1935

Des extraits des cahiers de prison de l'un des principaux fondateurs du communisme italien...

Une édition électronique réalisée à partir du livre d’Antonio Gramsci, Textes. Édition réalisée par André Tosel. Une traduction de Jean Bramon, Gilbert Moget, Armand Monjo, François Ricci et André Tosel. Paris : Éditions sociales, 1983, 388 pages. Introduction et choix des textes par André Tosel. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste
L'anti-Croce (cahier 10)

Antonio Gramsci


8. Qu'est-ce que l'homme ?

C'est la question première, la question principale de la philosophie. Comment peut-on y répondre ? La définition, on peut la trouver dans l'homme lui-même, c'est-à-dire dans chaque individu. Mais est-elle juste ? Dans chaque individu, on peut trouver ce qu'est chaque « individu ». Mais ce qui nous intéresse, ce n'est pas ce qu'est chaque homme particulier, ce qui d'ailleurs signifie ce qu'est chaque homme parti­culier à chaque instant donné. Si nous y réfléchissons, nous voyons que, en nous posant la question : qu'est-ce que l'homme, nous voulons dire : qu'est-ce que l'homme peut devenir, c'est-à-dire l'homme peut-il dominer son propre destin, peut-il se « fai­re », se créer une vie. Disons donc que l'homme est un processus et précisément, c'est le processus de ses actes. Si nous y pensons, la même question : qu'est-ce que l'hom­me ? n'est pas une question « abstraite » et « objective ». Elle est née de ce que nous avons réfléchi sur nous-mêmes et sur les autres, et de ce que nous voulons savoir, en fonction de nos réflexions et de ce que nous avons vu, ce que nous sommes, et ce que nous pouvons devenir, si réellement, et à l'intérieur de quelles limites, nous sommes les « ouvriers de nous-mêmes », de notre vie, de notre destin. Et cela, nous voulons le savoir « aujourd'hui », dans les conditions qui sont données aujourd'hui, de la vie d' « aujourd'hui » et non de n'importe quelle vie, de n'importe quel homme.

Ce qui a fait naître la question, ce qui lui a donné son contenu, ce sont les façons particulières, c'est-à-dire déterminées de considérer la vie et l'homme : la plus impor­tante de ces façons de voir est la « religion » et une religion déterminée, le catholi­cis­me. En réalité, en nous demandant : « Qu'est-ce que l'homme », quelle importance ont sa volonté et son activité concrète, consistant à se créer lui-même et à vivre sa vie ; nous voulons dire : « Le catholicisme est-il une conception exacte de l'homme et de la vie ? En étant catholiques, et en faisant du catholicisme une règle de conduite, est-ce que nous nous trompons ou est-ce que nous sommes dans le vrai ? » Chacun a la vague intuition que, en faisant du catholicisme une règle de conduite, il se trompe, tant il est vrai que personne ne s'attache au catholicisme comme règle de vie, tout en se déclarant catholique. Un catholique intégral, c'est-à-dire qui appliquerait dans chacun des actes de sa vie les normes catholiques, paraîtrait un monstre, ce qui est, quand on y pense, la critique la plus rigoureuse du catholicisme lui-même, et la plus péremptoire.

Les catholiques diront qu'aucune autre conception n'est suivie ponctuellement, et ils ont raison, mais cela ne fait que démontrer qu'il n'existe pas en fait, histori­que­ment, une manière de concevoir et d'agir qui serait la même pour tous les hommes, et rien d'autre; il n'y a là aucune raison favorable au catholicisme, bien que cette manière de penser et d'agir soit organisée depuis des siècles à cette fin, ce qui n'est encore jamais arrivé pour aucune autre religion avec les mêmes moyens, avec le même esprit de système, avec la même continuité et la même centralisation. Du point de vue « philosophique », ce qui ne satisfait pas dans le catholicisme, c'est le fait que, malgré tout, il place la cause du mal dans l'homme même comme individu, c'est-à-dire qu'il conçoit l'homme comme individu bien défini et limité. Toutes les philosophies qui ont existé jusqu'ici reproduisent, peut-on dire, cette position du catholicisme, c'est-à-dire conçoivent l'homme comme un individu limité à son individualité et l'esprit comme cette individualité. C'est sur ce point qu'il faut réformer le concept de l'homme. Il faut concevoir l'homme comme une série de rapports actifs (un processus dans lequel, si l'individualité a la plus grande importance, ce n'est pas toutefois le seul élément à considérer). L'humanité qui se reflète dans chaque individualité est composée de divers éléments : 1º l'individu ; 2º les autres hommes; 3º la nature. Mais les deuxiè­me et troisième éléments ne sont pas aussi simples qu'il peut sembler. L'individu n'entre pas en rapport avec les autres hommes par juxtaposition, mais organiquement, c'est-à-dire dans la mesure où il s'intègre à des organismes qui vont des plus simples aux plus complexes. Ainsi l'homme n'entre pas en rapport avec la nature simplement par le fait qu'il est lui-même nature, mais activement, par le travail et par la technique. Autre chose : ces rapports ne sont pas mécaniques. Ils sont actifs et conscients, c'est-à-dire qu'ils correspondent au degré d'intelligence plus ou moins grand que chaque homme a. Aussi peut-on dire que chacun se change lui-même, se modifie, dans la mesure où il change et modifie tout le complexe des rapports dont il est le centre de liaison. C'est en ce sens que le philosophe réel est, et doit être nécessairement identique au politi­que, c'est-à-dire de l'homme actif qui modifie le milieu, en entendant par milieu l'en­sem­ble, des rapports auxquels s'intègre chaque homme pris en particulier. Si notre pro­pre individualité est l'ensemble de ces rapports, nous créer une personnalité signi­fie acquérir la conscience de ces rapports; modifier notre propre personnalité signifie modifier l'ensemble de ces rapports.

