1900


Source : édition française de 1903 (traduction par Camille Polack)


Politique et Syndicats

Karl Kautsky


IV

Nous avons vu que lorsque les syndicats font de la politique, ils font en réalité ou de la politique socialiste, ou de la politique anti-socialiste, qu’ ils ne peuvent pas à l’égard du parti socialiste garder une neutralité réelle, que leur neutralité ne peut être qu’apparente.

D’un autre côté, nous avons déjà montré au commencement de ce travail que la direction du mouvement syndical tend partout à les rapprocher de plus en plus du parti ouvrier. Cette tendance est fortement motivée par des circonstances qui n’agissent pas moins en Allemagne qu’ailleurs.

La neutralité politique, ou pour mieux dire, l’indifférence politique des syndicats remonte à la période de 1850 à 1875 environ, à cette époque où l’industrie anglaise avait pris le plus brillant essor sous l’influence du libre échange et de la libre concurrence. Le syndicat était alors un moyen, pour un certain nombre de métiers du moins, d’opposer une phalange serrée de salariés aux entrepreneurs, divisés par leur propre concurrence, et par la concurrence étrangère ; le syndicat balançait ainsi la prépondérance du capitaliste sur l’ouvrier isolé. Il allait, à ce qu’il semblait, faire des ouvriers les égaux des capitalistes ; il allait les introduire dans la bourgeoisie, en les réconciliant avec elle et en les éloignant des « utopies » socialistes.

Mais tous ces beaux résultats qu’on attendait de l’action syndicale, disparaissent de plus en plus, même en Angleterre. Car la longue crise qui dura de 1876 à 1887 amena la banqueroute sinon du capitalisme, du moins de la théorie de Manchester, de la foi dans les heureux résultats du libre échange et de la libre concurrence. Les capitalistes auront désormais un autre idéal : le monopole à l’intérieur et à l’extérieur, les droits protecteurs et la solide alliance des entrepreneurs. Par là se modifient aussi les vues et la position des syndicats. Aux rangs serrés des salariés d’un métier s’opposent maintenant les rang serrés de leurs exploiteurs, et la proportion des forces entre les ouvriers et les entrepreneurs qui existait autrefois entre l’ouvrier et l’entrepreneur isolés, se trouve reproduite sur une plus grande échelle.

Encore maintenant (1900), dans une période de prospérité, ce phénomène est très facile à constater. Grâce aux coalitions d’entrepreneurs, tous les fruits dus au grand développement de l’industrie sont échus presque exclusivement aux capitalistes. Les prix de toutes les marchandises ont plus haussé que celui du travail de l’ouvrier. Ce travail a été plus considérable, plus régulier, mais à part cela les prolétaires n’ont tiré aucun avantage matériel de ce grand épanouissement industriel, malgré les progrès de l’organisation syndicale.

Des théoriciens mêmes, peu suspects « d’orthodoxie » marxiste, voient les syndicats sérieusement menacés par les associations d’entrepreneurs.

Voici ce que disent M. et Mme Webb à ce sujet dans leur livre sur la Théorie et la pratique des syndicats anglais :

« Si toute l’industrie est dans la main d’un grand entrepreneur, ou est répartie entre un petit nombre d’entrepreneurs ne se faisant pas concurrence – et surtout si le monopole est protégé d’une façon quelconque de nouveaux rivaux – alors le syndicat reconnaît que ses méthodes sur l’assurance mutuelle et sur le contrat collectif ne lui sont d’aucune utilité. Cela s’applique, par exemple aux grandes compagnies de chemins de fer du Royaume Uni, et à quelques-uns des grands trusts capitalistes des Etats-Unis.

« En face des ressources infinies, de la clientèle assurée par le monopole, de l’unité absolue de direction de ces Leviathans modernes de l’industrie, le pauvre quart de million du plus riche syndicat et la révolte de un ou deux cent mille ouvriers opiniâtres et exaspérés ne produisent pas plus d’effet que les flèches qu’on lancerait contre un cuirassé. Dans de tels cas, ce n’est que de la législation qu’on peut attendre des lois générales, common rule, améliorant les conditions du travail ; les syndicats en lutte avec de si puissants intérêts n’obtiendront que très difficilement ces lois, mais une fois qu’elles seront acquises, elles seront d’une application et d’une exécution faciles, grâce à la belle organisation de l’industrie. Nous pouvons donc admettre que l’excessive concentration de l’industrie en trusts et en monopoles aura pour effet, soit de ruiner les syndicats en annihilant tous leurs efforts, soit de les amener à user de leur influence presque exclusivement en faveur de la législation » (II, p. 93).

