1920

La réponse d'un des principaux visés par "la maladie infantile du communisme"...

Téléchargement fichier zip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré


Lettre ouverte au camarade Lénine

Hermann Gorter


V - Conclusion

Il me reste à dire quelque chose à propos de votre dernier chapitre « Conclusions finales », le plus important peut-être de votre livre. Je l'ai lu de nouveau, me reportant avec enthousiasme à la révolution russe. Mais à chaque pas et sans cesse de nouveau, j'ai dû me répéter : Cette tactique, si brillante en Russie, ne vaut rien ici; elle mène à la défaite.

Vous nous expliquez là, camarade (page 68 à 74) qu'à un stade donné du développement, il nous faut gagner les masses par millions et par dizai­nes de millions. Alors, la propagande pour le com­munisme « pur » qui a groupé et éduqué l’avant-garde devient insuffisante. Désormais, i1 s'agit... - et voici qu'à cet endroit réapparaissent vos mé­thodes opportunistes déjà, combattues plus haut : l'utilisation des « divisions », des éléments petit-bourgeois, etc...

Camarade, ce chapitre aussi est faux dans son entier. Vous raisonnez comme russe, non comme communiste international connaissant le vrai capi­talisme, le capitalisme occidental.

Presque chaque mot de ce chapitre, admirable, pour la connaissance de votre révolution, tombe à faux lorsqu'il s'agit du capitalisme hautement industrialisé, du capitalisme des trusts et des mo­nopoles. C'est ce que je veux démontrer à présent. D'abord dans les petites choses.

Vous écrivez au sujet d'un communisme en Europe de l'ouest : « L'avant-garde du prolétariat occidental est déjà gagnée » (page 70). Voilà qui est faux, camarade! « Le temps de la propagande est révolu » page 69). C'est une contrevérité ! « L'élite prolétarienne est acquise à nos idées ». Erreur complète, camarade, et qui a même nature et même origine que ceci, lu récemment chez Boukharine : « Le capitalisme anglais a fait banque­route » J'ai trouvé aussi chez Radek de pareils phantasmes qui ressortissent de l'astrologie bien plus que de l'astronomie. Rien de tout cela n'est vrai. Sauf en Allemagne, il n'existe nulle part une avant-garde véritable. Il n'en existe en tout cas, ni en Angleterre, ni en France, ni en Belgique, ni en Hollande, ni - si j'en crois mes informations - dans la plupart des pays scandinaves. Il n'exis­te que quelques éclaireurs encore en désaccord sur la voie à suivre. C'est une illusion fatale que de croire : « Le temps de la propagande est passé ».

Non, camarade, ce temps-là commence à pei­ne pour l'Europe occidentale. Nous manquons par­tout d'un noyau solide.

Or ce qu'il nous faut absolument ici, c'est jus­tement un noyau aussi résistant que l'acier, aus­si pur que le cristal. Et c'est par là qu'il faut commencer, c'est là-dessus qu'il faut bâtir une grande organisation. Nous en sommes ici à ce point de vue au même stade que vous autres en 1903, et même un peu auparavant, dans la pé­riode de l'Iskra. Camarade, la situation, les condi­tions objectives sont beaucoup plus mûres que no­tre mouvement lui-même, mais raison de plus pour ne pas nous laisser entraîner sans assurer l'indis­pensable.

Si nous autres en Europe de l'ouest, partis commu­nistes d'Angleterre, de France, de Belgique, de Hollande, des Pays Scandinaves, de l'Italie, etc., et même parti communiste-ouvrier d'Allemagne, nous avons le devoir de nous renfermer pour un temps encore dans le petit nombre, ce n'est pas parce que nous éprouvons pour cette situation une prédilection particulière, mais parce que nous de­vons en passer par là pour devenir forts.

Une secte, alors? dira le Comité exécutif... - ­Parfaitement, une secte, si vous entendez par là le noyau initial d'un mouvement qui prétend à la conquête du monde!

Camarade, votre mouvement des Bolcheviks a été aussi jadis une petite chose de rien du tout. Et du fait qu'il était petit, qu'il était restreint et voulait l'être, il s'est gardé pur pendant un temps assez long. C'est à cette condition, à cette seule condition qu'il est devenu puissant. C'est ce que nous voulons faire aussi.

