1930-35

Des extraits des cahiers de prison de l'un des principaux fondateurs du communisme italien...

Transcription : sympathisants LCI (QI)


Problèmes de civilisation et de culture

A. Gramsci


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L'organisation de la culture

L'organisation de l'école et de la culture

On peut observer en général que, dans la civilisation moderne, toutes les activités pratiques sont devenues si complexes et les sciences se sont tellement imbriquées dans la vie que chaque activité pratique tend à créer une école pour ses propres dirigeants et spécialistes, et par suite à créer un groupe d'intellectuels du niveau le plus élevé, destinés à enseigner dans ces écoles. Ainsi, à côté du type d'école qu'on pourrait appeler e humaniste » (c'est le type traditionnel le plus ancien, qui visait à développer en chaque individu humain la culture générale encore indifférenciée, le pouvoir fondamental de penser et de savoir se diriger dans la vie), on a créé tout un système d'écoles particulières de différents niveaux, pour des branches professionnelles entières ou pour des professions déjà spécialisées et caractérisées avec précision. On peut même dire que la crise scolaire qui sévit aujourd'hui est justement liée au fait que ce processus de différenciation et de particularisation se produit dans le chaos, sans principes clairs et précis, sans un plan bien étudié et consciemment établi : la crise du programme et de l'organisation scolaire, autrement dit de l'orientation générale d'une politique de formation des cadres intellectuels modernes, est en grande partie un aspect et une complication de la crise organique plus globale et plus générale.

La division fondamentale de l'école en classique et professionnelle était un schéma rationnel : l'école professionnelle pour les classes exécutantes, l'école classique pour les classes dominantes et les intellectuels. Le développement de la base industrielle, tant en ville qu'à la campagne, suscitait un besoin croissant du nouveau type d'intellectuel urbain; à côté de l'école classique se développa l'école technique(professionnelle mais non manuelle), ce qui mit en question le principe même de l'orientation concrète de la culture générale, de l'orientation humaniste de la culture générale fondée sur la tradition gréco-romaine. Cette orientation une fois mise en question, on peut dire qu'elle est liquidée; ! car sa capacité formatrice se fondait en grande partie sur le prestige général et traditionnellement indiscuté d'une forme déterminée de civilisation.

La tendance actuelle est d'abolir tout type d'école « désintéressée » (non immédiatement intéressée) et formatrice, quitte à en laisser subsister un modèle réduit pour une petite élite de messieurs et de dames qui n'ont pas de souci de se préparer un avenir professionnel. La tendance est de répandre toujours davantage les écoles professionnelles spécialisées dans lesquelles la destinée de l'élève et son activité future sont prédéterminées. La crise aura une solution qui, rationnellement, devrait aller dans ce sens : école initiale unique de culture générale, humaniste, formatrice, qui trouverait un juste équilibre entre le développement de l'aptitude au travail manuel (technique, industriel) et le développement de l'aptitude au travail intellectuel. De ce type d'école unique, à travers des expériences répétées d'orientation professionnelle, on passera à l'une des écoles spécialisées ou au travail productif.

Il faut garder présente à l'esprit la tendance qui s'accentue : chaque activité pratique tend à se créer sa propre école spécialisée, comme chaque activité intellectuelle tend à se créer ses propres cercles de culture. Cercles qui jouent le rôle d'institutions postscolaires spécialisées dans l'organisation des conditions permettant à chacun de se tenir au courant des progrès réalisés dans sa propre branche scientifique.

On peut aussi observer que les organismes délibérants tendent toujours davantage à distinguer dans leur activité deux aspects « organiques » : l'activité délibérative, qui leur est essentielle, et l'activité technico-culturelle consistant dans l'examen préalable par des experts et dans l'analyse scientifique préalable des problèmes qui doivent donner lieu à décision. Cette activité a déjà créé tout un corps bureaucratique de structure nouvelle : en plus des bureaux spécialisés où le personnel compétent prépare le matériel technique pour les organismes délibérants, se crée un second corps de fonctionnaires plus ou moins « bénévoles » et désintéressés, choisis tour à tour dans l'industrie, la banque, la finance. C'est là un des mécanismes à travers lesquels la bureaucratie de carrière avait fini par contrôler les régimes démocratiques et les parlements; à présent le mécanisme s'étend organiquement et absorbe dans son cercle les grands spécialistes de l'activité pratique privée, qui contrôle ainsi et les régimes et les bureaucraties. Il s'agit là d'un développement organique nécessaire qui tend à intégrer le personnel spécialisé dans la technique politique avec le personnel spécialisé dans les questions concrètes d'administration des activités pratiques essentielles des grandes et complexes sociétés nationales modernes : donc, toute tentative pour exorciser du dehors ces tendances ne produit d'autre résultat que sermons moralisateurs et gémissements rhétoriques.

La question se pose de modifier la préparation du personnel technique politique, en complétant sa culture selon les nécessités nouvelles, et d'élaborer de nouveaux types de fonctionnaires spécialisés capables de compléter collégialement l'activité délibérante. Le type traditionnel du « dirigeant » politique, préparé seulement aux activités juridico-formelles, devient anachronique et représente un danger pour la vie de l'Etat. Le dirigeant doit avoir ce minimum de culture générale technique qui lui permette, sinon de « créer » de façon autonome la solution juste, du moins de savoir arbitrer entre les solutions explorées par les experts et choisir alors celle qui est juste du point de vue « synthétique » de la technique politique.

Un type de collège délibérant qui cherche à s'incorporer la compétence technique nécessaire pour œuvrer à des fins réalistes a été décrit ailleurs : il s'agit de ce qui se passe dans certaines rédactions de revues, qui fonctionnent en même temps comme rédactions et comme cercles de culture. Le cercle critique collégialement et contribue ainsi à élaborer le travail de chaque rédacteur dont l'activité est organisée selon un plan et une division du travail rationnellement prévue. A travers la discussion et la critique collégiale (faite de suggestions, de conseils, d'indications méthodologiques, critique constructive et orientée vers l'éducation réciproque) qui permettent à chacun de fonctionner en spécialiste dans son domaine pour compléter la compétence collective, on réussit en réalité à élever le niveau ou la capacité du mieux préparé; ce qui n'assure pas seulement à la revue une collaboration toujours plus choisie et organique, mais crée en outre les conditions pour que naisse un groupe homogène d'intellectuels prêts à produire une activité « de librairie » (non seulement de publications occasionnelles et d'essais partiels, mais de travaux organiques d'ensemble).

Sans aucun doute, dans cette sorte d'activité collective, chaque travail produit de nouvelles capacités et possibilités de travail, puisqu'il crée des conditions de travail toujours plus organiques : fichiers, dépouillements bibliographiques, collection d'œuvres spécialisées fondamentales, etc. Cela demande une lutte rigoureuse contre les habitudes de dilettantisme, d'improvisation, les solutions « rhétoriques « et déclamatoires. En particulier le travail doit être fait par écrit, de même que doivent être écrites les critiques, en notes concises et succinctes; ce qu'on peut obtenir en distribuant à temps le matériel, etc. Ecrire les notes et les critiques est un principe didactique rendu nécessaire parce qu'il faut combattre les habitudes de prolixité, de déclamation et de paralogisme créées par la rhétorique. Ce type de travail intellectuel est nécessaire pour faire acquérir aux autodidactes la discipline des études que procure une scolarité régulière, pour tayloriser le travail intellectuel. Est utile dans le même sens le principe des « anciens de Sainte Zita « dont parle De Sanctis dans ses souvenirs sur l'école napolitaine de Basilio Puoti : c'est-à-dire une certaine « stratification « des capacités et aptitudes et la formation de groupes de niveaux sous la direction des plus expérimentés et des plus avancés, pour qu'ils accélèrent la préparation des plus retardés et des moins formés.

