, il faut de toute nécessité que sa dictature soit exercée de façon active par un groupe d'initiative, dévoué à sa cause, soumis à ses aspirations et lui rendant compte, mais en même temps le guidant sur la route difficile de l'avenir, parce que plus agissant et plus expérimenté. La dictature du prolétariat s'est donné une sorte d'organe exécutif en la personne du Parti Communiste.

Pourquoi lui plutôt qu'un autre parti ? Parce que le prolétariat s'est rendu compte que lui seul répond aux conditions voulues : dévouement à ses intérêts, activité et capacité. Tous les autres partis, mencheviks, socialistes-révolutionnaires, anarchistes, ont prouvé par leur attitude, et trop souvent, hélas ! qu'ils rassemblent précisément tous les vices contraires : absence de programme, impuissance devant les problèmes économiques, incohérence intérieure, collusion avec la réaction tsariste ou étrangère.

La seule question à poser par Sébastien Faure et ceux qui adhèrent à sa campagne est celle-ci : comment le Pouvoir des Soviets, inspiré par le Parti Communiste, a-t-il réalisé sa mission ? A-t-il réellement tait tout ce qu'il a pu pour préparer les ouvriers et les paysans à gouverner par eux-mêmes, non plus en la personne de leurs élites seulement, mais dans leur masse ?

Il faut se demander d'abord dans quelle mesure le Pouvoir des Soviets et le Parti Communiste ont eu le moyen matériel de se consacrer à cette tâche. Le fait est que, si essentielle qu'elle soit, il en est apparu une autre plus impérieuse encore et plus urgente, conditionnant tout le reste : le problème de l'existence.

La guerre la plus inégale qu'on ait jamais vue vient seulement de se terminer, et la révolution prolétarienne n'en est sortie victorieuse que parce qu'elle s'est soumise à la poigne de fer du Parti Communiste. Sa discipline a causé ce miracle.

En même temps le prolétariat a reçu de l'ancien régime et de la bourgeoisie de Kerensky une Russie déjà ruinée économiquement, acculée littéralement à la famine, à l'arrêt des transports et de l'industrie. Avant de songer au but idéal du Pouvoir des Soviets, avant de développer les capacités et les initiatives individuelles, ne fallait-il pas répondre aux exigences de la défense militaire et de la subsistance économique, questions impérieuses de vie ou de mort pour la révolution ?

Voilà pourquoi cet idéal n'est pas encore réalisé, voilà pourquoi 100 millions d'ouvriers et de paysans incultes ne sont pas encore à même d'exercer sans intermédiaire leur dictature. Il faut tenir compte de ce qui est possible ou non, et ne pas reprocher au Pouvoir des Soviets de n'avoir pas accompli le prodige qu'on réclame.

Est-ce à dire que pendant ces trois ans et demi de guerre et de misère ininterrompues il n'ait rien fait pour préparer les masses populaires à leur rôle souverain ? Si cela était, certes on serait en droit de lui appliquer le mot du poète : pour défendre son être, il a perdu sa raison d'être.

Mais il n'en est rien. Au contraire, tous les observateurs sont frappés du progrès moral qui se constate chaque jour davantage dans le peuple russe. C'est d'abord l'enrichissement intellectuel. Sans rappeler les cours d'illettrés, les écoles de toutes sortes, il se manifeste par la multiplication des journaux imprimés, dactylographiés parfois, faute de papier, dans des endroits qui n'en avaient jamais connu, par l'assainissement de ces « izbas-bibliothèques » qui deviennent les lieux de réunion dans les bourgs, par cette soif de représentations dramatiques qui inquiète presque Lounatcharsky. Les groupements communistes, les Ligues de la Jeunesse, en recrutant de nouveaux membres, en ouvrant des cours de tous degrés, en donnant des conférences, en exposant dans les meetings les grandes questions du jour, la politique locale, nationale, internationale même, sont précisément les plus puissants facteurs d'éducation générale des masses. Le Parti Communiste n'est pas une secte étroite et égoïste de privilégiés jaloux. Tout au contraire, il ne cherche qu'à élargir ses rangs, à entraîner avec lui, vers l'affranchissement, vers la lumière et vers l'action consciente, un nombre de plus en plus grand de ceux qu'on appelle aujourd'hui les « sans-parti ». Sa propagande n'est pas à proprement parler une propagande politique, mais un véritable instrument d'instruction et d'éveil. Il y a identité entre le progrès moral du peuple russe et la prospérité du Parti Communiste.