Nous touchons là à une question extrêmement importante, d'où dépend non seulement la ré­volution Ouest-européenne, mais aussi la révolu­tion russe. Soyez prudent, camarade! Vous savez que Napoléon, lorsqu'il a tenté de répandre le capitalisme moderne sur l'Europe s'est finalement cassé le nez et a fait place à la réaction - lors­qu'il en est arrivé au point où non seulement il avait à faire à trop de moyen-âge, mais surtout à trop peu de capitalisme encore.

Ainsi vos affirmations secondaires citées plus haut sont fausses. J'en viens maintenant aux capi­tales, à ce qui est plus important que tout; d'après vous le moment maintenant est venu, laissant la propagande pour le communisme « pur », de mar­cher à la conquête des masses par la tactique op­portuniste que vous décrivez. Camarade, même si vous aviez raison dans les affirmations secondaires et que les partis communistes fussent vraiment parvenus ici à une force suffisante, il n'en resterait pas moins vrai que cette dernière prétention est fausse depuis A jusqu'à Z.

La propagande purement communiste, pour un communisme renouvelé, est ici chose. indispensa­ble - comme je l'ai déjà souvent répété - depuis le début jusqu'à la fin de la Révolution. En Europe occidentale ce sont les ouvriers, les ouvriers seuls qui doivent introduire le communisme. Ils n'ont rien à attendre (rien d'important) d'aucune autre classe jusqu'à la fin de la révolution.

Vous dites (page 72) : Le moment de la révo­lution est arrivé quand l'avant-garde est conquise et lorsque les conditions suivantes sont remplies : 1° Que toutes les forces de classe qui nous sont hostiles sont suffisamment prises dans la débâcle, entraînées dans des querelles intestines, et affai­blies dans une lutte qui dépasse leurs forces. 2° Que tous les éléments intermédiaires, vacillants, incer­tains, c'est à dire la petite-bourgeoisie, la démocratie petite-bourgeoise etc., se sont suffisamment démasquées devant le peuple, se sont assez mises à nu par leur propre banqueroute,

Eh mais, camarade, ceci est russe! Dans le dé­labrement du corps d'état russe, telles étaient les conditions de la révolution. Mais dans les états modernes du grand-capitalisme véritable, les conditions seront radicalement différentes. En face du communisme, les partis grand-bourgeois feront bloc, loin de tomber en désaccord, et la démocra­tie petite-bourgeoise se mettra à leur remorque.

Il n'en sera pas ainsi d'une manière absolue, mais assez généralement pour que cela détermine notre tactique.

Nous devons nous attendre en Europe de l'ouest à une révolution, qui sera des deux côtés une lutte fermement résolue, et particulièrement bien or­ganisée du côté bourgeois et petit-bourgeois. Cela m'est démontré par la pesanteur des formidables organisations où sont embrigadés le capitalisme et les ouvriers.

Et cela prouve que nous aussi, de notre côté, nous devons recourir aux meilleures armes, aux meilleures formes d'organisation, aux moyens de lutte les meilleurs et les plus forts - non pas aux plus insinuants!

C'est ici, non en Russie, qu'aura lieu le véri­table duel entre le Capital et le Travail. Parce que c'est ici que se trouve le véritable capital.

Camarade, si vous pensez que j'exagère (sans doute par manie de clarté théorique), regardez donc vers l'Allemagne. Là se trouve un état totale­ment voué à la banqueroute, privé de tout espoir. Mais en même temps toutes les classes, grands et petits bourgeois, paysans riches et pauvres, tien­nent bon toutes ensemble contre le communis­me. Il en sera de même chez nous de tout part.

Certes, tout à la fin du développement de la ré­volution, quand la crise sévira de la manière la plus terrible, quand nous seront tout près de la victoire, alors peut-être se brisera l'unité des clas­ses bourgeoises et nous verrons quelques frac­tions de la petite bourgeoisie et de la petite pay­sannerie se diriger vers nous. Mais à quoi bon en­visager cela maintenant. Et comme on peut vaincre seulement ainsi, la propagande du communisme « pur », à l'inverse de ce qui est vrai pour la Rus­sie, est ici nécessaire jusqu'à la fin...........

Faute de cette propagande, où va le prolétariat ouest-européen, et par conséquent aussi le prolé­tariat russe? A sa perte.

