1965

"(...) de toute l'histoire antérieure du mouvement ouvrier, des enseignements de toute cette première période des guerres et des révolutions, de 1914 à 1938, analysés scientifiquement, est né le programme de transition sur lequel fut fondée la IV° Internationale. (...) Il est impossible de reconstruire une Internationale révolutionnaire et ses sections sans adopter le programme de fondation de la IV° Internationale comme base programmatique, au sens que lui conférait Trotsky dans la critique du programme de l'I.C. : définissant la stratégie et la tactique de la révolution prolétarienne."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (1)


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L’économisme et la théorie de l'état

Ben Bella + Boumedienne = Etat ouvrier

Toute erreur dans la méthode n'est pas nécessairement l'expression d'un cours révisionniste, l'expression de la pression de forces sociales hostiles. Elle peut résulter d'une incapacité théorique dont il faut chercher les racines - particulièrement lorsqu'elles sont le fait d'organisations, et non seulement d'individus. Elles ont en effet alors leur propre logique et tendent à se répercuter sur l'ensemble de la politique pratiquée par ces organisations. Si enfin l'activité politique concrète n'oblige pas à reposer les problèmes et à revenir à une saine méthode en extirpant les racines des erreurs commises (surtout lorsqu'il ne s'agit pas seulement d'erreurs politiques, mais d'erreurs dans la méthode même), alors la situation devient grave, et la gangrène menace. Il ne s'agit plus alors d'une simple erreur, mais d'un premier abandon qui risque de s'amplifier et d'aboutir à la chute dans le révisionnisme.

C'est, nous l'avons vu, ce qui s'est passé à partir de la substitution, dans l'analyse de la nature de classe des états d'Europe orientale, de la méthode « économiste » à la méthode marxiste consistant à « partir des forces réelles de classes et non des rapports de propriétés isolés de leur origine historique » en les situant dans leur cadre mondial. Après l'état cubain, ce sera le tour de l'état algérien de bénéficier d'une promotion sociale par la grâce de la résolution adoptée par le « Secrétariat international », le 21 avril 1963, sur «  La nouvelle phase de la révolution algérienne  » :

« 5. - A la suite des dernières mesures adoptées et en cours d'application, l'Algérie est entrée dans une phase éminemment transitoire du point de vue de ses structures économiques et sociales, phase dont l'aboutissement sera l'instauration d'un Etat ouvrier.  »
(« Quatrième Internationale », n° 9, 3° trimestre 1963, p. 71.)

Il n'y a plus l'ombre d'une tentative d'analyser la dynamique des « forces réelles de classe  » qui a engendré l'état algérien. Il suffit que :

« Les décisions adoptées au cours des dernières semaines par le gouvernement Ben Bella... correspondent aux exigences et aux aspirations les plus profondes des masses, et avant tout des masses de paysans pauvres... Elles consolident substantiellement un secteur socialisé vital pour le développement de la révolution algérienne... En expropriant les propriétés au-­dessus d'une certaine limite sans considération pour la nationalité des propriétaires... (le gouvernement algérien confirme) la portée non seulement anti-impérialiste mais aussi anti-capitaliste de l'orientation actuelle de la direction algérienne... Par l'adoption du décret capital sur l'autogestion des entreprises industrielles et des exploitations agricoles vacantes... la révolution algérienne a ainsi renoué avec les meilleures traditions de démocratie ouvrière et paysanne... Sur le plan idéologique aussi, l'aile la plus avancée de la direction algérienne, dont Ben Bella, Boumedienne et leurs collaborateurs apparaissent comme les éléments les plus représentatifs, a marqué de nouveaux progrès... L'aboutissant sera l'instauration d'un état ouvrier. »
(Idem, pp. 70-71.)

Ce qu'il fallait démontrer ! Dommage que la démonstration soit bancale et que même les données fournies soient grossièrement falsifiées ! « L'état, c'est moi », disait Louis XIV; « la nature de classe de l'état, ce sont mes progrès idéologiques », auraient pu dire B.B. et B., si l'on en croit le « S.I. ».

