1982

"Les révolutions vaincues sont vite oubliées. Pourtant, de tous les bouleversements après la Première Guerre Mondiale, ce sont les événements en Allemagne qui ont fait dire au premier ministre britannique Lloyd George : « Tout l'ordre politique, dans ses aspects politique, social, et économique, est mis en question par les masses d'un bout à l'autre de l'Europe. » Voilà que survenait une grande agitation révolutionnaire, dans une société industrialisée avancée, et en Europe occidentale. Sans comprendre sa défaite, les grandes barbaries qui se sont répandus sur l'Europe dans les années 30 ne peuvent pas être compris – car la croix gammée est d'abord entrée dans l'histoire moderne sur les uniformes des troupes contre-révolutionnaires allemandes de 1918-1923, et parce que la défaite en Allemagne a fait tomber la Russie dans l'isolation qui donna à Staline son chemin vers le pouvoir."

Chris Harman

La révolution perdue

Chapitre 1 - Avant l’orage

1982

Les soulèvements sociaux ne se produisent pas parce que des organisations politiques les convoquent. Les gouvernements, aussi bien que les oppositions, craignent habituellement comme la peste le déchaînement des passions des masses. Si l’Etat vole en éclats, c’est parce que le développement des événements lui-même ne laisse pas à des millions de gens, à la périphérie des vieilles institutions, d’autre choix que celui de changer les choses.

L’Allemagne était en apparence, à l’été de 1914, la plus stable des sociétés. Deux forces se disputaient la loyauté de la population : l’Etat prussien et le Parti Social Démocrate (SPD) fort d’un million de membres. Chacun d’eux insultait l’autre régulièrement, et même parfois s’engageait avec précaution dans des formes restreintes d’action directe contre son adversaire. Aucun ne reconnaissait la légitimité de l’autre, mais il n’était pas question de bouleverser le cadre solide dans lequel ils opéraient tous deux, cadre dont les principales composantes perduraient sans secousse sérieuse depuis près d’un demi-siècle, et dont l’Etat aussi bien que la social-démocratie étaient convaincus qu’il circonscrirait leurs actes dans un avenir à durée indéterminée.

L’Etat allemand

L’Etat allemand n’était pas une démocratie bourgeoise conventionnelle. En Allemagne, à l’inverse de la France, la classe moyenne n’avait pas livré bataille pour conquérir le pouvoir, et, après son échec piteux de 1848, s’était couchée devant la monarchie prussienne. Le résultat était un compromis dans lequel la vieille structure monarchique continuait à exister tout en s’adaptant de plus en plus aux besoins des milieux d’affaires. Des concessions furent faites aux classes moyennes – et de façon très limitée à la classe laborieuse – mais la machine étatique continuait à être dirigée par l’aristocratie foncière prussienne, classe dirigeante dont l’allégeance allait à l’empereur et non à un quelconque parlement élu.

De ce compromis découlait un chaos d’institutions politiques hybrides. L’Allemagne était un empire unifié, ou Reich – cependant, en plus de l’Etat prussien (plus de la moitié de l’ensemble) on y trouvait une mosaïque de royaumes, principautés, Etats et cités libres, acceptant tous la domination prussienne, mais chacun possédant ses propres pouvoirs locaux et ses structures politiques distinctes. L’empire avait un parlement, le Reichstag, élu au suffrage masculin, mais ses pouvoirs n’allaient pas au delà d’un droit de veto sur les décisions d’un gouvernement dont la composition résultait exclusivement du choix du souverain. Chaque Etat local avait sa propre mouture de « démocratie », comportant dans les cas les plus importants une franchise restreinte basée sur un système électoral à trois ou quatre classes, dans lequel la classe dominante disposait de la plupart des suffrages, et ce pour la désignation d’un parlement dont le pouvoir de contrôle sur la monarchie héréditaire était sévèrement limité.

