1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IIème partie. La société romaine à l'époque impériale.
1. Une économie esclavagiste

c. L'esclavage dans la production marchande

1908

Les premières entreprises de ce genre ont probablement été des mines. L'extraction et la transformation des minéraux, en particulier des minerais métalliques, se prête, de par sa nature, déjà mal à être pratiquée uniquement pour la consommation du foyer individuel. Dès qu'elle est un tant soit peu développée, elle livre un surplus qui excède largement ses besoins. D'un autre côté, on ne peut la perfectionner que si l'on produit régulièrement des quantités importantes, car autrement, les travailleurs ne peuvent acquérir l'habileté et l'expérience nécessaires et les installations à mettre en place ne sont pas rentables. Dès l'âge de pierre, on trouve de vastes emplacements où l'on fabriquait industriellement et en masse des outils qui étaient ensuite écoulés par échange entre communautés ou entre tribus. Ces produits minéraux furent en tout cas les premières marchandises. Elles furent sans doute les premières à être produites d'emblée comme marchandises, pour être échangées.

A partir du moment où sur un gisement de minéraux précieux s'était développée une exploitation minière et que celle-ci était sortie du stade le plus primitif de l'exploitation de surface, elle exigeait constamment l'emploi d'un nombre de plus en plus important de travailleurs. Les besoins dépassaient facilement le nombre des travailleurs libres pouvant être recrutés dans les rangs de la collectivité territoriale à qui appartenait la mine. Le travail salarié ne fournissait pas durablement des travailleurs en nombre. Seul, le travail forcé, celui des esclaves ou des criminels condamnés, pouvait assurer la présence de la main-d’œuvre nécessaire.

Mais à présent, ces esclaves ne produisaient plus des objets pour l'usage personnel et les besoins limités de leur maître, ils travaillaient pour lui assurer des rentrées d'argent. Ils ne travaillaient pas pour qu'il consomme dans sa maison du marbre ou du soufre, du fer ou du cuivre, de l'or ou de l'argent, mais pour qu'il vende les produits de la mine et reçoive de l'argent en retour, cette marchandise en échange de laquelle on peut tout acheter, tous les plaisirs, tous les pouvoirs, et qu'on ne peut jamais posséder en trop grande quantité. On pressura désormais les travailleurs des mines pour en tirer le plus de travail possible, car plus ils fournissaient de travail, plus leur propriétaire gagnait d'argent. Et en même temps, on les nourrissait et les habillait aussi chichement que possible. C'est qu'il fallait acheter leur nourriture et leurs vêtements, dépenser de l'argent, les esclaves des mines ne les produisant pas eux-mêmes. Alors que le propriétaire d'un riche domaine ne voyait rien de mieux à faire de ses excédents en objets usuels et en vivres que d'en couvrir ses esclaves et ses invités, maintenant, avec la production marchande, l'argent livré par l'entreprise était d'autant plus abondant que les esclaves consommaient moins. Leur situation se détériora d'autant plus que l'entreprise devenait une grande entreprise, que, de ce fait, leurs liens avec la maison du maître se rompaient, qu'ils étaient logés dans des casernes spéciales dont l'horrible nudité contrastait vivement avec le luxe de celle-ci. Toute relation personnelle entre maître et esclave disparaissait, non seulement parce que le lieu de travail était séparé de la maison, mais aussi parce qu'ils étaient employés en masse. C'est ainsi qu'on rapporte qu'à Athènes, à l'époque de la guerre du Péloponnèse, Hipponikos faisait travailler 600 esclaves dans les mines de Thrace, et Nikias 1000. L'absence de droits devint une malédiction pour les esclaves. Le salarié libre peut encore, dans une certaine mesure, et quand les circonstances jouent en sa faveur, faire un choix entre ses maîtres, il peut exercer une certaine pression sur eux et se protéger du pire en arrêtant le travail, mais l'esclave qui s'échappait ou refusait de travailler pouvait, lui, de plein droit, être tué sans autre forme de procès.

Un seul motif poussait à ménager les esclaves, le même que celui pour lequel on ménage les bêtes de somme : ce qu'il coûtait à l'achat. Le travailleur salarié ne coûte rien. S'il se tue au travail, un autre le remplace. L'esclave, lui, devait être acheté. S'il périssait prématurément, c'était une perte sèche pour son maître. Mais plus le prix des esclaves baissait, moins cette considération jouait. Et à certaines époques, ce prix connut une chute considérable, les guerres sans fin, guerres étrangères et guerres civiles, déversaient un nombre élevé de prisonniers sur les marchés.

Ainsi, lors de la troisième guerre menée par les Romains contre la Macédoine, en 169 avant J.C., dans la seule Épire, 70 villes furent pillées en une seule journée et 150 000 habitants vendus comme esclaves.