Un point important dans l'étude de l'organisation pratique de l'école unitaire concerne le cours de la scolarité dans ses divers niveaux conformes à l'âge des élèves, à leur développement intellectuel et moral et aux fins que l'école elle-même veut atteindre. L'école unitaire ou de formation humaniste (ce terme d'humanisme entendu au sens large et non seulement dans son sens traditionnel) ou de culture générale, devrait se proposer d'insérer les jeunes dans l'activité sociale après les avoir conduits à un certain niveau de maturité et de capacité pour la création intellectuelle et pratique, et d'autonomie dans l'orientation et l'initiative. La fixation de l'âge scolaire obligatoire dépend des conditions économiques générales, car celles-ci peuvent contraindre à demander aux jeunes et aux enfants un certain apport productif immédiat. L'école unitaire exige que l'Etat puisse assumer les dépenses qui sont aujourd'hui à la charge des familles pour l'entretien des élèves, c'est-à-dire qu'il transforme de fond en comble le budget du ministère de l'Education nationale, en l'étendant de façon inouïe et en le compliquant : toute la fonction d'éducation et de formation des nouvelles générations cesse d'être privée pour devenir publique, car ainsi seulement elle peut englober toutes les générations sans divisions de groupes ou de castes. Mais cette transformation de l'activité scolaire demande un développement inouï de l'organisation pratique de l'école, c'est-! à-dire des bâtiments, du matériel scientifique, du corps enseignant, etc.

En particulier le corps enseignant devrait être plus nombreux, car l'efficacité de l'école est d'autant plus grande et intense que le rapport entre maître et élèves est plus petit, ce qui renvoie à d'autres problèmes dont la solution n'est ni facile ni rapide. Même la question des bâtiments n'est pas simple, parce que ce type d'école devrait être un collège avec dortoirs, réfectoires, bibliothèques spécialisées, salles adaptées aux travaux de séminaires, etc. C'est pourquoi, au début, ce nouveau type d'école devra être et ne pourra être que réservé à des groupes restreints, à des jeunes choisis par concours ou désignés, sous leur responsabilité, par des institutions appropriées.

L'école unitaire devrait correspondre à la période représentée aujourd'hui par les écoles élémentaires et moyennes, réorganisées non seulement pour le contenu et la méthode d'enseignement, mais aussi pour la disposition des différents niveaux de la scolarité. Le premier degré élémentaire ne devrait pas dépasser trois ou quatre années et, à côté de l'enseignement des premières notions « instrumentales » de l'instruction - lire, écrire, compter, géographie, histoire -, il devrait développer spécialement le domaine aujourd'hui négligé des « droits et devoirs « ; c'est-à-dire les premières notions de l'Etat et de la Société, entant qu'éléments primordiaux d'une nouvelle conception du monde qui entre en lutte avec les conceptions données parles divers milieux sociaux traditionnels, conceptions qu'on peut appeler folkloriques. Le problème didactique à résoudre est de tempérer et féconder l'orientation dogmatique qui ne peut pas ne pas être propre à ces premières années. Le reste du cursus ne devrait pas durer plus de six ans, de sorte qu'à quinze-seize ans, on devrait pouvoir avoir franchi tous les degrés de l'école unitaire.

On peut objecter qu'un tel cursus est trop fatigant par sa rapidité, si l'on veut atteindre effectivement les résultats que l'actuelle organisation de l'école classique se propose mais n'atteint pas. On peut dire pourtant que le complexe de la nouvelle organisation devra contenir en lui-même les éléments généraux qui font qu'aujourd'hui, pour une partie des élèves au moins, le cursus est au contraire trop lent. Quels sont ces éléments ? Dans une série de familles, en particulier celles des couches intellectuelles, les enfants trouvent dans la vie familiale une préparation, un prolongement et un complément de la vie scolaire; ils absorbent, comme on dit, dans « l'air « quantité de notions et d'attitudes qui facilitent la scolarité proprement dite : ils connaissent déjà et développent la connaissance de la langue littéraire, c'est-à-dire le moyen d'expression et de connaissance, techniquement supérieur aux moyens possédés par la population scolaire moyenne de six à douze ans. C'est ainsi que les élèves de la ville, par le seul fait de vivre en ville, ont absorbé dès avant six ans quantité de notions et d'attitudes qui rendent la scolarité plus facile, plus profitable et plus rapide. Dans l'organisation inter! ne de l'école unitaire doivent être créées au moins les principales de ces conditions, outre le fait, qui est à supposer, que parallèlement à l'école unitaire se développerait un réseau de jardins d'enfants et autres institutions dans lesquelles, même avant l'âge scolaire, les petits enfants seraient habitués à une certaine discipline collective et pourraient acquérir des notions et des habitudes préscolaires. En fait, l'école unitaire devrait être organisée comme un collège avec une vie collective diurne et nocturne, libérée des formes actuelles de discipline hypocrite et mécanique, et l'étude devrait se faire collectivement, avec l'aide des maîtres et des meilleurs élèves, même pendant les heures de travail dit individuel, etc.

Le problème fondamental se pose pour la phase du cursus actuel représenté aujourd'hui par le lycée, phase qui aujourd'hui ne se différencie en rien, comme type d'enseignement, des classes précédentes; sinon par la supposition abstraite d'une plus grande maturité intellectuelle et morale de l'élève, conforme à son âge plus avancé et à l'expérience précédemment accumulée.

En fait, entre le lycée et l'université -c'est-à-dire entre l'école proprement dite et la vie -il y a aujourd'hui un saut, une véritable solution de continuité, et non un passage rationnel de la quantité(âge) à la qualité (maturité intellectuelle et morale). De l'enseignement presque purement dogmatique, dans lequel la mémoire joue un grand rôle, on passe à la phase créatrice ou au travail autonome et indépendant; de l'école avec discipline d'étude imposée et contrôlée de façon autoritaire, on passe à une phase d'étude ou de travail professionnel où l'autodiscipline intellectuelle et l'autonomie morale sont théoriquement illimitées. Et cela arrive tout de suite après la crise de la puberté, quand la fougue des passions instinctives et élémentaires n'a pas encore fini de lutter avec les freins du caractère et de la conscience morale en formation. De plus, en Italie, où dans les universités le principe du travail de « séminaire » n'est pas répandu, le passage est encore plus brusque et mécanique.

