1965

"(...) de toute l'histoire antérieure du mouvement ouvrier, des enseignements de toute cette première période des guerres et des révolutions, de 1914 à 1938, analysés scientifiquement, est né le programme de transition sur lequel fut fondée la IV° Internationale. (...) Il est impossible de reconstruire une Internationale révolutionnaire et ses sections sans adopter le programme de fondation de la IV° Internationale comme base programmatique, au sens que lui conférait Trotsky dans la critique du programme de l'I.C. : définissant la stratégie et la tactique de la révolution prolétarienne."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (1)


8

Reconstruire la IV° Internationale

Canonisation de Trotsky - Liquidation du trotskysme

Le procès de canonisation de Trotsky est en cours. Le «  Trotsky  » de Deutscher [1] en illustre le mécanisme. Son titre est un programme «  Le prophète armé... désarmé... banni » . Les staliniens avaient donné de Trotsky une image diabolique, et embaumé Lénine. Suppôt du diable, archange du bien, c'est tout un. Ce procès est entamé parce qu'il faut désarmer le trotskysme. Hier, Isaac Deutscher peignait un Staline immoral, mais « constructeur du socialisme » . Il décrit aujourd'hui un Trotsky, sublime d'abnégation, « héros » d'une grande tragédie révolutionnaire. »

Trotsky n'est ni le héros d'une tragédie antique, dominé par une fatalité qu'il ne comprend pas, ni l'homme pratique au sens vulgaire. Il pensait avec Marx (8° thèse sur Feuerbach) que «  Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution dans la vie pratique humaine et dans la compréhension de cette vie pratique.  » «  Connaître les causes rationnelles de ce qui s'accomplit et y trouver sa place  » , écrivait-il dans l'avant-propos de son autobiographie, «  est la première obligation d'un révolutionnaire. Et telle est aussi la plus haute satisfaction personnelle à laquelle puisse aspirer celui qui ne confond pas sa tâche avec les intérêts du jour présent. »

La grandeur de Trotsky est de ne jamais avoir dissocié la pensée de l'action accordée au processus historique, et de n'avoir pu trouver son équilibre qu'à cette condition, quel que fut le prix immédiat à payer.

Du jeune président du soviet de Petrograd, en 1905, au constructeur de l'armée rouge, au fondateur de la IV° Internationale, l'homme s’enrichit constamment. Il reste constamment le même. Il est le combattant révolutionnaire, ni archange, ni prophète, ni démon. L'écrivain de «  Littérature et révolution  » est le rédacteur du «  Programme de transition  »  : aucune solution de continuité entre les deux.

A : «  Toute la culture est en crise, de ses fondements économiques aux plus hautes sphères de l'idéologie  » , répondent : «  La situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise par la crise historique de la direction du prolétariat  » et «  La crise de la civilisation humaine ne peut être résolue que par la IV° Internationale  » .

La méthode de Deutscher est connue. Elle est celle-là, même qui faisait écrire à Lénine :

« Du vivant des grands révoIutionnaires, les classes d'oppresseurs les récompensent par d'incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d'en faire. des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d'entourer leur NOM d'une certaine auréole afin de « consoler » les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son CONTENU, on l'avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. »
(«  L'état et la révolution » , Éditions d'état de Moscou, p. 8.)

Ce processus, pour s'accomplir, a besoin de témoins de moralité en la personne d'anciens disciples des maîtres. Les organisations révolutionnaires ne vivent pas en dehors de la société qu'elles combattent. La dialectique du mouvement historique s'applique également à elles. En leur sein, la lutte est constante entre leur tâche révolutionnaire et l'adaptation à la société qu'elles se sont données pour mission de détruire. Nul programme, nulle forme d'organisation, n'est en soi une garantie suffisante contre la décomposition théorique et politique. C'est, en dernier ressort, la lutte vivante qui décide. La IV° Internationale n'a pas échappé à cette règle. A sa naissance, elle portait en elle des contradictions, comme tout organisme vivant. Le développement de la lutte des classes, sur lequel sa prise réelle fut toujours faible, l'a dominée et finalement fait craquer. En particulier, la destruction de la section russe, exterminée dans les camps de Staline l'assassinat de Trotsky, le rideau de fer s'abattant entre les travailleurs d'U.R.S.S., d'Europe orientale et ceux des pays capi­talistes économiquement développés l'affaiblirent considérablement. Ce qui caractérisait la IV° Internationale, ce qui lui donnait sa force théorique et politique, qui ne supprimait pas sa faiblesse orga­nisationnelle mais pouvait lui permettre de la surmonter, c'était son programme où s'exprimait l'unité de la lutte des classes mondiale, dont elle se devait d'être l'expression consciente, au sens marxiste du terme qui unit la conscience à l'action. L'adoption de la conception des blocs n'eut pas moins d'importance pour le devenir de la IV° Internationale que celle de la théorie du socialisme dans un seul pays pour la III° Internationale. Elle acceptait comme la « réalité objective tout court » le résultat immédiat et apparent d'une stabilisa­tion éphémère de l'impérialisme et de la bureaucratie du Kremlin à partir du mouvement révolutionnaire tronqué, faute de direction révolutionnaire qui procéda de la 2° guerre mondiale.