La liberté d'expression existait, mais seulement dans d’étroites limites. Les sociaux-démocrates, bien qu’ils fussent le parti politique le plus important, avaient été interdits formellement jusqu’au début des années 1890, et la loi était utilisée fréquemment contre la presse socialiste sous un prétexte ou un autre, dans le cadre de ce qu’une étude a appelé « une politique de guérilla permanente entre le parti et les autorités »1. Le social-démocrate Max Beer raconte comment, ayant passé 22 mois à Magdebourg comme rédacteur en chef d’un journal de gauche, il avait séjourné en tout 14 mois en prison.2 Entre 1890 et 1912 les sociaux-démocrates furent condamnés à 1 244 ans de prison, dont 164 ans de travaux forcés3. En 1910, le sénat municipal de Brême congédia des instituteurs qui avaient commis le crime d’envoyer au dirigeant social-démocrate Bebel un télégramme lui souhaitant un bon soixante-dixième anniversaire.

Le recours à la police et à la troupe contre les manifestations et les grèves était fréquent – comme en 1912, où la cavalerie utilisa sabres et balles de fusils contre les mineurs de la Ruhr en grève.

Les classes moyennes étaient au début hostiles à l’Etat prussien. Mais, dans les années 1860 et 1870, Bismarck avait utilisé ses institutions dans le sens des intérêts de l’industrie allemande, s’assurant ainsi la collaboration de la bourgeoisie. La plus grande partie de l’ancienne opposition libérale au trône se rangeait désormais derrière le très monarchiste Parti Libéral National (plus tard le Parti National du Peuple Allemand), qui prit une position sur la question de la « subversion » difficile à distinguer de celle de l’aristocratie prussienne. La « démocratie libérale » authentique était une force bien faible, et la seule autre opposition « bourgeoise » était un parti catholique dans les régions de l’Allemagne méridionale qui se méfiaient du protestantisme prussien. Dans l’ensemble, les enfants et les petits-enfants des révolutionnaires bourgeois de 1848 étaient d’ardents partisans de l’empire.4 Dans certains Etats, le résultat était que le régime devenait au fil du temps de moins en moins libéral.

Mais on aurait tort d’imaginer l’Allemagne impériale comme un despotisme sinistre, totalement oppressif. Le capitalisme allemand avait connu 40 ans d’expansion économique constante, dépassant en capacité industrielle la Grande Bretagne. Effet secondaire de cette prospérité, l’Etat avait eu la capacité de faire des concessions économiques aux classes inférieures. D’importantes sections de la population ont vécu les années précédant la Première Guerre mondiale comme une période où leurs vies étaient devenues un peu moins difficiles.

Les salaires réels avaient augmenté dans les années 1880 et 1890 à partir du niveau très bas des années 1860 et 1870, même s’ils devaient stagner ou reculer légèrement après 1900, quand « une minorité de travailleurs souffrit d’une véritable baisse de son niveau de vie ; la majorité connaissait la stabilité, voire une augmentation modérée des salaires »5.

L'un des éléments de la tentative de Bismarck d’affaiblir l’opposition socialiste avait été la mise en œuvre d’un minimum de protection sociale. Il y eut, pendant la première décennie du vingtième siècle, une réduction générale de la journée de travail. Dans beaucoup d’industries plus anciennes, les employeurs avaient reconnu, non sans réticence, les syndicats, et accordé aux ouvriers un degré limité de contrôle sur leurs conditions de travail. Et si le mouvement ouvrier ne pouvait exercer pleinement son influence, aussi bien sur le plan national que dans la plupart des Etats, il pouvait néanmoins s’organiser et tempérer les pires excès de ceux qui dirigeaient l’empire, réussissant ainsi à constituer des bases dans de nombreuses localités. Il ne jouissait pas du même degré de liberté que ses homologues français ou britannique, mais il opérait malgré tout dans un environnement infiniment plus favorable que celui de l’empire des tsars voisin.

La social-démocratie allemande

Les hommes et les femmes font l’histoire. Mais il la font dans des circonstances qu’ils ne choisissent pas, dans des conditions qui réagissent sur eux et modèlent en retour leur propre comportement et leur pensée. Ceci était certainement vrai des hommes et des femmes qui ont construit le mouvement ouvrier allemand dans le dernier tiers du 19ème siècle.