Il en résulte que, dans l'école unitaire, la phase ultime doit être conçue et organisée comme la phase décisive où l'on tend à créer les valeurs fondamentales de! l' « humanisme » , l'auto-discipline intellectuelle et l'autonomie morale nécessaires pour la spécialisation ultérieure, qu'elle soit de caractère scientifique (études universitaires) ou de caractère immédiatement pratico-productif (industrie, bureaucratie, organisation des échanges, etc.). L'étude et l'apprentissage des méthodes créatrices dans la vie doivent commencer dans cette ultime phase de l'école, ne doivent plus être un monopole de l'université ni être laissés au hasard de la vie pratique : cette phase de la scolarité doit déjà contribuer à développer dans les individus l'élément de la responsabilité autonome, doit être une école créatrice. Il convient de distinguer entre école créatrice et école active, même sous la forme que lui donne la méthode Dalton. Toute l'école unitaire est école active, même s'il faut poser des limites aux idéologies libertaires dans ce domaine et revendiquer avec une certaine énergie le devoir pour les générations adultes, c'est-à-dire pour l'Etat, de « conformer « les nouvelles générations. On en est encore à la phase romantique de l'école active, phase dans laquelle les éléments de lutte contre l'école mécanique et jésuitique se sont dilatés de façon malsaine, pour des motifs conflictuels et polémiques : il convient d'entrer dans la phase « classique » , rationnelle, de trouver dans les buts à atteindre la source naturelle pour élaborer les méthodes et les formes.

L'école créatrice est le couronnement de l'école active : dans la première phase on tend à discipliner, donc aussi à niveler, à obtenir une certaine espèce de « conformisme » qu'on peut appeler « dynamique » ; dans la phase créatrice, sur la base déjà acquise de la « collectivisation » du type social, on tend à l'expansion de la personnalité, devenue autonome et responsable, mais avec une conscience morale et sociale solide et homogène. Ainsi, école créatrice ne veut pas dire école d' « inventeurs et découvreurs « ; il s'agit d'une phase et d'une méthode de recherche et de connaissance, et non d'un « programme « prédéterminé avec obligation à l'originalité et à l'innovation à tout prix. Il s'agit d'un apprentissage qui a lieu spécialement par un effort spontané et autonome du disciple, le maître exerçant seulement une fonction de guide amical comme cela se passe ou devrait se passer à l'université. Découvrir par soi-même, sans suggestion ni aide extérieure, c'est création, même si la vérité n'est pas neuve, et cela montre qu'on possède la méthode; cela indique qu'en tout cas on est entré dans une phase de maturité intellectuelle permettant de découvrir des vérités nouvelles. C'est pourquoi dans cette phase l'activité scolaire fondamentale se déroulera dans les séminaires, dans les bibliothèques, dans les laboratoires expérimentaux; c'est dans cette phase qu'on recueillera les indications organiques pour l'orientation professionnelle.

L'avènement de l'école unitaire signifie le début de nouveaux rapports entre travail intellectuel et travail industriel non seulement à l'école, mais dans toute la vie sociale. Le principe unitaire se reflètera donc dans tous les organismes de culture, en les transformant et en leur donnant un nouveau contenu (Int., pp. 97-103).

[1930]

Problème de la nouvelle fonction que pourront remplir les universités et les académies

Aujourd'hui, ces deux institutions sont indépendantes l'une de l'autre et les Académies sont le symbole, qu'on raille souvent avec raison, de la séparation qui existe entre la haute culture et la vie, entre les intellectuels et le peuple.(D'où un certain succès que connurent les futuristes dans leur première période de Sturm und Drang [1] anti-académique, anti-traditionaliste, etc.).

Dans un nouvel équilibre de rapports entre la vie et la culture, entre le travail intellectuel et le travail industriel, les Académies devraient devenir l'organisation culturelle (de systématisation, d'expansion et de création intellectuelle) des éléments qui après l'école unitaire passeront au travail professionnel, et un terrain de rencontre entre eux et les universitaires. Les éléments sociaux employés dans un travail professionnel ne doivent pas sombrer dans la passivité intellectuelle; ils doivent avoir à leur disposition (par une initiative collective et non particulière, comme fonction sociale organique reconnue de nécessité et d'utilité publiques) des instituts spécialisés dans toutes les branches de la recherche et du travail scientifiques. Ils pourront y collaborer et y trouveront tout ce qui sera nécessaire pour toute forme d'activité culturelle qu'ils voudront entreprendre.

L'organisation académique devra être refondue et vivifiée de fond en comble. Il y aura une centralisation territoriale de compétences et de spécialisations : des centres nationaux auxquels s'adjoindront les grandes institutions existantes, des sections régionales et provinciales et des cercles locaux, urbains et ruraux. Les sections correspondent aux compétences culturelles et scientifiques; elles seront toutes représentées dans les centres supérieurs et seulement en partie dans les cercles locaux. Unifier les différents types d'organisation culturelle existants : Académies, Instituts de culture, cercles de philologie, etc. Intégrer le travail académique traditionnel (qui s'emploie surtout à systématiser le savoir passé ou qui cherche à fixer la moyenne de la pensée nationale pour guider l'activité intellectuelle) à des activités liées à la vie collective! , au monde de la production et du travail. On contrôlera les conférences industrielles, l'activité de l'organisation scientifique du travail, les cabinets expérimentaux des usines, etc. On construira un mécanisme pour sélectionner et faire progresser les capacités individuelles de la masse du peuple, qui aujourd'hui sont sacrifiées et s'égarent en erreurs et en tentatives sans issue. Chaque cercle local devra nécessairement comporter sa section de sciences morales et politiques et au fur et à mesure, organiser les autres sections spéciales pour discuter des aspects techniques des problèmes industriels agraires, d'organisation et de rationalisation du travail, à l'usine, aux champs 'et dans les bureaux, etc. Des congrès périodiques de divers degrés feront connaître les plus capables.

Il serait utile d'avoir le catalogue complet des Académies et des autres organisations culturelles qui existent aujourd'hui ainsi que des sujets qui sont de préférence traités dans leurs travaux et publiés dans leurs « Annales « ; il s'agit là en grande partie de cimetières de la culture, pourtant ces institutions ont aussi une fonction dans la psychologie des classes dirigeantes.
La collaboration de ces organismes avec les universités devrait être étroite ainsi qu'avec toutes les écoles supérieures spécialisées, de tout genre (militaires, navales, etc.). Le but est d'obtenir une centralisation et une impulsion de la culture nationale qui seraient supérieures à celles obtenues par l'Eglise catholique [2] (Int., pp. 103-105).

[1930]

Pour la recherche du principe éducatif

La coupure déterminée par la réforme Gentile [3] entre l'école élémentaire et moyenne d'une part, et l'école supérieure d'autre part. Avant la réforme une semblable coupure n'existait de façon très marquée qu'entre l'école professionnelle d'une part et les écoles moyennes et supérieures d'autre part; l'école élémentaire était placée dans une sorte de limbe par certains de ses caractères particuliers.