Celui donc qui veut ici, en Europe de l'ouest, ainsi que vous faites, réaliser des compromis, des allian­ces avec les éléments bourgeois et petit-bourgeois, celui - en un mot, qui veut l'opportunisme, ici, en Europe de l'ouest - celui-là poursuit des illusions au lieu de réalités, celui-là trompe le prolétariat, celui-là (je me sers du même mot que vous avez employé contre la Commission d'Amsterdam) est en cela un traître au prolétariat.

Et la même chose vaut pour tout l'exécutif de Moscou.

En écrivant ces dernières pages, je reçois la nouvelle que l'Internationale vient d'adopter votre tactique et celle de l'exécutif. Les délégués ouest­-européens se sont laissés aveugler par l'éclat de la révolution russe. Eh bien, nous aurons donc à assumer aussi la lutte dans la Troisième Internatio­nale.

Camarades, nous autres, c'est à dire vos vieux amis Pannekoek, Roland­-Holst, Rutgers et moi - et vous n'en sauriez avoir de plus sincères - nous nous sommes demandés, quand nous avons pris connaissance de votre tactique ouest-européenne, ce qui pouvait bien l'avoir déterminée. Il y a eu des opinions très différentes. L'un disait : l'état économique de la Russie est si mauvais, qu'il lui faut avant tout la paix. A cause de cela le camara­de Lénine veut rassembler en Europe une puissan­ce aussi grande que possible : Indépendants, La­bour Party, etc..., pour l'aider à avoir la paix. Un autre disait : il veut accélérer la révolution géné­rale européenne. Il lui faut tout de suite la parti­cipation de millions d'hommes. D'où son opportu­nisme.

Quant à moi, je crois, comme je l'ai dit alors, que vous méconnaissez la situation européenne. Quoi qu'il en soit, et quels que soient les rai­sons qui vous ont mené à l'adopter, vous irez à la plus terrible des défaites, et vous mènerez le pro­létariat à la plus terrible des défaites si vous ne laissez pas tomber cette tactique-là.

Car si ce que vous voulez, c'est sauver la Rus­sie et la révolution russe, en même temps avec cette tactique vous rassemblez les éléments non-­communistes. Vous les fondez avec nous, les vrais communistes, alors que nous n'avons pas même un noyau solide. Et c'est avec ce bric-à-brac de syn­dicats momifiés, joints à une masse de demi­-communistes et de communistes à 20, à 10 et à 0 pour cent, dans laquelle nous n'avons pas même un bon noyau, que vous prétendez combattre con­tre le capital le plus hautement organisé du monde, à qui sont alliées toutes les classes non-prolétariennes ? Il va de soi que dès qu'on en vient aux coups, le bric-à-brac dégringole et que la grande masse flanche.

Comprenez, camarade, qu'une défaite fou­droyante du prolétariat allemand, par exemple, est le signal d'une attaque générale contre la Russie.

Si votre but est de faire ici la révolution, je vous préviens qu'avec cette bouillie de Labour Party et d'Indépendants, de centre français, de parti ita­lien, etc... - et avec les syndicats - l'issue ne sera pas différente.

Les gouvernements n'auront même pas peur une fois d'un tel ramassis opportuniste.

Au contraire, si vous constituez des groupe­ments radicalement communistes, solides intérieu­rement, solides même dans leur petit nombre, ces groupes-là feront peur aux gouvernements, car eux seuls sont capables dans la révolution d'entraî­ner les masses à de grandes actions; ainsi l'a dé­montré la Ligue Spartacus à ses débuts. Ces partis-­là obligeront les gouvernements de laisser tran­quille la Russie, et à la fin, quand ils se seront for­midablement accrus de la manière « pure », la vic­toire viendra. Cette tactique, notre tactique « gau­chiste » est pour la Russie comme pour nous non pas seulement la meilleure, mais la seule voie de salut.

Quant à votre tactique, elle est russe. Elle était excellente dans un pays où une armée de millions de paysans pauvres était prête à vous suivre et où la classe moyenne déchue ne faisait que vaciller d'un côté à l'autre. Ici, elle ne vaut rien.

Ici, je dois en finir avec votre affirmation, et celle de beaucoup de vos camarades de lutte, affir­mation dont j'ai déjà parlé dans le chapitre 3, et suivant laquelle la Révolution occidentale ne peut commencer qu'après que les couches inférieures, démocratiques, du capitalisme auront été suffisam­ment ébranlées, neutralisées ou gagnées.