Le Parti Social-Démocrate incarnait les aspirations politiques de presque tous les travailleurs organisés. Ses seuls concurrents étaient une poignée d’anarchistes isolés et inefficaces, d’une part, de faibles syndicats jaunes et des catholiques amorphes, de l’autre. Le parti est habituellement caractérisé par les historiens comme révolutionnaire en théorie et favorable dans la pratique à une avance graduelle. Il tirait ses origines de deux mouvements plutôt différents issus de la jeune classe ouvrière des années 1860 et 1870 : un courant ouvertement révolutionnaire, se réclamant des idées de Karl Marx, et un courant, inspiré par Lassalle, qui se proposait d’obtenir des réformes en passant des compromis avec l’Etat prussien. Mais l’expérience de l’organisation au sein de cet Etat avait amené les deux courants à fusionner. Les lassalliens, malgré leurs rêves réformistes, devaient faire face à une réalité dans laquelle le mouvement ouvrier était persécuté et où ses dirigeants n’avaient aucun impact sur les prises de décisions nationales. Quant aux marxistes, leurs aspirations révolutionnaires étaient tempérées par le fait que l’Etat était trop puissant pour être renversé, ce qui les portait à éviter une politique de confrontation directe.

Le mouvement dans son ensemble en était réduit à se comporter comme une minorité marginale au sein de la société allemande, utilisant laborieusement toutes les opportunités de construire sa force par les moyens légaux que lui laissait l’Etat. Il se présentait aux élections, tenait des réunions, vendait ses journaux, distribuait sa propagande, construisait des syndicats. Mais il n’était pas plus capable de s’infiltrer dans les « coulisses du pouvoir » que de prendre d’assaut les édifices qui les abritaient.

Les militants du parti répondirent à la persécution de l’Etat en acceptant les notions révolutionnaires avancées par les marxistes. Dans les années 1880, le parti s’était déclaré « révolutionnaire » et « sans illusions » sur les méthodes parlementaires. Ces notions étaient incluses dans la déclaration générale des principes (les revendications « maximales ») du programme adopté par le parti lors de son congrès de 1891, tenu à Erfurt. En même temps, malgré tout, la marge de manœuvre permise aux actions du parti dans la société influençait aussi les opinions de ses membres. Ils avaient la possibilité de construire de puissantes institutions, qui semblaient s’accroître inexorablement année après année. Même s’ils ne pouvaient renverser l’Etat, les socialistes pouvaient bâtir leur « Etat dans l’Etat ». Avec son million de membres, ses 4,5 millions d’électeurs, ses 90 quotidiens, ses syndicats et ses coopératives, ses associations sportives et ses clubs de chant, son organisation de jeunesse, son organisation féminine et ses centaines de permanents, le SPD était, de loin, la plus importante organisation ouvrière du monde.

Les militants étaient très fiers de ces réalisations, et cherchaient continuellement à les développer en impliquant des éléments de la classe ouvrière dans les organisations du parti, même si c’était pour des activités qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la lutte pour le pouvoir. Mais des décennies de travail légal dans les services sociaux, d’interventions dans les agences d’emploi étatiques, et par dessus tout d’activités électorales, avaient un effet inévitable sur les membres du parti : la théorie révolutionnaire du programme d’Erfurt en vint à ressembler à une chose réservée aux discours du Premier Mai ou du dimanche après-midi, avec peu de rapport avec l’activité réelle du parti.

Les perspectives d’action comportant des affrontements directs avec l’Etat étaient limitées. Dans les années 1890, les grèves furent rares et espacées, un demi-million seulement de travailleurs débrayant dans la totalité de la décennie (moins de grévistes que dans les conditions très peu révolutionnaires de la Grande Bretagne dans le premier mois de 1979). Il y eut un certain retour de l’activité gréviste en 1905-6, mais le meilleur historien de la social-démocratie allemande a pu dire, au sujet du climat des trois années suivantes : « Même le révolutionnaire le plus zélé ne pouvait trouver d’occasion concrète d’action radicale »6.

