1923

Comment construire l'hégémonie ? Travaux pratiques.
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Lettre à Palmiro Togliatti 

Antonio Gramsci

18 mai 1923


Cher Palmiro,

Je vais répondre longuement à ta lettre et t'exposer quelle est en ce moment mon opinion sur la situation du Parti et sur les perspectives que l'on peut avoir quant à son développement futur et à l'attitude des groupes qui le constituent. Dans l'ensemble, je te le dis tout de suite, tu es trop optimiste, la question est beaucoup plus complexe qu'il n'apparaît à lire ta lettre. J'ai eu, au cours du IVe Congrès, quelques conversations avec Amadeo1 qui me portent à croire qu'il faut que nous ayons entre nous une discussion large et exhaustive sur certains problèmes qui aujourd'hui semblent, ou peuvent sembler, de pures querelles intellectuelles, mais que j'estime susceptibles de devenir, dans la perspective d'un développement révolutionnaire de la situation italienne, des germes de crise et de décomposition à l'intérieur du Parti. Aujourd'hui, la question fondamentale est précisément celle que tu as toi-même posée : il faut créer à l'intérieur du Parti un noyau de camarades qui ne soit pas une fraction, qui ait le maximum d'homogénéité idéologique, et qui réussisse par conséquent à donner à l'action pratique un maximum d'unicité directrice. Nous autres, le vieux groupe turinois, nous avons commis bien des erreurs dans ce domaine. Nous avons hésité à pousser jusqu'à leurs conséquences extrêmes les conflits qui nous ont opposés à Angelo sur le plan idéologique et sur le plan pratique2. Nous n'avons pas tiré au clair la situation, et voici où nous en sommes aujourd'hui : une petite bande de camarades exploite pour son compte la tradition et les forces que nous avions suscitées, et Turin témoigne contre nous.

Sur le plan général, la répugnance que nous avons éprouvée en 1919-1920 à créer une fraction a fait que nous sommes restés isolés, presque au niveau individuel, tandis que dans l'autre groupe, le groupe abstentionniste, la tradition de fraction et celle du travail en commun ont laissé des traces profondes qui ont encore aujourd'hui des échos idéologiques et pratiques considérables dans la vie du Parti. Mais je t'écrirai plus longuement et plus en détail. Je veux en outre écrire une lettre de portée plus générale pour les camarades de notre vieux groupe, comme Leonetti, Montagnana, etc., afin de m'expliquer avec eux sur mon attitude au IVe Congrès où, je pense que cela ne leur échappe pas, se reproduit la situation dans laquelle je me suis trouvé en 1920 à Turin, quand je refusai de faire partie de la fraction communiste électionniste tout en soutenant la nécessité d'un plus grand accord avec ces mêmes abstentionnistes3.

Je pense qu'il est aujourd'hui plus facile, étant donné les conditions générales du mouvement en Europe, de résoudre d'une façon qui nous soit favorable, au moins pour la substance, les questions qui s'étaient posées à l'époque sur ce point. Nous avons commis des erreurs formelles grossières, qui nous ont nui énormément et nous ont fait passer pour infantiles, superficiels, fauteurs de désorganisation. Cependant la situation nous est favorable sur toute la ligne. Pour ce qui concerne l'Italie, je suis optimiste, à condition, bien entendu, que nous sachions travailler et rester unis. A mon avis, il faut que nous envisagions la question du P.S.I. de façon plus réaliste et en pensant, par conséquent, à la période qui suivra la prise du pouvoir4. Trois ans d'expérience nous ont appris combien (et je ne veux pas parler seulement de l'Italie) sont enracinées les traditions social-démocrates, et combien il est difficile de détruire par la simple polémique idéologique les séquelles du passé. Il est nécessaire de mener une action politique, vaste et minutieuse, qui désagrège jour après jour, cette tradition, et démantèle ainsi l'organisme qui l'incarne. La tactique de l'Internationale est en mesure de réaliser une telle action. En Russie, sur 350 000 membres du P.C. 50 000 seulement sont de vieux bolcheviks ; les 300 000 autres sont des mencheviks ou des sociaux-révolutionnaires qui ont été amenés jusqu'à nous par l'action politique du noyau originel, qui est toutefois loin d'avoir été submergé par ces éléments divers, continue à diriger le Parti, et ne cesse même d'être de plus en plus puissant tant par sa représentation aux divers congrès que par son influence sur l'orientation de la couche dirigeante.

