1976

Texte publié dans « La Vérité » n° 573 de septembre 1976. Ce texte a dû être écrit au printemps 1976 et a servi à bâtir le premier exposé des camps de l'OCI de cette année-là.


Objectif - subjectif

Stéphane Just

Les hommes concrets, d'une époque et d'une classe données


De l'anthropologie au matérialisme dialectique.

Désormais, il nous faut laisser les généralités abstraites, si raisonnées soient-elles, encore qu'il y aurait énormément à dire. La faiblesse et finalement la faillite de Feuerbach vient précisément de ce qu'il s'en est tenu à l'homme abstrait, à l'homme en général, dont il cherchait en vain « l'essence », c'est-à-dire à nouveau l'âme, au lieu de le prendre dans ses déterminations concrètes, socialement et historiquement déterminées.

Dans la démarche de Marx, alors même qu'il se réclamait dans ses manuscrits de 1844 du « matérialisme de Feuerbach » (c'était alors sa caractérisation de la philosophie de Feuerbach après la parution de l'Essence du Christianisme "), la rupture était inscrite. Il écrit : (Idem p. 96)

« La nature en devenir dans l'histoire humaine - acte de naissance de la société humaine - est la nature réelle de l'homme, donc la nature telle que l'industrie la fait quoique sous une forme aliénée, est la nature anthropologique véritable. Le monde sensible (cf. Feuerbach) doit être la base de toute science. Ce n'est que s'il part de celle-ci sous la double forme et de la conscience sensible et du besoin concret - donc si la science part de la nature qu'elle est la science réelle. L'histoire entière a servi à préparer (à développer la transformation de « l'homme » - notons qu'à ce point il met « l'homme » entre guillemets - et objet de la conscience sensible et du besoin de « l'homme en tant qu'homme » en besoin (naturel concret). L'histoire elle-même est une partie réelle de l'histoire de la nature, de la transformation de la nature en homme. Les sciences de la nature comprendront plus tard aussi bien la science de l'homme que la science de l'homme englobera la science de la nature. Il y aura une seule science. »

Rapports de la nature à l'homme, de l'homme à la nature, etc.

Nous avons encore ici l'écho d'un certain humanisme, d'une recherche de " l'essence de l'homme " et déjà la quantité est à la limite de sa transformation en qualité, ce qui sera fait l'année suivante, en 1845, dans " L'Idéologie allemande ". Le but de cette œuvre, nous dit Marx, était de régler ses comptes et ceux d'Engels avec leur " ancienne conscience philosophique ". D'emblée, ils posent et répondent sur le fond aux questions de " l'homme " en général, à " l'essence de l'homme ", à la "conscience de soi " en général : (pp. 45 et 46)

" La condition première de toute existence humaine est naturellement l'existence d'êtres humains vivants. Le premier état de fait à constater est donc la complexion corporelle de l'homme, de ces individus, de ces rapports qu'elle leur crée avec le reste de la nature... Toute histoire doit donc partir de ces bases naturelles et leurs modifications par l'action des hommes au cours de l'histoire. "

Nous avons déjà ici le rapport objet-sujet, sujet-objet, objet-sujet, et ainsi de suite. Au point de départ, il y a la nature qui conditionne du point de vue externe et interne l'homme, mais par son activité c'est l'homme qui devient sujet, il modifie la nature qui est devenue son objet, mais il redevient objet de cette nature modifiée par son activité objectivisée. Ce rapport n'est pas une sorte de jeu de tennis - la balle une fois dans un camp, l'autre fois dans l'autre camp -, mais un métabolisme, un échange constant.

Ce qui distingue l'homme des animaux: il produit ses moyens d'existence.

Marx et Engels poursuivent :

" On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l'on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens d'existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d'existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.
" La façon dont les hommes produisent leurs moyens d'existence dépend d'abord de la nature, des moyens d'existence déjà donnés et qu'il faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu'il est la reproduction de l'existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l'activité des individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu'ils sont. Ce qu'ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu'ils produisent qu'avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production. "

Du même coup, c'en est fini avec " l'homme " en général, la mystérieuse " essence " de l'homme, de la " conscience de soi " située en dehors du temps et de l'espace, des conditions matérielles de la production, des rapports sociaux, des rapports de la société à la nature.

Des hommes concrets: historiquement et socialement déterminés.

Plus se développent les forces productives, plus l'homme s'éloigne de son état de nature. Plus la domination de la société sur la nature se développe, transforme la nature, plus ce qui compte, ce sont les rapports sociaux qui déterminent l'homme concret, historiquement donné, socialement donné.

Mais nous le savons, le développement des forces productives amène une division du travail de plus en plus grande et étendue, qui est elle-même une des forces productives les plus importantes. La division entre travail manuel et intellectuel. La formation de l'Etat. La division de la société en classes. Il n'y a pas d'homme en général, mais des hommes d'une société donnée, d'une époque donnée, appartenant à une classe donnée.

