1934

Geoffrey Trease

Les compagnons de la Charte
Chapitre III

1934

 

Le petit pharmacien

 

 

Au village suivant, un homme leur dit qu´on les embaucherait peut-être s´ils s´adressaient au bureau de la mine à la première heure le lendemain matin. Que faire d´autre ? Ils n´avaient pas le choix. Il leur fallait à tout prix gagner de quoi se nourrir. Ils décidèrent donc qu´ils descendraient au fond. Mais chacun d´eux se sentait froid dans le dos à cette idée.

Owen suggéra à mi-voix que si c´était trop dur, ils pourraient repartir, aller vers le Sud.

On verrait si les forges ne valaient pas mieux. Il y avait bien les docks… mais là on les trouverait sans doute trop jeunes, pas assez musclés.

La nuit tombait maintenant. Un problème immédiat se posait: où dormir ? Inutile, bien sûr, de demander l´hospitalité aux gens des villages, entassés à plusieurs dans une seule pièce.

– On ferait mieux de dénicher une grange, dit Owen. Quelque part sur une des collines, et bien loin des maisons. Comme ça, on ne risque pas d´être jetés dehors.

– Si on essayait ce sentier ? Il a l´air de monter vers la lande.

Ils tournèrent le dos au triste amas des puits et s´engagèrent dans l´étroit chemin.

La lune, à son dernier quartier, blanchissait faiblement les clôtures de pierres et les derniers bâtiments épars. Ils inspectèrent plusieurs hangars, mais les trouvèrent froids et nus, balayés des vents. Ils repartirent à la recherche d´une grange avec du foin ou de la paille.

– C´est déjà pas drôle d´avoir faim ! S´il faut encore geler toute la nuit ! marmotta Tom.

Autrefois, chez sa mère, à Birmingham, on n´avait pas eu froid la nuit, mais il n´osait pas y retourner. Garçon de la ville, il était moins préparé qu´Owen à cette course errante, et les événements de ces derniers jours l´avaient amené à la limite de ses forces.

Ils marchaient dans la lande; sous le clair de lune, la route déroulait ses boucles devant eux comme un ruban argenté. Aucun bruit, sauf le murmure d´un ruisseau, et le lointain clip-clap des sabots d´un poney.

Une seconde ! Attends !

Owen avait l´ouïe fine des bergers, exercée à épier tous les bruits et il fouillait le silence.

– C´est étrange, murmura-t-il. J´aurais juré qu´une charrette venait de ce côté.

Elle a dû s´arrêter.

Oui, mais…

Un coup de pistolet éclata dans la nuit tranquille. Tremblant d´excitation, Tom saisit le bras de son ami:

On a tiré ! Des voleurs…

Le pistolet claqua une seconde fois. Des cris résonnaient devant eux, derrière un tournant de la route.

Amène-toi ! Cria Owen, et il se mit à courir.

Imbécile, nous ne sommes pas armés !

Cependant, malgré sa prudence et sa fatigue, Tom serra les coudes et se jeta vaillamment sur les traces du jeune Gallois.

D´autres cris, parmi lesquels on pouvait distinguer des jurons et d´horribles menaces, venaient de la même direction que les coups de feu.

On te tient, espèce de…

Gare, Jem, il a un autre pistolet…

Une balle siffla quelque part dans les ténèbres.

Owen avait dépassé le virage. Il vit une petite charrette arrêtée en travers de la route. Le conducteur était debout, un fouet dans une main et un pistolet dans l´autre. Plusieurs silhouettes imprécises tournaient autour de la carriole, brandissant des gourdins.

Attention, Jem, voilà quelqu´un !

Les agresseurs s´immobilisèrent et regardèrent vivement derrière eux. A cette seconde décisive, Owen eut une inspiration:

– Arrêtez… au nom de la Reine ! hurla-t-il en anglais de son ton le plus bourru.

Les silhouettes parurent hésitées. On entendit à nouveau d´effroyables jurons.

Filons les gars… les gendarmes !

Et, sans plus attendre, les hommes se fondirent dans les ombres de la lande.

Owen s´arrêta, haletant, à la tête du poney:

Il y a quelqu´un de blessé ? demanda-t-il.

– Non… grâce à vous, monsieur. Mais, en croyais-je mes yeux, ce n´est qu´un tout jeune homme !

Le conducteur de la charrette fit disparaître son pistolet et sauta légèrement sur la route.

– Tu as montré une grande présence d´esprit, mon gars, continua-t-il avec un gloussement. Bien que je ne me sois jamais attendu, grands dieux, à devoir ma vie à Sa Majesté la Reine.

Son petit gloussement se transforma peu à peu en un rire énorme et il donna une tape amicale sur le dos d´Owen. Entre-temps, Tom les avait rejoints, et les deux garçons observèrent l´inconnu avec curiosité.

Ce n´était certes pas l´homme qu´ils se seraient attendus à rencontrer, conduisant un cheval et une voiture sur une route de montagne après la tombée de la nuit. A ses vêtements, on voyait qu´il n´était pas un fermier; il avait l´accent des gens de Birmingham. Il portait une cape d´épais tissu, un chapeau à larges bords lui cachait presque entièrement le visage. A peine distinguait-on au clair de lune un nez en bec d´aigle et un menton pointu.

– Je crois que les voleurs sont partis pour de bon, monsieur, dit Owen, épiant alentour.

– Des voleurs ? Non, mon ami, ces gens étaient autre chose que des voleurs.

