1940

"Science et Style" de Burnham, in Fourth International, juin 1940, sous le nom de "J. Gerland".

Jean Van Heijenoort (Jarvis Gerland)

"Science et Style" de Burnham

juin 1940

 

Quant au fait de rejeter la position de la Quatrième Internationale sur la nature de classe de l'État soviétique, Burnham est passé, qu'il l'ait voulu ou non, à une offensive générale contre les fondations même du marxisme. Une telle offensive fait "vieux jeu", mais dans son article "Science et Style" Burnham se propose "de la moderniser" avec l'aide de la science.

Ce n'est pas avec plaisir que l'on entreprend la discussion de cet article. La répugnance que l'on doit surmonter pour le lire, cède bientôt la place à l'ennui – ces platitudes, sur lesquelles on a cogité tant de fois, ne se bonifient pas en vieillissant. L'article ne contient rien qui n'ait pas été dit plusieurs fois par tous les éléments perturbateurs du marxisme, professionnels comme amateurs. Les arguments les plus rebattus, les comparaisons les plus éculées, tous ces pensums qui sont torchonnés partout, jusque dans les petits journaux municipaux, sont rassemblés ici et présentés comme la dernière conquête de la science d'un esprit émancipé de toute superstition. Il est vrai qu'il n'a pas encore osé présenter ces quelques haillons dans toute leur saleté ; nous en voyons seulement les franges. Beaucoup d'arguments sont retenus et ne présentent pas encore tout ce qu'il y a en magasin. Avec vulgarité et suffisance, mélangées à une forte dose d'hypocrisie, Burnham déclare par exemple, dans son attaque contre Trotsky, "j'ai été scrupuleusement équitable en présentant ici votre argument central". Cette "honnêteté scrupuleuse" comme nous allons le voir, a la même valeur que celle de ses prédécesseurs – elle ressemble fort à de la malhonnêteté sans scrupule.

Une des premières propositions que l'article attribue à Trotsky est la chose suivante : "du matérialisme dialectique "on déduit" que la sociologie marxiste, en particulier la théorie marxiste de l'état, est vrai". L'expression "on déduit" est accentuée par Burnham lui-même qui ne veut pas laisser planer le moindre doute sur son affirmation. Pour justifier l'attribution d'une telle assertion à son adversaire, il y a effectivement dans la page inspirant la formule ci-dessus, le petit mot "ainsi". C'est assez court. Quant aux "preuves" annoncées avec grandiloquence par Burnham ("Évidence, argument et preuve sont mes seules armes"), ses "scrupules" l'ont autorisé à s'en passer.

En vérité, une telle proposition est étrangère à l'esprit et à la lettre du marxisme. Marx a-t-il déduit "le Capital" de quelques principes logiques ou métaphysiques indexés en tête du premier chapitre ? A-t-il commencé son travail par rien d'autre qu'une exposition abstraite de sa dialectique et des principes matérialistes ? S'il en était ainsi, pourquoi alors aurait-il passé son temps à une recherche parmi des milliers de publications économiques du monde entier pour amasser des connaissances formidablement érudites ? Burnham attribue à Trotsky, tout aussi gratuitement, une affirmation analogue : "de la théorie marxiste de l'état, on déduit que la Russie est un état ouvrier". Si c'était vrai, pourquoi l'Opposition de Gauche aurait-elle perdu son temps à analyser les conditions sociales, économiques et politiques de l'URSS depuis 1923 ? Nous avons produit, il me semble, un assez grand nombre de documents et de livres à ce sujet. Si notre méthode était celle que Burnham nous impute – si "scrupuleusement" – nous devrions avoir été contents d'exposer nos conclusions en quelques lignes, si nécessaire sous la forme d'un syllogisme poli.

Mais il y a plus. Le marxisme a déjà réfuté expressément cette interprétation de sa méthode. Burnham a le droit, s'il le veut, de considérer Engels comme un pasteur réactionnaire démodé (cette accusation renversante est lancée en passant, sans la moindre petite évidence), mais peut-être il le reconnaîtra-t-il comme un interprète fidèle de la pensée de Marx. Pourtant, Engels, en répondant au Burnham de son temps, drapé dans un style grandiloquent, Eugene Dühring, avait l'occasion d'examiner avec précision, il y a plus de soixante-dix ans, l'accusation que le Dühring d'aujourd'hui présente comme un produit des plus récents de la science. Engels cite [1] un long passage des écrits du professeur allemand, qui par la profondeur de sa science aussi bien que par la beauté de son style, rivalise d'honnêteté scrupuleuse avec Burnham. Dühring accuse Marx d'avoir déduit la nécessité de l'expropriation des expropriateurs d'une loi logique, la négation de la négation. Engels n'a eu aucun problème pour réfuter cette absurdité ; il cite simplement le passage où Marx analyse cette question.