Dans les écoles élémentaires deux éléments se prêtaient à l'éducation et à la formation des enfants : les premières notions des sciences naturelles et les notions des droits et devoirs du citoyen. Les notions scientifiques devaient servir à introduire l'enfant dans la societas rerum [4], les droits et devoirs dans la vie de l'Etat et dans la société civile. Les notions scientifiques entraient en lutte contre la conception magique du monde et de la nature que l'enfant absorbe dans un milieu imprégné de folklore, comme les notions de droits et devoirs entraient en lutte contre les tendances à la barbarie individualiste et particulariste, qui est elle aussi un aspect du folklore. L'école, par son enseignement, lutte contre le folklore, contre toutes les sédimentations traditionnelles de conceptions du monde pour répandre une conception plus moderne dont les éléments primitifs et fondamentaux sont fournis par l'apprentissage : des lois de la nature comme chose objective et rebelle, à quoi il faut s'adapter pour les dominer; des lois de la société civile et de l'Etat qui sont produites par une activité humaine, qui sont établies par l'homme et que l'homme peut changer en vue de son développement collectif; la loi civile et d'Etat dispose les hommes de la façon historiquement la plus apte à dominer les lois de la nature, c'est-à-dire à faciliter leur travail : manière propre à l'homme de participer activement à la vie de la nature pour la transformer et la socialiser toujours davantage, en profondeur et en extension. On peut donc dire que le principe éducatif qui fondait les écoles élémentaires était le concept de travail, qui ne peut se réaliser dans toute sa puissance d'expansion et de productivité sans une connaissance exacte et réaliste des lois de la nature et sans un ordre légal qui règle organiquement les rapports des hommes entre eux, ordre qui doit être respecté par convention spontanée et non seulement parce qu'il est imposé de l'extérieur, par nécessité qu'on reconnaît et se propose à soi-même comme liberté et non par pure coercition. Le concept et le fait du travail (de l'activité théorico-pratique) est le principe éducatif immanent à l'école élémentaire puisque c'est par le travail que l'ordre social et étatique (droits et devoirs) est introduit dans l'ordre naturel et identifié à lui. Le concept de l'équilibre entre ordre social et ordre naturel sur la base du travail, de l'activité théorico-pratique de l'homme, crée les premiers éléments d'une intuition du monde libérée de toute magie et sorcellerie, et fournit le point d'appui pour le développement ultérieur d'une conception historique, dialectique du monde, pour comprendre le mouvement et le devenir, pour évaluer la somme d'efforts et de sacrifices que le présent a coûté au passé et que l'avenir coûte au présent, pour concevoir l'actualité comme synthèse du passé, de toutes les générations passées, se projetant dans le futur. C'est là le fondement de l'école élémentaire; qu'il ait porté tous ses fruits, que dans le corps enseignant ait été présente la conscience de sa tâche et du contenu philosophique de sa tâche, c'est une autre question, liée à la critique du niveau de conscience civique de toute la nation, dont le corps enseignant n'était qu'une expression, et encore appauvrie, certes pas une avant-garde.

Il n'est pas tout à fait exact que l'instruction ne soit pas en même temps éducation . avoir trop insisté sur cette distinction a été une grave erreur de la pédagogie idéaliste, et l'on en voit déjà les effets dans l'école réorganisée par cette pédagogie. Pour que l'instruction ne fût pas en même temps éducation, il faudrait que le disciple fût une pure passivité, un « récipient mécanique « de notions abstraites, chose absurde et d'ailleurs « abstraitement » niée par les tenants de la pure éducativité, précisément, contre la pure instruction mécanique. Le « certain « devient « vrai « [5] dans la conscience de l'enfant. Mais la conscience de l'enfant n'est pas quelque chose d' « individuel « (et encore moins d'individualisé), elle est le reflet de la fraction de la société civile à laquelle l'enfant participe, des rapports sociaux tels qu'ils se nouent dans la famille, le voisinage, le village, etc. La conscience individuelle de la très grande majorité des enfants reflète des rapports civils et culturels divers et s'opposant à ceux qui sont représentés par les programmes scolaires : le « certain » d'une culture avancée devient « vrai « dans le cadre d'une culture fossilisée et anachronique, il n'y a pas d'unité entre l'école et la vie, c'est pourquoi il n'y a pas d'unité entre l'instruction et l'éducation. On peut donc dire qu'à l'école le lien instruction-éducation ne peut être représenté que par le travail vivant du maître, dans la mesure où le maître est conscient des contradictions entre le type de société et de culture qu'il représente et le type de société et de culture représenté par les élèves, conscient de sa tâche qui consiste à accélérer et discipliner chez l'enfant une formation conforme au type supérieur en lutte avec le type inférieur. Si le corps enseignant est déficient et si l'on brise le lien instruction-éducation pour résoudre le problème de l'enseignement schématiquement, sur le papier, en exaltant l'éducativité, l'œuvre du maître en deviendra encore plus médiocre : on aura une école rhétorique, sans sérieux, parce qu'il y manquera la matérialité physique du certain, et le vrai sera une vérité en paroles, rhétorique justement.

La dégénérescence est encore plus visible à l'école moyenne pour les cours de littérature et de philosophie. Avant, les élèves se constituaient au moins un certain « bagage » ou « équipement » (comme on voudra) de notions concrètes maintenant que le maître doit être surtout un philosophe et un esthète, l'élève néglige les notions concrètes et « se remplit la tête « de formules et de mots qui, la plupart du temps, n'ont pas de sens pour lui et sont tout de suite oubliés. La lutte contre la vieille école était juste, mais la réforme n'était pas si simple qu'on le croyait, il ne s'agissait pas de schémas programmatiques, mais d'hommes, et non des hommes qui sont directement des maîtres, mais de tout le complexe social dont les hommes sont l'expression. En réalité un enseignant médiocre peut réussir à rendre les élèves plus instruits, il ne réussira pas à les rendre plus cultivés, il accomplira avec scrupule et conscience bureaucratique la partie mécanique de l'enseignement et l'élève, si c'est un cerveau actif, organisera pour son propre compte, et avec l'aide de son milieu social, le « bagage » accumulé. Avec les nouveaux programmes, qui coïncident avec un abaissement général du niveau du corps enseignant, il n'y aura plus du tout de « bagage » à organiser. Les nouveaux programmes auraient dû abolir complètement les examens; passer un examen, aujourd'hui, doit être terriblement plus un « jeu de hasard « qu'autrefois. Une date est toujours une date, quel que soit l'examinateur, et une « définition » est toujours une définition, mais un jugement, une analyse esthétique ou philosophique ?

L'efficacité éducative de la vieille école moyenne italienne, telle que l'avait organisée la vieille loi Casati, n'était pas à chercher (ou à nier) dans la volonté expresse d'être ou non école éducatrice, mais dans le fait que son organisation et ses programmes étaient l'expression d'un mode traditionnel de vie intellectuelle et morale, d'un climat culturel répandu dans toute la société italienne par de très anciennes traditions. Un tel climat et un tel mode de vie sont entrés en agonie, et l'école s'est détachée de la vie : c'est ce qui a déterminé la crise de l'école. Critiquer les programmes et l'organisation disciplinaire de l'école, cela signifie moins que rien si l'on ne tient pas compte de telles conditions. Ceci nous ramène à la participation réellement active de l'élève à l'école, participation qui ne peut exister que si l'école est liée à la vie. Quant aux nouveaux programmes, plus ils affirment et théorisent l'activité du disciple et sa collaboration active au travail de l'enseignant, plus ils sont prévus comme si le disciple était une pure passivité.

