1900


Source : édition française de 1903 (traduction par Camille Polack)


Politique et Syndicats

Karl Kautsky


II

Est-il possible d’imaginer qu’on puisse arriver dans la situation historique actuelle à une neutralisation réelle des syndicats, voilà la question dont il s’agira avant tout ici. Si nous devons répondre à cette question par la négative, nous pourrons nous éviter de rechercher quelles seraient les conséquences de la neutralisation, si elle enlèverait d’un côté plus de force qu’elle ne leur en donnerait de l’autre.

Arrêtons-nous à la première question ; il s’agit avant tout de la bien circonscrire. Si les défenseurs de la neutralisation des syndicats demandaient seulement qu’ils fussent ouverts à tous les ouvriers du métier, quelles que soient leurs croyances politiques ou religieuses, on tomberait immédiatement d’accord avec eux. Mais alors on n’aurait pas introduit de principes nouveaux dans ces syndicats « socialistes » qui, de tout temps, se sont distingués des organisations chrétiennes et libérales en ce qu’ils n’exigeaient de leurs membres aucune profession de foi religieuse ou politique. La neutralisation consisterait alors tout au plus à conseiller aux syndiqués d’éviter le plus possible dans leurs rapports avec leurs camarades non socialistes tout froissement inutile. C’est un conseil qu’on peut donner de temps en temps, mais il n’a pas une importance telle qu’on ait besoin de la discuter publiquement, sans compter que précisément dans les questions de tact il n’y a pas de règle générale et qu’il n’est pas facile de distinguer où cesse la défense légitime de son opinion à soi, et où commencent les attaques inutiles. Autant il est désirable que nos camarades s’abstiennent dans les syndicats de toute attaque violente sur le terrain religieux ou politique, autant ce concept d’attaque violente est élastique, quand on examine chaque cas concret pris en particulier. Des résolutions n’y changeraient rien ; tout dépend de la maturité politique et de la maîtresse de soi de nos camarades, comme aussi d’ailleurs des qualités de leurs camarades des autres opinions.

On n’a donc pas à discuter là-dessus.

La grande question de la neutralisation n’est pas de savoir si les syndicats doivent être ouverts à tous les travailleurs sans distinction de religion ou d’opinion politique, mais de savoir s’ils doivent faire de la politique or non. On trouverait difficilement un adversaire sérieux de la neutralisation qui voudrait fermer les syndicats aux partisans de certaines opinions politiques et religieuses, et, parmi les partisans socialistes de la neutralisation il n’y en a pas un pour soutenir que les syndicats ne doivent en aucune façon faire de la politique, même là où les lois le permettent [1] . Ces amis de la neutralisation demandent seulement que les travailleurs fassent uniquement de la politique de classe, de la politique ouvrière, non de la politique de parti. Ils s’appuient d’un côté sur les syndicats anglais, d’un autre sur les syndicats patronaux de tous les pays qui font bien de la politique, mais pas de la politique de parti, dans lesquels les hommes de même profession, à quelque parti qu’ils appartiennent, font la même politique. Ils nous assurent que c’est ainsi que les trade-unions anglaises sont devenues fortes, que c’est à cela que les syndicats patronaux doivent leur puissance. Imitons-les.

Ces deux exemples sont sans doute très séduisants. Mais il ne faudrait pas oublier, que quand il s’agit d’imiter l’étranger la bonne volonté ne suffit pas, il faut aussi que les conditions préliminaires se rencontrent que rendent l’imitation possible, et parmi ces conditions figure avant tout l’absence d’un parti socialiste.

Il ne faut pas oublier que le parti socialiste est un parti d’une nature toute particulière, qu’on ne peut pas tout uniment assimiler aux partis bourgeois. C’est le parti des salariés, il représente les intérêts ouvriers, sans aucun égard aux intérêts de la propriété. Les autres partis, quelles que soient d’ailleurs les différences qui les séparent, sont tous les partis de possédants qui ne considèrent les intérêts ouvriers que dans la mesure où ils sont compatibles avec la propriété privée.

Mais les deux exemples invoqués ont ceci de commun que dans l’un et l’autre cas, le parti socialiste n’intervient pas dans la question de la neutralité.

En Angleterre le parti socialiste ne joue encore aucun rôle dans la bataille des partis.