Nos « marxistes révolutionnaires » ont oublié qu'au lendemain des accords d'Evian, ce fut l'exode de la population d'origine européenne qui, créant un vide social, altéra le processus de transmission de pouvoir de l'ancienne administration coloniale au nouvel appareil d'état en formation de la déjà faible bourgeoisie algérienne prévu par ces accords. Les décrets qui exproprient les propriétés au-dessus d'une certaine limite, comme celui sur l'autogestion n'ont été promulgués qu'après que les fellahs aient occupé les terres et quelquefois chassé leurs anciens propriétaires. M. Goué a pu écrire dans « Le monde diplomatique  » de septembre 1963 :

« Il semble bien que, pendant les premiers mois de son existence, le gouvernement algérien ait agi avec une extrême prudence. La seule mesure qui ait été prise a consisté à faire cultiver par les fellahs les terres « vacantes », c'est-à-dire celles qui risquaient de n'être pas exploitées. Mais les droits des propriétaires étaient alors réservés... En divers endroits, les fellahs ont occupé les terres abandonnées, empêchant le métayer algérien qui avait passé accord avec le propriétaire européen de labourer les champs. Il est probable que les responsables algériens n'avaient pas entièrement tort lorsqu'ils déclaraient, après la nationalisation de plusieurs grands domaines, qu'ils avaient dû se résoudre à de telles mesures pour éviter les troubles.
Bien souvent, le gouvernement s'est borné à entériner, purement et simplement, les initiatives prises par les paysans. C'est ainsi que les comités de gestion, qui dirigent légalement l'exploitation de certaines propriétés, ont été à l'origine spontanément créés par les fellahs. Les dirigeants n'ont fait que codifier une expérience qui tendait à se généraliser.
Tout cela explique vraisemblablement les contradictions qu'on peut relever entre les nombreux et différents décrets concernant les biens vacants. »
(Cité par M. Aklouf, « Classes sociales et état en Algérie », « La Vérité », n° 527, février-avril 1964, pp. 29-30.)

« Les dirigeants n'ont fait que codifier... », tout est là. Mais qui codifie, comment et au profit de qui ? C'est le gouvernement de Ben Bella qui codifiait, et son pouvoir reposait essentiellement sur l'Armée nationale populaire, dont M. Aklouf analysait la formation :

«  L'armée des frontières, regroupée en Tunisie et au Maroc, fortement dotée d'un matériel moderne, structurée comme une armée régulière, avec sa hiérarchie d'officiers sortis des écoles militaires françaises ou égyptiennes, son règlement intérieur, ses casernes, ses recrues, son chef tout-puissant, Boumedienne, qui n'a jamais milité en Algérie et a passé toute la guerre à l'extérieur. Il fut nommé par Boussouf chef d'état-major en 1960, non pour ses talents militaires, mais parce qu'il joua un rôle décisif dans la répression du «  complot des colonels  », vaste soulèvement de cadres et de soldats dirigé contre le G.P.R.A. qui refusait d'envoyer des armes à l'intérieur. Par des méthodes bureaucratiques et répressives, il sélectionna un appareil militaire qui finit par coiffer toute l'A.L.N. extérieure et garda son autonomie vis-à-vis du G.P.R.A....
Après la signature des accords d'Evian, la crise éclata ouvertement entre l'A.L.N. des frontières et le G.P.R.A., qui chercha alors à s'appuyer sur les willayas de l'intérieur, tellement délaissées pendant la guerre. Mais les objectifs du G.P.R.A. et ceux des willayas étaient contradictoires. Le G.P.R.A. n'avait d'autre ambition que de se faire valoir auprès de l'impérialisme français comme l'équipe la plus apte à faire respecter les accords d'Evian; dans le phénomène du « willayisme » s'exprimait la volonté des combattants de ne pas se contenter d'une indépendance formelle, de bâtir leur propre pouvoir. Et le caractère social différent de l'armée des frontières s'est clairement exprimé dans la violence avec laquelle elle a œuvré à écraser « les militants de l'intérieur  »..
L'A.L.N. de Tunisie entre en Algérie et s'installe facilement en willaya I (Aurès) et en willaya VI (Sud algérois). L'A.L.N. du Maroc entre facilement en willaya V (Oranie), très peu active. Elle exerce une répression féroce sur les cadres et les militants de «  l'Organisation politique et administrative  », qualifiés de harkis, et liquide toutes les structures du F.L.N. Mais lorsqu'elle s'avança vers Alger, l’A.L.N., illusionnée par la décomposition du G.P.R.A., se heurta en septembre à Boghari (1.300 morts) aux militants aguerris et résolus des willayas II, III et IV, tandis que Yacef Saadi, encerclé par les forces de la « Zone autonome d'Alger », capitulait dans la Casbah. Boumedienne, qui n'avait jamais utilisé son matériel lourd contre les Français, osa l'employer contre les djounouds. Mais, après Boghari, un grand nombre de cadres et de soldats quitta l'armée des frontières, soit en se faisant démobiliser, soit en emportant les armes. Les vides furent comblés par les débris de la force locale (harkis, mercenaires... ). Les cadres algériens demeurés au service de l'armée française vinrent, d'un commun accord entre l'état-major français et celui de « l’Armée nationale populaire  », combler les vides laissés par les cadres révolutionnaires.
L'A.N.P. est devenue une armée régulière, pléthorique (100 000 hommes), avec son budget énorme, son matériel lourd fourni par la France, l'Égypte ou les pays de l'Est, sa hiérarchie et ses cadres soigneusement épurés, provenant pour l'essentiel de l'armée française des écoles égyptiennes ou des frontières, avec des différences de soldes marquées entre les soldats, les sous-officiers et les officiers (le soldat gagne 20 000 AF, pouvoir d'achat élevé en Algérie compte tenu de la misère générale, le sergent, 53 500 AF, l'adjudant 107 000 AF. Il ne nous a pas été possible de connaître les soldes des officiers).
L'A.N.P. possède sa presse intérieure et sa revue mensuelle, "El Djeich".
A côté de l'armée, la gendarmerie, la police et la sûreté générale sont devenues des annexes de l'A.N.P. depuis que Boumedienne est ministre de la défense nationale et vice-président du Conseil. »
(Idem, pp. 52-54.)