Dans ce second cas, c’est encore la ruine des syndicats qui se prépare. Un syndicat qui ne fait que de la politique, devient tout à fait inutile. Un parti politique s’acquittera bien mieux de cette fonction qu’un syndicat. Si Webb était socialiste au lieu d’être Fabien, il aurait tiré cette conclusion de son exposé : Le développement de l’industrie conduit à la décadence des syndicats et à leur remplacement par un parti ouvrier.

Ce n’est cependant pas notre opinion ; le développement industriel ne ruine pas les syndicats, et ne les force pas à ne faire que de la politique ; mais il les oblige à renoncer à leur isolement, ou ce qui revient au même, à leur politique de neutralité.

Le nombre croît toujours de ces métiers dont le syndicat isolé, séparé de tout le reste du prolétariat, indifférent, « neutre » à son égard, est tout-à-fait incapable de soutenir sa corporation dans une grande lutte contre les entrepreneurs, et se voit forcé de faire appel à tous les moyens de lutte dont dispose le prolétariat en masse ; ce n’est pas renoncer à l’action isolée, exclusivement syndicale, afin de se vouer exclusivement à la politique ; c’est au contraire unir l’action syndicale à l’action politique, c’est unir les moyens de pression dont dispose le syndicat à ceux du parti politique. Mais parmi ces derniers moyens, il n’y a pas seulement les moyens parlementaires, bien que ceux-ci soient les plus importants, les plus longtemps efficaces. Outre les représentants du parti au Reichstag et dans les Landtag, il y a aussi à considérer ses représentants dans les administrations communales et dans la presse.

 

Les imprimeurs « neutres » eux-mêmes se virent forcés, en 1891-92, de faire appel, pendant leur longue grève, au parti socialiste pour en obtenir des secours. S’il y a une classe d’ouvriers qui n’a aucun espoir de lutter victorieusement contre l’organisation des entrepreneurs, au moyen de son organisation syndicale, c’est celle des mineurs aux tendances neutralistes. Pour ces ouvriers (et aussi pour les employés de chemin de fer en Prusse) il est bien plus important d’élire des députés socialistes au Landtag de Prusse que d’essayer, sans grand espoir de succès, de rallier des collègues ultramontains à la cause du syndicat, en déguisant les socialistes en inoffensifs amis des ouvriers. D’un autre côté les députés socialistes au Landtag prussien feraient pour nous une propagande bien plus efficace parmi les mineurs hostiles encore, que celle qu’on pourrait attendre de la plus stricte neutralité. Si nous attachons une telle importance aux élections au Landtag prussien c’est surtout à cause des mineurs et des employés de chemin de fer qui réclament avec tant d’instance une « politique de parti » de ce genre.

Ce n’est pas l’éloignement des syndicats du parti socialiste, mais une action commune de plus en plus intime de ces deux éléments, que le développement industriel rend de plus en plus nécessaire. Cette tactique n’est nullement en contradiction avec la nature du mouvement syndical ; pour le montrer nous n’avons qu’à jeter un coup d’œil sur l’Autriche dont les syndicats ont eu récemment leur dernier congrès. Nous empruntons au compte-rendu de la commission syndicale cette heureuse constatation que de 1892 à 1899 le nombre des membres des syndicats autrichiens s’est élevé de 66.080 à 157.773 ; il a donc plus que doublé. Le tirage annuel de la presse syndicale a augmenté dans une proportion encore plus forte. Il était en 1894 de 930.600 numéros, en 1899-1900 de 4 624.300 ; il a donc plus que quadruplé en l’espace de quelques années.

« Le rapport, dans son ensemble , conclut la commission syndicale, montre surabondamment que le mouvement syndical progresse constamment, ce qui est le résultat des efforts communs de forces exerçant une action syndicale et politique » . On lit encore dans ce même rapport : « C ’ est la force invincible de l ’idée socialiste qui fait échouer toutes les tentatives que fait la bourgeoisie pour traîner la classe ouvrière à sa suite, qui maintient pure la lutte prolétarienne de classe, et qui fait progresser l’organisation ouvrière » .

Dans l’article où l’Arbeiterzeitung de Vienne souhaite la bienvenue au congrès (10 juin), elle fait cette constatation :

