1905

Comment fut appréciée la première révolution russe par le "pape" de la social-démocratie internationale....

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1789 - 1889 - 1905

Karl Kautsky

Le Socialiste, 3 mai 1905


Depuis qu’elle existe, la fête de Mai n’a pas encore été célébrée une année dans une situation aussi orageuse, aussi révolutionnaire. La Révolution a éclaté en Russie, s’est emparée des masses et est en marche de façon à ne pouvoir être arrêtée.

A la vérité, « entre la coupe et les lèvres, il y a place pour un malheur » et entre le moment où ces lignes sont écrites (la mi-mars) et le I° mai, il peut se produire bien des choses inattendues, bien du sang peut couler, bien des défaites peuvent être essuyées. Mais à quelques coups de force et des résistances que le tsarisme puisse avoir recours encore, ce ne sont plus que les dernières convulsions d’une bête de proie agonisante, et plus longtemps les souverains et exploiteurs des bords de la Néva persisteront dans leur lutte obstinée contre l’ennemi du dehors et du dedans, plus formidable sera l’écroulement final, plus terrible le chaos qu’ils sont occupés à évoquer. La Russie, et avec elle le système de domination et d’exploitation du monde « civilisée » tout entier, marche au devant d’une catastrophe telle qu’il ne s’en est pas vu d’aussi gigantesque depuis les jours de la grande Révolution française.

C’est dans ces circonstances qu’à lieu cette fois la manifestation du Premier Mai. Elle se rapproche ainsi, plus qu’aucune de celles qui l’ont précédée, du caractère que portait sa fondation.

Elle fut fondée non seulement à titre de démonstration pour la journée de huit heures et la paix universelle, mais encore comme manifestation de la Révolution sociale. C’est le centenaire de la grande Révolution qui lui a donné naissance et elle fut décidée à une époque que nous considérions comme la vieille de grands événements révolutionnaires.

Dès 1885, Frédéric Engels, dans sa préface à la nouvelle édition des Révélations sur le procès des communistes à Cologne par Karl Marx, déclare que « le prochain bouleversement ne tardera pas » et il remarque à ce propos : « L’ère périodique des révolutions européennes, 1815, 1830, 1848-1852, 1870, occupe dans notre siècle de quinze à dix-huit années. »

Si par « bouleversement européen » il fallait entendre une grande révolution politique, ce pronostic d’Engels ne s’est pas, il est vrai, réalisé. Et le philistin, dont toute la philosophie culmine dans cette idée profonde : « Rien ne sert à rien – nous pouvons faire ce que nous voulons, tout reste dans l’ancien état » – ce philistin n’a pas manqué de se donner le plaisir de railler sous cape Engels et ses amis, qui partageaient ses prévisions, à cause de leurs « vaines prophéties ». Et, cependant, le triomphe du philistinisme ne se fondait que sur sa courte vue. Engels a eu parfaitement raison.

Son pronostic reposait en tout cas sur la constatation générale que les conflits des classes comme des nations, provenant du mode de production capitaliste, vont, durant des périodes déterminées, s’accumulant et grandissant, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de les résoudre par la pratique journalière ; mais qu’aussi, à mesure que deviennent plus considérables les tâches politiques provenant de ces conflits, les classes dominantes redoutent de plus en plus de grandes transformations dont elle ne peut mesurer la portée et qui menacent de lui monter au-dessus de la tête. Ainsi les obstacles au progrès social et politique vont croissant dans la mesure même où l’anxiété sociale croissante rend nécessaire des progrès énergiques. La fin de cette évolution est toujours un puissant ébranlement politique, une révolution qui fait violemment disparaître les obstacles aux progrès et rend de nouveau possible pour quelque temps l’évolution à sociale de se poursuivre.

De même que le mode de production capitaliste engendre nécessairement, au point de vue économique, le cycle qui va de l’essor économique à la crise, de même, au point de vue politique, elle engendre le cycle qui va de la stagnation politique ou de la réaction à la révolution. Mais si l’expérience enseigne que le cycle économique s’accomplit en général dans une période de dix années, elle montre que le cycle politique est plus long, qu’il lui faut de quinze à vingt ans.