La décomposition théorique et politique de la IV° Internationale s'est révélée irrémédiable à partir de juin 1953. Contre les travailleurs d'Europe orientale, les dirigeants pablistes s'alignaient avec la bureaucratie du Kremlin. En août 1953, contre la classe ouvrière française, ils s'alignaient sur l'appareil stalinien ; dans les deux cas, en dernière analyse, du côté de la bourgeoisie internationale. L'internationale pabliste faisait ses premiers pas dans la bonne société. Le «  dialogue  » devenait possible avec les Deutscher. Il nous faut citer une note extrêmement suggestive d'Hansen à son article « La biographie de Trotsky, d’Isaac Deutscher  »  :

«  ... Deutscher fait allusion, dans une note, à une attaque dont son point de vue fut l’objet en 1954 de la part de James P. Cannon. Il peut être utile de tenter d'éclaircir ce point. Des propos durs et même injustes furent tenus sur Deutscher. A l’époque, la théorie de Deutscher sur la possibilité d'autoréforme de la bureaucratie stalinienne figura dans une crise intérieure du Socialist Workers Party. Une partie des cadres et chefs politiques furent fortement influencés par la théorie de Deutscher. Une rupture intervint et certains d'entre eux capitulèrent devant le stalinisme. La crise ne fut pas particulière au S.W.P., mais frappa d'autres secteurs du mouvement trotskyste. Pour de nombreux trotskystes, la position de Deutscher apparut comme une alternative pouvant jeter un pont vers le stalinisme. Elle fut en conséquence regardée avec hostilité. »
(« Quatrième Internationale » , n° 21, février-mars 1964, p. 47, en note.)

Hansen néglige de nous informer plus précisément. Réparons cet oubli. Il s'agissait de la tendance Clark, soutenue en sous-main par le «  S.I.  » pabliste. A cette époque, la direction du S.W.P. publia un appel aux trotskystes du monde entier dans lequel elle reconnaissait que la lutte engagée depuis 1951 par l'organisation française était une lutte pour la défense du trotskysme contre le révisionnisme du «  Secrétariat International  » . Pourquoi, cependant, la direction du S.W.P. ne devait-elle pas dépasser un certain seuil, Hansen nous le révèle :

« Il s'avéra cependant que Deutscher ne cherchait pas à recruter des partisans aux dépens du mouvement trotskyste, ni à former une secte, encore moins à susciter un culte. Cela plaida fortement en sa faveur. » ,
(Idem.)

En d'autres termes, Deutscher - et pas seulement Deutscher, mais le «  S.I.  » pabliste - pouvait bien développer la théorie d'autoréforme de la bureaucratie ; pourvu qu'il laisse la direction du S.W.P. maîtresse chez elle, on pouvait s'entendre - et pas seulement avec Deutscher, mais avec le S.I. pabliste -, ce qui se produisit du reste par la suite :

«  Après le soulèvement hongrois, un autre fait apparut rapidement au mouvement trotskyste. De nombreux membres des partis communistes, ébranlés par les événements, se mirent à lire la littérature interdite ; n'étant pas prêts à affronter directement les ouvrages du diable lui-même, les écrits de Deutscher leur semblèrent moins «  contre-révolutionnaires » . Ayant par ce moyen pris leur premier contact avec le trotskysme ( !) ils eurent envie d'en savoir plus. A travers Deutscher, certains d'entre eux trouvèrent même leur voie vers le trotskysme. La position de Deutscher, dans ces conditions, s'avéra être un pont DU stalinisme VERS le trotskysme. Les trotskystes ne pouvaient désapprouver ce genre de possibilités. Ils entreprirent leur propre réforme... par rapport à Deutscher.  »
(Idem.)