En présence des différences mesquines qui séparent en Angleterre libéraux et conservateurs, les syndicats peuvent très bien rester indifférents. On peut pour le moins considérer comme douteux qu’ils persisteraient dans leur indifférence politique, s’il se formait un parti socialiste aussi fort que l’un de ces deux partis bourgeois, si l’attitude des syndicats devenait un appoint important dans la question, à qui la prédominance reviendrait, au parti des travailleurs ou à l’un des partis capitalistes.

Les résolutions de ce congrès de Londres de février dernier, dont nous avons déjà parlé, n’indiquent pas que les syndicats anglais resteraient neutres dans ce cas. Les délégués d’un demi million de syndiqués ont décidé, d’accord avec les délégués des socialistes anglais, la création d’une organisation spéciale pour le choix de candidats «  reconnaissant le programme et la tactique de l’agitation ouvrière et formant au Parlement un groupe spécial, indépendant des autres partis politiques . » Le comité exécutif de ce nouvel organe de parti politique se compose de sept délégués des syndicats et cinq délégués des organisations socialistes.

On admettra bien que ces résolutions jettent un jour assez vif sur la neutralité des syndicats anglais. C’est là en somme le début d’un mouvement ouvrier politique autonome en Angleterre.

Quant aux syndicats patronaux, les socialistes n’y sont pas traités, que je sache, sur le même pied que les membres des partis bourgeois. Au contraire, ultramontains, libéraux, libéraux-nationaux y travaillent avec l’entente la plus parfaite contre les socialistes. Le point commun de leur politique en dehors des partis, c’est précisément la lutte contre le parti socialiste.

«  Le syndicat ne doit pas faire de préférence entre les partis  », dit la Deutsche Berg und Hüttenarbeiterzeiting n° 22 (Journal des mineurs et des fondeurs allemands). Pense-t-il peut-être que les trusts des maîtres de forges sont aussi bien disposés pour les socialistes que pour les libéraux nationaux et les conservateurs ? Les syndicats patronaux observent seulement la neutralité à l’ égard des partis capitalistes, mais dans les syndicats d’ ouvriers les défenseurs de la neutralité demandent qu’ ils aient le même amour pour les partis capitalistes que pour le parti ouvrier. Cela ne montre-t-il pas d’ une manière éclatante combien est boiteuse la comparaison entre la neutralité des syndicats et celle des syndicats patronaux ?

Nous deviendrons enthousiastes de la neutralité des syndicats le jour où l’ union des maîtres de forges allemands et le syndicat des charbons du Rhin et de la Westphalie ne traiteront pas autrement les socialistes que les autres partis.

L’exemple de ces unions patronales comme l’ exemple des trade-unions montre seulement combien sont insignifiantes, au point de vue de leur attitude à l’ égard des ouvriers les différences politiques qui séparent les partis bourgeois, mais il ne prouve en aucune façon qu’ un syndicat ouvrier doive être animé des mêmes dispositions pour les partis bourgeois que pour le parti ouvrier.

En outre les syndicats patronaux, et dans une large mesure aussi, les trade-unions anglaises, sont des entreprises d’ affaires. Les syndicats allemands sont quelque chose de plus grâce au parti socialiste sous l’ influence duquel ils se sont placés jusqu’ ici. Ce ne sont pas des organisations qui se proposent uniquement d’ améliorer la situation économique de leurs membres, mais elles ont également en vue leur développement intellectuel et elles organisent à cet effet des conférences scientifiques, fondent des bibliothèques, etc . ..

Si les syndicats voulaient avoir une politique absolument neutre, ils devraient renoncer complètement à cette mission éducatrice. Ströbel, à juste titre, a déjà signalé ce point. En Suisse un des plus grands obstacles, lors de la récente campagne en faveur de la neutralisation, fut la prétention des ouvriers catholiques de supprimer, dans les conférences et les bibliothèques des syndicats, tout ce qui pourrait choquer un cœur vraiment catholique.

La transformation des syndicats indépendants en simples entreprises d’ affaires tient fort à cœur à nos économistes si « moraux » ; mais le parti socialiste « matérialiste » n’ a pas le moindre désir de les voir se dégrader ainsi.