Le programme d’Erfurt lui-même contenait, en même temps que ses principes maximalistes, un programme de revendications minimales. C’est ce minimum qui devint le véritable centre d’intérêt des militants du SPD au quotidien. La théorie du parti en vint à refléter sa pratique. Le théoricien majeur du parti, Karl Kautsky, auteur du programme d’Erfurt, défendait l’orthodoxie marxiste, y gagnant le surnom de « pape du marxisme ». Mais pour lui le but révolutionnaire s’était désormais installé dans un futur indéfini, une chose inévitable qu’on devait attendre, mais vers laquelle il était tout à fait exclu de vouloir chercher un raccourci. Pendant ce temps, les militants étaient totalement engagés dans la routine quotidienne, absolument non-révolutionnaire, des activités du parti. Des leçons politiques étaient retirées de l’agitation, mais la leçon centrale était le besoin de gagner, avant tout changement socialiste, la majorité aux élections.

La transformation de l’activité socialiste résultant de tout cela n’était pas imposée au parti par des dirigeants traîtres à la cause. Elle découlait des circonstances dans lesquelles se trouvaient les militants. Mais elle produisit de plus en plus dans le parti un certain nombre d’activistes pour lesquels la routine non-révolutionnaire était devenue l’alpha et l’oméga, en particulier dans la couche d’administrateurs permanents qui s’était constituée autour des finances, des campagnes électorales et de la parution des journaux. Ces gens en vinrent à contrôler véritablement le parti, en particulier lorsque le vieux marxiste Bebel céda le secrétariat du parti à l’administrateur Ebert en 1906.

Pourtant jusqu’en 1914 il n’y eut pas de véritable alternative, même pour ce groupe, à leur exclusion de la politique de l’empire, de telle sorte que leur vécu leur donnait peu de raisons de jeter par dessus bord les principes marxistes. Comme l’a noté Schorske :

Tant que l’Etat allemand maintenait la classe ouvrière dans un statut de paria, et aussi longtemps que cette même classe, parvenant à extraire une part des bienfaits matériels d’un capitalisme qui connaissait une vigoureuse expansion, n’était pas portée à la révolte, la synthèse d’Erfurt pouvait tenir.7

Il y avait eu une tentative de réviser les principes révolutionnaires, au tournant du siècle, de la part d’Eduard Bernstein, un ancien disciple d’Engels. Elle avait bénéficié d’une sympathie non négligeable de la part de certains permanents du parti, en particulier en Allemagne du Sud où les sociaux-démocrates avaient davantage d’occasions d’influencer les parlements locaux. Mais la direction nationale brisa la tentative « révisionniste ».

En 1907, la direction nationale elle-même sembla brièvement opérer un tournant à droite. Après que les partis monarchistes aient obtenu presque toutes les voix de la classe moyenne dans une consultation électorale où l’une des questions clés était la colonisation allemande de l’Afrique du Sud-Ouest, une section de la direction, comprenant Bebel, se mit à rechercher dans la terminologie marxiste des justifications à la « défense nationale » et même au colonialisme. Mais la formation d’un gouvernement de tous les partis bourgeois, y compris les « démocrates », devait bientôt révéler l’isolement des sociaux-démocrates et éliminer tout espoir de participer à des combinaisons parlementaires. « La social-démocratie revint à la politique erfurtienne d’opposition pure, mais sans action »8.

Le centre du parti défendait cette politique contre la gauche aussi bien que contre la droite. Il avait soutenu la gauche dans la discussion sur le « révisionnisme » de Bernstein. Mais lorsque la figure dirigeante de la gauche, Rosa Luxemburg, influencée par la vague de grèves de 1903-1906 et la révolution russe de 1905, soutint que le parti devait pousser pour des grèves de masse contre l’Etat, elle se retrouva face à une direction nationale qui utilisait toutes ses forces pour faire reprendre le travail. Et lorsque, après une nouvelle vague de grèves et d’affrontements entre la police et les manifestants en 1910-1912, elle reprit le même argument, ce fut le « pape du marxisme » lui-même qui empoigna la matraque contre elle.

