1934

Geoffrey Trease

Les compagnons de la Charte
Chapitre I

1934

 

A la recherche d´un gagne-pain

 

 

Sombres et désolés, les Montagnes Noires portent bien leur nom. Des riants vergers anglais du Herefordshire, ou des collines boisées cernant la rivière Wye, leur masse imposante de terre et de rocher évoque, sous le ciel lointain, quelque monstre marin échoué sur une grève. Parfois les jours de pluie, il devient presque impossible de distinguer la montagne du nuage sinistre qui enveloppe le sommet.

Cependant, par une matinée ensoleillée de mars, la neige fondait sur les hauteurs du Pays de Galles et le printemps flottait dans l´air. Owen Griffiths, remontant le chemin de terre boueux qui conduisait à la ferme de M. Jones, sifflotait gaiement.

Il venait, ce jour-là, d´atteindre ses seize ans. Et M.Jones avait promis, lorsque Owen était devenu son berger, plusieurs années auparavant, qu´à dater de seize ans il toucherait un salaire d´homme.

Le salaire d´un homme… sept shillings par semaine ! Il n´était pas étonnant que le cœur du garçon bondît à cette idée. Trois shillings de plus à rapporter chez lui chaque samedi ! Quel changement ce serait dans la petite maison de Llanbedr, où il vivait avec ses parents et ses jeunes frères et sœurs.

 

La vie était sombre et misérable partout, en cette année 1839. On travaillait dur pour des salaires de famine, on travaillait jusqu´à seize heures par jour. A Londres, la jeune reine Victoria venait de monter sur le trône, au milieu des réjouissances: les orchestres jouaient, les drapeaux flottaient, de beaux chevaux portant d´élégants cavaliers trottaient dans les parcs… Mais, dans le reste du pays, on n´entendait que le bourdonnement des machines, tournant toujours plus vite. Ces nouvelles inventions amenaient un changement profond dans les méthodes de fabrication et le chômage était considérable parmi les artisans. Au lieu de drapeaux se déployant au vent, les ouvriers ne voyaient que de longues fumées malodorantes vomies par les usines. Au lieu des tours couronnant les châteaux, ils voyaient ces cheminées et les échafaudages à la tête des puits de mines, avec leurs grandes roues faisant tourner les câbles des cages qui emportaient les mineurs sous la terre.

Partout, en Angleterre et dans le Pays de Galles, il s´élevait un murmure faible, mais menaçant, comme celui de l´orage qui approche. A Londres, la Reine et le Parlement n´entendaient que les orchestres et les chœurs d´opéra. Pourtant, l´orage venait.

Dans les campagnes, au village d´Owen, on s´était bien souvent serré le ventre cet hiver, le toit laissait passer la pluie et le propriétaire faisait la sourde oreille quand on lui parlait de réparations. Toute la maison était traversée de courants d´air glacés.

Parfois, lorsque Owen parcourait le flanc désolé de la colline, sans autres compagnons que ses bêtes, il rêvassait et se posait des questions. Voilà un troupeau qui comptait des centaines de moutons et d´agneaux – et pourtant les bergers mangeaient rarement de la viande fraîche. Et, dans les vallées minières, vers le Sud, c´est tout juste si les mineurs avaient un bout de lard à mettre sur le pain. Par contre, ces gens qui ne connaissaient même pas le goût de l´agneau tiraient chaque jours de la terre bien plus de charbon qu´ils n´auraient pu en brûler. Owen, lui, n´avait pratiquement jamais vu de charbon dans le feu: à la maison, on se contentait des branches mortes ramassées par les enfants dans la gorge boisée au-dessus du village.

Ce qui aurait été bien, se disait le jeune garçon, c´est que les habitants des collines échangent une partie de la viande des troupeaux contre une partie du charbon qui formait de grands tas, disait-on, sur le carreau des mines. Alors tout le monde serait plus content.

Seulement, les moutons étaient à M. Jones et les mines à M. Hughes. Et les bergers et les mineurs n´avaient rien à dire…

Ce jour-là, toutefois, Owen se souciait peu de tous ces problèmes. Sept shillings… sept shillings… sept shillings ! Ces mots formaient une petite chanson dans sa tête au rythme de son pas.

Il pourrait acheter un peu de thé pour sa mère et une once de tabac pour son père. Ah oui, il allait bel et bien fêter son augmentation !

Il arriva à la ferme, un long bâtiment gris auprès d´arbres épars couchés par le vent. Derrière les mitres des cheminées se profilait un sommet plat, dit La Table. Il racla ses galoches sur le perron et entra lourdement dans la cuisine carrelée.

Le fermier était attablé devant son petit déjeuner, un grand plat d´œufs au lard. Il essuya sa moustache d´un revers de main et un grognement répondit au «bonjour» du jeune garçon.