Il était donc parfaitement justifié qu’Engels et ses amis s’attendissent à un nouvel ébranlement politique pour la fin des années 89 ou suivantes du siècle dernier. Toute la situation politique justifiait cette vue. Le centre de gravité politique de l’Europe, qui auparavant se trouvait en Angleterre et en France, avait été depuis 1870 transféré en Allemagne. Mais là, les obstacles à un progrès politique pacifique avaient été portés à leur comble dans la loi contre les socialistes ; le régime bismarckien allait s’usant de plus en plus complètement et ne pouvait se maintenir que par le moyen de la force : mais il subissait de ce fait un échec après l’autre. L’écroulement de ce système était proche : or, que pouvait-elle amener d’autre qu’un fort ébranlement européen ?

C’est l’avant-veille de cet écroulement que la manifestation de mai fut décidée par le Congrès international de Paris 1889. Ainsi, dès sa naissance, les esprits de la révolution étaient à ses côtés comme gardiens – l’esprit non seulement de la grande révolution passée qui inaugura en Europe le système des cycles économiques et politiques, mais aussi l’esprit de la révolution future, dont tant d’entre nous attendaient qu’elle serait aussi une grande révolution, la dernière des révolutions, la fin des cycles de crises politiques, et par conséquent économiques.

Eh bien, cette grande révolution n’est pas venue et de là les philistins conclurent que la prophétie d’Engels était misérablement tombée dans l’eau. Mais ce qui est venu, c’est l’ébranlement européen, quoique sous une forme moins visible, si bien que peu le reconnurent d’abord. La loi contre les socialistes disparut, et le manteau tombé, le duc s’évanouit – le régime de Bismarck croula.

A la vérité, si considérable qu’ait été cet ébranlement, il n’atteignit pas la force d’une révolution. Le prolétariat était encore trop faible et le libéralisme bourgeois déjà trop en décadence pour être en état de profiter de la situation nouvelle en balayant énergiquement tous les obstacles s’opposant au progrès. Et, cependant, il fut assez fort pour amener quelques années de vie politique intense et de progrès multiples dans toute l’Europe. Alors la France obtenait la journée de dix heures (1892) et une importante représentation socialiste au Parlement ; la Belgique, le droit de suffrage universel, quoique non égal (1893) ; le ministère Gladstone, sous la pression du nouvel unionisme qui prenait un puissant effort, pensait sérieusement à la journée de dix heures ; on peut encore considérer comme une dernière poussée de cette période de progrès l’agitation pour le suffrage universel en Autriche (1896) – non pas seulement la dernière, il est vrai, mais la plus faible, car la nouvelle loi électorale constituait la plus amère ironie contre la revendication du droit de suffrage égal.

Ainsi l’ « ébranlement européen » était venu juste au moment où il devait se produire s’après le calcul de Frédéric Engels. Mais il n’avait pas été une révolution à proprement parler, il laissait subsister une foule d’entraves au progrès, rester sans solution une foule de questions brûlantes posées antérieurement. Le souffle lui manqua bientôt, il arriva à l’accalmie. Plus grandes avaient été les espérances que l’on avait mises sur l’ébranlement futur, plus grande fut la désillusion causée par ses effets minimes. Plus d’un se prit alors, dans les dernières années du XIX° siècle, à douter complètement que nous pussions jamais atteindre ce but. D’autres firent de nécessité vertu, trouvant que précisément cette stagnation politique était la vraie méthode du progrès, que de cette façon nous avancions puissamment et que seuls pouvaient encore compter sur des catastrophes et des bouleversements des hommes dont la pensée était complètement ankylosée dans les traditions du passé. Les partisans de cette conception nouvelle disaient à la révolution adieu pour toujours, même encore à un moment où s’accumulaient les indices annonçant l’approche d’une nouvelle époque révolutionnaire.

« Les gens ne flairent jamais le diable, quand même il les tiendrait à la gorge. » Cela n’est pas vrai seulement du diable, mais aussi de la Révolution, qui, pour tout brave bourgeois, est l’incarnation du Malin – Dieu soit avec nous !

Plus le mouvement de 1890 avait eu l’haleine courte, plus tôt devait venir le plus prochain « ébranlement européen », et il vint, ponctuellement et exactement ; quinze ans après les élections de carnaval qui donnèrent le coup mortel au régime de Bismarck, s’accomplit le soulèvement des ouvriers de Saint-Pétersbourg, au 22 janvier, qui ouvrit la révolution russe.

