1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IIème partie. La société romaine à l'époque impériale.
2. L’État

b. Patriciens et plébéiens

1908

La concurrence avec les rivales n'est cependant pas, pour une grande ville commerçante, la seule cause qui déclenche les guerres. Là où son territoire est attenant à celui de paysans vigoureux, notamment d'éleveurs de bétail montagnards, qui, en règle générale, sont plus pauvres que les cultivateurs de plaines fertiles, mais également moins attachés à la terre, plus habitués à verser le sang et à partir à la chasse, cette école de la guerre, la richesse de la grande ville a tôt fait d'éveiller la convoitise des paysans. Ils peuvent passer sans leur accorder un regard à côté de petites villes vouées au commerce local d'une région aux dimensions modestes et abritant en outre quelques petits artisans, mais les trésors d'un grand centre commercial ne peuvent manquer d'exciter leurs appétits et de les inciter à se regrouper en masses pour lancer un assaut prédateur sur cette cité opulente. De son côté, celle-ci tend à élargir son territoire et à augmenter le nombre de ses sujets. Nous avons vu comment, avec le développement de la ville, se crée un vaste marché pour les produits de l'agriculture, comment le sol qui produit des marchandises pour la ville prend une valeur, comment cela engendre la soif de terre et la chasse à la main-d’œuvre, celle qui va travailler pour le compte de ses conquérants le terrain nouvellement acquis. D'où une lutte continuelle entre la grande ville et les peuples paysans qui l'entourent. Si ces derniers l'emportent, la ville est pillée, et doit repartir à zéro. Si c'est la ville qui est victorieuse, elle s'empare d'une partie plus ou moins grande des terres des paysans vaincus pour les attribuer à ses propres propriétaires fonciers, qui y établissent parfois des héritiers sans terre, mais la plupart du temps les font cultiver à leur bénéfice par des travailleurs forcés que le pays conquis doit aussi livrer, que ce soit sous la forme de tenanciers, de serfs ou d'esclaves. Parfois, le procédé utilisé est moins sévère, la population vaincue n'est pas asservie, mais accueillie dans les rangs des citoyens de la ville victorieuse, pas à vrai dire parmi les citoyens de plein exercice dont l'assemblée gouverne la ville et l’État, mais parmi les citoyens de second rang, ceux qui jouissent d'une totale liberté et de la protection complète de l’État, mais n'ont aucune part au gouvernement. Ces nouveaux citoyens étaient d'autant plus les bienvenus que les besoins militaires de la ville augmentaient avec ses richesses et que les familles des citoyens d'origine suffisaient de moins en moins à pourvoir en soldats les rangs de l'armée à la hauteur des besoins. Or obligation militaire et citoyenneté sont à l'origine étroitement liées. Si l'on voulait augmenter rapidement le nombre des soldats, il fallait intégrer à l’État de nouveaux citoyens. L'expansion romaine est pour une bonne part due à la grande libéralité avec laquelle Rome donnait la citoyenneté aux nouveaux venus ainsi qu'aux communes voisines qu'elle avait soumises.

On pouvait multiplier à volonté le nombre de ces nouveaux citoyens. Il n'étaient pas concernés par les limites qui restreignaient celui des anciens citoyens et qui étaient en partie de nature technique. La gestion de l’État étant réglée par l'assemblée des anciens citoyens, celle-ci ne devait pas s'enfler au point de rendre impossible toute délibération. Il ne fallait pas non plus que les citoyens résident à une distance telle du siège de l'assemblée qu'ils ne puissent à certaines saisons s'y rendre sans avoir à surmonter des obstacles et à négliger la conduite de leurs affaires. Ces considérations ne s'appliquaient pas aux nouveaux citoyens. Même là où leur étaient concédés quelques droits politiques, y compris le droit de vote dans les assemblées – ce qui, à vrai dire, était à priori plutôt rare – rien, au moins du point de vue des anciens citoyens, n'imposait qu'ils aient continûment la possibilité d'y prendre part. Plus les anciens restaient entre eux, mieux cela leur convenait.

Les nécessités qui limitaient le nombre de ces derniers ne concernaient donc pas le nombre des nouveaux citoyens.

Celui-ci pouvait être augmenté à volonté et n'était borné que par l'étendue de l’État et ses besoins en soldats dignes de confiance. Même là où, en effet, les provinces soumises avaient à aligner des troupes, l'armée avait besoin d'un noyau qui assurât leur loyauté, et celui-ci ne pouvait être constitué que par un fort contingent de soldats-citoyens.