Grimpe donc à Cwm-Banw, dit-il. J´ai dans l´idée qu´il y a une brebis à la traîne là-haut, et si on n´ouvre pas l´œil, ce vieux démon de Thomas la transformera en côtelettes…

Le fermier continua à lui donner des instructions pour le travail de la journée. Owen écoutait, son bonnet à la main. Il eût préféré ne pas sentir la bonne odeur du lard et des œufs. Lui, il s´était contenté d´une assiette de gruau et d´un croûton de pain.

C´est tout, dit le fermier, et maintenant, tu vas surveiller ça de près. Eh bien, qu´est-ce que t´attends ?

Monsieur Jones. J´ai … j´ai seize ans aujourd´hui.

Et alors ?

L´homme plissa ses petits yeux, il grinça un sourire:

Qu´est-ce que tu veux ? Que je t´offre mes vœux ?

Monsieur Jones, vous m´avez promis qu´à partir de mes seize ans, vous me donneriez plein salaire. Sept shillings.

Vraiment ?

Le fermier avala une gorgée de thé et à nouveau s´essuya la bouche du dos de la main.

Je ne m´rappelle pas t´avoir promis ça.

Je vous assure, vous me l´avez promis, monsieur.

Hum… Tu travailles pour moi depuis combien de temps ?

Près de sept ans. Ca fait longtemps.

Aux yeux du Seigneur, ça ne fait qu´un jour, prononça M. Jones de la voix inspirée qu´il prenait tous les dimanches.

C´était, en effet, lui qui – sans être dans les ordres – faisait le prêche au village. La chose était fréquente à l´époque dans les populations rurales. Même en semaine, le fermier exhortait volontiers ses paysans à remplir leurs devoirs envers Dieu et leur prochain.

Soudain il changea de ton.

– Les temps sont durs pour nous autres fermiers, confia-t-il au jeune homme en se penchant vers lui. Si on reparlait de ça à la Saint-Michel ?

– Quatre shillings, ce n´est pas assez, répliqua Owen avec fermeté. Je suis un homme maintenant, ou presque, et je dois toucher un salaire d´homme.

– Les temps sont très durs, répéta le fermier d´un ton persuasif. Mais t´es un bon garçon. Je pourrais aller jusqu´à six pence de plus…

– Six pence, ça ne suffit pas, dit Owen résolument.

– C´était un garçon fougueux et il commençait à perdre patience. Il avait fourni pour son patron un travail acharné, consciencieux, et s´attendait à le voir tenir sa promesse. Et voilà toute la récompense qu´il en recevait.

– Les temps sont durs pour nous aussi, répéta-t-il. Et vous n´êtes pas tellement à plaindre, monsieur Jones, il me semble. La montagne est blanche de vos moutons…

Le fermier fronça les sourcils:

– Ca suffit comme ça, gamin. Si ça ne te plaît pas, c´est le même prix. C´est pas les gars qui manquent à Llanbedr pour prendre ton travail.

– Et vous leur raconterez les mêmes histoires qu´à moi ? «Travaille dur jusqu´à seize ans et tu seras augmenté.» Je vois déjà ça d´ici, monsieur Jones. Je ne suis pas le premier à qui vous avez joué ce tour… et je ne serai sûrement pas le dernier !

– Débarrasse-moi le plancher ! hurla l´homme, faisant mine de se lever. Je t´ai donné ta dernière chance ! Sors d´ici avant que je te lâche les chiens dessus !

Très bien.

Owen se dirigea sans hâte vers la porte:

Je leur dirai à tous, en bas, au village, quel genre

de patron vous êtes. Peut-être bien que vous ne trouverez pas un autre imbécile si facilement.

– Et peut-être que tu ne trouveras pas un autre travail si facilement non plus ! Je parlerai aux autres fermiers… et tu verras si on t´embauche. Allez, décampe !

La porte claqua. Owen redescendait le chemin de terre en sifflotant, pour montrer son mépris et cacher son inquiétude. Ce n´était une petite affaire d´être chassé, surtout si Jones mettait sa menace à exécution et montait les fermiers contre lui.

Jolie façon de célébrer son anniversaire ! Il oubliait de siffler maintenant et en arrivant au village il sombra dans un profond abattement.

 

Les touristes qui, des années plus tard, vinrent à Llanbedr, appelèrent le village «un petit paradis», «un jardin d´Eden», et le baptisèrent de bien d´autres noms romantiques. Aux yeux d´Owen lui-même le pays était beau – une grappe de petites maisons perchées sur le flanc boisé d´un précipice, et, en contrebas, le Grwyne Fechan grondant et écumant sur les roches. Mais ce jour-là, il ne songeait plus qu´à la faim et à la misère cachées derrière les murs de pierres grises de sa maison.