Il ne veut pas non plus voir les socialistes devenir de majorité une minorité dans les syndicats, et aussi longtemps qu’ ils seront la majorité, la direction des syndicats restera aux mains des socialistes. Or les socialistes, s’ ils font de la politique, ne peuvent faire que de la politique socialiste; ils peuvent bien s’ allier avec des ouvriers ultramontains et libéraux pour le droit de coalition, par exemple, mais pour cela ils se serviront d’ arguments socialistes et ils en appelleront pour la défense de leurs intérêts aux socialistes des corps législatifs et de la presse.

En outre, si la direction des syndicats tombait dans des mains non socialistes, les syndicats ne feraient pas de la politique neutre mais bien de la politique anti-socialiste. Le parti socialiste joue actuellement dans toutes les questions ouvrières un rôle beaucoup trop important pour qu’ un représentant des travailleurs puisse rester indifférent à son égard.

Examinons les deux syndicats allemands qui ont inscrit la neutralité sur leur bannière. La neutralité de l’ un des deux, le syndicat des imprimeurs, est la neutralité de type anglais ; elle aboutit même, comme on peut le voir dans son organe, à une hostilité déclarée contre le parti socialiste. La neutralité de l’ autre, le syndicat des mineurs et des forgerons, a une tendance que nous avons déjà mentionnée ; il va au-devant des désirs des ouvriers catholiques, plus exactement des ouvriers ultramontains. La politique soi-disant neutre de cette union n’ est à la bien regarder, qu’ une politique socialiste, timide d’ ailleurs. Quand on reproche à la Deutsche Berg und Hüttenarbeiterzeitung de ne pas être d’accord avec les idées de notre parti, nous ne pouvons pas nous associer à ce reproche, du moins notre connaissance du journal ne nous le permet pas. Les aspirations vers la neutralité n’ ont qu’un résultat là-bas ; c’est que les convictions socialistes de la rédaction revêtent parfois des formes particulières pour ne pas effrayer les lecteurs.

« La neutralité , écrit par exemple dans son dernier numéro déjà mentionné, veut que l’on soit impartial envers tous les partis, même quand on doit combattre certains de leurs représentants, certains de leurs actes, du point de vue syndical.  »

Pour être impartial envers tous les partis, il est nécessaire de n’appartenir à aucun.

C’est ce que ne veut pas la Deutsche Berg und Hüttenarbeiterzeitung , mais alors cette impartialité objective est en bien mauvaise posture, bien qu’on en ait plein la bouche.

Le syndiqué neutre, dit la Deutsche Berg und Hüttenarbeiterzeitung , doit exercer sa critique non contre les partis, mais contre certains représentants, contre des actes déterminés des partis. Mais les représentants particuliers et les actes particuliers des partis ne sont pas des phénomènes fortuits ; ils ont leur raison d’ être dans la nature des partis. Et une politique à longue portée doit précisément se proposer, en étudiant les intérêts de la classe et l’ évolution historique, d’arriver à l’intelligence des relations nécessaires qui existent entre les phénomènes particuliers de la vie des partis. La politique qui néglige ce point, qui considère les représentants, les actes particuliers d’un parti sans les rattacher à l’ensemble du parti, à son développement historique, sera, non une politique neutre, mais une politique naïve, puérile, et recommander une telle politique aux syndicats, au lieu de la « politique de parti », c’est dégrader leur politique, c’est leur recommander de renoncer dans leur activité syndicale à toutes les connaissances qu’ils ont puisées dans leur activité de parti. Mais cela n’est guère possible, et alors cette neutralité-là, c’est en réalité conseiller au syndiqué socialiste de montrer une naïveté politique, qu’il n’a pas en réalité.

L’article de fond du même numéro de la Deutsche Berg und Hüttenarbeiterzeitung nous en fournit un exemple : Notre camarade Sachse brigue le siège de député au Reichstag à Waldenbourg, au scrutin de ballotage. Comme les mineurs joue dans cette élection un rôle considérable, la rédaction de ladite feuille considère comme de son devoir, d’ inviter les électeurs à élire Sachse. C’est parfait, mais n’est-ce pas là un acte politique de parti ?