A cet enrichissement intellectuel correspond en effet une activité de plus en plus marquée des masses dans l'administration politique ou économique et dans le gouvernement.

Les soviets, leurs élections, leurs assemblées plénières, leurs congrès sont pour ainsi dire les formes suprêmes et solennelles de cette activité. On sait que la nécessité de prendre des décisions rapides et énergiques prime en temps de guerre les droits de la délibération. Il était donc fatal que dans la situation de camp retranché où se trouvait la Russie, le rôle des Soviets ait été réduit au profit des Comités Exécutifs, moins nombreux et plus expéditifs, élus par eux. Ils n'ont cependant jamais cessé de se réunir, de se renouveler, d'exprimer la volonté du peuple travailleur, de prendre des décisions et de les exécuter.

Mais accorder une importance exclusive aux Soviets, c'est-à-dire à l'exercice du pouvoir dans sa forme politique, ce serait faire preuve d'un préjugé parlementariste, ce serait ne voir qu'un des aspects de la souveraineté du prolétariat. Celui qui possède le contenu substantiel du pouvoir, c'est en réalité celui qui l'applique chaque jour, dans toutes les circonstances de la vie. Or, non seulement le prolétariat russe, par ses délégués élus aux Soviets, aux Comités Exécutifs et aux Congrès, même pendant la guerre, n'a jamais cessé de faire les lois et les règlements mais encore il a été maître de leur application. Qu'on se représente non pas même l'ouvrier mais le paysan de n'importe quel village reculé. Tous les quatre mois en moyenne, il élit son Soviet, à moins qu'il n'en soit membre lui-même, puisqu'il y a un membre sur cent habitants. Dans l'intervalle se réunissent des conférences générales qui n'ont pas de pouvoir législatif, mais qui émettent des vœux pratiquement obligatoires pour les autorités du ressort correspondant. Des orateurs de la ville y viennent exposer de manière accessible à tous, même à ceux qui ne savent pas lire le journal, les grandes questions d'actualité. Prenons au hasard la province d'Ekaterinbourg : dans la première moitié du mois d'octobre dernier, il s'est tenu là-bas 300 conférences de cantons ou de districts, dont les participants ont été élus par les villages. Là les communistes ne sont qu'une infime minorité, puisqu'on cherche au contraire à rassembler les sans-parti et que le Parti Communiste se présente devant eux pour rendre compte, pour demander non pas seulement approbation, mais collaboration. L'ordre du jour touche toutes les questions : guerre, approvisionnement, agriculture, contrôle, travaux publics, prévoyance sociale, etc. Les rapports sont faite par les chefs des sections administratives correspondantes. Il y a discussion animée, car si le paysan est peu instruit, il ne faut pas croire qu'il manque de sens critique et de clairvoyance. Finalement des résolutions sont votées. Elles approuvent d'ordinaire les principes communistes, mais réclament des perfectionnements dans l'application, et la suppression des abus. N'est-ce pas la preuve que la direction du Parti Communiste est reconnue bonne d'une part, et que d'autre part les masses travailleuses deviennent aptes à discuter les affaires publiques, à contrôler l'administration, c'est-à-dire à gouverner elles-mêmes ?

L'année dernière une épouvantable épidémie de typhus n'a pu être conjurée que par l'appel qui a été fait à l'activité de toute la population. Des « commissions de propreté » ont été constituées par les villages et, instruites par les sections sanitaires des Comités Exécutifs locaux, ont veillé à l'observation des précautions indiquées, ont ajouté leurs initiatives précieuses. C'est un principe que « la santé des masses doit être l'œuvre des masses ».

