1886

 


La religion du Capital

Paul Lafargue

2. Le catéchisme des travailleurs


DEMANDE. – Quel est ton nom ?

RÉPONSE. – Salarié.

D. – Que sont tes parents ?

R. – Mon père était salarié ainsi que mon grand-père et mon aïeul ; mais les pères de mes pères étaient serfs et esclaves. Ma mère se nomme Pauvreté.

D. – D'où viens-tu, où vas-tu ?

R. – Je viens de la pauvreté et je vais à la misère, en passant par l'hôpital, où mon corps servira de champ d'expériences aux médicaments nouveaux et de sujet d'études aux docteurs qui soignent les privilégiés du Capital.

D. – Où es-tu né ?

R. – Dans une mansarde, sous les combles d'une maison que mon père et ses camarades de travail avaient bâtie.

D. – Quelle est ta religion ?

R. – La religion du Capital.

D. – Quels devoirs t'impose la religion du Capital ?

R. – Deux devoirs principaux : le devoir de renonciation et le devoir de travail.

Ma religion m'ordonne de renoncer à mes droits de propriété sur la terre, notre mère commune, sur les richesses de ses entrailles, sur la fertilité de sa surface, sur sa mystérieuse fécondation par la chaleur et la lumière du soleil ; - elle m'ordonne de renoncer à mes droits de propriété sur le travail de mes mains et de mon cerveau ; – elle m'ordonne encore de renoncer à mon droit de propriété sur ma propre personne ; du moment que je franchis le seuil de l'atelier, je ne m'appartiens plus, je suis la chose du maître. Ma religion m'ordonne de travailler depuis l'enfance jusqu'à la mort, de travailler à la lumière du soleil et à la lumière du gaz, de travailler le jour et la nuit, de travailler sur terre, sous terre et sur mer; de travailler partout et toujours.

D. – T'impose-t-elle d'autres devoirs ?

R. – Oui. De prolonger le carême pendant toute l'année ; de vivre de privations, ne contentant ma faim qu'à moitié ; de restreindre tous les besoins de ma chair et de comprimer toutes les aspirations de mon esprit.

D. – T'interdit-elle certaine nourriture ?

R. – Elle me défend de toucher au gibier, à la volaille, à la viande de bœuf de première, de deuxième et de troisième qualité, de goûter au saumon, au homard, aux poissons de chair délicate ; elle me défend de boire le vin naturel, de l'eau-de-vie de vin et du lait tel qu'il sort du pis de la vache.

D. – Quelle nourriture te permet-elle ?

R. – Le pain, les pommes de terre, les haricots, la morue, les harengs saurs, les rebuts de boucherie, la viande de vache, de cheval, de mulet et la charcuterie. Pour remonter rapidement mes forces épuisées, elle me permet de boire du vin falsifié, de l'eau-de-vie de pommes de terre et du casse-poitrine de betterave.

D. – Quels devoirs t'impose-t-elle envers toi-même ?

R. – De rogner mes dépenses ; de vivre dans la saleté et la vermine ; de porter des habits déchirés, rapiécés, reprisés ; de les user jusqu'à la corde, jusqu'à ce qu'ils tombent en guenilles, de marcher sans bas, dans des souliers percés, qui boivent l'eau sale et glaciale des rues.

D. – Quels devoirs t'impose-t-elle envers ta famille ?

R. – D'interdire à ma femme et à mes filles toute coquetterie, toute élégance et tout raffinement ; de les couvrir d'étoffes communes, juste assez pour ne pas choquer la pudeur du sergot ; de leur apprendre à ne pas grelotter en hiver sous des cotonnades et à ne pas suffoquer en été dans les galetas ; d'inculquer à mes petits-enfants les sacrés principes du travail, afin qu'ils puissent, dès le bas âge, gagner leur subsistance et n'être pas à la charge de la société ; de leur enseigner à se coucher sans souper et sans lumière, et de les accoutumer à la misère qui est leur lot dans la vie.