Le même phénomène se produit au sein du parti allemand : les 50 000 spartakistes ont complètement encadré les 300 000 indépendants ; au IVe Congrès, sur 20 délégués allemands, 3 seulement étaient d'anciens indépendants, et note bien que la délégation avait été en grande partie choisie par les organismes locaux.

Je crois que nous avons tendance à nous faire beaucoup trop de soucis, et si je recherche la racine psychologique de cette tendance, je ne trouve qu'une explication : nous avons conscience d'être faibles et de courir le risque d'être submergés. Note bien que tout ceci a des conséquences pratiques de la plus haute importance. En Italie, nous avons cultivé en serre chaude une opposition sevrée de tout idéal et de toute vision claire des événements. Quelle est la situation que l'on a ainsi suscitée ? La masse du Parti se forme une opinion d'après les documents rendus publics qui sont dans la ligne de l'Internationale, et, partant, de l'opposition. Nous autres, nous nous éloignons de la masse : entre nous et la masse se forme un écran de quiproquos, de malentendus, de jeu verbal compliqué. Nous finirons par apparaître comme des hommes qui veulent à tout prix conserver leur place, ce qui signifie que la partie représentative de l'opposition se retournera contre nous. J'estime qu'il faut que ce soit notre groupe, que ce soit nous, qui restions à la tête du Parti, parce que nous sommes réellement dans la ligne du développement historique, parce que, en dépit de toutes nos erreurs, nous avons fait un travail positif et avons créé quelque chose ; les autres n'ont rien fait, et aujourd'hui ils veulent manœuvrer pour liquider le communisme en Italie, pour ramener notre jeune mouvement dans le lit de la tradition. Mais si nous continuons à prendre les attitudes formalistes que nous avons prises jusqu'à présent - remarque qu'elles sont formalistes pour moi, pour toi, pour Bruno, pour Umberto, mais pas pour Amadeo - nous obtiendrons le résultat inverse de celui que nous cherchons : l'opposition deviendra effectivement représentative du Parti et nous nous trouverons isolés, nous subirons une défaite pratique peut-être irrémédiable, qui sera indubitablement le début de notre désagrégation en tant que groupe et de notre défaite idéologique et politique. Alors, il faut ne pas trop nous préoccuper de notre fonction de dirigeants ; nous devons aller de l'avant, en menant notre action politique, sans trop nous regarder dans le miroir. Nous allons dans le sens du courant historique, et nous arriverons au port, pourvu que nous ramions bien et que nous tenions fermement le timon en main. Si nous savons bien manœuvrer nous absorberons le Parti socialiste et nous résoudrons ce qui est le premier et le plus fondamental des problèmes révolutionnaires : unifier le prolétariat d'avant-garde et détruire la tradition populaire démagogique.

De ce point de vue, le commentaire que tu as fait du congrès socialiste ne m'a pas satisfait5. Tu y fais figure du communiste qui se regarde dans un miroir : au lieu de désagréger le P.S.I., ton commentaire tend à le renforcer ; l'ensemble du mouvement socialiste s'y trouve opposé à nous dans une contradiction indépassable. Pour les dirigeants, pour Nenni, pour Vella, etc., la chose est indubitable, mais est-ce vrai aussi pour la masse des adhérents et, ce qui compte le plus, pour la zone d'influence dans le prolétariat ? Certainement pas, et nous sommes convaincus que nous parviendrons à attirer et à assimiler dans son énorme majorité le prolétariat d'avant-garde. Alors, que faut-il faire?

1º Ne pas insister sur les contradictions en bloc, mais spécifier entre dirigeants et masse.

2º Trouver tous les éléments de désaccord entre les dirigeants et la masse et les approfondir, les amplifier, les généraliser politiquement.

3º Mener une discussion sur la politique actuelle et ne pas procéder à un examen de phénomènes historiques généraux.

