1979

« En fait, les idées de base du marxisme sont extrêmement simples. Elles permettent de comprendre, comme aucune autre théorie, la société dans laquelle nous vivons. Elles expliquent les crises économiques, pourquoi il y a tant de pauvreté au milieu de l’abondance, les coups d’États et les dictatures militaires, pourquoi les merveilleuses innovations technologiques envoient des millions de personnes au chômage, pourquoi les « démocraties » soutiennent les tortionnaires. »

Chris Harman

Qu'est-ce que le marxisme ?

11 - L’impérialisme et la libération nationale

1979

Tout au long de l’histoire du capitalisme, la classe dirigeante a toujours cherché une source supplémentaire de richesses - la prise des richesses produites par les autres pays. La croissance des premières formes de capitalisme, à la fin du Moyen Age, fut accompagnée par la création par les États occidentaux, d’un vaste empire colonial - les empires de l’Espagne et du Portugal, de la Hollande et de la France, et, bien sûr, de l’Angleterre. La richesse se retrouva dans les mains des classes dirigeantes de l’Europe occidentale, pendant que des sociétés entières de ce qui est devenu connu sous le nom de Tiers-Monde (Afrique, Asie et Amérique du sud) furent détruites.

Ainsi, la « découverte » de l’Amérique par les Européens au XVIème siècle, produisit une injection massive d’or en Europe. L’autre revers de la médaille fut la destruction complète de sociétés et la mise en esclavage d’autres. Par exemple, en Haïti, où Christophe Colomb établit pour la première fois un campement, les Indiens Arawak présents (à peu près un demi-million en tout) furent exterminés, en l’espace de deux générations. Au Mexique, la population indienne passa de 20 millions en 1520 à 2 millions en 1607.

La population indienne des Antilles et d’une partie du continent, fut remplacée par des esclaves capturés en Afrique et transportés à travers l’Atlantique, dans des conditions abominables. On estime à 15 millions le nombre d’individus ayant survécu à la traversée et à 9 millions celui des individus morts en transit. La moitié, à peu près, des esclaves furent transportés sur des bateaux anglais - ce qui est l’une des raisons pour lesquelles le capitalisme anglais fut le premier à se développer.

La richesse du trafic d’esclave finança l’industrie. Il y a un vieux proverbe qui dit « les murs de Bristol sont cimentés avec le sang des nègres » - et cela s’applique aussi aux autres ports. Comme le disait Karl Marx, « il fallait pour piédestal à l'esclavage dissimulé des salariés en Europe, l'esclavage sans phrase dans le nouveau monde ».

À l’esclavage, s’ajoutait le pillage pur et simple - comme lorsque l’Angleterre conquit l’Inde. Le Bengale était si avancé que les premiers visiteurs britanniques furent étonnés par la magnificence de cette civilisation. Mais cette richesse ne resta pas longtemps au Bengale. Comme l’écrivit Lord Macaulay dans sa biographie du conquérant, Clive :

L’immense population devint une proie. D’énormes fortunes furent, ainsi, rapidement accumulées à Calcutta, pendant que 30 millions d’êtres humains furent réduits à une extrême pauvreté. Ils avaient l’habitude de vivre sous la tyrannie, mais jamais une tyrannie comme celle-ci.

À partir de là, le Bengale devint connu, non plus pour ses richesses, mais pour son extrême pauvreté où, périodiquement, des famines tuent des millions de gens, et cela, encore aujourd’hui. Pendant ce temps, dans les années 1760, à une époque où le total des investissements en Angleterre ne dépassait pas 70 millions de francs, le tribut annuel payé par l’Inde était de 20 millions.

Le même procédé était en vigueur dans la plus vieille colonie anglaise, l’Irlande. Durant la grande famine de la fin des années 1840, lorsque la population irlandaise diminua de moitié à cause de la famine et de l’émigration, une quantité de blé plus que suffisante pour nourrir la population affamée était exportée au bénéfice des propriétaires anglais. De nos jours, il est courant de diviser le monde en pays « développés » et « sous-développés ». Cela donne l’impression que les pays « sous-développés » ont suivi la même direction que les pays « développés » mais à une vitesse plus lente.