D. – Quels devoirs t'impose-t-elle envers la société ?

R. – D'accroître la fortune sociale par mon travail d'abord, par mon épargne ensuite.

D. – Que t'ordonne-t-elle de faire de tes économies ?

R. – De les porter aux caisses d'épargne de l'État pour qu'elles servent à combler les déficits du budget [*] ou de les confier aux sociétés fondées par les philanthropes de la finance pour qu'ils les prêtent à nos patrons. Nous devons toujours mettre nos économies à la disposition de nos maîtres.

D. – Te permet-elle de toucher à ton épargne ?

R. – Le moins souvent possible ; elle nous recommande de ne pas insister quand l'État refuse de la rendre [**] et de nous résigner quand les philanthropes de la finance devançant nos demandes, nous annoncent que nos économies se sont dissipées en fumée.

D. – As-tu des droits politiques ?

R. – Le Capital m'accorde l'innocente distraction d'élire les législateurs qui forgent des lois pour nous punir ; mais il nous défend de nous occuper de politique et d'écouter les socialistes.

D. – Pourquoi ?

R. – Parce que la politique est le privilège des patrons, parce que les socialistes sont des coquins qui nous pillent et nous trompent. Ils nous disent que l'homme qui ne travaille pas ne doit pas manger, que tout appartient aux salariés parce qu'ils ont produit tout, que le patron est un parasite à supprimer. La sainte religion du Capital nous apprend, au contraire, que le gaspillage des riches crée le travail qui nous donne à manger; que les riches entretiennent les pauvres ; que s'à n'y avait plus de riches, les pauvres périraient. Elle nous enseigne encore à n'être pas assez bêtes pour croire que nos femmes et nos filles sauraient porter les soieries et les velours qu'elles tissent, elles qui ne veulent se parer que de méchantes cotonnades, et que nous ne saurions boire les vins naturels et manger les bons morceaux, nous qui sommes habitués à la vache enragée et aux boissons fraudées.

D. – Qui est ton Dieu ?

R. – Le Capital.

D. – Est-il de toute éternité ?

R. – Nos prêtres les plus savants, les économistes officiels, disent qu'il a existé depuis le commencement du monde ; comme il était tout petit alors, Jupiter, Jéhovah, Jésus et les autres faux Dieux ont régné à sa place et en son nom ; mais depuis l'an 1500 environ il grandit et ne cesse de grandir en masse et en puissance; aujourd'hui il domine le monde.

D. – Ton Dieu est-il tout-puissant ?

R. – Oui. Sa possession donne tous les bonheurs de la terre. Quand il détourne sa face d'une famille et d'une nation, elles végètent dans la misère et la douleur. La puissance du Dieu-Capital grandit à mesure que sa masse s'accroît tous les jours il conquiert de nouveaux pays tous les jours il grossit le troupeau de salariés qui, leur vie durant, sont consacrés à augmenter sa masse.

D. – Quels sont les élus de Dieu-Capital ?

R. – Les patrons, les capitalistes, les rentiers.

D. – Comment le Capital, ton Dieu, te récompense-t-il ?

R. – En me donnant toujours et toujours du travail, à moi, à ma femme et à mes tout petits enfants !

D. – Est-ce là ton unique récompense ?

R. – Non. Dieu nous autorise à satisfaire notre faim en savourant des yeux les appétissants étalages de viandes et de provisions que nous n'avons jamais goûtées, que nous ne goûterons jamais et dont se nourrissent les élus et les prêtres sacrés. Sa bonté nous permet de réchauffer nos membres que le froid engourdit, en regardant les chaudes fourrures et les draps épais dont se couvrent les élus et les prêtres sacrés. Elle nous accorde encore le délicat plaisir de réjouir nos yeux en contemplant passer en voiture sur les boulevards et les places publiques, la tribu sainte des rentiers et des capitalistes luisants, dodus, pansus, cossus, environnés d'une tourbe de valets galonnés et de courtisanes peintes et teintes. Nous nous enorgueillissons alors en songeant que si les élus jouissent des merveilles dont nous sommes privés, elles sont l'œuvre de nos mains et de nos cerveaux.

D. – Les élus sont-ils d'une autre race que toi ?

R. – Les capitalistes sont pétris du même argile que les salariés ; mais ils ont été choisis entre des milliers et des millions.