La maison… Trois pièces minuscules pour neuf personnes. Les murs suintaient d´humidité, le maigre mobilier croulait. La mère bataillait en vain pour tenir le logement propre. Deux des enfants étaient morts l´année précédente.

On l´accueillit avec surprise et anxiété. Il n´était pas attendu avant la tombée de la nuit. Sa mère étouffa un cri en apprenant les nouvelles. Elle le gronda.

– Remonte vite là-haut t´excuser, le pressa-t-elle. Peut-être qu´il te réembauchera. Quatre shillings, c´est mieux que rien.

Owen refusa net. Il entreprit la tournée de toutes les fermes du voisinage, frappant aux portes, écartant de son bâton des chiens hargneux, et mendia n´importe quel genre de travail.

Au bout d´une semaine, découragé, les pieds endoloris, il était prêt à accepter le plus bas des salaires. Peine perdue. Il semblait que personne n´eût besoin d´un jeune garçon. Le chômage s´amplifiait dans toutes les vallées et des hommes en nombre toujours croissant étaient forcés d´émigrer vers les mines et les fonderies du Sud.

Et là où Owen aurait eu une chance de trouver un emploi, M. Jones avait dit son mot, laissant entendre qu´il l´avait renvoyé à cause de sa paresse et de sa malhonnêteté. Impossible de lutter contre de tels mensonges. On ne voulait pas de lui et Owen se désespérait.

Il lui était insupportable de passer encore une semaine à manger à la table familiale sans rapporter le moindre argent.

Il prit une décision.

– Je descends à Ebbw ou à Tredegar, annonça-t-il. Peut-être qu´il y aura du travail dans les mines.

Les mines !

Sa mère fut horrifiée.

– je ne veux pas que tu ailles à la mine… pour te faire tuer peut-être et…

– Le gars devrait y aller, dit le père d´un ton las. Ca vaut mieux que de mourir de faim ici. Ou alors, peut-être qu´on l´embauchera dans les forges. Ca ne serait pas si mal.

– Dans tous les cas, je ne peux pas rester comme ça, dit Owen.

Il fit un paquet de ses quelques affaires.

– Je m´arrangerais pour donner des nouvelles. Peut-être que je me débrouillerai bien et je pourrai envoyer un peu d´argent…

Ils hochèrent la tête, incrédules. Bien que les salaires fussent plus élevés dans les mines, ils s´étaient toujours efforcés de préserver leurs enfants de cet esclavage. Une longue journée à garder les moutons sur les collines ne ressemblait en rien à douze heures passées sous terre, constamment exposé au danger des explosions, au risque d´être enterré vivant.

Owen balança son baluchon sur son épaule et partit. Il prit le chemin descendant à l´ouest vers Crickhowell, traversa le pont sur l´Usk et gravit la colline escarpée de Mynyd Llangattwg. Il évitait ainsi le long détour par la route de Gilwern, et la lande marécageuse et désolée n´avait rien pour l´effrayer. Les collines lui étaient familières, elles étaient ses amies.

Au milieu des bruyères et des fougères s´étirait un sentier sinueux, mais il s´éloignait de la bonne direction. Owen l´abandonna et se fraya un chemin à travers la campagne, se laissant guider par son instinct de berger. Pourtant, sur le vaste plateau sillonné de ruisseaux et semé de mares, sans aucun point de repère, il était malaisé de s´y retrouver.

Le garçon eut faim. Il avait emporté quelques croûtons de pain et un bout de fromage. Il s´assit sur une butte herbeuse auprès d´une source.

La bise de mars sifflait sur le plateau. Le vent mugissait et chantait à ses oreilles rougies par le froid. Dans ses vêtements élimés, il frissonnait un peu.

Assourdi par le vent, il n´entendit pas quelqu´un s´approcher par-derrière. Le gazon, du reste, étouffait le bruit des pas. Aussi fut-il abasourdi lorsqu´une main crasseuse surgit à la hauteur de son épaule et lui arracha le morceau de pain auquel il n´avait pas encore mordu. Furieux autant qu´alarmé, il se retourna et bondit, les poings serrés.

Un garçon de son âge, à peu près, vêtu misérablement, et les traits tirés, sauta hors d´atteinte, tout en mâchant avec avidité le pain dérobé.

– Voleur ! hurla Owen en gallois, le visage rouge de colère.

Il remarqua aussitôt que l´autre était un étranger au pays, et il répéta l´invective en anglais, y ajoutant toutes les injures qui lui venaient à l´esprit.

L´inconnu rougit à son tour.

– Voleur toi-même ! Sale Gallois ! répliqua-t-il, la bouche pleine, et il fit un pas en avant.

Le poing d´Owen l´atteignit à la joue et il recula en chancelant. Un instant plus tard, les deux garçons se battaient avec acharnement sur le sommet de la montagne balayée par les vents.

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