Selon Böckh ii , le prix ordinaire d'un esclave à Athènes oscillait entre 100 et 200 drachmes (80 à 160 marks). Xénophon dit entre 50 et 1000 drachmes. Selon Appian,dans le royaume du Pont, il y eut un jour où les prisonniers de guerre furent bradés pour 4 drachmes (un peu plus de 3 marks!). Joseph fut vendu par ses frères en Égypte pour seulement 20 shekels (18 marks) 10

Un bon cheval de selle coûtait bien plus cher qu'un esclave. A l'époque d'Aristophane, le prix tournait autour de 12 mines, presque 1000 marks.

Les guerres fournissaient des esclaves bon marché, mais en même temps ruinaient aussi de nombreux paysans, car le noyau des armées était à cette époque constitué par les milices paysannes. Quand le paysan faisait la guerre, son exploitation avait facilement tendance à décliner, faute de forces de travail. Et les paysans ruinés n'avait d'autre solution que de se convertir au brigandage s'ils n'avaient pas la possibilité d'aller s'installer dans une ville voisine pour y survivre comme artisans ou prolétaires « en guenilles » (lumpenprolétaires). C'est ainsi qu'on vit se multiplier crimes et criminels, phénomène inconnu des périodes précédentes. La chasse aux criminels produisait son lot de nouveaux esclaves. On n'avait effet pas encore inventé les maisons de réclusion. Celles-ci sont un produit du mode de production capitaliste. Quand on ne crucifiait pas, on condamnait au travail forcé.

Il y eut donc par périodes des masses considérables d'esclaves très bon marché dont la situation était extrêmement misérable. En témoignent par exemple les mines d'argent espagnoles qui comptaient parmi les plus productives de l'Antiquité.

« Initialement, » rapporte Diodore, « ce sont des particuliers ordinaires qui travaillaient dans les mines, et ils devinrent fort riches, car les minerais d'argent se trouvaient à peu de profondeur et étaient présents en abondance. Plus tard, quand les Romains se furent rendus maîtres de l'Ibérie (l'Espagne), les mines attirèrent une foule d'Italiques âpres au gain qui accumulèrent d'immenses richesses. Ils achetèrent en effet des esclaves en nombre et en remirent la gestion aux surveillants des mines…

Les esclaves qui sont obligés d'y travailler rapportent à leur maître des revenus d'un montant incroyable : mais eux, qui y épuisent leurs forces jour et nuit, meurent en foule. Ils n'ont aucun temps de repos, aucune pause, ils sont contraints, sous les coups des surveillants, de supporter les les pires sévices et de se tuer au travail. Quelques-uns, physiquement plus vigoureux et moralement plus endurants, ne font que prolonger leur misère, dont l'horreur leur rend la mort plus souhaitable que la vie. » 11

Si l'esclavage domestique dans le cadre patriarcal est peut-être la forme la plus douce de l'exploitation, l'esclavage au service de l'appétit de profit est assurément la plus horrible.

Dans les mines, et dans les conditions générales de l'époque, la technique imposait la forme de la grande entreprise esclavagiste. Mais au fil du temps, apparut aussi dans d'autres domaines de production le besoin d'une production marchande en grand assurée par le travail des esclaves. Il y avait des collectivités qui surpassaient de loin leurs voisins en force guerrière. La guerre leur procurait tant d'avantages qu'elles ne s'en lassaient pas. La guerre ne cessait de livrer de nouvelles fournées d'esclaves que l'on s'efforçait d'employer avec profit. Or ces collectivités étaient aussi rattachées à des grandes villes. Une ville qui, de par sa situation privilégiée, devenait le grand entrepôt d'un commerce dynamique, attirait rien que par cette activité beaucoup de monde, et si elle n'était pas trop parcimonieuse dans l'octroi de la citoyenneté aux étrangers, sa population, mais aussi ses ressources distançaient rapidement celles des communes environnantes, qu'elle soumettait à sa domination. Le pillage et l'exploitation du pays alentour accroissait encore la richesse de la ville ainsi que le nombre de ses habitants. Cette richesse éveillait le besoin de bâtir de grands édifices, dévolus soit à l'hygiène – des égouts, des conduites d'eau -, soit à l'esthétique et à la religion – des temples et des théâtres -, soit aux nécessités militaires – des murs d'enceinte. Et à cette époque, il n'y avait guère d'autre moyen que de les faire construire par de gigantesques foules d'esclaves. Alors apparurent des entrepreneurs du bâtiment qui achetaient une multitude d'esclaves et exécutaient avec leur force de travail les constructions les plus diverses pour le compte de l’État. La grande ville, en outre, donnait naissance à un vaste marché alimentaire. Et c'était la grande exploitation agricole, vu le prix très bas des esclaves, qui livrait les excédents les plus importants. Certes, on ne pouvait parler à cette époque d'une supériorité technique de la grande entreprise agricole. Au contraire, le travail des esclaves était moins productif que celui des paysans libres. Mais l'esclave, dont il n'y avait pas à ménager la force de travail, qu'on pouvait sans limite user jusqu'à la mort, produisait, au-delà de ses frais d'entretien, un surplus plus important que le paysan, qui ne s'était alors pas encore imprégné des bienfaits du surtravail et était habitué à bien vivre. A cela venait s'ajouter, précisément dans ces collectivités, l'avantage que, à la différence du paysan qu'à tout moment le devoir pouvait appeler à quitter sa charrue pour aller défendre la patrie, l'esclave, lui, était exempté du service des armes. C'est ainsi que prit forme, autour de ces grandes cités guerrières, la grande exploitation esclavagiste. Les Carthaginois lui assurèrent un développement remarquable. Les Romains la découvrirent au cours des guerres contre Carthage, et en même temps que les provinces arrachées à la grande rivale, ils en reprirent également le modèle, qu'ensuite ils continuèrent à développer et à étendre.