Pourtant, aux yeux de ceux qui n’étaient pas introduits dans les manœuvres internes de la direction, le parti semblait toujours fidèle à la révolution socialiste. Lénine lui-même continua, jusqu’au déclenchement de la guerre en août 1914, à considérer Kautsky comme l’autorité par excellence en matière de marxisme.

La gauche révolutionnaire

Il y avait, dans le mouvement ouvrier allemand, une poignée d’individus qui, eux, étaient conscients des déficiences de la direction. La figure centrale en était l’exilée polonaise Rosa Luxemburg. Mais pour la plupart des militants du SPD, les critiques de la gauche semblaient plutôt lointaines. Après tout, n’importe quel activiste passait la plus grande partie de sa vie engagé dans ces mêmes activités routinières que la bureaucratie glorifiait. Il n’y avait, vu le bas niveau des luttes, pas grand-chose d’autre à faire. Les activités essentielles de Rosa Luxemburg elle-même n’étaient pas si différentes – donner des leçons de marxisme dans l’école du parti, écrire pour les journaux du parti, faire de la propagande dans les campagnes électorales, débattre dans les réunions internes et les conférences du parti.

Il est clair que Rosa Luxemburg se sentait impuissante à changer les choses. Le nombre de personnes qui partageaient ses doutes extrêmes sur la direction était très restreint, et elle sentait bien que ses opinions ne pouvaient obtenir aucun soutien de masse. Dans de telles conditions, sa plus grande peur était qu’elle et ses partisans fussent coupés de la masse des travailleurs regroupée au sein des organisations social-démocrates. Une telle séparation, pensait-elle, serait la plus grossière erreur imaginable. De telle sorte qu’elle s’opposait à toute idée selon laquelle l’aile radicale de la social-démocratie devrait former sa propre organisation, à l’intérieur ou à l’extérieur du parti. Comme l’a indiqué un de ses biographes,

même les historiens communistes postérieurs, recherchant avec acharnement des traces de l’émergence d’une organisation d’extrême gauche avant la guerre, n’ont pas été capables d’affirmer l’existence d’un groupe radical organisé. Par tempérament aussi bien que par nécessité, Rosa Luxembourg agissait en tant qu’individu, sous sa responsabilité personnelle.9

Au lieu d’organiser un tel groupe, le seul espoir qu’elle entrevoyait était d’attendre qu’un jaillissement massif et spontané des luttes de la classe ouvrière vienne briser la passivité satisfaite de l’appareil social-démocrate. Elle écrivait à son amie Clara Zetkin, dirigeante du mouvement féministe social-démocrate, en 1907 :

La timidité et la petitesse de tout le régime de notre parti m'apparaît plus brutalement et plus douloureusement que jamais. Mais je ne suis pas aussi énervée que toi par ces choses, parce que j'ai déjà vu avec une clarté effrayante que ni ces choses ni ces gens ne peuvent être changés tant que la situation n’a pas changé profondément – et même alors, (...) nous aurons à prendre en compte l’inévitable résistance de ces gens si nous voulons mener les masses vers l'avant. (...) Ce sont des tâches, qu'il faut compter en longues années !10

Les éléments de gauche furent forcés de se secouer un peu dans les années postérieures à 1910, alors que la renaissance de la lutte des classes donnait à leurs arguments une signification concrète et que le centre du parti commençait à les attaquer sérieusement. Un réseau informel commença à se développer dans le parti, regroupant des gens qui étaient plus ou moins d’accord, qui votaient ensemble dans les réunions et les conférences du parti, et qui essayaient de faire passer dans les journaux locaux du parti des articles des dirigeants de la gauche. L’intensification du débat dans le parti amena même Rosa et ses amis à former, vers la fin de 1913, une revue hebdomadaire dans laquelle ils donnaient une expression à leurs idées.

