1939

Première partie de La Bureaucratisation du Monde, 1939.

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Le collectivisme bureaucratique

Bruno Rizzi

 


5

Le prolétariat

Cette classe,qu'est-elle devenue en U.R.S.S. ? Tout le monde la tient pour frustrée, opprimée, exploitée ; mais pas une voix ne s'est élevée pour voir si par hasard la personnalité juridique du travailleur, changée à la suite de la révolution d'Octobre, n'avait pas subi une nouvelle métamorphose. Pourtant les producteurs directs ont changé souvent de forme juridique : ils ont été esclaves, serfs, prolétaires, parias, etc. Pas une voix ne s'est naturellement élevée par ce que « il est écrit » sur la Bible marxiste que le prolétariat sera la dernière classe exploitée ayant le déshonneur de paraître sur la scène de l'Histoire ; puis les classes disparaîtront dans l'humanité des égaux.

Toutefois il ne manque pas de constatations :

« L'ouvrier n'est pas, dans notre pays, un esclave salarié, un vendeur de travail-marchandise. C'est un libre travailleur » dit la Pravda. Et Trotski de répondre : « A l'heure présente, cette formule éloquente n'est qu'inadmissible fanfaronnade. Le passage des usines à l'Etat n'a changé que la situation juridique de l'ouvrier ; en fait, il vit dans le besoin tout en travaillant un certain nombre d'heures pour un salaire donné. Les espérances que l'ouvrier fondait auparavant sur le Parti et les syndicats, il les a reportées depuis la révolution sur l'Etat qu'il a créé. Mais le travail utile de cet Etat s'est trouvé limité par l'insuffisance de la technique et de la culture. Pour améliorer l'une et l'autre, le nouvel Etat a eu recours aux vieilles méthodes: à l'usure des muscles et des nerfs des travailleurs. Tout un corps d'aiguillonneurs s'est formé. La gestion de l'industrie est devenue extrêmement bureaucratique. Les ouvriers ont perdu toute influence sur la direction des usines. Travaillant aux pièces, vivant dans une gêne profonde, privé de la liberté de se déplacer, subissant à l'usine même un terrible régime policier, l'ouvrier pourrait malaisément se sentir un « travailleur libre » . Le fonctionnaire est pour lui un chef, l'Etat un maître. Le travail libre est incompatible avec l'existence de l'Etat bureaucratique.

« Tout ce que nous venons de dire s'applique aux campagnes avec quelques correctifs nécessaires. »

Mais si l'Etat est un maître et le fonctionnaire un chef, étant donné que l'Etat est un appareil et que, en parlant marxistiquement, derrière l'Etat il y a toujours une classe, n'est-il pas vrai que le bureaucrate-chef est aussi le maître et que l'Etat est seulement son organe d'oppression ?

Plus loin Trotski ajoute :

« La nouvelle Constitution, quand elle déclare que « l'exploitation de l'homme par l'homme est abolie en U.R.S.S. », dit le contraire de la vérité ! La nouvelle différenciation sociale a créé les conditions d'une renaissance de l'exploitation sous ses formes les plus barbares, dont de l'achat de l'homme pour le service personnel d'autrui. »

Est-ce convenu ? Oui, « l'achat de l'homme pour le service personnel d'autrui », mais dites-le alors et d'un seul mot : l'esclavage !

Qu'est-ce qu'on entendait, en effet, par prolétaire, sur le libre marché capitaliste, si ce n'est le libre vendeur de sa force-travail ? Enfin, c'est ce prolétaire, celui qui tire uniquement sa nourriture de l'emploi de ses muscles dans une entreprise privée. Son salaire était réglé par le rapport entre la demande et l'offre, dans un marché n'ayant pas de limites.

En U.R.S.S., cette loi n'a plus aucune valeur. Le marché est fermé, la concurrence abolie, c'est l'Etat qui fixe les salaires par le moyen de facteurs qui ont complètement effacé la loi de la demande et de l'offre. Pour écarter définitivement, l'Etat a monopolisé la force-travail. Des entrepreneurs, il n'y a que lui !

De son temps le prolétaire offrait ses services à ceux qu'il préférait ; il se congédiait à n'importe quel moment et il s'en allait où bon lui semblait, il jouissait de la liberté syndicale et de pensée, de la liberté de presse, de réunion et de culte. Le prolétaire devait subir les incertitudes du marché, il était comme un oiseau libre, planant dans les airs et pouvant nicher dans tout coin de terre.

Le travailleur soviétique n'a qu'un maître, il ne peut plus offrir sa marchandise-travail, il se trouve prisonnier sans possibilité de choix. Il a été mis à la « portion congrue », on l'a arraché à son village pour le transplanter où mieux plaît à l'Etat et, enfin, un passeport lui est nécessaire pour voyager à l'intérieur. Sa personnalité est conçue par l'Etat en fonction de l'économie nationale, cette personnalité disparaît ; le prolétaire n'est devenu qu'un très petit engrenage d'un immense organisme, et il a un sens social seulement s'il est placé dans cet organisme.

Les rapports sociaux entre prolétaires et capitalistes étaient réduits à la simple expression d'un acte d'achat-vente et le résultat consistait, une fois par semaine, dans le paiement du salaire. En dehors de ce geste simple et rapide, il n'y avait d'autre lien social, chacun suivant son chemin selon ses propres goûts.