Mais ce sera là une révolution d’une puissance bien plus forte que l’ébranlement de 1890. Elle poursuivra à fond tout ce que ce dernier a laissé inachevé. Elle a plus de puissance déjà du fait qu’elle s’attaque au refuge de toutes les réactions et le transforme en centre de la révolution. Si, en 1890, l’ébranlement européen a eu un cours si paisible, cela tenait entre autres raisons à ce qu’il coïncida avec l’étouffement complet de tout mouvement d’opposition en Russie. Le tsarisme avait réussi une fois encore à l’abattre après le gigantesque effort de 1878 à 1881 et à l’écraser, et c’est précisément aux approches de 1889 que le silence du tombeau régna complètement dans l’immense empire russe. Il fallait être un « dogmatique marxiste » pour avoir le courage, au Congrès international de Paris en 1889, de s’aventurer à la prophétie faite par Plekhanoff, en ces termes : «  Le mouvement révolutionnaire triomphera en Russie comme mouvement ouvrier. » Maintenant enfin ce triomphe a commencé, triomphe non seulement du mouvement ouvrier, mais aussi du « dogme marxiste » qui permettait de reconnaître, non seulement la révolution approchante, mais encore son représentant et son agent, en un temps où l’on ne pouvait découvrir le plus léger souffle d’un mouvement dans l’empire des tsars.

Cette fois, il y a en Russie une révolution et même, à ce qu’il semble une révolution où les fourches paysannes jouent leur rôle ; c’est la ruine d’un régime qui a employé tous les énormes moyens d’action de la civilisation moderne à accroître son exploitation et à prolonger sa lutte contre la mort dans des proportions qui dépassent de beaucoup ce qu’à fait l’ancien régime en France au XVIII° siècle. Et si la ruine de la royauté féodale, lors de la grande Révolution française, a été la ruine d’une aristocratie qui avait hérité de l’esprit et de l’affinement de la plus haute civilisation qui eût existé jusqu’alors, l’écroulement de maintenant est celui d’un despotisme barbare, que sa stupidité et sa sauvagerie met au plus bas degré de la vie intellectuelle en Europe.

On ne peut encore qu’à peine pressentir quelles formes va revêtir cet écroulement gigantesque et inouï, quelles forces il va déchaîner, quels événements il va faire éclore. Mais une chose est certaine dès à présent : Il ne restera pas limité à la Russie ; il mène à un bouleversement européen. La ruine économique de l’Etat russe portera un coup terrible au capitalisme en Europe, notamment à ceux de France et d’Allemagne qui ont à l’envi dépensé à soutenir le régime assassin de Russie les milliards qu’ils tirent du prolétariat de leur pays ; il ébranlera la constitution politique des Etats voisins de la Russie, et s’étendra aux nationalités fragmentées, qui sont représentées aussi dans l’empire russe ; il portera une profonde excitation dans le prolétariat du monde entier et l’appellera à l’assaut contre tous les obstacles qui s’opposent à son progrès.

Nous ne savons pas encore ce qui va se produire, si le mouvement n’est qu’une de ces secousses qui se répètent régulièrement dans la société capitaliste européenne, ou si elle sera dès à présent le début de la Révolution, de la dernière grande révolution mettant fin au cycle des révolutions du capitalisme pour créer de nouvelles formes d’évolution. Mais, quoi qu’il doive advenir, de grandes choses sont devant nous, de grandes luttes, de grandes victoires. Et c’est ce dont le prolétariat a le sentiment partout ; il s’émeut et s’apprête avec plus d’ardeur que jamais depuis longtemps.

La manifestation de mai de cette année le prouvera de la façon la plus claire. Si, çà et là, sous l’influence du calme et de la stagnation de ces dernières années, elle est devenue parfois une innocente fête populaire, cette année elle sera plus que jamais ce qu’elle devait être à son début : la revue annuelle du prolétariat préparé à la lutte sociale et syndicale. Ce ne sera pas une parade pacifique, mais la levée de l’armée se préparant au combat, à la guerre, à la guerre sainte contre l’exploitation capitaliste, contre l’oppression politique, guerre dans laquelle se livre actuellement en Russie une bataille décisive, amenant peut-être bientôt l’Europe à une crise.

Et non pas seulement en Europe ; non, c’est partout où il y a un prolétariat combattant pour son émancipation que la manifestation du Premier mai sera cette fois dominée par l’idée de la Révolution, qui a cessé d’être un rêve dont rient les « politiques », qui du jour au lendemain est devenu une réalité, une force vivante, troublant et paralysant nos adversaires, nous entraînant nous-mêmes en avant, nous excitant à de grandes choses, pour notre grand but, pour la suppression de toute exploitation et de tout servage.


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