L´inconnu rit de nouveau, mais avec une pointe d´amertume dans la voix:

– Ce n´est pas aux biens terrestres du pauvre John Tapper qu´ils en voulaient. Enfin, de toutes façons, ils sont partis, grâce à toi, et je te suis très reconnaissant de ton assistance. Ils m´auraient peut-être…

– Il y a un tas de rôdeurs dans les collines, avança Owen gauchement, pas du tout sûr d´avoir compris ce que l´homme avait voulu dire.

– Oui, certes. A propos, permettez-moi de me présenter.

D´un grand geste, le petit homme ôta son chapeau, contrefaisant une révérence. De gros sourcils en broussailles barraient son front au-dessus des yeux brillants.

– John Tapper, humble pharmacien, que par ignorance et de façon incorrecte les gens de bien nomment «Docteur»… tout à votre service !

– Moi, je m´appelle Owen Griffiths. Je suis de Llanbedr et lui…

Se souvenant du secret de son ami, Owen hésita et lui lança un coup d´œil. A sa surprise, Tom dit sur le champ:

– Tom Stone, de Birmingham.

Ce singulier individu lui inspirait confiance, apparemment.

– Et voilà, nous avons fait connaissance ! dit Tapper en clignotant des yeux. Avez-vous soupé ?

Ils lui racontèrent leur histoire en quelques mots.

Tapper soupira.

– Oui, de nos jours, il y a beaucoup de gars comme vous qui errent sur les routes d´Angleterre et du Pays de Galles. Eh bien, en tout cas, je peux vous offrir quelque chose à manger et peut-être aussi un coin où dormir, si toutefois un gîte rudimentaire ne vous fait pas peur.

Il prit la bride et fit avancer le poney. Au bout de quelques mètres, il quitta la route et s´engagea dans un étroit chemin rempli d´ornières qu´on distinguait à peine des bruyères, dans la nuit. Peu après, une masse sombre se dressa au bord du sentier.

– Voyageant à travers le pays comme je le fais, murmura le pharmacien, en vendant mes pauvres petits remèdes ici et là, je dors dans bien des endroits étranges. Celui-ci en est un.

Il s´arrêta, prit une lanterne dans la charrette et la leva au-dessus de sa tête. La flamme laissa entrevoir le mur d´une grange en ruines dans laquelle tous pénétrèrent, charrette, poney et le reste.

– Ici, personne ne viendra nous déranger, assura le petit homme. Je me sers de cette cachette… de cet abri, je veux dire… depuis des années. Cette échelle mène à un grenier où il y a un grand tas de foin bien chaud. Reposez-vous pendant que j´allume un feu.

Les deux garçons se laissèrent tomber à terre, trop heureux de suivre ce conseil.

Avec une rapidité surprenante, leur nouvel ami alluma un feu juste à côté de la grange, et bientôt une odeur appétissante de bouillon monta jusqu´à eux.

– A vous regarder, on voit que vous aviez besoin de manger quelque chose, dit Tapper, en leur tendant à chacun une tasse fumante.

D´un regard pénétrant, il scruta le visage aux traits tirés de Tom et ses épaules affaissées:

Toi, mon gars, demain tu n´iras pas au fond.

Comment ? Il le faut protesta Tom.

– Si tu descends, dit Tapper solennellement, en le menaçant du doigt, à la fin de la journée, on te portera hors de la cage. Tu n´es pas habitué à ce travail, et dans l´état où tu es, ça te tuera.

Mais…

– Je parle en homme de science, continua le pharmacien avec importance, balayant toutes les objections. Et je te parle en ami, oui, en ami reconnaissant… je t´interdis formellement de descendre à la mine.

Mais dites, comment est-ce que vous croyez que je vais vivre ? Il faut que je trouve un emploi, n´importe quoi, et,…

– J´en ai un, coupa vivement Tapper. Travaille pour moi. J´ai besoin d´un jeune gars. J´ai besoin de deux gars. C´est d´accord ?

Les deux garçons étaient stupéfaits de cette offre soudaine. Ils se regardaient avec hésitation.

– Vous voulez dire voyager comme ça, avec vous ? demanda Owen, finalement.

– Oui. Vous me seriez utiles parce que vous parlez le gallois. Vous pourriez être mes interprètes dans ces endroits barbares où les gens ne comprennent pas l´anglais.

Mais moi, je ne parle pas le gallois, objecta Tom.

– Tu te rendras utile autrement. Vous faites une bonne paire: vous serez ma garde du corps… comme vous avez pu le voir, j´en ai bien besoin.

Le petit pharmacien les regardait l´un après l´autre, la tête penchée sur le côté, tel un oiseau.

Je suis d´accord, dit Owen.

Moi aussi, dit Tom.

– Parfait. Et à présent, si tu attrapes ce sac, mon bon Owen, tu y trouveras des œufs. Achevons notre fruste repas.

Une demi-heure après, le feu était éteint et le cheval installé pour la nuit. Ils grimpèrent à l´échelle et se creusèrent des lits dans le foin.

– Il y a une maladie, murmura Tapper, dont souffre tout le Pays de Galles. Et c´est mon travail d´aller d´un endroit à l´autre et d´enseigner aux gens le traitement à suivre.

– Qu´est-ce que c´est ? demanda Owen avec curiosité.

– Attends, répondit le pharmacien. Il faut du temps pour connaître mes remèdes !

 

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