« Dans leur pénible lutte de chaque jour contre les entrepreneurs, où les plus modestes résultats ne s’obtiennent souvent qu’au prix des plus grands efforts, les ouvriers organisés de l’Autriche n’oublient pas qu’un grand idéal les appelle à cette lutte sublime. Affranchir les prolétaires du salariat qui les asservit, fonder une société solidaire assurant à chacun le produit de son travail, tel est le but dont ils cherchent avec un effort inlassable à se rapprocher. Les syndicats autrichiens sont socialistes : Voilà le fait qui mettra fin à la duperie de la démagogie bourgeoise. Il n’est pas impossible de rassembler une réunion soigneusement gardée quelques centaines d’hommes hurlant de se trouver ensemble dans un parti ouvrier « nationaliste » ou « chrétien » . Mais ce sont les syndicats socialistes qui nous font connaître les sentiments et les idées des masses ouvrières en Autriche. Et cette calomnie est tombée du même coup, qui prétendait que le parti socialiste ne représentait pas la cause des ouvriers, et qu’il n’était professé que par leurs meneurs. Les représentants des ouvriers organisés, qui se réuniront lundi sont des socialistes comme ceux qui les ont délégués. Et c’est parce qu’ils croient au grand avenir du prolétariat, à la vérité de leur idéal, qu’ils se sentent le courage de lutter avec joie actuellement pour remporter de modestes avantages qui n’auront toute leur signification et toute leur valeur que dans les luttes prochaines » .

Voilà les idées auxquelles appartient l’avenir, et non les timides travestissements de candidats socialistes en « amis des ouvriers » , de la politique socialiste en « politique ouvrière ».

Mais que l’on ne s’imagine pas qu’une étroite alliance des syndicats et du parti socialiste se fasse tout au profit des premiers. Cela n’est pas : le parti socialiste a tout autant besoin du secours des syndicats, que ceux-ci ont besoin du parti, et si le développement économique invite les syndicats à s’appuyer de plus en plus sur la politique de parti, ce développement pousse également le parti politique à rechercher l’appui des syndicats.

Les avantages politiques que le prolétariat a acquis jusqu’à présent ne sont pas dus à sa seule force, mais aussi et surtout, d’une part, à l’opposition que se faisaient entre eux les partis dominants, cherchant tous à se concilier le prolétariat, et, d’autre part, à la force de la petite bourgeoisie démocratique. Le prolétariat anglais doit la journée de dix heures et le droit électoral, en grande partie, à l’antagonisme de la propriété foncière et du capital industriel ; le suffrage universel est né en Allemagne d’une opposition analogue ; en France, la république a été conquise et s’est maintenue par le prolétariat uni à la petite bourgeoisie radicale.

Mais au fur et à mesure que le prolétariat prend des forces, tous ces éléments qui ont favorisé jusqu’ici le progrès politique disparaissent. L’opposition entre la propriété foncière et le capital s’atténue à vue d’œil, en même temps que s’accuse plus nettement leur opposition commune au prolétariat, et la petite bourgeoisie ruinée se jette dans les bras de la réaction.

Il est vrai que pour le prolétariat politiquement autonome, la question des alliances passagères prend de plus en plus d’importance, mais précisément parce que la démocratie bourgeoise dépérit de plus en plus, devient de plus en plus incapable de résister par ses propres forces aux assauts des réactionnaires, parce qu’elle a un besoin de plus en plus urgent de l’aide du prolétariat. On se tromperait en considérant ces alliances comme un moyen de conquérir de grands avantages politiques. Nous pourrons nous tenir pour satisfaits, si, grâce à elles, nous parvenons à arrêter les progrès inquiétants de la réaction. On veut nous faire croire que nous sommes dans une ère de progrès démocratique ininterrompus, mais toutes les grandes victoires qu’on accueille avec tant de joie, se bornent en définitive à empêcher un recul (rejet du droit de coalition, la loi Heinze, etc.).

Certes, on ne peut pas encore dire absolument que nos adversaires forment une masse compacte réactionnaire, mais il est certain que les forces bourgeoises qui jusqu’à présent se sont mises au service du progrès, diminuent, et que le prolétariat aura de plus en plus à compter exclusivement sur lui-même.

Moins il a à attendre des divisions de ses adversaires, plus il doit réunir contre eux toutes ses forces pour une action commune et méthodique. Son mot d’ordre doit être concentration, et non neutralisation ou isolement de ses forces. Si l’action politique peut soutenir l’action syndicale, l’inverse est également possible ; les syndicats peuvent seconder l’action politique en faisant de la propagande, mais en fournissant des secours matériels, en hommes et en argent, et finalement en employant le moyen de pression le plus décisif, la grève . La grève générale comme l’entendent les anarchistes, cette grève de tous les salariés, décrétée à jour fixe afin de rendre superflue l’action politique et de détruire d’un coup la société capitaliste, nous semble une folie, mais nous estimons cependant que, dans certaines circonstances, une grève étendue peut être très propre à soutenir une grande action politique. Le refus de travail peut devenir pour le prolétariat ce que le refus de l’impôt était pour la bourgeoisie. Ce n’est naturellement qu’une ressource extrême, mais une politique qui voit loin doit tout prévoir.