De ce fait, la croissance de la cité engendre au niveau de l’État une deuxième forme d'organisation non démocratique. La grande commune urbaine règne d'un côté en souveraine absolue sur un nombre élevé de cités et de provinces, mais d'un autre côté, au sein de la communauté des citoyens de cette commune, dont le territoire déborde désormais très largement au-delà des frontières d'origine, s'établit un antagonisme entre les anciens citoyens de plein droit (les patriciens) et les nouveaux citoyens (les plébéiens). Dans l'un comme dans l'autre cas, la démocratie devient une aristocratie, non pas parce que le périmètre de la citoyenneté de plein exercice serait diminué, non pas parce que quelques privilégiés se hisseraient au-dessus des autres, mais parce que les dimensions de l’État changent alors que la collectivité citoyenne reste la même, de sorte que tous les nouveaux éléments qui viennent s'agréger à l'ancienne cité ou à l'ancienne communauté rurale ont moins de droits, voire en sont totalement dépourvus.

Mais ces deux cheminements qui voient naître une aristocratie dans les flancs de la démocratie, ne mènent pas tous deux dans la même direction. Le premier mode, où une minorité privilégiée exploite et domine l’État, où une commune règne sur tout un empire, peut, comme le montre l'exemple de de Rome, gagner continuellement en extension ; et il est obligé de s'étendre aussi longtemps que l’État est vigoureux et ne s'effondre pas sous les coups d'une puissance supérieure. Mais il en va autrement de l'absence de droits politiques reconnus aux nouveaux citoyens. Tant qu'il s'agit presque exclusivement de paysans, ceux-ci s'accommodent plus ou moins paisiblement de cette situation. Étant donné la distance importante qui sépare leur exploitation de la ville, ils ne sont la plupart du temps pas en mesure de quitter leur foyer le matin, d'assister à midi à l'assemblée qui se réunit en ville sur la place du marché, et d'être de retour chez eux le soir. Et avec la croissance de l’État, le contexte intérieur aussi bien qu'extérieur se complexifie de plus en plus, la politique et aussi la conduite de la guerre deviennent une occupation qui requiert des connaissances préliminaires inaccessibles au paysan. Il n'entend de ce fait rien aux problèmes de personnes et aux questions pratiques qui sont l'objet des décisions prises par les assemblées de la ville, et n'éprouve donc guère le besoin de conquérir le droit d'y participer.

Mais la nouvelle citoyenneté se met à concerner d'autres populations que la paysannerie. Elle est conférée à des étrangers qui viennent s'établir dans la ville et lui sont utiles. Les régions conquises et dotées de la citoyenneté ne comprennent pas seulement des villages, mais aussi des villes habitées par des artisans et des marchands, ainsi que des grands propriétaires fonciers qui, à côté de leur maison de campagne, possèdent une maison en ville. Dès que leur est octroyée la citoyenneté, ils subissent l'attirance de la grande ville, où ils ne sont plus seulement tolérés, et qui leur ouvre la perspective de gains plus faciles et de plaisirs plus nombreux. Dans le même temps, la guerre et le système esclavagiste font, de la manière que nous déjà évoquée, que de plus en plus de paysans sont expropriés. Le meilleur refuge pour ces éléments mis sur le pavé est également la grande ville dont ils sont citoyens et où ils tentent de subsister comme artisans ou porte-faix, aubergistes, épiciers, ou même comme parasites de quelque riche personnage dont ils deviennent les clients et les courtisans en se proposant pour tous les services possibles – d'authentiques prolétaires « en guenilles ».

Ces éléments ont, bien plus que les paysans, le loisir et l'occasion de s'occuper de la politique de la cité, dont ils subissent du reste bien plus nettement et plus immédiatement les effets. Ils sont très vivement intéressés à pouvoir influencer cette politique, à remplacer l'assemblée des anciens par celle de l'ensemble des citoyens, à obtenir pour ces derniers le droit d'élire les magistrats et d'édicter les lois.

La ville gagnant en importance, le nombre de tous ces éléments ne cessait d'augmenter, cependant que le cercle des anciens restait stable. Sa force relative diminuait, d'autant plus qu'il n'avait pas à sa disposition d'appareil militaire à lui, que, au même titre que les anciens, les nouveaux citoyens étaient des militaires, possédaient des armes et étaient habitués à les manipuler. Ainsi se déclenche dans toutes les cités de ce type, entre anciens et nouveaux citoyens, une lutte de classes acharnée qui s'achève régulièrement tôt ou tard par la victoire des seconds, donc de la démocratie. Mais celle-ci n'est par ailleurs rien d'autre qu'un élargissement de l'aristocratie, les provinces non pourvues de la citoyenneté continuant à n'avoir aucun droit et à être exploitées. Bien plus, la surface et parfois l'intensité de l'exploitation des provinces augmentent au fur et à mesure que la démocratie progresse dans la cité dominante.

 

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