Dans la vieille école l'étude grammaticale des langues latine et grecque, jointe à l'étude des littératures et des histoires politiques respectives, était un principe éducatif dans la mesure où l'idéal humaniste, qui s'incarne dans Athènes et Rome, était répandu dans toute la société, était un élément essentiel de la vie et de la culture nationales. Même le caractère mécanique de l'étude grammaticale était vivifié par la perspective culturelle. Les notions particulières n'étaient pas apprises en vue d'un but immédiat pratico-professionnel : le but apparaissait désintéressé parce que l'intérêt était le développement intérieur de la personnalité, la formation du caractère à travers l'absorption et l'assimilation de tout le passé culturel de la civilisation européenne moderne. On n'apprenait pas le latin et le- grec pour les parler, pour devenir employé d'hôtel, interprète, correspondant commercial. On les apprenait pour connaître la civilisation des deux peuples, présupposé nécessaire à la civilisation moderne, c'est-à-dire pour être soi-même et se connaître soi-même en pleine conscience. Les langues latine et grecque étaient apprises selon la grammaire, mécaniquement, mais il y a beaucoup d'injustice et d'impropriété dans l'accusation d! e mécanisme et d'aridité. On a affaire à de jeunes enfants auxquels il importe de faire acquérir certaines habitudes de diligence, d'exactitude, de bonne tenue même physique, de concentration psychique sur des sujets déterminés, habitudes qu'on ne peut acquérir sans répétition mécanique d'actes disciplinés et méthodiques. Un savant de quarante ans serait-il capable de rester seize heures de suite assis à son bureau s'il n'avait dès l'enfance été contraint, par coercition mécanique, d'adopter les habitudes psycho-physiques appropriées ? Si l'on veut sélectionner de grands hommes de science, c'est encore par là qu'il faut commencer, et c'est sur tout le domaine scolaire qu'il faut faire pression pour réussir à faire émerger ces milliers ou ces centaines, ou ne serait-ce que ces douzaines de savants de grand talent, dont toute civilisation a besoin (même si l'on peut faire de grands progrès dans ce domaine, à l'aide des crédits scientifiques adéquats, sans revenir aux méthodes scolaires des jésuites).

On apprend le latin (ou mieux, on étudie le latin), on l'analyse jusqu'à ses subdivisions les plus élémentaires, on l'analyse comme une chose morte, c'est vrai, mais toute analyse faite par un enfant ne peut porter que sur des choses mortes; d'autre part, il ne faut pas oublier que là où cette étude est faite sous cette forme, la vie des Romains est un mythe qui, dans une certaine mesure, a déjà intéressé l'enfant et l'intéresse, si bien que dans ce qui est mort est présente une plus grande vie. Et puis, la langue est morte, est analysée comme une chose inerte, comme un cadavre sur la table de dissection, mais elle revit continuelle! ment dans les exemples, dans les narrations. Pourrait-on étudier de la même façon l'italien ? Impossible; aucune langue vivante ne pourrait être étudiée comme le latin, cela serait et semblerait absurde. Aucun enfant ne connaît le latin quand il en commence l'étude par une telle méthode analytique. Une langue vivante pourrait être connue et il suffirait qu'un seul enfant la connaisse pour rompre le charme : tous iraient à l'école Berlitz, tout de suite. Le latin (le grec aussi) se présente à l'imagination comme un mythe, même pour l'enseignant. On n'étudie pas le latin pour apprendre le latin; depuis longtemps, en vertu d'une tradition culturelle-scolaire dont on pourrait rechercher l'origine et le développement, on étudie le latin comme élément d'un programme scolaire idéal, élément qui résume et satisfait toute! Une série d'exigences pédagogiques et psychologiques; on l'étudie pour habituer les enfants à étudier d'une façon déterminée, à analyser un corps historique qu'on peut traiter comme un cadavre constamment rappelé à la vie; pour les habituer à raisonner, à abstraire schématiquement tout en étant capables de redescendre de l'abstraction à la vie réelle immédiate, pour voir dans chaque fait ou chaque donnée ce qu'il a de général et ce qu'il a de particulier, le concept et l'individu. Et la constante comparaison entre le latin et la langue qu'on parle, que ne signifie-t-elle pas du point de vue éducatif ? La distinction et l'identification des mots et des concepts, toute la logique formelle avec les contradictions des opposés et l'analyse des différents, avec le mouvement historique de l'ensemble linguistique qui se modifie dans le temps, qui a un devenir et n'est pas seulement une entité statique. Pendant les huit ans de gymnase-lycée [6]. on étudie toute la langue historiquement réelle, après l'avoir vue photographiée dans un instant abstrait sous forme de grammaire : on l'étudie depuis Ennius(et même depuis les termes des fragments des Douze Tables)jusqu'à Phèdre et aux auteurs chrétiens; un processus historique est analysé de sa naissance à sa mort dans le temps, mort apparente puisqu'on sait que l'italien, auquel le latin est continuellement confronté, est du latin moderne. On étudie la grammaire d'une certaine époque, une abstraction, le vocabulaire d'une période déterminée, mais on étudie (par comparaison) la grammaire et le vocabulaire de chaque auteur déterminé, et la signification de chaque terme dans chaque « période « (stylistique) déterminée, on découvre ainsi que la grammaire et le vocabulaire de Phèdre ne sont pas ceux de Cicéron, ni ceux de Plaute ou de Lactance et Tertullien, qu'un même assemblage de sons n'a pas la même signification à différentes époques, chez différents écrivains. On compare continuellement le latin et l'italien; mais chaque mot est un concept, une image dont la coloration varie selon les temps et les personnes dans chacune des deux langues comparées. On étudie l'histoire littéraire des livres écrits dans cette langue, l'histoire politique, les hauts faits des hommes qui ont parlé cette langue. Tout ce complexe organique détermine l'éducation du je! une homme, du fait qu'il a parcouru, ne serait-ce que matériellement, cet itinéraire avec ces étapes, etc. Il s'est plongé dans l'histoire, il a acquis une intuition historiciste du monde et de la vie, qui devient une seconde nature, presque une spontanéité, parce qu'elle n'a pas été inculquée de façon pédantesque, par une « volonté » extrinsèquement éducative. Cette étude éduquait sans en avoir la volonté expressément déclarée, avec le minimum d'intervention c éducatrice » de l'enseignant : elle éduquait parce qu'elle instruisait. Des expériences logiques, artistiques, psychologiques étaient faites sans « y réfléchir « , sans se regarder continuellement dans la glace, et surtout était faite une grande expérience « synthétique « , philosophique, de développement historico-réel. Cela ne veut pas dire (et le penser serait stupide) que le latin et le grec, comme tels, aient des vertus intrinsèquement thaumaturgiques dans le domaine éducatif. C'est toute la tradition culturelle, vivante aussi et surtout hors de l'école, qui, dans un milieu donné, produit de telles conséquences. On voit d'ailleurs comment, une fois changée la traditionnelle intuition de la culture, l'école est entrée en crise, et est entrée en crise l'étude du latin et du grec.

Il faudra remplacer le latin et le grec comme point d'appui de l'école formatrice et on les remplacera, mais il ne sera pas facile de disposer la nouvelle matière ou la nouvelle série de matières dans un ordre didactique qui donne des résultats équivalents pour l'éducation et la formation générale de la personnalité, depuis l'enfance jusqu'au seuil du choix professionnel. En effet, dans cette période les études ou la majeure partie des études doivent être désintéressées(ou apparaître telles à ceux qui apprennent), autrement dit ne pas avoir de buts pratiques immédiats ou trop immédiats, elles doivent être formatrices même si elles sont « instructives » , c'est-à-dire riches de notions concrètes. Dans l'école actuelle, la crise profonde de la tradition culturelle, de la conception de la vie et de l'homme entraîne un processus de dégénérescence progressive : les écoles de type professionnel, c'est-à-dire préoccupées de satisfaire des intérêts pratiques immédiats, prennent l'avantage sur l'école formatrice, immédiatement désintéressée. L'aspect le plus paradoxal, c'est que ce nouveau! type d'école paraît démocratique et est prôné comme tel, alors qu'elle est au contraire destinée non seulement à perpétuer les différences sociales, mais à les cristalliser à la chinoise [7].