Cette affirmation dans une question de la plus haute importance pour la révolution prouve une fois de plus que vous voyez tout seulement du point de vue est-européen. Et ce point de vue est faux.

En effet, le prolétariat en Allemagne et en An­gleterre dispose d'un tel potentiel numérique et organisationnel qu'il peut poursuivre la révolution, dans son début et dans son développement, même sans ces classes et contre elles. C'est ce qu'il doit faire lorsqu'il est tombé au degré de souffrance qui est le sien en Allemagne. Et il le fera, si seule­ment il trouve le chemin de la bonne tactique, si seulement il base ses organisations sur les entre­prises, et si seulement il rejette le parlementarisme. Si seulement il réalise de cette façon la puis­sance des ouvriers...

Nous, les « gauchistes », nous avons élu cette tactique, non seulement pour toutes les raisons qui précèdent mais surtout aussi parce que le prolétariat occidental - allemand et anglais en particu­lier - seul, concentré sur lui-même, quand il s'élève à la conscience, à l'unité, réalise une telle force, une puissance si formidable, que par cette voie simple sa victoire est possible. Le prolétariat russe, lui, a dû suivre des détours, parce qu'il était trop faible à lui seul, et il les suivit d'une façon si brillante, qu'elle a éclipsé tout ce que le proléta­riat mondial avait pu faire jusque là. Mais le prolétariat ouest-européen peut vaincre par la route droite et claire.

Ainsi se trouve réfutée cette importante affir­mation de vous et de vos compagnons de lutte.

I1 reste maintenant à réfuter un argument que j'ai souvent trouvé sous la plume des communis­tes « droitiers » que j'ai recueilli de la bouche du chef syndical russe Losovsky, et qu'on trouve éga­lement chez vous : « La crise poussera les masses au communisme, même dans le cadre des mauvais syndicats et du parlementarisme » . Quelle ampleur aura la crise qui vient? Atteindra-t-elle en Angle­terre et en France la même profondeur qu'aujour­d'hui en Allemagne ? Deuxièmement, cet argument (l'argument « mécaniste » de la deuxième interna­tionale) a démontré sa faiblesse dans les six dernières années de la guerre. La misère en Allemagne était terrible dans les dernières années de la guer­re. La révolution n'est pas venue. Elle fut plus terrible encore dans les années 1918 et 1919. La révolution n'a pas vaincu. La crise a été et reste terrible en Hongrie, Autriche, Balkans, Pologne. La révolution n'est pas venue ou n'a pas vaincu, même avec la proximité des armées russes. Enfin en troisième lieu l'argument se retourne con­tre vous-même, car si la crise signifie déjà la révolution pourquoi ne pas tout de suite choisir la meilleure tactique, la tactique de gauche?

Mais l'exemple de l'Allemagne, de la Hongrie, de la Bavière, de l'Autriche, de la Pologne et des Pays Balkaniques nous enseignent que la crise et la misère ne suffisent pas. La plus épouvantable crise économique est là, - et pourtant la révolution ne vient pas. Il doit y avoir encore un autre facteur qui amène la révolution à l'existence, et qui, s'il fait défaut, la laisse avorter ou échouer. Ce fac­teur, c'est l'esprit de la masse. Et c'est votre tac­tique, camarade, qui ne réveille pas suffisamment l'esprit de masse à l'existence, en Europe occidentale, qui ne le fortifie pas assez, qui le laisse dans l'état où il était. Au cours de cet écrit, j'ai démon­tré que le capital financier, le Trust, le Monopole, et l'état du type Ouest-européen (et américain) qu'ils ont formé et qu'ils tiennent en dépendance, sont le lien unificateur de toutes les classes grand et petit-bourgeoises contre la révolution. Mais cet­te force ne se contentera pas d'unir la société et l'Etat contre la révolution. Le capital financier a introduit dans la classe ouvrière, au cours de la pé­riode écoulée, de la période d'évolution, son dres­sage, son unification et son organisation contre­-révolutionnaires. Et comment? Par les syndicats (qu'ils soient réformistes ou « syndicalistes ») et par les partis social-démocrates. En les obligeant à lutter seulement pour des améliorations, le capi­tal a fait des syndicats et des partis ouvriers des puissances de conservation sociale, des soutiens de l'état, des forces contre-révolutionnaires. Syn­dicats et partis ouvriers, par la vertu du grand ca­pitalisme, sont devenus des soutiens du capital. A part cela, ils sont composés d'ouvriers, presque de la majorité de la classe ouvrière, et comme la révolution ne peut pas être faite sans ces ouvriers, de telles organisations doivent d'abord être démolies pour que la révolution puisse réussir. Or comment les démolit-on? En révolutionnant leur esprit. Et comment cela est-il possible? En libérant au maximum l'esprit des membres et en lui rendant son indépendance, ce qui ne peut se faire qu'en supprimant les syndicats pour les organisations d'usines et les unions ouvrières, et en mettant fin au parlementarisme dans les partis ouvriers. Et cela, c'est justement ce que votre tactique em­pêche...