4º Faire des propositions pratiques et indiquer à la masse des orientations pratiques en vue de l'action et de l'organisation.

Je prends un exemple pour que tu me comprennes mieux et J'élargis la question jusqu'au Congrès populaire6, que nous n'avons pas su exploiter politiquement : et pourtant il nous permettait, tout comme l'évolution du Parti sarde d'action7, d'avancer des propositions, essentielles dans le problème des rapports entre le prolétariat et les classes rurales.

Le problème socialiste était celui-ci : mettre en évidence la contradiction criante entre le langage et la pratique des dirigeants socialistes. Lorsque l'Internationale nous a conseillé de reprendre à notre compte le mot d'ordre des socialistes de droite, la formule du bloc entre les deux partis, elle l'a fait parce qu'il était facile de prévoir que, dans l'a situation générale, la fusion était devenue impossible et que, assurés comme on devait l'être que leur attitude était démagogique et leur ligne sans point commun avec la nôtre, il fallait emprisonner les Vella et les Nenni dans leurs propres fortifications. On a vu comment on a répondu à notre proposition. Dans ton commentaire du Congrès, il fallait commencer par noter ceci : l'interdiction de s'organiser pour les partisans de la fusion, leur exclusion de la direction, la dissolution de la fédération des jeunesses étaient autant d'éléments politiques de premier ordre à exploiter. La masse socialiste devait être confrontée à ce fait précis ; il fallait, à l'intention de cette masse, travailler à dégager, de la confusion des polémiques et du verbalisme, les lignes directrices concrètes et les exposer sous une forme claire et compréhensive.

Il en va de même pour le Congrès populaire. Je crois, pour nia part, que, étant donné les liens qui existent entre cette organisation et le Vatican, tout mouvement à l'intérieur du Parti populaire revêt pour nous une importance particulière. Telle a été, selon moi, la signification du Congrès populaire. Il existe parmi les masses paysannes un ample et profond mécontentement à l'égard de la politique du parti, mécontentement qu'alimente en particulier le nouvel impôt sur les exploitants agricoles. Cet état d'esprit s'étend des campagnes à la ville, dans de larges couches de la petite bourgeoisie. C'est ainsi qu'est composé le P.P. : une droite réactionnaire et fasciste, basée sur l'aristocratie cléricale, une gauche basée sur la campagne et un centre constitué d'éléments intellectuels urbains et de prêtres. La campagne du Corriere et de La Stampa porte de l'eau au moulin du centre populaire. Les éléments que cette campagne sournoise détache du fascisme ne peuvent que se tourner vers le P.P., seule organisation existante dont la tactique élastique et opportuniste laisse augurer qu'elle parviendra à faire contrepoids au fascisme et à ramener la lutte pour le pouvoir dans l'arène parlementaire, c'est-à-dire à réintroduire la liberté comme la comprennent les libéraux. La tactique fasciste à l'égard des populaires est très dangereuse et elle finira par pousser le parti vers la gauche et provoquer des scissions à gauche. Les populaires se trouvent dans la même situation que pendant la guerre, mais une situation infiniment plus difficile et plus dangereuse. Pendant la guerre, tandis que les journaux et les hautes sphères ecclésiastiques soutenaient bruyamment la guerre, dans les paroisses et les villages les catholiques étaient neutralistes. A cette époque-là, le gouvernement n'a pas forcé le centre à s'opposer à la périphérie ou à s'homogénéiser. Les fascistes ne veulent pas procéder ainsi. Eux veulent avoir des appuis ouverts et, tout spécialement des déclarations de solidarité devant les masses, dans les cellules originaires des partis de masse. La chose est impossible à obtenir du P.P. sans demander implicitement sa mort. Quant à nous, il est évident que nous devons accentuer et amplifier la crise des populaires et, comme nous l'avons déjà fait autrefois à Turin avec Giuseppe Speranzini8, inciter des éléments de gauche à faire des déclarations jusque dans nos journaux.

Ma lettre est devenue plus longue et plus compliquée que je ne l'avais pensé. Comme je voudrais traiter plus à fond certaines de ces questions, pour aujourd'hui je m'arrête.