Enfin, dans les grandes villes où s'entassaient de nombreux esclaves du même métier, et qui représentaient un bon débouché pour leurs produits, il était logique d'acheter en gros un nombre important d'esclaves de ce genre et de les mettre au travail ensemble dans un même atelier pour qu'ils produisent pour le marché, comme cela se fait aujourd'hui dans les usines avec les ouvriers salariés. Pourtant, ce type de manufactures d'esclaves n'a acquis une certaine importance que dans le monde hellénique, pas dans le monde romain. Mais partout se développa avec la grande exploitation agricole un type particulier d'industrie esclavagiste, que celle-ci fût une plantation spécialisée dans la fabrication industrielle d'un seul produit pour le marché, par exemple, des céréales, ou qu'elle servît pour l'essentiel à la consommation de la famille et livrât les produits les plus variés dont celle-ci avait besoin.

Le travail agricole a la particularité d'exiger beaucoup de main-d’œuvre seulement à certaines périodes de l'année, et une main-d’œuvre réduite aux autres périodes, principalement en hiver. C'est un problème aussi pour les grandes exploitations modernes, ce l'était encore davantage avec le système esclavagiste. Un salarié peut être licencié et embauché en fonction des besoins. Entre-temps, c'est à lui de se débrouiller. En revanche, le grand exploitant ne pouvait vendre ses esclaves chaque fois que revenait l'automne et en acheter d'autres au printemps. Cela lui aurait beaucoup coûté. Car en automne, leur valeur serait tombée à zéro, et au printemps, elle aurait grimpé en flèche. Il fallait donc les occuper aussi dans l'intervalle où les travaux agricoles s'arrêtaient. Mais les traditions d'association agriculture - industrie étaient encore vivaces, le paysan travaillait encore lui-même le chanvre, la laine, le cuir, le bois et d'autres produits de sa ferme pour en faire des vêtements et des ustensiles. Les esclaves de la grande exploitation agricole furent donc versés dans l'exécution de travaux industriels pendant le temps que l'agriculture était au repos, dans le tissage, la fabrication et le travail du cuir, la construction de voitures et de charrues, la confection de céramiques de toutes sortes. Mais, à un stade avancé de la production marchande, ils ne produisaient pas seulement pour leur propre exploitation et la maisonnée du maître, mais aussi pour le marché.

Les esclaves ne coûtaient pas cher, les produits de leur industrie pouvaient être bon marché. Ils n'entraînaient pas de sorties d'argent. L'exploitation, le latifundium, fournissait les vivres et les matériaux pour les travailleurs, la plupart du temps aussi les outils. Et comme les esclaves, de toute façon, devaient être entretenus tout le temps qu'ils n'étaient pas nécessaires pour les travaux agricoles, tous les produits industriels qui venaient en surplus des besoins de l'exploitation et de la famille étaient source de profit même si les prix étaient bas.

Rien d'étonnant à ce que, face à cette concurrence du travail des esclaves, n'ait pu se développer un artisanat libre et vigoureux. Dans le monde de l'Antiquité, et en particulier dans le monde romain, les artisans restèrent de pauvres diables travaillant pour la plupart tout seuls, sans compagnons, et qui, en règle générale, ne faisaient que façonner au domicile du client ou chez eux les matériaux qui leur étaient livrés. Aucune comparaison avec le puissant monde artisanal du Moyen-Âge. Les corporations restent faibles, les artisans ne sortent pas de la dépendance qui les lie à leurs clients, très souvent de grands latifundistes aux crochets desquels ils mènent souvent une existence de parasites à la limite du lumpenprolétariat.

Mais la grande entreprise esclavagiste ne pouvait faire plus qu'empêcher l'artisanat de se renforcer et la technique de progresser, et, pendant toute l'Antiquité, vu la pauvreté des artisans, les techniques végétèrent à un faible niveau. L'habileté pouvait bien éventuellement atteindre des sommets, les outils demeuraient constamment primitifs et de piètre qualité. Mais c'était aussi le cas dans la grande entreprise. Là aussi, l'esclavage agissait comme un frein à tout développement technique.

 

Notes de K. Kautsky

10 Herzfeld, Histoire commerciale des Juifs dans l'antiquité, 1894, p. 193

11 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, V, 36, 38. Voir la citation tirée de cette œuvre , III, 12, à propos des mines d'or égyptiennes, à laquelle Marx renvoie dans Le Capital, I, 8ème chapitre, 2, note 43.

Notes du traducteur

ii August Böckh : philologue allemand spécialiste de l'antiquité 1785-1867

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