Mais c’était encore loin d’être une fraction organisée. Il n’y avait pas, autour de la revue, de corps discipliné d’adhérents discutant des relations entre leur théorie et leur pratique, établissant des critères d’appartenance. Au premier test sérieux, le réseau devait s’avérer complètement inadéquat. Certains de ses membres virèrent immédiatement à droite ; la majorité manquait d’une direction centrale pour l’intervention et l’organisation. Mais ce n’était pas tout. La dépendance envers le Parti Social-Démocrate en tant qu’organisation de la classe ouvrière signifiait l’acceptation de ses normes disciplinaires, au point qu’en 1912 Rosa Luxemburg était prête à en appeler au centre du parti dans un effort pour faire exclure un autre révolutionnaire polonais en exil, Radek, pour de prétendues infractions à la discipline à Varsovie sept ans plus tôt. Un dégât collatéral de cet épisode a été l’intensification des soupçons et de l’hostilité dans différentes sections de la gauche.

Rosa Luxemburg était une grande révolutionnaire. Mais le prix à payer pour n’avoir pas réussi à réunir ses partisans en une force cohésive minimale avant 1914 allait être élevé.

L’Allemagne en 1914

D’un côté, l’Etat prussien, Etat capitaliste avec des composantes féodales, piloté par des politiciens réactionnaires issus de l’aristocratie foncière ; de l’autre, le mouvement social-démocrate de la classe ouvrière, prêchant une doctrine révolutionnaire mais infiniment peu révolutionnaire dans la pratique, avec seulement une minorité inorganisée de radicaux conscients de la contradiction – voilà les acteurs qui devaient jouer les rôles principaux dans les grands soulèvements d’après-guerre. Mais avant d’assister au déroulement du drame, examinons brièvement la scène sur laquelle il s’est joué.

On considère en général l’Allemagne de 1914 comme un pays industriel avancé, et il l’était – selon les critères de l’époque. C’était la seconde puissance industrielle mondiale, avec d’énormes usines de génie électrique à Berlin, des hauts fourneaux et des aciéries géantes dans la Ruhr, des mines en Allemagne centrale et dans la Ruhr, des chantiers navals et des ports à Hambourg et à Brême, ainsi qu’une importante industrie textile en Saxe. Mais, selon les critères d’aujourd’hui, l’Allemagne était encore relativement arriérée. Un tiers de la population vivait toujours à la campagne. L’est, une zone qui devait plus tard être incorporée en grande partie à l’URSS et à la Pologne, était dominé par de vastes domaines fonciers et le Sud par des paysans petits et moyens à l’esprit conservateur. La plus grande partie de l’industrie n’était pas ce que nous appellerions aujourd’hui de grande échelle. La production de masse, avec ses chaînes de montage et ses armées d’ouvriers « spécialisés », commençait à peine à apparaître, et la plus grande partie de la production était encore assurée par des firmes locales employant tout au plus quelques centaines de salariés.

Il est significatif que la plus grande usine allemande de la période révolutionnaire, les chantiers de la Leuna près de Halle, n’ait été construite qu’en 1916. Des 11 millions de travailleurs industriels, seulement 1 370 000 étaient employés par des firmes comptant plus de 1 000 ouvriers.11 La plupart des travailleurs vivaient encore dans des petites villes ou même des villages industrialisés, plutôt que dans des grandes villes, et subissaient la pression de l’opinion publique petite-bourgeoise locale. C’était encore l’exception plutôt que la règle que des femmes de la classe ouvrière travaillent dans la production : dans la ville industrielle de Remscheid une proportion significative d’entre elles continuaient à se louer comme « gens de maison ».12