Maintenant, au contraire, le travailleur russe est continuellement et directement en contact avec son maître, à l'usine, à la maison, à l'école, au syndicat, au théâtre, à la campagne. Il doit intervenir aux réunions « politiques » et dire toujours oui ; il doit, bon gré mal gré, se cotiser, acheter le journal et écouter le boniment que lui apprête amoureusement son maître comme nourriture quotidienne de l'esprit. S'il veut faire de la politique, il n'a qu'un parti à choisir, il y entre non pas en libre-penseur, mais en soldat. La bureaucratie soviétique est toute-présente, comme une divinité.

L'Etat, le seul entrepreneur de la main-d'oeuvre, ne peut pas se permettre le luxe capitaliste de payer la force-travail et de se désintéresser, depuis, complètement de l'être humain qui la produit. En qualité de monopolisateur, il ne peut plus se borner à acheter d'une certaine quantité de main-d'oeuvre, pour une période déterminée. En se l'accaparant toute et sans limites de temps, il devient de fait aussi le possesseur de ceux qui produisent la force-travail. En dernière analyse, l'Etat soviétique d'aujourd'hui a acheté en bloc tout le prolétariat et les rapports entre les entrepreneurs et les prêteurs de main d-oeuvre sont tout à fait changés. Le travailleur de la Russie d'aujourd'hui n'a plus rien du prolétaire et, en même temps, il prend les caractères propres à l'esclave.

L'exploitation se fait tout comme dans la société esclavagiste, le sujet d'Etat travaille seulement pour le seul maître qui l'a acheté, il en devient un sien capital, il représente le cheptel qui doit être soigné, logé et dont la reproduction intéresse beaucoup ce maître. Même le paiement du soi-disant salaire, effectué en partie par des services d'Etat et des marchandises, ne doit pas nous tromper et nous laisser supposer une forme socialiste de rétribution : il s'agit, en effet, de l'entretien de l'esclave ! La seule différence fondamentale c'est que, anciennement, les esclaves n'étaient pas admis à l'honneur de porter les armes, tandis que les esclaves modernes sont instruits d'une manière savante dans l'art de la guerre.

Ils doivent être prêts, dans l'intérêt de la bureaucratie, à se laisser percer par une mitrailleuse, ou à se faire dépecer par un coup de canon. Depuis le berceau jusqu'à la tombe, le travailleur soviétique appartient à l'Etat.

C'est la classe bureaucratique la maîtresse de la classe travailleuse, elle dispose de sa force-travail et de son sang ; elle lui donne la possibilité de vivre d'un « standard » supérieur à celui des esclaves de l'Antiquité, puisque tout est relatif. Mais la classe travailleuse russe n'est plus prolétaire, elle n'est qu'esclave. Elle est esclave dans la substance économique et dans ses manifestations sociales, elle s'agenouille au passage du « petit père » et le divinise, elle prend tous les caractères de la servilité et se laisse ballotter d'un bout à l'autre de l'immense Empire. Elle creuse des canaux navigables, construit des routes ou des chemins de fer ainsi qu'autrefois cette même classe avait élevé les Pyramides ou le Colisée.

Il y a une petite partie de cette classe qui ne s'est pas encore perdue dans le plus complet agnosticisme ; comme elle conserve sa foi, elle se réunit pour discuter dans les caves, comme jadis les chrétiens priant dans les catacombes. De temps en temps, ces prétoriens font une incursion et raflent tout le monde. On apprête des procès « monstres » à la manière de Néron et les prévenus au lieu de se défendre font leur « mea-culpa ». Toutes les caractéristiques du travailleur russe sont en contraste avec celles du prolétaire, il est devenu un sujet d'Etat et il a acquis presque tous les caractères de l'esclave.

Avec le libre travailleur il n'a plus rien de commun, si ce n'est la sueur de leurs fronts. Les marxistes peuvent bien s'armer de la lanterne de Diogène s'ils ont l'intention de chercher quelque prolétaire dans les villes soviétiques.

Le travailleur russe, avec son syndicat, a été transporté, avec ses armes et bagages, dans l'Etat. Autrefois il entendait lire à la Douma par son député, les pamphlets que Lénine avait écrits, maintenant, au contraire, il est obligé d'intervenir à des réunions politiques, où il se rend en mouton : il n'est qu'un élément inconscient d'une masse à manoeuvrer que dirige seulement la bureaucratie.

Un seul et grand maître d'esclaves a surgi sur les plaines de Russie : l'Etat. Les descendants de Marius peuvent bien aiguiser leurs armes ! Marx n'avait pas prévu une pareille fin des prolétaires, mais ce n'est pas là une raison suffisante pour nier cette fin. Les saints, nous, nous ne les adorons pas !

De même que les juifs sortant, toutes les années, hors des remparts, attendre le Messie, les marxistes philistins attendent, en Russie la rescousse du prolétariat ; ils pourront l'attendre aussi longtemps que le Messie. Lorsque la bureaucratie soviétique tombera raide morte aux pieds du mausolée de Lénine, ce sera l'épée de Marius qui lui aura percé le coeur. Le Quatrième Escadron International du Camp d'Agramant affirme, toujoutrs d'une manière scientifique, que désormais, en U.R.S.S., on n'a plus besoin de révolution sociale et que tout mouvement se réduira à un pronunciamiento étroitement politique. Eh bien, qu'il évoque, afin de les interroger, les âmes de Zinoviev, de Kamenev, Tomski, etc., ensemble au nombre infini des martyrs obscurs ! Tous répondront en choeur : « Nous sommes morts dans la guerre de classe nécessaire à la bureaucratie pour affirmer sa domination sociale ; ce que nous voulions c'est tout autre chose : sellez les chevaux et brandissez les lances ! » Quel comble d'ironie : les lances ne viennent pas, empoignées, mais rompues pour la « défense de l'U.R.S.S. » !


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