Salutations cordiales aux camarades et à toi,


Antonio.

Notes

1 Togliatti rapporte (op. cit., p. 63) que Scoccimarro, qui assista à ces conversations, s'accorda avec Gramsci pour estimer que le désaccord avec Bordiga, loin de se borner aux questions de tactique, investissait toute la stratégie du P.C. d'Italie et de l'I.C. et que la rupture était donc inévitable. Il est certain, pourtant, qu'à la même époque, soit en novembre 1922, non seulement Gramsci ne s'était pas démarqué publiquement de Bordiga, mais encore avait refusé d'adopter - comme Zinoviev, Boukharine et Trotski le pressaient de le faire - une « position de lutte contre Bordiga » (G. Berti, « Appunti e ricordi 1919-1926», I primi dieci anni di vita del P.C.I., Milan, 1967, pp. 37-38).

2 Cf. en particulier Le programme de L'Ordine Nuovo in Écrits politiques, 1, pp. 368-377. La « droite» ayant été la seule à s'opposer à l'adoption des Thèses de Rome, le reste du Parti, Gramsci y compris, semblait totalement acquis aux thèses de Bordiga et Tasca, en cette année 1923, pouvait se présenter comme le seul héritier de la « tradition turinoise ».

3 Il s'agit du « groupe d'éducation communiste » constitué par Gramsci en juillet 1920. Cf. Écrits politiques, 1, p. 368,n. 1. Mario Montagnana (1897-1960) était un ouvrier métallurgiste de Turin. Membre du Parti socialiste depuis l'âge de treize ans, il avait appartenu au groupe de L'Ordine Nuovo et, après le congrès de Livourne, il avait assuré la chronique syndicale de L'Ordine Nuovo quotidien. Cf. ses souvenirs sur Gramsci et l'O.N. in Ricordi di un operaio torinese (Rome, Rinascita, 1948). Journaliste au Grido del Popolo, puis à l'Avanti!, ancien collaborateur de L'Ordine Nuovo hebdomadaire, Alfonso Leonetti [Ferri] avait été successivement rédacteur en chef de L'Ordine Nuovo quotidien, du Lavoratore de Trieste et de L'Unità (qu'il devait diriger jusqu'en 1926). C'était à l'époque, comme le constate Berti (op. cit., p. 159), « le seul membre du groupe qui apparût pleinement d'accord avec Gramsci ». Il devait être élu membre du C.C. au congrès de Lyon de 1926.

4 Ces« liquidateurs», ce sont, bien entendu, Tasca et la « droite »du Parti, qui n'ont cessé d'oeuvrer en vue de l'unification avec les maximalistes, libérés depuis quelques mois de l'aile réformiste du P.S.I. Après le congrès de Milan d'octobre 1921 - au terme duquel le P.S.I. s'était vu signifier son exclusion définitive de l'Internationale communiste (2 novembre 1921), le fossé n'avait cessé de s'élargir entre réformistes et maximalistes. La visite de Turati chez le Roi, le 29 juillet 1922, avait achevé de rendre la scission inévitable.
Le congrès de Rome du P.S.I. (1er-4 octobre 1922) proclama donc l'exclusion des réformistes par 32 106 voix contre 29 119. Tandis que les exclus constituaient, avec Giacomo Matteotti, le Parti socialiste unitaire, les maximalistes sollicitèrent leur admission dans l'I.C. et une délégation, dirigée par Serrati, prit le chemin de Moscou. Informé de la scission de Rome, le IVe Congrès de l'I.C. décida la fusion immédiate du P.C. d'Italie et du P.S.I. en un « Parti communiste unifié d'Italie ». Comme devait le dire Zinoviev, « l'étape des scissions était passée ». On parla même de substituer Gramsci à Serrati à la tête de l'Avanti!. Une commission fut mise en place pour préparer la fusion. Présidée d'abord par Zinoviev, puis tour à tour par Manouilski et Rákosi, elle rassembla des représentants des deux partis intéressés : Gramsci, Scoccimarro et Tasca pour le P.C., et, pour les maximalistes, G. M.Serrati, Fabrizio Maffi et Giovanni Tonetti. C'était ouvrir une nouvelle crise entre le P.C. d'Italie et l'Internationale communiste. Pour Gramsci comme pour Bordiga, pour Scoccimarro comme pour Terracini, pour la « majorité » du Parti (Tasca et la« droite », constituant alors la « minorité », la fusion avec les maximalistes - les maximalistes, il faut y insister, et pas seulement les terzini, ces partisans de l'I.C. demeurés dans le P.S.I. après le 21 janvier 1921 - signifiait, en effet, non seulement le ralliement à Serrati et à toute une tradition du socialisme italien, mais surtout l'annulation des effets de Livourne et de la clarification qui s'y était opérée (ou était censée s'y être opérée) ; c'était, pour reprendre la formule de l'époque, une « catastrophe ». Aussi bien la « majorité », Gramsci y compris, fit-elle tout pour freiner la fusion et exigea-t elle, en particulier, que la fusion procédât, non d'organisation à organisation, mais par adhésion individuelle des maximalistes au P.C. d'Italie. Le 24 novembre déjà, une lettre du Comité central du P.C. russe, signée par Lénine, Trostki, Zinoviev, Boukharine et Radek, allait placer les communistes italiens devant un véritable ultimatum : se soumettre à la discipline de l'I.C. ou se vouer à l'isolement. Quelques mois plus tard, lassé de tant de tiédeur et de tant d'atermoiements, suite peut-être aussi au congrès de Milan du P.S.I. l'Exécutif élargi de juin 1923 devait finir par placer la « minorité »à la tête du Parti italien.