Mais, en fait, une des raisons du « développement » des pays occidentaux fut le pillage des autres pays. Beaucoup sont plus pauvres maintenant qu’il y a 300 ans. Comme le fait remarquer Michael Barratt Brown :

La richesse par personne des actuels pays sous-développés, pas seulement en Inde, mais en Chine, Amérique Latine et Afrique, était plus importante que celle de l’Europe au 17ème siècle, et chuta lorsque la richesse augmenta en Europe.

La possession d’un empire permit à l’Angleterre de se développer comme première puissance industrielle du monde. Elle était en position d’empêcher les autres États capitalistes d’obtenir des matières premières, des marchés et de lucratives zones d’investissement dans son tiers monde.

Lorsque de nouvelles puissances industrielles, telles que l’Allemagne, le Japon et les États-Unis, se développèrent, elles voulurent aussi ces avantages. Elles construisirent des empires rivaux ou des « sphères d’influences ». Face à des crises économiques, chaque puissance capitaliste importante essaya de résoudre ses problèmes en s’accrochant aux sphères d’influence de ses rivales. L’impérialisme conduisit à la guerre mondiale.

En retour, cela produisit d’énormes changements dans l’organisation interne du capitalisme. L’outil pour faire la guerre, l’État, prit de plus en plus d’importance. Il travailla en étroite coopération avec les firmes géantes pour réorganiser l’industrie pour la compétition internationale et pour la guerre. Le capitalisme devint le capitalisme monopoliste d’État. Le développement de l’impérialisme signifia que les capitalistes n’exploitaient pas seulement la classe ouvrière de leur propre pays ; ils prirent physiquement le contrôle d’autres pays et exploitèrent leurs populations. Pour les classes les plus exploitées, cela signifia qu’elles étaient exploitées par les capitalistes étrangers aussi bien que par leur propre classe dirigeante. Elles étaient doublement exploitées.

Mais des sections de la classe dirigeante des pays colonisés, en souffrirent aussi. Ils virent beaucoup de leurs opportunités pour exploiter la population locale volées par l’impérialisme. De la même manière, les classes moyennes, qui voulaient une rapide expansion de l’industrie locale pour de bonnes opportunités de carrière, souffrirent aussi. Les 60 dernières années ont vu les différentes classes des pays coloniaux ou ex-coloniaux, se soulever contre les effets de l’impérialisme. Des mouvements ont tenté d’unir la population entière contre le règne impérialiste étranger. Leurs revendications incluaient :

- L’expulsion de troupes impérialistes étrangères.

- L’unification de tout le territoire national par un gouvernement unique, contre les divisions causées par différents États impérialistes.

- Le rétablissement de la langue originale dans la vie de tous les jours, en opposition à la langue imposée par les dirigeants étrangers.

- L’utilisation de la richesse produite par le pays pour développer une industrie locale pour apporter le ’développement’ et la ’modernisation’ dans ce pays.

Telles furent les revendications des mouvements révolutionnaires successifs en Chine (en 1912, en 1923-27 et en 1945-48), en Iran (en 1905-12, en 1917-21 et en 1941-53), en Turquie (après la première guerre mondiale), aux Antilles (à partir de 1920), en Inde (en 1920-48), en Afrique (après 1945) et au Vietnam (jusqu’à la défaite des États-Unis en 1975). Ces mouvements étaient souvent dirigés par des sections de la classe supérieure ou moyenne locale, mais cela signifiait que les classes dirigeantes des pays développés faisaient face à une nouvelle opposition, en plus de leur propre classe ouvrière. Les mouvements de libération nationale du Tiers-Monde affrontèrent les États capitalistes impérialistes en même temps que leurs propres classes ouvrières le faisaient.

