La Rive Gauche 3 année Nº 26 1 Juillet 1866 MIA: P. Lafargue - L'Empire Sauvé par la Guerre

1866


Source : La Rive Gauche, 3ième année, Nº 26, 1º Juillet 1866.


L'Empire Sauvé par la Guerre

P. Lafargue

1er Juillet 1866


En voyant ce qui arrive à l'empire, on serait tenté de croire en Dieu !

Dès 57, le réveil de la conscience publique commença à se faire. On regarda les comptes et on les trouva mal faits. On s'effraya. L'empire ne devait rien coûter, pensait-on, et on se trompait. Le prêtre avait toutes ses faveurs, aussi se permettait-il des licences par trop fortes. Le sentiment public s'indigna de les voir impunies. Chaque jour les colères, les défiances s'amassaient. L'empire ne pouvait durer longtemps éncore.

Alors arriva la fameuse guerre d'Italie et tout fut reconsolidé.

Les cœurs vraiment républicains doivent saigner encore en se rappelant l'ovation faite par le peuple à l'homme du 2 Décembre, et l'enthousiasme qu'excita cette malencontreuse guerre.

Quelques victoires gagnées tant bien que mal replâtrèrent la machine impériale. Le chauvinisme s'était développé et était satisfait. Le fantastique congrès qui devait tout régler occupa pendant longtemps les esprits. La question romaine absorba tout le monde. Rome appartiendrait-elle à Victor-Emmanuel, où resterait-elle au pape? Le beau sujet à mettre en vers latins.

Notre presse liberâtre, doctrinaire et jacobinique se mit alors à l’œuvre; oh! elle a bien mérité de l'empire. la postérité lui en sera reconnaissante. Elle s'empara de cette question et en amusa le public. Quels magnifiques tournois de science historique, voir même théologique, il y eut! Les grands prêtres et les vénérables de toutes les Eglises purent déployer leur érudition de mauvais aloi et éblouir les badauds.

Pendant ce temps-là l'empire vivait, on ne s'occupait pas de lui et il laissait faire. La presse faisait trop bien ses affaires pour vouloir la déranger.

Tout s’use dans ce monde, l'empire le comprit et sentit le besoin de récolter de nouveaux lauriers pour distraire la badauderie du public. Il partit pour le Mexique. Mais il fit fausse route et se jeta dans un guêpier. Tout le monde alors lui courut sus.

Tôt ou tard, cette question du Mexique devait amener sa mort.

M. le baron Haussman s'occupait lui aussi de démolir l'empire, Îl remaniait Paris, augmentait les impositions, mécontentait une foule de gens, faisait, de consort avec MM. Pereire et autres, hausser le prix des loyers et rendait Paris habitable seulement pour des nomades millionnaires. La province suivit l'exemple de la capitale. Les préfets, sous-préfets, maires voulurent, comme M. le baron Haussman, laisser un nom immortel, en rebâtissant leur bonne ville. Eux et les architectes seuls étaient contents.

Le peuple à qui on avait donné le suffrage universel, comme un os à ronger, n’était pas satisfait. Sa situation économique était toujours la même. La République lui avait coûté cher, il se souvenait des journées de juin et ne voulait plus recommencer le même jeu. Îl se mit alors à l’étude des questions sociales et essaya de s'organiser; alors il commença à apprécier les agréments de l'empire.

Jacques Bonhomme avait aussi le droit de se plaindre. On lui avait promis le crédit agricole et il l’attend encore. La grande propriété, en train de s'établir en France, dépossédait le petit paysan; son attirail scientifique de machines, faisant plus vite le travail, rend les bras inutiles. Aussi l’agricole est-il obligé de déserter les champs, de se transformer en industriel et d'augmenter ainsi l’appoint de la Révolution.

En 63, le même peuple de Paris qui avait acclamé l'empereur lors de son départ pour l'Italie, répondit au gouvernement: Non.(1) Dans les grands centres, Toulouse, Marseille, Bordeaux, Lyon, Rouen, etc., les candidats de l'opposition passèrent ou échouèrent avec une faible différence et encore grâce à la manière insidieuse dont les circonscripions électorales étaient constituées.

M. Thiers à la Chambre et M. Boissy au Sénat firent entendre des paroles qui retentirent profondément dans le cœur de la bourgeoisie:

«Nous marchons les yeux fèrmés à la banqueroute» (Thiers).

«Dans quel gâchis nous nous trouverions, si l'empereur venait à mourir» (Boissy).

La Chambre, justement effrayée, voulut contrôler plus efficacement les actes de l'empire. Elle s'émancipait même, et la majorité, jusqu'alors servile, voulut avoir une ombre d'indépendance.