Pourquoi Burnham nous sert-il ce plat réchauffé ? C'est parce que lui et Dühring ont la même conception de la logique et que tous les deux attribuent de la même façon cette conception au marxisme. Leur pensée ne s'étend pas au-delà d'une idée très formelle de la dialectique et c'est cette dialectique qu'ils attaquent ! Nous leur présentons une créature vivante, ils la tuent et poussent ensuite des cris : "nous vous l'avions dit, ce n'est rien qu'un cadavre !"

Ils conçoivent la logique comme se composant surtout de quelques principes extérieurs et antérieurs à la connaissance. De ces principes il s'ensuit la connaissance. C'est ce que Burnham développe quand, dans son document, il parle de la fonction de la logique. Pour lui, elle se réduit à une forme dont la pensée ne peut s'extraire. Séparée du contenu de la connaissance, la logique ne peut jouer qu'un rôle négatif. La forme devient une simple barrière ; et les principes, la main-courante. Burnham nous dit que la logique est assez inutile. Nous l'approuvons dans la mesure où la logique concernée est la sienne, et non la nôtre.

La logique dialectique ce n'est pas les rives entre lesquelles s'écoule le fleuve de connaissance. Elle pénètre la connaissance elle-même à tous ses différents niveaux. Elle ne peut pas vivre en dehors de ce fleuve, elle n'existe que là. Si vous chassez la logique hors de ce courant elle se nie elle-même et se flétrit en quelques principes stériles, limités et abstraits. Loin de dominer la connaissance de l'extérieur, elle se renouvelle sans cesse en elle. "La forme de la pensée  mérite d'être réanimée plus que toute autre forme", remarque Hegel. Les Béotiens réduisent souvent la méthode de Hegel à l'application monotone d'un schéma en trois parties : la thèse, l'antithèse, la synthèse. Par cette caricature ils révèlent rien d'autre que la conception qu'ils eux-mêmes incapables de dépasser : Pour Hegel, chaque sphère de la réalité donne un caractère spécialement déterminé à la contradiction et à la synthèse. Sous une forme souvent mystique, il exprime ici une conception profondément matérialiste . Le dialectique n'est pas réductible à quelques lois isolées ; et ce n'est pas une des moindres difficultés de sa systématisation.

Loin de moisir dans une forme imposée de l'extérieur ou d'y révèler ses limites, la pensée voit son mode de développement être conditionné par son contenu. La conception qu'il y a dans la pensée quelque chose extérieur et antérieur à la connaissance est avec précisément la caractéristique la plus essentielle de la scolastique. Burnham ne peut pas se libérer de cette conception et dans sa quête au modernisme le plus récent il n'a trouvé que ce dossier poussiéreux qu'il secoue en recommandant de remplacer Hegel par Russell et la dialectique par la logique symbolique.

La logique symbolique est un nom générique pour une série de travaux qui se sont beaucoup développés depuis la fin du premier tiers du siècle dernier.

J'indiquerai ici seulement les conclusions générales de cette école sans entrer dans une analyse technique détaillée, bien que j'aie à portée de la main des douzaines de douzaines de citations de mathématiciens et logiciens allemands, anglo-saxons et français, à partir du milieu du siècle dernier. Quant à Burnham lui-même il ne fait que décrire cette tendance, en ajoutant quelques adjectifs très flatteurs mais purement subjectifs.

Les artisans de ce mouvement sont pour la plupart des mathématiciens et des semi-mathématiciens. Ses caractéristiques essentielles sont l'utilisation de symboles analogues à ceux de l'algèbre pour représenter le contenu des concepts de pensée, ou leurs relations – et la liaison par déduction de ces symboles selon quelques règles formelles pour déterminer tout ce qui est possible, c'est-à-dire éliminer les affirmations contradictoires. Ce calcul logique  n'est rien d'autre qu'une tendance invétérée des mathématiques depuis leur origine, poussée vraiment à l'extrême : la progression par déduction selon les lois de la logique formelle et la recherche continue de la réduction  du nombre d'axiomes servant de base de départ. C'est pourquoi, précisément parce qu'il ne s'agit que d'une exacerbation d'une de leurs tendances, les mathématiques courraient un risque dans se confinant complètement sur ce terrain : le risque de perdre la vie. Tous les grands mathématiciens, y compris ceux qui sont fanatiques de la logique symbolique, sont d'accord sur ce point et beaucoup d'entre eux ne reconnaissent, même dans leur propre domaine, qu'une valeur très restreinte à la logique symbolique. Il semble pourtant qu'elle a sans doute acquis son droit à l'existence sur ce terrain et pour autant que les mathématiques soient concernées, elle représente une conquête, il est vrai seulement relative, de la science.

Si nous entrons dans le champ de la logique, la situation change complètement. Ici le rôle de la logique symbolique devient complètement régressif.