Cela eut une grande importance pour le mouvement ouvrier des pays développés. Dans sa lutte contre le capitalisme, il avait un nouvel allié dans les mouvements de libération nationale du Tiers-Monde. Ainsi, par exemple, un travailleur de chez Shell en Grande-Bretagne avait un allié dans les forces de libération en Afrique du Sud qui voulaient s’y emparer des possessions de Shell. Si Shell peut se débarrasser des menaces des mouvements de libération dans le Tiers-Monde, alors il sera plus puissant pour résister aux revendications des travailleurs en Grande-Bretagne. Cela est vrai même si le mouvement de libération du Tiers-Monde n’a pas de direction socialiste, même si sa direction veut remplacer le règne étranger par la domination d’une classe ou d’un État capitaliste local.

L’État impérialiste qui essaie d’écraser un mouvement de libération nationale est le même État impérialiste qui est le plus grand ennemi des travailleurs occidentaux. C’est pour cela que Marx insista sur le fait que « le peuple qui en opprime un autre forge ses propres chaînes » et que Lénine polémiqua pour une alliance des travailleurs des pays développés avec les peuples opprimés du Tiers-Monde, même s’ils n’avaient pas de direction socialiste.

Cela ne signifie pas que les socialistes seront d’accord avec la façon dont les non-socialistes d’un pays opprimé dirigent une lutte de libération (de la même façon que nous ne sommes pas nécessairement d’accord avec les dirigeants syndicaux lorsque ceux-ci dirigent une grève). Mais nous devons être clairs, avant toute chose, sur le fait que nous soutenons cette lutte. Autrement nous nous retrouvons rapidement du côté de notre propre classe dirigeante contre les peuples qu’elle opprime.

Nous devons soutenir une lutte de libération sans conditions, bien avant de critiquer la manière dont elle est conduite.

Cependant, les socialistes révolutionnaires d’un pays opprimé par l’impérialisme ne peuvent laisser les choses ainsi. Ils doivent polémiquer, jour après jour, avec les autres personnes sur la manière dont la lutte doit se passer.

Les points les plus importants traités ici font partie de la théorie de la révolution permanente développée par Trotsky. Trotsky commença par reconnaître que ces mouvements contre l’oppression étaient, souvent, à l’initiative de personnes venant des classes moyennes ou même supérieures.

Les socialistes soutiennent ces mouvements parce que leurs buts visent à retirer l’un des fardeaux qui pèsent sur les classes les plus opprimées de la société. Mais nous devons reconnaître que ceux qui viennent des classes moyennes et supérieures ne peuvent diriger ces luttes de manière consistante. Ils n’oseront jamais déclencher une lutte de masse acharnée, dans le cas où elle ne s’affronterait plus seulement à l’oppression extérieure mais aussi à leur capacité à vivre par l’exploitation des classes les plus opprimées.

À un certain moment, elles abandonneront la lutte qu’elles ont elles-mêmes initiée et, si nécessaire, s’allieront avec l’oppresseur étranger pour l’écraser. A ce moment là, si les forces de la classe ouvrière ne prennent pas la direction de la lutte, elle sera vaincue. Trotsky ajouta un dernier argument. Il est vrai que dans la plupart des pays du Tiers-Monde, la classe ouvrière est une minorité, souvent une petite minorité, de la population. Elle est néanmoins très nombreuse en valeur absolue (par exemple en Inde et en Chine, elle est forte de plusieurs millions), elle crée une énorme part de la richesse nationale, en comparaison de sa taille, elle est concentrée en masse dans les villes qui sont les endroits clés quand il faut diriger le pays. Ainsi dans une période de tornade révolutionnaire, la classe ouvrière peut prendre la direction de toutes les classes opprimées et prendre le contrôle de pays entiers. La révolution devient permanente, commençant par des revendications de libération nationale puis terminant par des revendications socialistes. Mais ce n’est le cas que si les socialistes des pays opprimés ont dès le départ organisé les travailleurs sur une base de classe, de manière indépendante - soutenant le mouvement général de libération nationale, mais toujours en prévenant qu’on ne peut avoir confiance dans les dirigeants bourgeois ou petits-bourgeois.

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