L'école traditionnelle a été oligarchique parce que destinée à la nouvelle génération des groupes dirigeants, destinée à son tour à devenir dirigeante : mais elle n'était pas oligarchique par son mode d'enseignement. Ce n'est pas l'acquisition de capacités directives, ce n'est pas la tendance à former des hommes supérieurs qui donne son empreinte sociale à un type d'école. L'empreinte sociale est donnée par le fait que chaque groupe social a son propre type d'école, destiné à perpétuer dans ces c! ouches une fonction traditionnelle déterminée, de direction ou d'exécution. Si l'on veut mettre en pièces cette trame, il convient donc ne de pas multiplier et graduer les types d'écoles professionnelles, mais de créer un type unique d'école préparatoire (élémentaire-moyenne) qui conduise le jeune homme jusqu'au seuil du choix professionnel, et le forme entre temps comme personne capable de penser, d'étudier, de diriger, ou de contrôler ceux qui dirigent.

La multiplication des types d'écoles professionnelles tend donc à pérenniser les différences traditionnelles. Mais comme, dans ces différences, elle tend à susciter des stratifications internes, voilà qu'elle donne l'impression d'avoir une tendance démocratique. Manœuvre et ouvrier qualifié, par exemple, paysan et géomètre ou petit agronome, etc. Mais la tendance démocratique, intrinsèquement, ne peut seulement signifier qu'un manœuvre devienne ouvrier qualifié; elle signifie que tout « citoyen » peut devenir « gouvernant » , et que la société le place, fût-ce « abstraitement » dans les conditions générales qui lui permettent de le devenir : la démocratie politique tend à faire coïncider gouvernants et gouvernés(en ce sens que le gouvernement doit avoir le consentement des gouvernés) en assurant à tout gouverné l'apprentissage gratuit de la capacité et de la préparation technique générale nécessaire à cet effet. Mais le type d'école qui se développe comme école pour le peuple ne tend même plus à maintenir l'illusion, puisqu'elle s'organise toujours davantage de manière à restreindre la base de la couche gouvernante techniquement préparée, dans un climat politique et social qui limite encore l' « initiative privée « visant à donner cette capacité et cette préparation technico-politique, de sorte qu'on revient en réalité aux divisions en ordres « juridiquement « fixés et cristallisés, au lieu de dépasser les divisions en groupes : la multiplication des écoles professionnelles toujours plus spécialisées dès le début des études est une des manifestations les plus éclatantes de cette tendance.

A propos du dogmatisme et du criticisme-historicisme .à l'école élémentaire et moyenne, il est à noter que la nouvelle pédagogie a voulu battre en brèche le dogmatisme précisément dans le domaine de l'instruction, de l'acquisition des notions concrètes, c'est-à-dire précisément dans le domaine où un certain dogmatisme est pratiquement inévitable et ne peut être réabsorbé et dissout que dans le cycle entier du cours des études (on ne peut enseigner la grammaire historique dans les écoles élémentaires et au gymnase); mais il lui faut après cela voir introduire le dogmatisme par excellence dans le domaine de la pensée religieuse et voir décrire implicitement toute l'histoire de la philosophie comme une succession de folies et de délires. Dans l'enseignement de la philosophie, le nouveau cours pédagogique (au moins pour ces élèves, et ils sont l'immense majorité, qui ne reçoivent pas d'aide intellectuelle hors de l'école, en famille ou dans l'entourage familial, et doivent se former uniquement avec les indications reçues en classe) appauvrit l'enseignement et en rabaisse le niveau, pratiquement, bien que! rationnellement il paraisse très beau, d'une très grande beauté utopique. La philosophie descriptive traditionnelle, renforcée par un cours d'histoire de la philosophie et par la lecture d'un certain nombre de philosophes, semble pratiquement la meilleure chose. La philosophie qui décrit et définit sera une abstraction dogmatique, comme la grammaire et la mathématique, mais c'est là une nécessité pédagogique et didactique. 1 = 1 est une abstraction, mais personne n'est conduit pour autant à penser que 1 mouche est égale à 1éléphant. Même les règles de la logique formelle sont des abstractions du même genre, elles sont comme la grammaire de la pensée normale, et pourtant, il faut les étudier car elles ne sont pas quelque chose d'inné mais doivent être acquises par le travail et la réflexion. Le nouveau cours présuppose que la logique formelle est quelque chose qu'on possède déjà quand on pense, mais n'explique pas comment on doit l'acquérir, si bien que pratiquement c'est comme si on la supposait innée. La logique formelle est comme la grammaire : elle est assimilée de façon « vivante » même si l'apprentissage nécessaire a été schématique et abstrait, car le disciple n'est pas un disque de phonographe, n'est par un récipient passivement mécanique, même si la liturgie conventionnelle des examens lui donne quelquefois cette apparence. Le rapport de ces schèmes éducatifs avec l'esprit enfantin est toujours actif et créateur, comme est actif et créateur le rapport entre l'ouvrier et ses instruments de travail; un calibre est lui aussi un ensemble d'abstractions, et pourtant on ne produit pas d'objets réels sans calibrage, objets réels qui sont des rapports sociaux et contiennent implicitement des idées.

L'enfant qui s'escrime avec les barbara, baralipton [8] se fatigue certes, et il faut faire en sorte qu'il se fatigue autant qu'il est nécessaire et pas plus, mais il n'est pas moins certain qu'il devra toujours se fatiguer pour apprendre à se contraindre à des privations et limitations de mouvement physique, autrement dit se soumettre à un apprentissage psycho-physique. Il faut persuader beaucoup de gens que l'étude est elle aussi un métier, et très fatigant, avec son apprentissage spécial qui n'est! Pas seulement intellectuel, mais aussi musculaire-nerveux : c'est un processus d'adaptation, une habitude acquise avec effort, ennui et même souffrance. La participation de plus larges masses à l'école moyenne porte en elle la tendance à relâcher la discipline de l'étude, à demander des « facilités « . Beaucoup pensent carrément que les difficultés sont artificielles, parce qu'ils sont habitués à considérer comme travail et fatigue le seul travail manuel. La question est complexe. Certes l'enfant d'une famille traditionnelle d'intellectuels vient plus facilement à bout du processus d'adaptation psycho-physique; dès la première fois qu'il entre en classe, il est avantagé sur plusieurs points par rapport à ses camarades, il a une orientation déjà acquise grâce aux habitudes familiales : il concentre plus facilement son attention parce qu'il a l'habitude d'une bonne tenue physique, etc. De la même façon, le fils d'un ouvrier de la ville souffre moins, quand il entre à l'usine, qu'un garçon de la campagne ou qu'un jeune paysan déjà formé pour la vie rurale. Même le régime alimentaire a une importance, etc. Voilà pourquoi beaucoup de gens du peuple pensent que dans la difficulté des études il doit y avoir un « truc » à leur désavantage (quand ils ne pensent pas être stupides par nature) : ils voient le monsieur(et pour beaucoup à la campagne surtout, monsieur veut dire intellectuel) accomplir avec souplesse et apparente facilité le travail qui coûte des larmes de sang à leurs enfants, et ils pensent qu'il doit y avoir un « truc » . Dans une situation nouvelle, ces problèmes peuvent devenir très ardus, et il faudra résister à la tendance à rendre facile ce qui ne peut l'être sans être dénaturé. Si l'on veut créer une nouvelle couche d'intellectuels, jusqu'aux plus grandes spécialisations, à partir d'un groupe social qui n'en a pas développé par tradition les attitudes, il faudra surmonter des difficultés inouïes.