Si nous passons dans les villes, les occasions sont plus multiples encore où l'initiative ouvrière est appelée à se manifester. Outre les Soviets, les Conférences générales, les Commissions de toute sorte, ce sont par exemple les « groupements d'inspection » élus tous les quatre mois dans chaque entreprise, sur les chemins de fer, dans l'armée rouge elle-même, par l'assemblée générale des ouvriers ou des soldats, pour assister à toutes les opérations administratives, relever les irrégularités et assurer la bonne marche du service. Ces groupements d'inspection se répandent même dans les campagnes, pour contrôler les organes exécutifs des bourgs et des cantons.

La République Soviétiste a institué les restaurants communaux, où chaque citoyen reçoit un repas gratuit. Ce sont les pensionnaires inscrits dans chacun de ces restaurants qui sont chargés à tour de rôle de son contrôle.

Auprès des écoles, existent des conseils de parents, qui assistent aux séances des conseils pédagogiques, à toutes les commissions, aux classes, aux jeux des enfants, et veillent à ce que l'enseignement soit bien celui qui est nécessaire au peuple.

Il serait long d'énumérer et de décrire toutes ces institutions où se fait peu à peu, par la pratique, l'éducation politique et administrative des travailleurs. Il faudrait ajouter les écoles militaires, la formation morale poursuivie dans l'armée rouge, la propagande parmi les femmes pour les éveiller à la vie consciente et sociale. Voilà ce qui a pu être obtenu malgré l'état de guerre et de crise aiguë. Voilà un tableau très succinct de ce qui constitue la démocratie soviétiste ou la « démocratie ouvrière ».

Aujourd'hui, dès qu'on a pu croire la guerre vraisemblablement finie, le Parti Communiste dirigeant a commencé à développer davantage encore cette démocratie ouvrière. Le dernier Congrès des Soviets l'a décidé, les assemblées délibératives reprennent le pas sur les Comités Exécutifs. On voit les soviets transporter leurs séances au milieu des usines ou des casernes, pour permettre à la foule des soldats et des ouvriers de formuler directement leurs désirs, leurs plaintes et leurs propositions. On procède actuellement à l'élection de soviets dans les petits centres qui n'en avaient pas. La grande campagne agricole menée depuis le début de l'année repose tout entière sur l'initiative des paysans, représentés dans les « comités d'ensemencement » et constituant seuls les « comités villageois cour l'amélioration de la culture ». Les usines entrent dans une phase nouvelle. Qu'est-ce que la « propagande pour la production », dont on parle tant maintenant, sinon un ensemble de mesures destinées à faire comprendre à l'ouvrier pourquoi il exécute tel ou tel travail et à l'inviter à rechercher les moyens d'exécuter ce même travail avec moins d'efforts ? Pour cela la direction vient exposer la situation, elle dépose son bilan, elle rend ses comptes, non plus devant des actionnaires mais devant l'assemblée générale des ouvriers, qui discutent, qui approuvent, qui blâment et qui proposent. N'est-ce pas l'unique moyen réel de rendre peu à peu les ouvriers capables de s'élever jusqu'au rôle de directeurs effectifs et expérimentés ? C'est donc bien une phase nouvelle qui commence. Il y a eu au début de la Révolution un contrôle ouvrier chaotique, simple réaction spontanée contre l'ancien régime. Ensuite est venue l'autorité d'un directeur unique ou collectif contrôlé seulement par en haut. Aujourd'hui commence la période du contrôle ouvrier direct et permanent, mais conscient et méthodique.

Le grand mot d'ordre du Xe Congrès du Parti Communiste qui vient de se terminer a été encore un appel à l'activité des masses. Est-ce bien le moment d'entreprendre auprès des camarades révolutionnaires une campagne pour dénoncer la soi-disant tyrannie du Parti Communiste, la fiction du pouvoir deq Soviets, etc... ? La vraie démocratie n'est pas toute faite comme celle qui n'est que mots, elle doit se constituer morceau par morceau par un travail acharné dans les esprits des hommes. Les masses ne sont pas prêtes à la réaliser, il faut les y préparer. La République Soviétiste a déjà commencé ce travail, elle le poursuit aujourd'hui plus activement que jamais.