Mais ces rapports, comme on l'a dit, ne sont pas simples. Tout d'abord, certains d'entre eux sont nécessaires, d'autres sont volon­taires. En outre, en avoir conscience (c'est-à-dire connaître plus ou moins la façon dont on peut les modifier) les modifie déjà. Les rapports nécessaires eux-mêmes, dans la mesure où ils sont connus dans leur nécessité, changent d'aspect et d'importance. En ce sens, la connaissance est pou­voir. Mais le problème est complexe également par un autre aspect : à savoir qu'il ne suffit pas de connaître l'ensemble des rapports en tant qu'ils existent à un moment donné comme un système donné, mais qu'il importe de les connaître génétiquement, c'est-à-dire, dans leur mouvement de forma­tion, puisque tout individu est, non seule­ment la synthèse des rapports existants, mais aussi l'histoire de ces rapports, c'est-à-dire le résumé de tout le passé. Mais, dira-t-on, ce que chaque individu peut changer est bien peu de chose, si l'on considère ses forces. Ce qui est vrai jusqu'à un certain point. Puisque chaque homme pris en particulier peut s'associer à tous ceux qui veulent le même changement, et, si ce changement est rationnel, chaque homme peut se multiplier par un nombre imposant de fois et obtenir un changement bien plus radical que celui qui, à première vue, peut sembler possible.

Les sociétés auxquelles un individu peut participer sont très nombreuses, plus qu'il ne paraît. C'est à travers ces « sociétés » que chaque homme particulier fait partie du genre humain. De même, c'est de multiples façons que l'individu entre en rapport avec la nature, car par technique il faut entendre non seulement cet ensemble de notions scientifiques appliquées industriellement, comme on le fait généralement, mais aussi les instruments « mentaux », la connaissance philosophique.

Que l'homme ne puisse se concevoir autrement que comme vivant en société, est un lieu commun, dont toutefois on ne tire pas toutes les conséquences nécessaires même individuelles : qu'une société humaine déterminée présuppose une société dé­ter­minée des choses, et que la société humaine ne soit possible que dans la mesure où il existe une société déterminée des choses, c'est là également un lieu commun. Il est vrai que jusqu'ici, on a donné à ces organismes qui dépassent l'individu une significa­tion mécaniste et déterministe (aussi bien la societas hominum que la societas rerum1) : d'où la réaction.2 Il faut élaborer une doctrine où tous ces rapports sont actifs et en mouvement, en établissant bien clairement que le siège de cette activité est la conscience de l'homme pris comme individu qui connaît, veut, admire, crée, dans la mesure où il connaît, veut, admire, crée déjà, etc. et se conçoit non pas isolé mais riche des possibilités qui lui sont offertes par les autres hommes et par la société des choses dont il ne peut pas ne pas avoir une certaine connaissance. (Comme tout homme est philosophe, tout homme est savant, etc.)


(M.S. pp. 27-32 et G.q. 10 (II), § 54, pp. 1343-1346.)

[1935]

Notes

1 La société des hommes, la société des choses.

2 Gramsci a en vue ici les concepts positivistes de « milieu » et de « conditions du milieu », tels qu'il les analyse dans la note Sociologie et science politique. Voir aussi plus loin la critique de la prétention de la sociologie à se définir comme une philosophie autonome.



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