Ce qui prouve que les voies de la providence sont impénétrables. Quant à déterminer qui passa le pont et dans quel sens, il suffit de se rappeler à quelle bouillie Hansen réduit la révolution politique, et d'apprécier le rôle politique des Deutscher pour le savoir. Tout Deutscher et son rôle politique par rapport au trotskysme nous sont révélés en quelques lignes. Dans le deuxième tome (« Le prophète désarmé » ) de sa biographie de Trotsky, il écrit :

«  Trotsky prit la parole. Il prononça un de ses plus grands discours. De ton modéré, mais extrêmement violent dans son propos, étincelant d'humour, ce discours fut un chef-d’œuvre d'humour et d'éloquence.  » Pourquoi fallut-il que Trotsky gâchât tout ? : «  Mais il révèle une fois de plus la cause principale de la grande faiblesse de Trotsky : son inébranlable confiance dans la révolution européenne.  » Après cela il est bien naturel que Deutscher présente la décision de Trotsky de fonder la IV° Internationale comme «  le ridicule gâchis d'un amateur lancé dans une insignifiante politique sectaire  » . Hansen, qui le cite, est un peu gêné. Il s'en tire cependant par un «  chef d'œuvre d'humour (noir)  » : «  Tout de même, le portrait est assez bon  » (une tête de prophète coiffé d'un bonnet d'âne) «  pour que, regardant Trotsky sur la toile de Deutscher, nous concevions le Vieux nous clignant de l’œil par-dessus les gesticulations du pinceau... Nous avons toujours eu des difficultés avec nos artistes. Ne leur demandons pas trop, mais prenons avec reconnaissance ce qu'ils peuvent nous donner.  »

Deutscher (il ne nous intéresse pas en tant qu'individu, mais par ce qu'il représente politiquement) a trouvé ses témoins de moralité et un peu plus encore : des complices politiques. Ils ont transformé la IV° Internationale en simple hochet. Si la bureaucratie du Kremlin s'autoréforme - que ce soit d'elle-même, sous la pression des masses, ou de la «  réalité objective  » -; si les dirigeants petits-bourgeois peuvent devenir des «  marxistes naturels  » , comme Castro aux yeux du S.W.P. ; si le «  néo-capitalisme  » , pressé par la «  nécessité  » surmonte ses contradictions de telle sorte que le programme de transition doive être refondu «  pour correspondre à la situation nouvelle résultant des progrès qui sont intervenus par suite d'une période exceptionnelle de haute conjoncture  » (Frank – Pourquoi exceptionnelle ? Dès l'instant où le programme doit s'aligner par rapport à la haute conjoncture, c'est qu'elle est, non l'exception, mais la norme) ; si la situation objective est telle qu'elle transmute le plomb en or, les états bourgeois en états ouvriers à partir d'un certaine extension des nationalisations, les partis bourgeois, petits bourgeois, réformistes, staliniens, en partis révolutionnaires, ouvrant des voies multiples pour accéder au socialisme ; alors, toute l'activité politique de Trotsky fut une erreur, une marotte idéaliste au sens précis attaché à ce terme par Engels :

« Chaque idéologie, une fois constituée, se développe sur la base du thème de représentation donné et l'enrichit ; sinon, elle ne serait pas une idéologie, c'est-à-dire la poursuite d'idées en tant qu'entités vivant d'une vie indépendante, se développant d'une façon indépendante et uniquement soumises à leurs propres lois. »
(«  Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande » .)

Trotsky est resté attaché au vieux mythe du mouvement ouvrier rêvant de forger sa propre histoire : la IV° Internationale n'était qu'une survivance, « une idée se développant d'une façon indépendante et uniquement soumise à ses propres lois » , détachée du réel.

Mais la « situation objective » devient alors un monstre mythique : «  La réalité, le monde sensible ne sont plus considérés que sous la forme D'OBJET et d'intuition, mais non pas en tant qu'ACTIVITE CONCRETE HUMAINE, en tant que PRATIQUE, pas de façon subjective... L'activité humaine elle-même (n’est pas conçue) en tant qu'activité objective  » (Marx, 1° thèse sur Feuerbach). Les hommes, plus précisément la classe ouvrière, ne sont plus que les instruments d'une «  réalité objective  » qui les domine et les manie comme des marionnettes. Face à ce nouveau Léviathan, la «  réalité objective  » , ils ne peuvent plus avoir que des réactions volontaristes, idéalistes, vouées à l'échec (la IV° Internationale), ou s'incliner devant elle, l'adorer, la déifier. Le révisionnisme est basé sur un matérialisme mécanique. Il nous rejette en deçà du marxisme, et débouche sur l'idéalisme. S'il s'accroche à des bribes de Marxisme, c'est par nécessité politique et par pur éclectisme.