L'empire avait dépensé ses derniers restes de gloire ramassés sur les champs de bataille de Solferino, Magenta, Palestro. La question italienne n'intéressait plus personne, — mais l'affaire du Mexique prenait tous les jours une nouvelle importance et le budget continuait à s'obérer. A la Chambre, les questions devinrent plus pressantes et le gouvernement se vit forcé de sortir de son silence dédaigneux. Encore quelque temps et l'empire était pris dans un traquenard.

Mais voilà que tout d'un coup l’air se remplit de cris de guerre et la malheureuse question italienne qui de nouveau fait son apparition; et voilà que maintenant tout le monde fait volte-face et laisse l'empire faire son petit train-train tout seul et laver son linge sale. Aussi voyez avec quelle impudence il vient d'abandonner l'empereur Maximilien, tant prôné hier encore. Au sujet du Mexique, M. J. Favre fait un réquisitoire foudroyant, l’empire passe outre et ne daigne répondre.

La guerre va enterrer le Mexique et reconsolider l'empire pour quelque temps.

Écoutons maintenant le grand pontife de l'Opinion nationale, qui à l'occasion sait devenir dénonciateur. C’est dans le rôle d’aillèurs.

«Si, au nom de la neutralité , de l’économie et d'autres raisons de même calibre, ils parvenaient (les ennemis du gouvernement) à lui persuader de laisser déchirer sous ses veux, spectateur impassible, cette page glorieuse de notre histoire (l'affranchissement de l'Italie), vous les verriez se redresser! De quels sanglants sarcasmes, de quel écrasant mépris ils récompenseraient sa docilité naïve à suivre leurs perfides conseils!»

Un peu plus bas, après avoir déclaré que:

«Toute atteinte qui serait portée à cette œuvre féconde (l’achèvement de l'indépendance italienne) serait pour l'empereur une diminution de prestige»

M. Guéroult ajoute:

«Que, si l'empereur se méfiait à cet égard de ceux qui lui conseillent la résolution et la vigueur, qu'il regarde seulement de quel côté lui viennent et de quelles bouches sortent les conseils de neutralité, de laisser-faire et, pour tout dire, d’aplatissement. La bienveillance et le dévouement se trompent quelquefois, mais la haine ne se trompe pas, un instinct sûr l'avertit et la guide et lui désigne avec certitude le défaut de la cuirasse, le point mortel ou le stylet entre le plus sûrement.»

Avions-nous tort, lorsque nous disions que ceux qui excitent las guerre sont contrerevolutionnaires nuisibles?

La guerre italienne a deux fois sauvé l'empire. Qu'elle soit maudit!

Paul LAFARGUE.

NOTE

Quelques républicains comptent sur l'Italie et croient qu'elle est appelée à jouer un rôle dans la Révolution future. Qu'ils se détrompent. La Révolution future ne peut être et ne sera que sociale, et l'Italie en est encore à la phase des révolutions politiques. Son unité l'a trop occupée, pour qu'elle eût le temps de songer aux questions sociales. La France, l'Allemagne et l'Angleterre doivent seules attirer toute l'attention des révolutionnaires-socialistes.

Lisez et jugez. Le journal Popolo d'Italia appréciant l'adresse si courageuse et si généreuse des étudiants de Paris, dit : «Les signataires sont un petit nombre d'excentriques et leurs sentiments humanitaires et cosmopolites doivent être accueillis avec quelque soupçon.» — L'Opinion nationale et le Constitutionnel, journaux de l'empire, ne parleraient pas mieux.

Ces excentriques sont peu nombreux dans la bourgeoisie, si vous le voulez; la bourgeoisie n'a plus rien à faire avec le progrès, son rôle est fini; mais ces excentriques sortis de ses rangs se sont confondus dans ceux de la plèbe travailleuse et là, soyez-en convaincu, ils ont trouvé de l’écho. — Vous avez lu sans doute l'adresse des ouvriers? — Notre presse impériale, liberâtre et jacobinique, gangrenée jusqu'à la moëlle, n'a pas osé la reproduire. En effet, il y avait des mots propres à troubler l'ordre social.

Un seul journal à osé la publier, le Courrier francais, il est vrai qu'il est rédigé en partie par ces excentriques qui croient en la venue de la justice et, au besoin, sauraient sacrifier leur vie pour la cause révolutionnaire.

Paul LAFARGUE.


1. Qu'on se rapelle l'energique expression d'un ouvrier devant lequel on discutait la candidature de M. Pelletan: «Trognon de choux ou trognon de pommes, je m'en f..., pourvu que mon vote veuille dire : Non.» (Cité par Proudhon, dans les Capacités.)


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