Tous les logiciens de cette école partent des trois "lois fondamentales" de la pensée [2] "dont nous ne pouvons pas plus nous extraire que nous pouvons sauter par-dessus notre propre ombre" – les principes d'identité, de contradiction et du tiers exclu. Les adeptes de la logique symbolique ne se hasardent pas à une discussion sur ces principes, ou même à préciser leur contenu. Souvent ils les admettent discrètement, sous prétexte de définir un symbole algébrique. S'ils discutent leur adhésion au système, c'est seulement en lui collant l'étiquette "évident" (Russell et Whitehead en particulier). Combien une telle conception apparaît pauvre, bornée et réactionnaire en comparaison avec celle d'un Hegel ! On peut s'en apercevoir simplement en lisant (Que Burnham ne recule pas d'effroi, ce n'est pas lui que je donne ce conseil) ces pages où Hegel, au début du deuxième livre de sa grande Logique (Science of Logic), examine ces fameux principes, démontrant leurs limites et leurs contradictions. Dans ces dix ou quinze pages, il y a plus de science – réelle science et non pas formalisme stérile – que dans les trois épais volumes des "Principia Mathematica".

Dès que les trois "lois fondamentales" de la pensée sont admises comme dirigeant tout, il ne reste rien qu'à déterminer, par des règles de déduction à formalisme algébrique, toutes les combinaisons non-contradictoires qui en découlent. L'objectif du calcul logique pourrait ainsi être défini dans sa généralité entière : établir toutes les affirmations compatibles avec les trois principes fondamentaux de la pensée. La science se trouve ainsi réduite à un vaste formalisme. Rien ne reste après cela qu'une tâche secondaire : voir si toutes les combinaisons déterminées comme possibles existent aussi dans la nature. Mais si toutes les possibilités n'accèdent pas à l'existence, l'existence ne manque jamais de se trouver une niche dans l'éventail immense des possibilités.

Dans la mesure où la pensée y fournit à la réalité des cadres construits en-dehors et indépendemment d'elle, la logique symbolique apparaît comme une vaste scolastique. Cela ne représente un progrès du le pouvoir de la raison, mais son affaiblissement et son humiliation. La science des combinaisons de Russell, en particulier, a en vue  de rendre l'intelligence humaine absolument inutile pour tout ce qui concerne la logique et les mathématiques. Avant Russell un autre logicien du même type, Stanley Jevons, a construit une sorte de piano équipé de vingt-et-une clés qui classifiaient, choisissaient et rejetaient des combinaisons variées de termes et ont finalement indiquaient les propositions non-contradictoires. Est-il nécessaire d'ajouter que ces néo-scolastiques se sont dirigés dans une direction opposée à celle du développement de la pensée humaine ? La science n'impose pas à la nature dans un système de compartiments pré-établis. La connaissance est activité et lutte ; non pas contemplation passive, mais discours passionné entre l'homme et la nature. Ainsi, où l'homme proclame l'unité et la continuité, la nature répond pluralité et discontinuité, là où il dit "pluralité", elle répond "unité". La connaissance n'avance que par cette dialectique continue. La pensée, dans la mesure où elle est pénétration, invention et extension, apparaît essentiellement comme action, mouvement et dépassement d'elle-même et n'est en aucune façon réductible à l'automatisme dégradant d'un système d'étiquettes tabulées et de leviers.

Les experts de l'algèbre logique exhibent souvent une allure révolutionnaire en lançant l'anathème sur la logique d'Aristote. Mais même ici leur avancéee est tout à fait relative. La logique d'Aristote consistait en la classification d'un certain nombre des formes de pensée, exactement de la même façon qu'il a catalogué quelques centaines d'oiseaux à partir d'observations extérieures. Quant à la logique symbolique, elle part de quelques principes et en déduit toutes les combinaisons non-contradictoires. Mais cela ne mène pas beaucoup plus loin. Ainsi le mathématicien allemand Hilbert, a retrouvé, après un calcul ardu, les quinze formes de syllogisme qu'Aristote avait déjà énumérées. Par son adhésion aveugle aux trois principes d'origine, la logique symbolique reste une part de la logique formelle, la plus développée et la plus systématique il est vrai, mais venant 2300 ans après Aristote !