Quelques principes de la pédagogie moderne

Chercher l'origine historique exacte de quelques principes de la pédagogie moderne : l'école active ou la collaboration amicale du maître et de l'élève; l'école ouverte; la nécessité de laisser libre cours au développement des facultés spontanées de l'écolier, sous la surveillance mais non sous le contrôle voyant du maître. La Suisse a apporté une grande contribution à la pédagogie moderne (Pestalozzi,etc.) à tr! avers la tradition genevoise de Rousseau; en réalité, cette pédagogie est une forme confuse de philosophie liée à une série de règles empiriques. On n'a pas tenu compte du fait que les idées de Rousseau sont une réaction violente contre l'école et contre les méthodes pédagogiques des jésuites et en tant que telles représentent un progrès; mais il s'est formé ensuite une espèce d'église qui a paralysé les études pédagogiques et adonné lieu à de curieuses involutions (dans les doctrines de Gentile et de Lombardo-Radice). La « spontanéité « est une de ces involutions : on se représente presque le cerveau de l'enfant comme une pelote que le maître aide à dévider. En réalité, chaque génération éduque la nouvelle génération, c'est-à-dire la forme; l'éducation est une lutte contre les instincts liés aux fonctions biologiques élémentaires, une lutte contre la nature pour la dominer et créer l'homme « actuel » dans son époque. On ne tient pas compte du f ait que l'enfant, dès qu'il commence à « voir et toucher » y peu de jours peut-être après la naissance, accumule des sensations et des images qui se multiplient et deviennent complexes au moment de l'apprentissage du langage. La « spontanéité « , si on l'analyse, devient de plus en plus problématique. [9] De plus, l' « école « , c'est-à-dire l'activité éducative directe, n'est qu'! une partie de la vie de l'élève qui entre en contact aussi bien avec la société humaine qu'avec la societas rerum, et se forme des critères à partir de ces sources « extra-scolaires « beaucoup plus importantes qu'on ne croit communément. L'école unique, intellectuelle et manuelle a aussi l'avantage de mettre l'enfant en contact en même temps avec l'histoire humaine et avec l'histoire des « choses » sous le contrôle du maître (Int., pp. 115-116).

[1929-1930]

Pédagogie mécaniste et idéaliste

Pour élaborer un essai complet sur Antonio Labriola, il faut avoir à l'esprit, outre ses écrits qui sont rares et souvent seulement allusifs ou extrêmement synthétiques, les éléments et les fragments de conversation rapportés par ses amis et ses disciples (Labriola a laissé le souvenir d'un exceptionnel « causeur « ).On peut recueillir çà et là dans les livres de B. Croce bon hombre de ces éléments et fragments. Ainsi, dans les Conversations critiques (seconde série), édition italienne, pp. 60-61 : « Comment feriez-vous pour éduquer moralement un Papou ? » demanda un de nos élèves, voici plusieurs années, au professeur Labriola au cours d'une de ses leçons de pédagogie, en objection à l'efficacité de la pédagogie. « Provisoirement, répondit avec une âpreté digne de Vico et de Hegel le professeur hébartien, provisoirement j'en ferais un esclave; ce serait la pédagogie adaptée à ce cas, quitte à voir si, pour ses petits et arrière-petits-fils, on pourra commencer à mettre en œuvre notre pédagogie [10]. « Il faut rapprocher cette réponse de Labriola de l'interview qu'il a donnée sur la question coloniale (Lybie) vers 1903 et rapportée dans le livre Divers écrits de philosophie et de politique [11]. Il faut aussi la rapprocher de la façon de penser de Gentile en ce qui concerne l'enseignement religieux dans les écoles primaires. Il semble que l'on ait affaire à un pseudo-historicisme, à un mécanisme assez empirique et très voisin du plus vulgaire évolutionnisme. On pourrait rappeler ce que dit Bertrando Spaventa à propos de ceux qui voudraient constamment maintenir les hommes au berceau (c'est-à-dire dans le moment de l'autorité qui éduque bien à la liberté les peuples primitifs) et qui pensent toute la vie (des autres) comme un berceau [12]. Il me semble qu'il faut historiquement poser le problème d'une autre façon : une nation ou un groupe social parvenus à un degré supérieur de civilisation ne peuvent-ils pas (donc ne doivent-ils pas) « accélérer » le processus d'éducation des peuples et des groupes sociaux plus attardés, en universalisant et en traduisant de manière adaptée leur nouvelle expérience ? Ainsi, lorsque les Anglais enrôlent des recrues parmi les peuples primitifs qui n'ont jamais vu de fusils modernes, ils ne les instruisent pas au maniement de l'arc, du boomerang ou de la sarbacane, mais précisément à celui du fusil, bien que les normes d'instruction soient nécessairement adaptées à la « mentalité » de ce peuple primitif déterminé. La forme de pensée impliquée par la réponse de Labriola ne paraît donc ni dialectique ni progressiste mais plutôt mécanique et rétrograde, tout comme la pensée « pédagogique » religieuse de Gentile qui n'est rien d'autre qu'un dérivé du concept de la « religion bonne pour le peuple « (peuple = enfant = phase primitive de la pensée à laquelle correspond la religion, etc), à savoir la renonciation (tendancieuse) à éduquer le peuple. Le mécanisme implicite de la pensée de Labriola apparaît de façon encore plus évidente dans son interview sur la question coloniale. En effet, il se peut très bien qu'il soit « nécessaire de réduire les Papous en esclavage « pour les éduquer, mais il est tout aussi nécessaire d'affirmer que cette nécessité n'est que contingente car on se trouve dans des conditions déterminées, c'est-à-dire que cette nécessité est « historique » et non pas absolue : il est nécessaire au contraire de lutter à ce sujet, et cette lutte est justement la condition de la libération de l'esclavage et de l'éducation par la pédagogie moderne des petits et arrière-petits-fils des Papous. Que certains affirment nettement que la servitude des Papous n'est qu'une nécessité du moment et qu'ils se rebellent contre cette nécessité, est aussi un fait philosophico-historique :

  1. parce que cela contribuera à réduire la période d'esclavage au laps de temps nécessaire;
  2. parce que cela amènera les Papous à réfléchir sur eux-mêmes, à s'autoéduquer, dans la mesure où ils comprendront qu'ils sont appuyés par des hommes d'une civilisation supérieure;
  3. parce que cette résistance seule démontre que l'on est réellement dans une phase supérieure de civilisation et de pensée, etc.