Telle est la colonne vertébrale du pouvoir en Algérie. « Les décisions adoptées au cours de ces dernières semaines (mars 1963) » qui enthousiasmaient si fort nos pablistes n'étaient que des contre-feux tendant à limiter les conquêtes des fellahs algériens, à les dénaturer et à prévenir tous nouveaux pas en avant. La logique du mouvement d'occupation des terres, des comités de gestion s'instituant de leur propre mouvement tant dans l'agriculture que dans l'industrie était de se centraliser de lui-même, de dépasser les fonctions économiques de gestion du domaine ou de l'entreprise pour se hisser aux fonctions politiques, et de servir d'ossature à un nouvel appareil d'état. Le rôle de l'U.G.T.A. pouvait être capital en ce sens :

«  A Boufarik, l'équipe de l'U.G.T.A., menée par Si Mahmoud Bouamra, a, dès le mois de juin 1962, pris l'initiative de la réforme agraire. Quand les colons sont partis, déclarait Bouamra à « L'Ouvrier Algérien » (n° 2, 19 octobre 1962), j'ai été trouver les autorités, mais personne ne voulait prendre ses responsabilités et, d'ailleurs, la plupart des autorités n'étaient pas encore en place, c'est alors que j'ai pris l'initiative de mettre la caisse de l'U.G.T.A. à la disposition des paysans, à condition qu'ils organisent des comités de gestion et qu'ils prennent toutes les dispositions utiles. Chaque ferme a sa comptabilité et la plus riche de toutes, Sainte­-Marguerite (2.600 ha), nous sert de banque. »
(«  Etudes anticolonialistes ». Voir Aklouf, article cité, p. 48.)

Indépendamment de la conscience qu'en avaient les militants de l'U.G.T.A., cette orientation, si elle avait été généralisée, aurait posé la question du pouvoir politique. Seule, la confusion théorique et politique des meilleurs militants de l'U.G.T.A. les empêchait de le voir clairement et d'en tirer les conséquences, notamment en organisant la classe ouvrière en parti politique indépendant. Mais cette situation ne pouvait se prolonger, et le nouveau pouvoir d'état qui se constituait ne pouvait tolérer que l'U.G.T.A. préserve un fonctionnement indépendant. C'est contre celle-ci, malgré ses insuffisances et ses limitations, que le nouveau pouvoir, au moment même où, selon le « S.I. », il était en bonne voie d'instaurer un état ouvrier, passa à l'offensive.