Une image s'impose :
Considérons les propositions de la logique aristotélicienne comme des briques aux formes régulières et nettement définies. Le syllogisme est la construction la plus simple possible avec trois briques : deux briques juxtaposées et une troisième au-dessus. Chaque exemple parfait de raisonnement est un prolongement par répétition de cet arrangement élémentaire exactement de la même façon qu'un maçon érige un mur. La logique d'Aristote est un catalogue des différentes mosaïques qui apparaissent dans l'esprit humain. La logique symbolique poursuit une autre tâche, celle de déduire par le raisonnement toute les arrangements possibles possible d'une forme donnée de brique. En ce sens elle va au-delà de la logique d'Aristote. Mais elle garde la construction en briques avec ses trois relations, c'est-à-dire les trois "lois fondamentales" de la pensée. La dialectique abandonne la construction en briques et suit le mouvement de la réalité vivante. Elle ne prend pas comme point de départ une forme imposée a priori, mais bien plus les propriétés fondamentales de la matère telles que la résistance, l'élasticité, la cohésion. En passant, elle montre que la forme et les dimensions des briques elles-mêmes sont en dernière analyse déterminées par leurs propriétés essentielles, exactement comme Hegel a démontré que les "trois lois" de la logique formelle représentent un certain stade du développement de la pensée.

La logique formelle est avant tout la logique de la définition et de la classification. Son importance dans beaucoup de domaines ne doit pas être niée, particulièrement aux débuts de la science. Ses lois sont valides pour des ensembles immuables et distincts. Pourtant, toute la science moderne dirige la connaissance humaine dans une autre direction : le développement et l'interconnexion des choses. La dialectique hégelienne a donné à ces choses fondamentales leur expression logique. C'est pourquoi le nom de Hegel restera dans les annales de la science, alors que celui de beaucoup d'autres sera oublié. La logique symbolique systématise effectivement la logique aristotélicienne, elle repose vraiment encore sur la même base : l'immobilité et la séparation absolue des catégories. Cela reste ainsi largement en deça des problèmes auxquels la dialectique s'est attaqué et auxquels elle a apporté les premières solutions. Chaque travail progressif dans le domaine de la logique doit partir de la logique hégélienne pour la nettoyer de son mysticisme et la développer. Pour des raisons sociales profondes, cette tâche répugne profondément à la science contemporaine. La logique de Hegel faisait partie de la descendance de la révolution française. Le socialisme élèvera la dialectique vers de nouvelles hauteurs.

Nous avons examiné le problème de la logique symbolique comme étant le seul point sur lequel le document de Burnham présente une quelconque nouveauté. Sur toutes les autres questions la littérature marxiste est déjà suffisamment riche.

La critique que Burnham fait de la dialectique n'est effectivement pas nouvelle : c'est le premier exercice auquel on doit se livrer pour s'engager dans la carrière de renégat du marxisme. [3] Sentant bien où le bât blesse, Burnham essaie de répliquer à cette objection souvent exprimée. Il essaie de démontrer que l'acceptation ou le refus de la dialectique n'affecte pas, de toute façon, la validité des enseignements révolutionnaires du marxisme. Ainsi il invoque à l'appui de cette thèse le fait que les staliniens "croient aussi" à la dialectique. C'est l'identification du stalinisme avec le bolchevisme introduit dans le champ de la philosophie. Ce n'est pas moins superficiel et réactionnaire ici qu'en politique. Le stalinisme est resté verbalement attaché à la dialectique comme à beaucoup de formules du bolchevisme. Mais en réalité il y a subsitué un sophisme intéressé adapté seulement à la justification de tous ses crimes. Quand Burnham, en bon béotien, identifie l'un à l'autre, il poursuit la même tâche réactionnaire que Norman Thomas. Le fait seul que la bureaucratie bonapartiste couvre son empirisme brut avec des expressions éparses d'une doctrine qui lui est radicalement opposée devrait être une raison supplémentaire pour la considérer comme une caste et pas comme une classe qui exprime sa culture dans une forme accomplie.

S'il suit un vieux trajet, Burnham apporte quand même une innovation parmi ce qu'il propose de substituer à la dialectique. Les critiques du marxisme se sont généralement emparé de Kant, une des actions les plus solide dans à la bourse philosophique. Certains d'entre eux ont récemment cherché refuge dans le pragmatisme. Burnham, le plus moderne et les plus scientifique d'entre eux, découvre la logique symbolique. Le choix n'est pas des plus heureux ; il éclaire un fait bien connu : la logique formelle détient sur la pensée de petite-bourgeoise un pouvoir qui n'a pa été entamé par toutes ses vicissitudes. Dans la mesure où il constitue une nouvelle illustration de ce fait, le document de Burnham possède une valeur scientifique que son auteur n'avait pas prévue.

Le 17 mars 1940 [4]

Notes

[1] Anti-Duhring, 1ère partie, début du chapitre XIII.

[2] Un petit courant peu orthodoxe, durant ces dernières années a systématiquement développé le refus du principe du tiers exclu. Nous réservons pour plus tard l'examen de cette tendance que Burnham ne mentionne pas même pas.

[3] Voir mon article, "l'Algèbre de la Révolution." dans l'édition de mai de "Fourth international".

[4] Ce texte est favorablement signalé par Trotsky, dans une lettre à Dobbs du 16 avril 1940, dans "Défense du marxisme". (n.d.t.)