Critiquant Feuerbach, Marx et Engels écrivent : (pp. 54 et 55)

" La " conception " du monde sensible chez Feuerbach se borne, d'une part, à la simple contemplation de ce dernier et, d'autre part, au simple sentiment. Il dit " l'homme " au lieu de dire " les hommes historiques réels ". " L'homme ", c'est en réalité " l'Allemand "... il ne voit pas que le monde sensible qui l'entoure n'est pas un objet donné directement de toute éternité et sans cesse égal à lui-même, mais le produit de l'industrie et de l'état de la société, et cela en ce sens qu'il est un produit historique, le résultat de l'activité de toute une série de générations dont chacune se hissait sur les épaules de la précédente, perfectionnant son industrie et son commerce et modifiant son régime social en fonction de la transformation des besoins. Les objets de la "certitude sensible" la plus simple ne sont eux-mêmes donnés à Feuerbach que par le développement social, l'industrie et les échanges commerciaux. "

" La chose en soi " ; " l'essence " de l'homme.

En passant, notons que Marx et Engels règlent ici une vieille querelle sur la " chose en soi ", c'est-à-dire sur le noyau irréductible, inconnaissable rationnellement, des choses, des êtres et des hommes en particulier. Ils relient l'extériorisation des êtres et des hommes à leur être interne. De même, leur être interne est lui-même un produit de la nature et de la société, bien qu'il existe en soi. Hegel avait déjà réglé cette question, mais dans le cadre de l'idéalisme. Plus tard, Engels expliquera que la preuve la plus concrète qu'il n'y a pas de " chose en soi " inconnaissable, c'est précisément que l'industrie des hommes, en chimie par exemple, reproduit, reconstitue les substances naturelles. Mais notons aussi que dans leurs rapports sociaux et avec la matière, les hommes concrets déterminés forment leurs propres besoins, " L'essence " de l'homme est une abstraction sans vie. De même que la "conscience de soi " envisagée de manière non historique, non sociale.

Mais les deux compagnons inséparables, division du travail manuel et du travail intellectuel, et division de la société en classes, ainsi que la constitution de l'Etat qui va de pair, font que dans une même société, à une même époque, les hommes sont d'une manière générale, bien qu'il y ait interpénétration et dans une certaine mesure échange, des hommes très différents.

Certes, tous ont faim, tous ont soif, envie de dormir et quelques autres exigences, ils ont de nombreux besoins communs, mais même à ce niveau ils ne satisfont pas ces besoins élémentaires exactement de la même façon. Pourtant, ce qui les différencie est ce qui est le plus important. Il y a une différence fondamentale entre les besoins, " l'essence humaine ", " la conscience de soi ", du paysan illettré, affamé, du fond de l'Inde, et les militants, par exemple, qui sont ici réunis. Il y a une différence essentielle entre le travailleur qui vend sa force de travail au plus bas niveau, le manœuvre dans une usine chimique, chez Rhône-Poulenc, et le P-D-G qui achète cette force de travail pour en extraire de la plus-value. Il y a une différence essentielle entre le travailleur manuel qui a complètement désappris à lire, écrasé sous cette activité, et le philosophe qui contemple son moi pensant. Des jonctions peuvent s'opérer et s'opèrent dans la pratique, mais l'un ne peut être réductible à l'autre.

Les pensées de la classe dominante sont aussi les pensées dominantes de la société.

Cependant, il est indispensable de considérer un aspect décisif. Tant qu'une forme sociale déterminée reste une nécessité historique, alors :

« Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle de la société, est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l'expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels saisis sous forme d'idées, donc l'expression idéale des rapports matériels dominants saisis sous forme d'idées, donc l'expression des rapports qui font d'une classe, la classe dominante ; autrement dit, ce sont les idées de sa domination. »   (Idem - p. 75.)

L'appropriation des moyens de production détermine le monopole des moyens culturels. En outre, pour autant que le mode de production correspond aux exigences du développement des forces productives, les classes exploitées restent plus ou moins des classes en soi, bien qu'elles mènent toujours une certain lutte de classe. Elles ne peuvent sauter par-dessus une époque historique Elles adoptent l'idéologie de la classe dominante et s'y subordonnent, bien qu'elles puissent y avoir des ouvertures sur l'avenir, tout comme certaines luttes de classe anticipent sur l'avenir.

Marx et Engels de caractériser :

« L'existence d'idées révolutionnaires, à une époque déterminée, suppose déjà l'existence d'une classe révolutionnaire. »

Sous une forme déterminée, nous retrouvons cette notion fondamentale. l'existence détermine la conscience. A un stade déterminé, la dialectique matérialiste aboutit à ce que la conscience détermine l'être (nous allons le voir).


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