Ce n’était pas une situation immobile. Les petites firmes étaient dépassées par la croissance des cartels ou des trusts géants, qui inauguraient l’intégration verticale de secteurs entiers de l’industrie. De grandes usines remplaçaient les petites : à Remscheid, en 1890 60 % des ouvriers travaillaient dans des usines de moins de 50 salariés ; en 1912, 60 % travaillaient dans des usines de plus de 50 ouvriers. De nouveaux complexes industriels gigantesques se développaient, dans lesquels les anciennes qualifications ne valaient souvent plus rien : trois grandes entreprises de la ville de Hamborn, dans la Ruhr, employaient en 1900 10 000 ouvriers ; en 1913, elles en employaient 30 000.13

Tous ces changements s’étaient opérés en quelques décennies sans que la structure fondamentale de la société allemande ne soit remise en cause. L’expansion réussie du capitalisme allemand lui avait permis de faire suffisamment de concessions aux différentes sections de la population pour s’assurer des décennies de paix sociale. En 1914, la révolution semblait la perspective la plus éloignée qui soit. Mais le succès même du capitalisme allemand avait pour effet inévitable de déstabiliser l’environnement international dans lequel il existait. Les capitalismes britannique et français, même s’ils étaient plus faibles économiquement, avaient des présences globales plus fortes, avec des empires sur lesquels « le soleil ne se couchait jamais ». Des sections du capital allemand voulaient s’étendre au delà des frontières nationales de façon similaire. Les classes dirigeantes française et britannique cherchaient à protéger leurs biens par une alliance avec la Russie tsariste contre l’Allemagne et ses alliés, l’Autriche-Hongrie et l’empire ottoman déclinant. Les impérialismes rivaux luttaient contre leur influence réciproque au Maroc, en Afrique orientale et méridionale, au Moyen-orient, et surtout en Europe du sud-est. A un moment donné, la friction des forces locales allait nécessairement produire une étincelle qui mettrait le feu aux poudres dans les centres impérialistes rivaux.

L’explosion vint lorsqu’un nationaliste serbe assassina un archiduc autrichien. L’Autriche prit des mesures de rétorsion contre la Serbie, la Russie soutint les Serbes ; l’Allemagne s’empressa de soutenir l’Autriche, la France soutint la Russie ; l’Angleterre prit prétexte d’un traité de 80 ans avec la Belgique pour s’engager aux côtés de la France dans l’espoir de remettre l’Allemagne à sa place. Les quarante-quatre années d’expansion capitaliste « pacifique » avaient été en réalité la période de gestation de la plus horrible guerre que l’humanité ait connu jusque là. L’environnement stable qui avait conditionné la pensée aussi bien de l’Etat prussien que du mouvement ouvrier allemand avait volé en éclats.

Notes

1 Alex Hall, Scandal, Sensation and Social Democracy (Cambridge 1977) p. 53.

2 Max Beer, Fifty Years of International Socialism (Londres 1935) p. 65.

3 Chiffres tirés de A Hall, op. cit..

4 Une situation bien décrite dans le roman d’Heinrich Mann Le sujet de l'empereur (traduction française Gallimard, 1982).

5 G Bry, Wages in Germany 1871-1945 (Princeton 1960) p. 74. Voir aussi A V Desai, Real Wages in Germany (Oxford 1968) pp. 15-16, 35.

6 C E Schorske, German Social Democracy 1905-1917 (Londres 1955) p. 53.

7 Ibid., p. 6.

8 Ibid.

9 Peter Nettl, Rosa Luxemburg (Londres 1966) p. 460.

10 Paul Frölich, Rosa Luxemburg. Gedanke und Tat, Berlin 1990, pp. 165-166.

11 J Barrington Moore, Injustice : the Social Bases of Obedience and Revolt (Londres 1978) fournit une masse de chiffres – c’est à peu près tout ce qu’il y a de valable dans le livre. Voir aussi K H Roth, Die « andere » Arbeiterbewegung (Francfort 1976) p. 35.

12 Erhard Lucas, Zwei Formen Arbeiterradikalismus in der Deutschen Arbeiterbewegung (Francfort 1976) p. 35.

13 Ibid., pp. 35-36.

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