L'historicisme de Labriola et de Gentile est d'un genre très inférieur : c'est l'historicisme des juristes pour lesquels le knout n'est pas un knout quand il est un knout e historique » . Il s'agit d'ailleurs d'une façon de penser très nébuleuse et très confuse. Qu'une présentation « dogmatique « des notions scientifiques ou qu'une mythologie soit nécessaire dans les écoles élémentaires, ne signifie pas que le dogme doit être religieux et la mythologie, telle mythologie déterminée. Qu'un groupe social ou un peuple arriérés aient besoin d'une discipline extérieure coercitive pour être civilement éduqués ne signifie pas qu'ils doivent être réduits en esclavage; à moins qu'on ne pense que toute coercition de l'Etat est esclavage. Il y a aussi une coercition de type militaire même pour le travail que l'on peut appliquer même à la classe dominante et qui n'est pas un « esclavage » mais l'expression adaptée de la pédagogie moderne destinée à éduquer un élément primitif (qui est bien sûr primitif mais au voisinage d'éléments déjà mûrs, alors que la servitude est organiquement l'expression de conditions universellement primitives). Spaventa, qui se plaçait du point de vue de la bourgeoisie libérale contre les « sophismes « historicistes des classes réactionnaires, ! exprimait, sous forme sarcastique, une conception bien plus progressiste et dialectique que celle de Labriola et de Gentile (Int., pp. 116-118).

[1932-1933]


Notes

[1] Sturm und Drang (Tumulte et assaut) : Mouvement littéraire qui, dans l'Allemagne du XVIII° siècle, précéda le romantisme

[2] Ce schéma d'organisation du travail culturel selon les principes généraux de l'école unitaire, devrait être développé dans toutes ses parties avec soin et servir de guide pour constituer tout centre de culture même le plus élémentaire et le plus primitif; il devrait être conçu comme un embryon et une molécule de tout l'ensemble de la structure. Même les initiatives que l'on sait transitoires et expérimentales devraient être conçues comme capables d'être absorbées dans le schéma général et en même temps comme éléments vitaux qui tendent à créer tout le schéma. Etudier avec attention l'organisation et le développement du Rotary-Club. (Note de Gramsci.)

[3] Cf - p. 308.]

[4] Societas rerum (La société des choses) : c'est-à-dire la nature, par opposition, à la société humaine.

[5] On peut être certain d'une chose sans qu'elle soit vraie pour cela. Inversement une chose peut être vraie à notre insu. On peut même reconnaître sa vérité extérieurement, du bout des lèvres, sans en être « certain » , intimement persuadé. Cette distinction entre la certitude (subjective) et la vérité (objective) joue un grand rôle dans la philosophie de Hegel.

[6] Gymnase : Nom donné en Italie à des établissements scolaires comportant les premières classes du second degré. Quelque chose comme nos C.E.S.

[7] Allusion au système du mandarinat dans l'ancienne Chine.

[8] Ces termes bizarres (dont Molière s'est moqué, dans le Bourgeois Gentilhomme) n'ont aucune signification par eux-mêmes. Dans l'ancienne logique formelle, les lettres qui les composent correspondaient à une sorte de code permettant de repérer les différents types de raisonnement.

[9] Voir : Lettre à Julia du 30 décembre 1930; lettre à Tania du 7 mars 1932; lettre à Julia du 14 novembre 1931 pour le concept d' « inclinaison infantile « (Gallimard 1971, pp. 373-374).

[10] Croce, en accord avec Labriola, commente : « Le problème est là tout entier : non pas récuser le concept de culture, mais le définir exactement et trouver un mode approprié et concret de diffusion de la culture. Et ce mode peut être quelquefois le Odi profanum vulgus (Je hais le vulgaire profane), et consister à repousser violemment les gens du seuil du temple de la science en les contraignant à rester dehors aussi longtemps qu'ils ne s'en rendent pas dignes. » (Conversations critiques, série 11, Bari, Laterza, 1950,, p. 61)

[11] Le Giornale d'Italia avait demandé à Labriola « ce qu'il pensait, en tant que socialiste, d'une action de l'Italie à Tripoli, du point de vue de l'opportunité nationale et des intérêts du prolétariat « .Les journaux socialistes officiels avaient en effet, comme le rappelle le chapeau de la rédaction de l'interview, « repris leur vieille opposition à la politique d'expansion » . Labriola se dit favorable à l'entreprise et donna, dans la première partie de sa réponse, une justification « historiciste » générale de sa position. Voici le passage : « Les intérêts des socialistes ne peuvent pas être opposés aux intérêts nationaux, et ils doivent même les encourager sous toutes les formes. Les Etats d'Europe - je reprends ici des idées et des formules que j'ai exprimées d'autres fois - sont en devenir continuel et complexe, en ce qu'ils ambitionnent, conquièrent, assujettissent et exploitent dans tout le reste du monde. L'Italie ne peut pas se soustraire à ce développement des Etats qui porte avec lui un développement des peuples. Si elle le faisait, elle se soustrairait en réalité à la circulation de la vie moderne et resterait arriérée en Europe. Le mouvement expansionniste des nations a ses raisons profondes dans la concurrence économique. « L'économie et la politique ne sont pas séparables à volonté et artificiellement. La lutte entre les Etats pour ce que l'on appelle la sphère d'influences et le rayon d'action, naît de la structure intime des Etats eux-mêmes et elle est le plus souvent la condition de leur progrès et le moyen de se donner consistance. Il n'est pas possible, dans les conditions actuelles effectives des Etats, que la concurrence cède le pas à une justice désincarnée et sans moyens de contrainte : je dis cela à ceux qui s'imaginent que l'on p! eut constituer l'arbitre international pour concilier les querelles entre les nations et les forces automatiques et élémentaires de l'histoire; je dis cela aujourd'hui à ceux qui, par aversion pour certaines formes de contrainte que les Etats sont obligés d'utiliser, préfèrent renoncer au relatif progrès qui naît de ce que l'on prend une part active à la concurrence impétueuse propre à notre temps. » ( « Tripoli, le socialisme et l'expansion coloniale » , tirée d'une interview au Giornale d'Italia du 13 avril 1902, publiée dans Ecrits variés édités et inédits de philosophie politique rassemblés et publiés par B. Croce, Bari, Laterza,1906, pp. 433-434). - Labriola ajoutait ensuite que l'Italie, arrivée tardivement en Afrique pour y prendre « une position prédominante « , aurait dû se con! tenter de la Tripolitaine qu'il fallait donc occuper avant que les autres ne le fassent, comme cela s'était produit pour l'Egypte et la Tunisie. Il considérait la question de Tripoli « comme le premier essai de notre première apparition libre dans la politique mondiale » et comme un choix politique qui, s'il était bien poursuivi, pouvait permettre de surmonter les maux chroniques du pays, l'assujettissement au capital étranger et l'émigration, en ouvrant la possibilité d' « une politique de la population « et d'une politique économique capables de « faire de la masse de nos émigrants, des Italiens à même de peupler une nouvelle patrie ».

[12] Hegel avait affirmé que la servitude était le berceau de la liberté. Pour Hegel comme pour Machiavel, la « nouvelle souveraineté » (c'est-à-dire la période dictatoriale qui caractérise le début de chaque nouveau type d'Etat) et la servitude qui s'y rattache, ne se justifient que comme éducation et discipline de l'homme qui n'est pas encore libre. Aussi B. Spaventa (Principes d'Ethique, Appendice, Naples, 1904) commente opportunément : « Mais le berceau n'est pas la vie. Quelques-uns nous voudraient constamment au berceau. » Un exemple typique de ce berceau que devient toute la vie est donné par le protectionnisme douanier, qui est toujours préconisé et justifié à titre de « berceau « mais tend à devenir un berceau éternel. (Note de Gramsci.)


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