D. – Qu'ont-ils fait pour mériter cette élévation ?

R. – Rien. Dieu prouve sa toute-puissance en déversant ses faveurs sur celui qui ne les a point gagnées.

D. – Le Capital est donc injuste ?

R. – Le Capital est la justice même ; mais sa justice dépasse notre faible entendement. Si le Capital était obligé d'accorder sa grâce à ceux qui la méritent, il ne serait point libre, sa puissance aurait des bornes. Le Capital ne peut affirmer sa toute-puissance qu'en prenant ses élus, les patrons et les capitalistes, dans le tas des incapables, des fainéants et des vauriens.

D. – Comment ton Dieu te punit-il ?

R. – En me condamnant au chômage ; alors je suis excommunié ; on m'interdit la viande, le vin et le feu. Nous mourons de faim, ma femme et mes enfants.

D. – Quelles sont les fautes que tu dois commettre pour mériter l'excommunication du chômage ?

R. – Aucune. Le bon plaisir du Capital décrète le chômage sans que notre faible intelligence puisse en saisir la raison.

D. – Quelles sont tes prières ?

R. – Je ne prie point avec des paroles. Le travail est ma prière. Toute prière parlée dérangerait ma prière efficace qui est le travail, la seule prière qui plaise, parce qu'elle est la seule utile, la seule qui profite au Capital, la seule qui crée de la plus-value.

D. – Où pries-tu ?

R. – Partout : sur mer, sur terre et sous terre, dans les champs, dans les mines, dans les ateliers et dans les boutiques.

Pour que notre prière soit accueillie et récompensée, nous devons déposer aux pieds du Capital notre volonté, notre liberté et notre dignité.

Au son de la cloche, au sifflement de la machine nous devons accourir ; et, une fois en prière, nous devons, ainsi que des automates, remuer bras et jambes, pieds et mains, souffler et suer, tendre nos muscles et épuiser nos nerfs.

Nous devons être humbles d'esprit, supporter docilement les emportements et les injures du maître et des contremaîtres, car ils ont toujours raison, même lorsqu'ils nous paraissent avoir tort.

Nous devons remercier le maître quand il rogne le salaire et prolonge la journée de travail ; car tout ce qu'il fait est juste et pour notre bien. Nous devons être honorés quand le maître et ses contremaître caressent nos femmes et nos filles, car notre Dieu, le Capital, leur octroie le droit de vie ou de mort sur les salariés ainsi que le droit de cuissage sur les salariées.

Plutôt que de laisser une plainte s'échapper de nos lèvres, plutôt que de permettre à la colère de faire bouillonner notre sang, plutôt que de jamais nous mettre en grève, plutôt que de nous révolter, nous devons endurer toutes les souffrances, manger notre pain couvert de crachats et boire notre eau souillée de boue; car pour châtier notre insolence, le Capital arme le maître de canons et de sabres, de prisons et de bagnes, de la guillotine et du peloton d'exécution.

D. – Recevras-tu une récompense après la mort ?

R. – Oui, une bien grande. Après la mort, le Capital me laissera m'asseoir et me délasser. Je ne souffrirai plus ni du froid, ni de la faim ; je n'aurais plus à m'inquiéter ni du pain du jour, ni du pain du lendemain. je jouirai du repos éternel de la tombe.


Notes

[*] Le catéchisme fait allusion à des faits qui se passent en France, mais que, sans doute, ses rédacteurs désireraient voir se généraliser dans les autres pays. Les sommes déposées dans les caisses d'épargne ont été employées à liquider la dette flottante, qui s'élevait à douze cents millions de francs ; tous les ans les excédents des sorties sur les rentrées des caisses d'épargne servent, comme dit le catéchisme, à combler les déficits du budget. M. Beaulieu signalait le danger que présentait cette situation, l'État pourrait être mis en faillite par les déposants venant réclamer leur argent. Je ferai remarquer le caractère vraiment international du catéchisme capitaliste, qui formule les devoirs et les droits des prolétaires sans distinction de pays et de race.

[**] Le fait est arrivé déjà en 1848 ; les rédacteurs prévoient qu'il se répétera encore et veulent y préparer les ouvriers épargnistes.


Archives P. Lafargue
Début Archive Lafargue Début de page Suite Fin
Archive J. Guesde