Le Congrès de l'U.G.T.A. se tint du 17 au 20 janvier 1963. Le bureau politique du F.L.N. imposa un discours d'ouverture de Ben Bella, discours dans lequel celui-ci eut l'occasion de manifester ces «  progrès idéologiques  » qui allaient faire l'admiration du « S.I.  ». De ce discours, « Informations ouvrières » du 2 février 1963 cite le passage suivant :

« Dans l'intérêt du pays, dans sa phase d'édification, il faut absolument qu'il n'y ait qu'une seule pensée politique. C'est le parti (épuré et domestiqué) qui doit élaborer la pensée politique du pays... L'unité politique suppose nécessairement que toutes les organisations algériennes, et notamment les syndicats, se soumettent à une discipline nationale. Il faut se garder de certaines tentations qui existent en Afrique et qui portent un nom : l'ouvriérisme. Le congrès aura atteint son but si, dans ses prochaines assises, 80 % des délégués portent le turban, c'est-à-dire qu'ils seront des paysans. »

On sait comment, le 19 janvier, Ben Bella fit occuper la tribune du congrès par des hommes à lui; l'ancienne direction de l'U.G.T.A. fut expulsée, et une direction docile installée à sa place. De tout cela, bien entendu, le « S.I. », dans sa « déclaration » du 21 avril suivant, ne soufflera pas mot.

C'est après cette mise au pas de l'U.G.T.A. que seront pris les décrets de mars sur l'autogestion. Ils la codifient pour la désamorcer. Les comités de gestion sont dépourvus de pouvoirs politiques, le rôle dirigeant est assumé par le directeur, nommé par le gouvernement, la commercialisation des produits est assurée par un office gouvernemental. La question essentielle est donc bien celle de l'origine de classe de l'appareil d'état, et des processus sociaux et politiques au cours desquels il a pris naissance : il n'est pas issu des masses, il s'est, au contraire, constitué contre elles.

Et il y a une différence de taille avec ce qui s'était produit à Cuba. A Cuba, l'impérialisme américain est passé à l'offensive contre la révolution fidéliste, obligeant, pour se défendre, la direction fidéliste à exproprier les sociétés étrangères et les grands propriétaires fonciers, à faire appel aux masses. Cela ne suffit pourtant pas pour caractériser l'état cubain comme étant un état ouvrier. En Algérie, ce n'est pas pour résister à une offensive de l'impérialisme que la direction Ben Bella a pris les décrets sur l'autogestion : bien au contraire, elle a bénéficié, à partir des accords d'Evian, de l'appui le plus total de l'impérialisme dominant, l'impérialisme français, et de l'aide compréhensive de l'impérialisme américain lui-même. Dans les conditions données, après le départ des «  Pieds noirs  », le gouvernement Ben Bella, s'appuyant sur le nouvel appareil d'état, défendait aux moindres frais les intérêts du capitalisme français et mondial en Algérie et au Sahara.

Et M. Aklouf pouvait donc conclure son étude en ces termes :

« C'est un fait que la France contrôle 80 % de l'économie algérienne, que le gouvernement ne bouleverse pas les structures agricoles (par exemple en lançant un plan d'arrachage de la vigne), qu'il ne touche pas au Code des investissements et à la politique énergétique et minière, élaborée dans l'intérêt de l'impérialisme français. Qu'en un mot cet état défend les rapports capitalistes de propriété sous la forme prédominante qu'ils connaissent en Algérie : la domination du capital étranger, qu'il s'agit d'un ETAT BOURGEOIS...
La bourgeoisie nationale n'a pas les moyens de gouverner directement. Elle doit s'en remettre à une bureaucratie politique parasitaire pour qu'elle construise un véritable appareil d'état. Cet état dispose au sens strict du terme, joue pour cette bourgeoisie un rôle de TUTEUR, assurant ou tentant d'assurer par l'animation d'un secteur nationalisé les conditions d'un développement économique. Par là-même, cet état dispose d'une relative autonomie : c'est en ce sens que le régime de Ben Bella, élevé au-dessus des diverses classes sociales et jouant de leur contradiction, est un régime BONAPARTISTE. Qu'il ne satisfasse pas toutes les couches de la bourgeoisie algérienne est une évidence, mais elles sont bien contraintes, pour l'heure, de s'en contenter. Ce type de régime, appuyé par un parti unique, se retrouve, avec certes des variantes, dans nombre de pays ayant récemment accédé à une indépendance formelle. »
(Article cité, p. 61-62.)

On sait que, tout récemment, les «  progrès idéologiques  » de Boumedienne ont pris un tour particulier, qui les distingue nettement de ceux de Ben Bella. « La Vérité » reviendra dans un prochain numéro sur ces événements, et nous ne les mentionnerons plus ici, sinon pour souligner que l'analyse de l'A.N.P. faite par M. Aklouf, et que nous venons de citer, contient les éléments nécessaires pour les expliquer. Quant aux funambules du « S.U. », nous ne doutons pas qu'ils ne parviennent avec aisance à situer ces événements dans le cadre de leur conception de l'état algérien, état (presque) ouvrier, et qui va bientôt l'être tout à fait.


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