1896

Article du "Socialiste", 26 janvier 1896

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La vérité sur le chômage

Jules Guesde

26 janvier 1896


 

Il faut être le dernier des imbéciles ou le premier des fumistes pour dire à la société bourgeoise et à ses représentants :

" Le chômage, vous pouvez l'éviter. "

Le chômage, avec son cortège croissant de tortures et de morts, n'est pas évitable en régime capitaliste. Né de ce régime, dont il est inséparable, il ne finira et ne peut finir qu'avec lui.

Non pas que certaines atténuations ne puissent être apportées dès aujourd'hui à ce mal des maux. Il n'est pas douteux, par exemple que l'interdiction du travail de nuit, la réduction de la journée de travail à un maximum de huit heures, la mise hors du travail des enfants au-dessous de 14 ans et l'institution d'un repos obligatoire et ininterrompu de 36 heures par semaine, auraient pour effet, en répartissant sur un plus grand nombre de jours et entre un plus grand nombre de bras la somme de travail disponible, de réduire momentanément la foule des sans-travail, c'est-à-dire des sans-salaire et des sans-pain.

Mais, même votées dès demain et appliquées, ces diverses réformes qui figurent au programme du Parti ouvrier, seraient impuissantes à permettre à l'ensemble du prolétariat de " vivre en travaillant ". La place ainsi faite à une partie des sans-emploi de l'heure présente n'empêcherait pas, ne pourrait pas empêcher les sans-emploi de demain. Parce que ce qu'on appelle le progrès, le machinisme – que rien ne saurait arrêter – débauchera toujours plus d'hommes que la loi – en période bourgeoise - ne saurait en embaucher.

En dehors de la reprise par la société des moyens non humains de production, cessant d'éliminer des travailleurs pour ne plus éliminer que des heures de travail, il n'y a pas de solution au problème que Vaillant portait l'autre jour à la tribune de la Chambre, et qu'avec son inconscience de classe condamnée notre bourgeoisie monarchiste, opportuniste et radicale a cru enterrer par l'ordre du jour pur et simple – qui n'enterrait qu'elle-même.

Pour se faire une idée de la rapidité avec laquelle se multiplient ceux qui, expulsés du banquet social, finiront nécessairement par renverser la table et, avec elle, les quelques-uns qui s'y empiffrent, il suffit de jeter les yeux sur deux ou trois points du monde du travail.

Dans nos ports. où sont les chargeurs, les cribleurs, les mesureurs d'autrefois ? Disparus, remplacés par les grues à vapeurs, les pèse-grains. et autres travailleurs de fer, parmi lesquels le ponsol, le casse-bras par excellence.

Grâce à cet engin, – importé d'Angleterre à Marseille il y a quelques années et qui, par ses effets meurtriers, ne saurait être comparé qu'à la mélinite ou au Lebel de Fourmies, – là où il fallait pour le déchargement d'un vapeur de trois panneaux ou cales, une centaine d'ouvriers, dix-huit suffisent aujourd'hui.

Et comme ces dix-huit d'aujourd'hui peuvent débarquer 1.500 tonnes en moyenne par jour contre les 750 tonnes des cent ouvriers de jadis, c'est en réalité cent quatre-vingt-deux travailleurs sur deux cent – ou plus de 90 % – que cette véritable machine infernale a privés de tout moyen d'existence.

Qu'on ajoute à ces affamés du débarquement les affamés de l'emmagasinage, fabriqués par milliers par les élévateurs mécaniques et les manches ou couloirs en bois, et si l'on s'étonnera de quelque chose, c'est de la patience des victimes, j'allais dire des assassinés.

Même famine – et pour les même causes – dans l'industrie textile. Ce sont à Roanne les cannetières et les bobinières mécaniques qui, introduites en 1888 dans l'usine Cherpin, Vestre et Lapoire, ont supprimé 80 ouvrières sur 120, et qui généralisées ont, dans la même ville, mortellement atteint plus de 500 mères de famille. Ce sont les metteurs de laine aux cardes mécaniques qui ont remplacé les femmes et les laveuses mécaniques les hommes dans la proportion 80 %. Et ces perfectionnements homicides ne sont qu'au début puisqu'à l'Académie des sciences, M. Levasseur, retour de Chicago, a pu annoncer un nouveau métier à tisser " tel aujourd'hui que certains ouvriers en conduisent jusqu'à huit et tel demain que, grâce à une invention toute récente, il marchera presque automatiquement, si bien qu'un ouvrier pourra en conduire quinze et plus.

Si nous passons à la production sucrière française, nous ne ferons que changer d'hécatombe. Prospère elle est, certes, cette branche de l'activité humaine qui aboutit à des Max Lebaudy, puisque de 335 millions de kilogrammes en 1881-82 elle est arrivée en 1894-95 à plus de 704 millions. Or, c'est la direction générale des contributions indirectes qui nous l'apprend dans le Bulletin de statistique de décembre 1895, alors que le produit augmentait ainsi de plus de cent pour cent, les ouvriers qui vivaient (oh ! très mal) de cette industrie, tombaient de 65.293 à 50.569 – et les salaires baissaient de 3 fr. 97 à 3 fr. 71 pour les hommes, de 2 francs à 1 fr. 77 pour les femmes et de 1 fr. 76 à 1 fr. 51 pour les enfants.

14.724 chômeurs et cinq millions de salaires en moins pour les travailleurs maintenus en activité, voilà donc ce qu'ont donné en quinze ans la diffusion remplaçant les presses hydrauliques et les presses continues, les appareils à cuire en grains substitués aux chaudières à air libre, les générateurs semi-tubulaires succédant aux générateurs à bouilleurs !

Contre une pareille et fatale expropriation du travail de la classe qui n'a que son travail pour vivre, la société capitaliste ne peut rien. Elle ne peut que disparaître à son tour dans la fosse commune qu'elle a creusée et qu'elle creuse chaque jour plus profonde à des centaines de mille de producteurs de tout sexe et de tout âge.

Il faut qu'elle meure pour que l'humanité puisse vivre.

(Le Socialiste, 26 janvier 1896.)


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