Non, dit la rédaction ; car elle n’a pas un mot de recommandation pour le socialiste Sachse, celui qu’elle recommande, c’est le mineur Sachse, l’ami des ouvriers, et si elle le recommande, ce n’est pas parce que son concurrent est le candidat des conservateurs, des libéraux et d’ultramontains, mais parce qu’il est aussi accidentellement un ennemi des ouvriers. Elle évite anxieusement de caractériser les partis qui ont proposé ces candidats ; ce sont ceux-ci qu’elle se borne à faire connaître. Cela n’est quand même pas de la politique neutre : c’est bien plutôt de la politique d’autruche. L’auteur de l’article de fond sait très bien que tout candidat socialiste, quels que soient son nom et sa profession, par cela même qu’il appartient à ce parti, défendra avec plus de zèle et de fermeté les mineurs qu’un candidat du centre, - et même du centre silésien ! Mais le dire, ce serait faire de la politique de parti ! La neutralité exige évidemment qu’on garde cela pour soi, et qu’on garde cela pour soi, et qu’on s’arrange de façon à faire croire à un pur hasard, quand dans un cas particulier on se prononce pour le candidat socialiste à cause de ses qualités personnelles.

Ces syndiqués neutres portent le parti socialiste dans leur cœur tout aussi bien que les autres compagnons ; seulement ils font comme l’amoureux du poète :

« Ne me compromets pas, ma chère enfant

Ne me salue pas « sur le boulevard »,

Une fois rentrés chez vous

Tout s’arrangera. »

Mais comme les maisons dans lesquelles ils prennent rendez-vous avec la belle enfant sont ouvertes à tout le monde – chambres des députés, lieux de réunions publiques, il faut une grande innocence politique pour croire sérieusement qu’ on peut ne pas reconnaître sa « bonne amie sur le boulevard  ».

Vouloir neutraliser les syndicats c’est vouloir au fond maintenir les syndiqués en un parfait état d’innocence politique. Cette neutralité consiste simplement en ceci : rester neutre en théorie et faire dans la pratique de la politique de parti. « On » se laisse guider dans le syndicat par les mêmes idées de parti qu’ en dehors du syndicat ; seulement dans le syndicat on appelle politique ouvrière cette même politique qu’ on vient d’appeler politique du parti socialiste dans une réunion électorale, et l’on soutient ici comme un ami des ouvriers le même candidat qu’ on recommande là-bas comme un homme de parti éprouvé !

Si les syndicats font de la politique, les syndiqués, du moins les meilleurs d’ entre eux, ceux qui ont une certaine maturité politique, feront constamment de la politique de parti. Si on veut bannir cette politique des syndicats, il faudra condamner la politique en général dans les syndicats et dans leurs organes, il faudra les transformer en de simples caisses de secours, en de pures entreprises d’ affaires. Alors on pourra être neutre, mais il ne le faudra pas nécessairement, parce qu’ il y a des sociétés de secours (maladies ou autres accidents) socialistes, ultramontaines, etc. La politique de parti pénètre l’ ouvrier allemand jusqu’à la moelle des os, c’est elle qui détermine tous ses faits et gestes.

C’est le parti socialiste qui a le moins de raison de vouloir affaiblir ce puissant intérêt politique dans le cœur du prolétariat.


Notes

[1] La position que prend Elm n’ est pas très nette. D’ abord il se plaint de la « résignation facile avec laquelle Ströbel accepte qu’ encore aujourd’ hui ni les femmes ni les étudiants ni les apprentis ne peuvent faire partie d’ associations politiques en Prusse » . Quelques pages plus loin il déclare que « les syndicats doivent faire de la politique pratique d’ actualité mais pas de politique de parti » .
Mais aucune loi prussienne ou autre loi sur les associations ne fait de distinctions entre la politique pratique d’ actualité et la politique de parti ; si en faisant de la politique de parti un syndicat devient un groupe politique, il en est tout à fait de même s’ il fait de la politique pratique d’ actualité. Mêler la question de la neutralisation des syndicats à celle de leurs rapports avec les lois modifiables sur les associations ne peut qu’ engendrer la confusion. Ce sont deux questions essentiellement distinctes. Ce qui le prouve bien, c’ est que la question de la neutralisation a surgi en Suisse, où l’ autre question n’ existe point. Chaque syndicat peut décider s’ il veut être un groupe politique ou non. Nous n’ avons pas à discuter ce point ici, où il s’ agit de la politique syndicale que les syndicats peuvent faire et ont fait de tout temps, même en Prusse, sans donner à leurs organisations l’ étiquette de groupes politiques ; il s’ agit de cette politique qui se fait surtout dans la presse syndicale et dans les réunions publiques.


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