Certes : le capitalisme allemand, français, ita­lien est en banqueroute. Ou plus exactement : c'est l'Etat capitaliste qui est en banqueroute. Les capitalistes tiennent bon, leur organisation écono­mique et politique se renforce, et leurs profits, dividendes et nouveaux investissements sont même énormes. Mais ceci se produit seulement à tra­vers l'augmentation de la circulation de papier émis par l'Etat. Si l'Etat allemand, français, italien tombe, alors s'effondrent aussi les capitalistes.

La crise s'approche avec sa nécessité de fer. Si les prix montent, avec eux montent les vagues de grève; s'ils tombent, l'armée des chômeurs aug­mente. La misère s'accroît en Europe et la faim est en marche. Par-dessus le marché le monde est bourré de matières explosives nouvelles. Le conflit, la nouvelle révolution approchent. Mais quelle en sera l'issue? Le capitalisme est encore puissant. L'Allemagne, l'Italie, la France, l'Europe de l'est, cela ne fait pas encore le monde. Et le capitalisme pour longtemps encore en Europe de l'ouest, en Amérique du Nord, dans les dominions britanniques, réali­sera l'union de toutes les classes contre le prolé­tariat. La fin dépend donc dans une très large me­sure de notre tactique et de notre organisation. Et votre tactique n'est pas juste.

Il n'y a ici en Europe de l'ouest qu'une seule tacti­que : celle de la « gauche » qui dit la vérité au prolétariat et ne fait pas miroiter des illusions de­vant lui. Celle qui, même si cela doit durer un long temps, saura lui forger les armes les plus fortes, ou plutôt les seules armes valables : les organisa­tions d'usines (et leur réunion en un tout organi­sé), et les noyaux - d'abord restreints, mais tou­jours purs et solides - des partis communistes. Celle qui saura, le moment venu, étendre ces deux organisations sur le prolétariat tout entier.

II doit en être de la sorte, non parce que nous le voulons ainsi, nous, les « gauches », mais parce que les conditions de production, les rapports de classe l'exigent.


Arrivé à la fin de mes explications, je veux les condenser en quelques formules d'ensemble, en quelques raccourcis capables d'être saisis d'un seul regard, afin que les ouvriers voient tout on ne peut plus clairement par eux-mêmes.

On peut tirer, je crois, un tableau clair des rai­sons de notre tactique et de cette tactique elle-même : Le capital financier domine le monde oc­cidental. II maintient idéologiquement et maté­riellement un prolétariat gigantesque dans l'escla­vage le plus profond, et réalise l'union de toutes les classes grand et petit-bourgeoises. De là dé­coule la nécessité pour ces masses géantes, de s'élever à l'activité propre. Ceci n'est possible qu'à travers les organisations d'usine et la suppression du parlementarisme - et dans la révolution.

En deuxième lieu, je vais confronter ici en quel­ques phrases, la tactique de la « gauche » et celle de la Troisième Internationale, afin que la diffé­rence entre l'une et l'autre ressorte avec une ab­solue clarté, et pour que les ouvriers ne perdent pas courage si votre tactique - comme il n'est que trop probable - les conduit aux pires défaites, mais qu'ils voient qu'il en existe encore une au­tre.

La Troisième Internationale croit que la révo­lution occidentale ira tout à fait d'après les lois et la tactique de la révolution russe.

La « gauche » croit que la révolution ouest-européenne produira et suivra ses propres lois.

La Troisième Internationale croit que la révo­lution ouest-européenne pourra conclure des com­promis et des alliances avec des partis petit-paysans, petit-bourgeois, et même grand-bourgeois. La « gauche » croit que c'est impossible.

