1882

Source: L'Egalité, 8 janvier 1882.

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L'ultimatum de Rothschild

Paul Lafargue

8 janvier 1882


Les radicaux et les anticollectivistes ont une superbe ignorance des conditions économiques de la société capitaliste : ils s'imaginent que les hauts seigneurs de la finance, du commerce, de l'industrie leur permettront d'exécuter les réformes qu'ils déclarent "possibles". L'expédition tunisienne, entreprise pour satisfaire les intérêts les plus sordides de quelques financiers de Marseille et de Paris, aurait dû les éclairer sur les intentions de la féodalité financière. Voici un autre exemple : M. Gambetta, pour parer le fiasco de ses réformes politiques, qu'on ne lui a pas permis d'accomplir, espérait se rattraper avec des réformes économiques. Le rachat de l'Orléans était un des atouts de son jeu ; le rachat des autres lignes ferrées et des réductions considérables dans le prix des places et des transports de marchandises devaient suivre cette première mesure. L'industrie et l'agriculture française opprimées par le despotisme des grandes Compagnies, auraient acclamé ces réformes ; elles y auraient trouvé un certain bien-être et des moyens de soutenir la lutte contre la concurrence étrangère : M. Gambetta se serait attaché pour longtemps l'appui d'une partie importante de la bourgeoisie. Mais ces réformes auraient enlevé à la féodalité financière un de ses plus puissants engins d'exploitation. Elle signifia à M. Gambetta l'ordre d'envoyer le rachat de l'Orléans rejoindre le programme de 1889. La finance lança tous ces valets de plumes contre le rachat ; M. Say président du Sénat, mais domestique de la Maison Rothschild vient d'écrire dans les Débats, un article qui, dit-on, a décidé la question. 

Les chemins de fer ne seront pas rachetés. M. Gambetta s'est soumis. La conversion des rentes, réclamée par une partie de la bourgeoisie, est une des ressources de M. Gambetta. Rothschild a jusqu'ici mis son veto à toute conversion ; aujourd'hui, il consent à la permettre, mais sous conditions. Son ultimatum, comme les grandes pièces diplomatiques des dernières années, a été publié en français dans l'organe de la Cité de Londres, le Times du 28 décembre dernier. L'ultimatum ne porte pas la signature Rothschild, un si haut personnage ne s'abaisse pas à paraître ; ce sont ses domestiques qui paradent devant le public : mais à la Bourse de Londres on savait parfaitement que le document émanait de la Maison Rothschild. L'ultimatum déclare que Rothschild permet la conversion des rentes, si, au lieu d'être faite par le gouvernement, elle est confiée "à des mains compétentes et expérimentées, qui rendraient le succès incontestablement assuré d'avance". Et, pour qu'il n'y eut pas de malentendu, il demande "une entente préalable avec la haute Banque de Paris, sous la direction de l'influence prépondérante de la grande et puissante maison qui, depuis un demi-siècle, a présidé à toutes les opérations financières qui ont marqué, étapes par étapes, le développement et la prospérité du crédit de la France, et, au lendemain de nos désastres, en 1871, a si patriotiquement contribué à assurer la libération de notre territoire." [1]  

A entendre ce document, ce sont les descendants du pouilleux marchand de vieux habits de Francfort qui ont créé le crédit et la prospérité de la France, parce que, eux, si modestes encore en 1816, ont prélevé des centaines de millions sur la fortune sociale de la France, et sont aujourd'hui plus puissants et plus servilement servis que le tsar blanc de toutes les Russies. L'ultimatum est net. Rothschild ne permet la conversion, qui dégrèverait le budget de plus d'une centaine de millions, que s'il peut la tripoter à son profit. On dit que le Rothschild mort dernièrement perdit à la Bourse 80 millions ; la conversion des rentes les fera rattraper à son successeur. M. Gambetta, une fois encore, sera obligé de se soumettre, s'il ne veut se démettre. Braves radicaux, braves anticollectivistes, qui faites les indépendants et allez par les rues sonnant la trompe autonomiste, êtes-vous donc si dépourvus de cervelle pour ignorer que vous n'êtes que des pantins dont les ficelles sont tenues par les seigneurs de la finance, du commerce et de l'industrie ? Vous remuez librement bras et jambes, et nous étourdissez de votre tapage ; mais faites seulement mine de toucher à un de leurs privilèges, et une petite tirée vous fera cogner la terre du menton. 

 

 


Notes

[1] Quand nous aurons réglé le compte des anticollectivistes qui embourgeoisent notre programme, je montrerai ce que cette patriotique libération du territoire a rapporté aux seigneurs de la finance : la libération du territoire leur a fourni la plus belle occasion du siècle pour voler la nation.


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