Notre vie politique ne sera pas toujours aussi calme qu’aujourd’hui ; ce calme n’est pas justifié par un progrès continu ; toutes les graves questions de politique intérieure et extérieure sont ajournées, ce qui ne fait que les aggraver en les compliquant, jusqu’au jour où elles déchaîneront des luttes plus violentes.

Même dans les temps où la vie politique est pacifique, un puissant mouvement syndical, créant un prolétariat intelligent, capable de lutter, est de la plus grande importance pour le mouvement politique, car ce sont les syndicats qui fournissent à la lutte politique du prolétariat ses meilleurs éléments : l’esprit qui les anime passe dans le mouvement politique, et réciproquement.

Ce sont en effet bien souvent les mêmes hommes qui agissent ici et là-bas, et pour ce motif les deux mouvements des syndicats et du parti socialiste, partout où ils embrassent la masse des prolétaires capables de lutter, ne sont pas deux mouvements différents, parallèles, indépendants l’un de l’autre, mais deux aspects d’un même mouvement, la lutte d’émancipation du prolétariat. Comme troisième aspect de cette lutte, on peut encore indiquer le mouvement coopératif qui ne pourra non plus toujours rester neutre ; nous devrons naturellement tôt ou tard l’utiliser pour la lutte commune, comme les camarades belges l’ont si bien compris.

Mais la lutte pour l’émancipation prolétarienne sous ces différents aspects ne peut se concentrer que si partout elle se propose le même but : l’affranchissement des prolétaires du salariat, quand ce but disparaît de la conscience du prolétariat militant, les éléments de dissociation prennent le dessus, et chaque association ouvrière ne sent plus la nécessité de se solidariser avec toutes les autres, les syndicats et les coopératives se neutralisent, s’isolent, deviennent de simples entreprises d’affaires et la base s’effondre, sur laquelle pouvait s’organiser un mouvement de classe prolétarien politiquement autonome.

Le but final, ce n’est pas seulement un rêve d’avenir, c’est lui qui détermine l’orientation pratique du devenir prolétarien, qui lui donne de la force, de l’enthousiasme, de l’unité, de la discipline. D’autre part, le monde ouvrier est d’autant plus accessible au socialisme que l’activité syndicale (et à l’occasion l’activité coopérative) s’y trouve plus étroitement associée à l’activité politique indépendante.

Nous n’avons pas à craindre que sous ce rapport la situation s’aggrave dans le prolétariat allemand. Dans tous les pays, on tend, non à éloigner l’action politique de l’action syndicale, mais au contraire à fortifier leur cohésion. Les causes qui déterminent cette tendance, soit aussi agissantes en Allemagne qu’ailleurs, de plus, elles sont générales, constantes, tandis que le courant contraire n’a que des raisons d’être momentanées, locales ; aussi finiront-elles par l’emporter chez nous. Si nous n’avons pas à redouter que les tentatives de neutralisation aboutissent à détacher un grand nombre de syndicats du mouvement socialiste – on parlera çà et là en faveur de la séparation, mais on n’arrivera pas à l’effectuer – elles ne resteront pas cependant sans effet, elles auront tout au plus ce résultat, qu’on tiendra compte des sentiments et des besoins des ouvriers chrétiens, qu’on les traitera non en adversaires, mais en frères partout où ils marchent avec le prolétariat engagé dans la lutte de classe, au lieu de l’attaquer par derrière en séides du capital.

Qu’on n’oublie pas que telle est l’attitude prise non seulement par les syndicats, mais aussi par le parti socialiste. Ce n’est pas seulement dans son programme, mais dans l’application qu’il demande de faire de la religion une institution d’ordre privé : il a admis les pasteurs Blumhardt et Göhre, sans s’inquiéter de leur croyance, et pourvu que les ouvriers luttent contre le capital, il ne leur demande pas à quel parti ils appartiennent ; il soutient avec le même dévouement les employés royalistes de tramway en grève et les tisseurs ultramontains : si tout cela était inconciliable avec la « politique de parti » le mouvement du parti socialiste cesserait, tout aussi bien que le mouvement syndical, de faire de la politique de parti, ce que personne n’osera soutenir.

Voilà d’après nous, tout ce que le produiront les tendances de neutralisation des syndicats ; elles répondent cependant à un besoin trop profondément enraciné pour qu’on en puisse triompher complètement, tant que de grandes masses d’ouvriers catholiques se montrent hostiles au parti socialiste, tout en créant un mouvement syndical. En revanche tous les efforts de neutralisation dans le monde syndical allemand seront vains du jour où le parti socialiste aura définitivement pris pied dans les contrées industrielles actuellement ultramontaines. Car le temps n’est plus, qui a produit le type de l’ouvrier aristocrate neutre en Angleterre, et ce temps ne reviendra jamais.


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