La Troisième Internationale croit qu'il y aura en Europe de l'ouest pendant la révolution des « divi­sions » et des scissions entre les bourgeois, petit-bourgeois et petits-paysans.

La « gauche » croit que les bourgeois et petit-bourgeois formeront un front unique, à peu près jusqu'à la fin de la révolution.

La Troisième Internationale sous-estime la puis­sance du capital ouest-européen et nord-améri­cain.

La « gauche » prend cette grande puissance pour base de sa tactique.

La Troisième Internationale méconnaît dans le grand capital, dans le capital financier la puissance unificatrice de toutes les classes bourgeoises.

La « gauche » prend cette puissance unificatrice pour base de sa tactique.

Comme la Troisième Internationale ne croit pas en l'isolement du prolétariat en Occident, elle lais­se de côté le développement de la conscience du prolétariat - qui pourtant vit encore profondé­ment sous l'influence de l'idéologie bourgeoise sur tous les terrains - et adopte une tactique qui en­tretient l'esclavage et la soumission devant les idées de la bourgeoisie.

La « gauche » choisit sa tactique en telle sorte de libérer avant tout l'esprit du prolétariat. Comme la Troisième Internationale ne base pas sa tactique sur la nécessité de libérer les esprits, ni sur l'unité de tous les partis bourgeois et petit-bourgeois, mais au contraire sur des perspectives de compromis et de « divisions », elle laisse sub­sister les vieux syndicats et essaie de les faire en­trer dans la Troisième Internationale.

Comme la « gauche » veut en premier lieu la libération des esprits, et qu'elle croit à l'unité des bourgeois, elle reconnaît que les syndicats doivent être détruits et que le prolétariat a besoin de meil­leures armes.

Pour les mêmes raisons que ci-dessus, la Troi­sième Internationale laisse subsister le parlemen­tarisme.

La « gauche », pour les raisons déjà exposées, supprime le parlementarisme.

La Troisième Internationale conserve l'esclava­ge des masses dans l'état où il était sous la Secon­de.

La « gauche » veut le renverser de fond en com­ble. Elle détruit le mal dans sa racine.

Comme la Troisième Internationale ne croit pas à la nécessité première de la libération des esprits en Occident, ni à l'unité de tous les bourgeois de­vant la révolution, elle rassemble les masses au­tour d'elle, sans demander de véritables commu­nistes, et sans choisir sa tactique pour en faire, pourvu seulement qu'il y ait des masses.

La « gauche » veut former dans tous les pays des partis qui ne se composent que de commu­nistes et détermine sa tactique d'après cela. Par l'exemple de ces partis, si petits qu'ils soient au début, elle veut faire des communistes avec la plus grande partie du prolétariat, autrement dit avec les masses.

La Troisième Internationale prend donc les mas­ses comme moyen.

La « gauche », comme but.

A travers toute sa tactique (qui était fort juste en Russie), la Troisième Internationale mène une politique de chefs.

La « gauche » fait une politique de masses.

A travers toute sa tactique, la Troisième Inter­nationale mène à sa perte la révolution Ouest-européenne, et en premier lieu la révolution russe. Tandis que la « gauche » conduit le prolétariat mondial à la victoire.


Pour finir, afin de mettre mes appréciation sous une forme aussi brève et ramassée que possible - devant les yeux des ouvriers, qui ont à acquérir une conception claire de la tactique, je les résu­merai en quelques thèses.


  1. La tactique de la révolution occidentale doit être toute autre que celle de la révolution russe;
  2. Car le prolétariat est ici tout seul;
  3. Le prolétariat doit donc ici faire seul la ré­volution contre toutes les classes;
  4. L'importance des masses prolétariennes est donc relativement plus grande, celle des chefs plus petite qu'en Russie;
  5. Et le prolétariat doit avoir ici les toutes meil­leures armes pour la révolution;
  6. Comme les syndicats sont des armes défec­tueuses, il faut les supprimer ou les transformer radicalement, et mettre à la place des organisa­tions d'entreprise, réunies dans une organisation générale;
  7. Comme le prolétariat doit faire seul la ré­volution, et ne dispose d'aucune aide, il doit s'éle­ver très haut en conscience et en courage. Et il est préférable de laisser de côté le parlementarisme dans la révolution.

Salutations fraternelles,

H. GORTER.


Archive Lénine
Fin Fin Archives H. Gorter Début de page
Archives Marx-Engels