5 Il s'agit, cette fois, du congrès de Milan du P.S.I. des 15-17 avril 1923, congrès extraordinaire convoqué pour décider de la fusion, qui, en l'absence de Serrati (qui se trouvait en prison), avait vu triompher, par 5 361 voix contre 3 968 et 900 abstentions, les thèses du « Comité de défense » d'Arturo Vella et Pietro Nenni, farouchement hostile à l'adhésion à l'I.C. Convaincus, toutefois, qu'ils allaient être majoritaires au congrès suivant, les « unionistes » décidèrent - et les délégués de l'I.C., Matyas Rákosi et Jules Humbert Droz, les y encouragèrent - de demeurer dans le P.S.I., en évitant de s'en faire exclure, pour le travailler de l'intérieur. Publiée sous la direction de Serrati, la revue Pagine rosse, qui commença de paraître le 20 juin, fut l'organe de cette fraction. Signé de la seule lettre t, l'article dont parle ici Gramsci fut publié, dans Il Lavoratore de Trieste, le 26 avril 1923, et, quoique lui-même le conteste (« Il est signé t, mais il n'est pas certain qu'on doive l'attribuer à Togliatti », in La formazione.... p. 63), paraît bien être de la plume de Togliatti. Au lendemain du congrès de Rome du P.S.I., Togliatti avait publié dans L'Ordine Nuovo un compte rendu (« Dopo la scissione », L'Ordine Nuovo, 5 octobre 1922) qui paraissait inviter le P.C. d'Italie à adopter, à l'égard d'une fusion qui paraissait désormais inéluctable, une attitude plus réaliste. L'article du 26 avril, au contraire, marquait d'évidence un retour à des positions plus « sectaires »d'où l'irritation de Gramsci.

6 Le IVe Congrès du P.P.I. se réunit à Turin les 12 et 13 avril 1923. Tiraillé entre une droite qui, avec Egilberto Martire et Cesare Nava, prônait le soutien inconditionnel au fascisme, et une « gauche » violemment antifasciste et prête à l'alliance avec les socialistes (Francisco Luigi Ferrari), Don Luigi Sturzo, leader toujours plus contesté du parti, parvint à faire adopter une motion « centriste »rappelant toutefois l'attachement du P.P.I. aux libertés et sa volonté de poursuivre la lutte « contre toute perversion centralisatrice au nom de l'État panthéiste et de la nation déifiée ». Considérant que « le fond du congrès de Turin », avait été « essentiellement antifasciste », Mussolini, dès le 17 avril, se sépara de ses ministres populaires. Dans les mois qui suivirent, la discussion autour du projet de loi électorale élaboré par Giacomo Acerbo vit s'élargir le fossé entre le P.P.I. et le fascisme.