Que Hansen et ses comparses, après avoir été troskystes, prennent avec «  reconnaissance ce que l'artiste peut leur donner  » , c'est l'aveu de leur dégénérescence. Mais qu'ils cessent de faire appel au fantôme de Trotsky pour présider à son assassinat politique ! Pour un peu, ils auraient signé du nom de Trotsky le télégramme de condoléances du S.W.P. à la veuve Kennedy [2]. Il n'y a pas de différence de nature entre la tentative de Deutscher de liquider politiquement Trotsky en le canonisant et le télégramme à la veuve Kennedy. L'assassinat de Kennedy est un symptôme de la crise qui atteint la société bourgeoise au cœur du système impérialiste mondial. Il ne préjuge en rien des formes et des rythmes que prendra cette crise. Il signifie pourtant que la société américaine est instable, qu’à la lutte des Noirs - partie la plus exploitée et la plus opprimée du prolétariat américain - correspond une crise de direction de la bourgeoisie américaine, reflet de contradictions qui ne peuvent être résolues que par la violence. Le télégramme du S.W.P. signifie que ses dirigeants prennent part aux grandes douleurs nationales et s'alignent « à gauche » de la bourgeoisie américaine, ce qui ne leur garantit pas pour autant un avenir rose.

Le « Trotsky » de Deutscher est une œuvre politique. La crise de la bureaucratie du Kremlin ouvre une alternative. De cette crise peut aussi bien surgir la révolution politique que la contre-révolution impérialiste : l’histoire n’est pas écrite d'avance, elle dépend en dernière analyse de l'activité des hommes. De l'existence de partis et d'une Internationale révolutionnaires fondés sur ce qui exprime l'essence de l'œuvre de Trotsky (sans qu'elle se limite à cela), le Programme de transition, il dépend que, de la conjugaison des crises de l'impérialisme et de bureaucratie du Kremlin, résultent ou non la révolution prolétarienne et le socialisme.

Dénaturer cette œuvre, « entourer d'une certaine auréole le nom  » de Trotsky, en faire un martyr, tout en «  vidant sa doctrine de son contenu  » , « l'avilir et en émousser le tranchant révolution­naire » , ce sont là des nécessités politiques brûlantes pour l'impé­rialisme et la bureaucratie du Kremlin. Le « tranchant révolu­tionnaire » de l'œuvre de Trotsky, c'est la IV° Internationale, c'est le Programme de transition. Sans eux, tout le reste est plus ou moins acceptable pour la réaction, et peut être réduit au niveau d'éléments de savantissimes spéculations intellectuelles, si l'instrument de lutte, la IV° Internationale, est détruit ou dénaturé. Deutscher s'y emploie dans son domaine et pour sa part. Et ce n'est certes pas un hasard si son « Trotsky » succède à son œuvre apologétique « Sta­line » , au moment où la crise du stalinisme et de la société bourgeoise met à l'ordre du jour le «  trotskysme  » . Mais toutes ces tentatives ne peuvent réussir, ne peuvent même être entreprises avec quelques chances de succès, qu'à la condition d'avoir la caution de «  trots­kystes  » . A la crise de la IV° Internationale, il y a des raisons qui tiennent au développement historique. Mais à l'existence du stalinisme aussi. Ce qui n'empêche pas Staline et la bureaucratie du Kremlin de porter toutes leurs responsabilités. Les Pablo-Germain-Frank-Hansen portent pour leur part, totalement, la responsabilité d'être les liquidateurs de la IV° Internationale.


Notes

[1] Isaac Deutscher (1907-1967) : historien juif d'origine polonaise. Avait appartenu avant-guerre à la section polonaise du mouvement trotskyste mais s'en était éloigné en raison de son désaccord avec la décision de proclamer la IV° Internationale. A partir de 1954, il avait publié une biographie en 3 tomes de Trotsky : "Le prophète armé", ""Le prophète désarmé", ""Le prophète banni".

[2] Lors de l'assasinat de J.F. Kennedy, la direction du S.W.P., craignant une vague de répression, avait envoyé un télégramme de condoléances à sa veuve.


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