1891

Article du "Socialiste", 22 avril 1891

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Le Premier Mai et les pouvoirs publics

Jules Guesde

22 avril 1891


Quand les fidèles de Notre-Dame de l'Anarchie s'opposent à ce qu'on " aille aux pouvoirs publics " pour les secouer comme un prunier et en faire tomber la réduction des travaux forcés ouvriers, ils sont dans leur rôle d'abstentionnistes.
Ce n'est pas quand on ne veut point d'élus de la classe ouvrière dans les Chambres que l'on pourrait vouloir des délégués de cette même classe auprès des Chambres. La consigne est de ne pas troubler la bourgeoisie dans l'exercice de son monopole gouvernemental, et en ajoutant leurs prédications aux sergots et aux municipaux à pied et à cheval dont Constans barrait l'année dernière le chemin du Palais-Bourbon, les " compagnons " restent d'accord avec eux-mêmes, avec leur passé et ce qu'ils appellent leurs principes.

Ne voulant ni de la journée de huit heures – qu'ils traitent couramment de foutaise – ni surtout de l'intervention de la loi – qu'ils jugent attentatoire à la liberté... patronale – qu'iraient-ils faire dans une campagne dont ils condamnent doublement l'objet ?

Ce qui n'est pas admissible, en revanche, c'est qu'il se trouve des socialistes pour leur faire chorus et pour vouloir que la manifestation du Premier Mai passe à côté des pouvoirs publics sans s'y arrêter, s'opère loin d'eux, au lieu de s'opérer sur eux et contre eux.

Le socialisme, c'est l'intervention sociale en faveur du travail, poussée jusqu'à la socialisation des moyens de production, lorsque, conquis par les travailleurs, l'Etat leur permettra d'exproprier la classe capitaliste. Comment, dès lors, sans sortir du socialisme, sans tourner le dos à l'action socialiste, se refuser à peser sur l'Etat pour lui arracher le plus de réformes possibles, en attendant que l'on puisse s'en emparer pour la transformation définitive ?

D'autre part, quelle est la revendication immédiate qui va dans quelques jours mettre sur pied, pour la deuxième fois, les prolétaires de tous les pays unis dans une même volonté ? N'est-ce pas une législation protectrice du travail, à la fois nationale et internationale, basée sur la limitation de la journée de travail à un maximum de huit heures ? Et lorsqu'il s'agit de loi, de journée légale, les manifestants devraient s'adresser à tout et à tous, au public des réunions par voie de discours, aux passants par voie d'affiches, voire aux morts par voie de couronnes, sauf à ceux qui disposent de la puissance législative ? Non seulement ce n'est pas socialiste, mais ce n'est pas sérieux.

On objecte, il est vrai, contre cette nouvelle marche sur la Chambre, qu'elle a déjà eu lieu l'année dernière et qu'elle n'a pas donné de résultat.

Ce qui constitue tout d'abord une erreur. Il n'est pas exact que l'on soit revenu bredouille de l'expédition de 1890, qui a sur divers points forcé la main à nos parlementaires les plus renforcés. C'est grâce à elle, grâce à l'ébranlement qu'elle a produit dans leur cerveau – et dans leurs entrailles -. qu'a abouti la loi sur les délégués mineurs, laquelle, pour être insuffisante, n'en aidera pas moins puissamment à l'organisation de, l'armée noire. C'est grâce à elle que, malgré les votes contraires de 1888, la protection de la loi, jusqu'alors limitée aux enfants et aux filles mineures, a été étendue aux femmes, ce qui est un premier pas vers la réglementation du travail des adultes réclamée par le Congrès international de Paris.

Depuis quand, ensuite, pouvait-on avoir la prétention de faire capituler du premier coup, à la première sommation, une place aussi forte que le Parlement bourgeois ? Ce n'est qu'en revenant à la charge, en battant des flots ouvriers, toujours plus nombreux et plus impatients, les murailles à artichauts du vieux Madier, que nous finirons par y ouvrir la brèche nécessaire au passage des huit heures d'abord, au passage de la Révolution après.

On a dit encore que s'adresser aux pouvoirs publics, c'était faire un acte de foi dans leurs détenteurs actuels, quand on n'a pas présenté cette tactique éminemment et exclusivement révolutionnaire comme le dernier mot du parlementarisme. C'est à se demander, non pas qui on trompe, mais qui on peut espérer tromper avec une pareille calembredaine. Ceux qui font plus que " croire aux pouvoirs publics " de la bourgeoisie, ceux qui y feraient croire la France prolétarienne si elle n'avait pas vomi leur théorie comme la dernière des duperies, ce sont ceux qui, non contents d'aller s'aplatir à la rue Cadet, se sont avisés de placer l'émancipation du travail dans la multiplication des services publics en régime capitaliste.

Tandis que mettre les travailleurs, avec leurs revendications et leurs masses, sur la route de ces pouvoirs, c'est traiter ces derniers comme ils le méritent, en ennemi, et pousser à leur déboulonnement, soit que sous la pression du dehors ainsi, organisée ils cèdent et soient démantelés pierre à pierre, soit que, par leur résistance prolongée, ils accumulent les colères populaires dont l'explosion, tôt ou tard, les emportera.


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