7 Le Parti sarde d'action s'était constitué à Oristano, en Sardaigne, en avril 1921, parmi les anciens combattants : la Sardaigne était en effet la province d'Italie qui, proportionnellement à sa population, avait fourni le plus grand contingent de soldats. Représentant les couches les plus pauvres de la population de l'île, soit essentiellement le prolétariat rural et la petite bourgeoisie urbaine prolétarisée, mouvement de type populiste, donc, comme le P.P.I., le P.S. d'A. offrait un curieux mélange de républicanisme et d'esprit « ancien combattant », de mazzinisme et de sorélisme, d'attirance pour les expériences coopératives et pour le syndicalisme révolutionnaire. Antiparlementaire, antibureaucratique et antilibéral, c'était, dans le cadre de l'île, un concurrent direct pour un fascisme qui se voulait encore « subversif » et « révolutionnaire » : « Entre notre programme et le programme fasciste de 1919, auquel, j'en suis fermement convaincu, le fascisme devra fatalement revenir, il existe une profonde identité », constatait un dirigeant du Parti sarde d'action en 1922 (cité par S. Sechi, Dopoguerra e fascismo in Sardegna, Turin, 1969, p. 381). Conflits et heurts ne cessant de se multiplier entre fascisti et sardisti - et ils redoublèrent d'intensité à l'époque de la « marche sur Rome » - Mussolini avait fini par dépêcher à Cagliari le général Asclepio Gandolfo, avec mission de clarifier la situation et de parvenir à un accord avec le Parti sarde d'action. Déjà, quoique les effets en eussent été médiocres, la signature d'un « pacte de pacification » entre sardisti, fascisti et nazionalisti (14 novembre 1922) avait démontré qu'un accord était possible entre gens se réclamant tous de l'interventionnisme et de l'esprit « ancien combattant ». Ce fut l'affaire de Gandolfo qui, dès le 14 février, parvint à un accord avec certains cadres du Parti sarde d'action ; accord que vint confirmer le congrès extraordinaire du 4 mars 1923. Dès lors, à l'exemple de Paolo Orano (qui avait rallié le P.N.F. dès novembre 1922) et en dépit de l'opposition des fondateurs du mouvement (Emilio Lussu, Francesco Fancello, Camillo Bellieni), nombre de cadres et de militants du Parti sarde d'action commencèrent à rallier les fasci.

8 Avocat, membre de la gauche du P.P.I., Giuseppe Speranzini s'était consacré à organiser les paysans de Lombardie. L'organisation des métayers qu'il animait s'étant prononcée pour la transformation des contrats de métayage en contrats locatifs, en décembre 1920 il fut exclu du P.P.I. Dans un article de L'Ordine Nuovo du 5 janvier 1921, Gramsci s'efforça de tirer la leçon de l'événement :« La nouvelle... est passée inaperçue. Personne ne lui a fait l'honneur d'un commentaire. Les mouvements intérieurs au Parti populaire paraissent ne pas intéresser les quotidiens, qui suivent pourtant jusqu'au moindre potin la crise du Parti socialiste. [...] Si elle s'étendait, la crise des populaires mettrait fin à cette unité équivoque qui s'est créée, au sein du nouveau parti, entre des éléments hétérogènes. [...] Le Parti populaire est voué à la crise. Son origine elle-même et sa composition font peser sur lui cette menace. Il est destiné à entrer en crise au fur et à mesure que les éléments qui le composent accèdent à la conscience de soi et de leurs intérêts réels [...] Cette crise doit nous donner la possibilité de gagner une classe de travailleurs, qui, en échappant à l'influence des populaires, aura commencé à apprendre que la liberté ne sera vraiment acquise que par une révolution qui donne le pouvoir aux travailleurs et au parti qui prépare et organise les forces dans ce but » (« Crisi dei popolari ? », L'Ordine Nuovo, 5 janvier 1921, in Socialismo e fascismo, éd. cit., pp. 18-20).




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