1893

Pamphlets Socialistes, Giard et Brière éd., Paris, 1900, pp. 123-144.

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Un appétit vendu

Paul Lafargue


Avant-propos

Il y a des années, un employé de Charenton me communiquait un manuscrit que lui avait confié un des pensionnaires de l'hospice, mort dans une camisole de force. Son auteur, Émile Destouches, n'avait jamais été fou, m'affirmait-il, il avait, sans doute, été enfermé par ordre supérieur ; car, durant sa captivité, on le tint isolé, sous la surveillance d'un gardien spécial, venu du dehors.

Les cent trois feuillets, que me remit l'infirmier et que je possède encore, sont crayonnés d'une main fiévreuse, on les dirait écrits à la hâte, en cachette et dans une demi obscurité : ils contiennent le récit qui suit. Il me parut tellement étrange, que jusqu'ici, j'ai hésité à le publier : mais les dernières études des aliénistes sur l'hypnotisme et le dualisme cérébral, ont révélé des phénomènes si curieux, que toutes les idées courantes sur la conscience, le libre arbitre et même sur l'individualité humaine sont bouleversées ; je crois rendre service à la science physiologique en imprimant l'histoire d'Émile Destouches. — Je rappellerai que Chamisso, Mary Shelley, Hoffman, Balzac et récemment Besant et Rice ont rapporté des cas analogues : c'est aux médecins à ramasser et à comparer ces faits extraordinaires, constatés par des hommes dignes de créance, à les étudier et à les rattacher aux miracles religieux, qu'ils dépouillent de leur caractère surnaturel.

J'ai dû déchiffrer, débrouiller et raccorder le manuscrit ; mais autant qu'il m'a été possible, j'ai respecté la forme du prisonnier — le lecteur jugera si je dois dire — du fou de Charenton. J'ai mis sa narration à la troisième personne et j'ai supprimé les descriptions pathologiques trop réalistes et trop répugnantes pour le lecteur qui n'étudierait pas la médecine.

P. L.


1

On était au mois de décembre ; il faisait froid et terriblement faim pour Émile Destouches. La neige blanchissait le pavé des rues et les étoiles diamantaient un ciel d'une clarté impitoyable ; un vent glacial transperçait les paletots les plus épais et forçait les rares promeneurs à hâter le pas. La face bleuie, les dents claquant et tous les membres grelottant, Émile restait planté devant la vitrine de Chevet, éblouissante de lumière. Un esturgeon de cinq pieds étalait sa grandiose majesté sur un lit d'herbes ; des poulardes blanches et dodues, les jambes en l'air, exposaient innocemment leurs derrières ; des alouettes, des vanneaux et des ortolans s'emmaillotaient de bardes de lard ; des pommes luisantes et des poires glorieuses enveloppées de dentelles de papier reposaient mollement dans la ouate des corbeilles.

Un pâté pantagruélique flanqué de saucissons argentés et de mortadelles mouchetées absorbait toute son attention ; le pâté éventré exposait ses chairs roses, veinées de foies gras et marbrées de truffes. Émile écarquillait ses yeux goulus et serrait ses trente-deux dents longues et aiguës. — Depuis trois jours le malheureux n'avait pas mangé : une faim furibonde tordait et lacérait ses entrailles, contractait les muscles de ses mâchoires et emplissait sa bouche de salive. Il était là, sans mouvement, insensible au froid, pétrifié devant la matière divine qui apaiserait sa faim, supprimerait ses souffrances et emplirait son être des délices de la terre ; une glace fragile le séparait de l'objet de ses ardentes convoitises ; un coup de poing et il brisait la vitre et il s'emparait du pâté tant désiré ; il n'avait même qu'à tourner le bec de la porte, la pousser, étendre le bras ; saisir et porter à la bouche la joie de son estomac ; cependant il restait toujours là, figé sur place, rassasiant l'envie de ses yeux et exacerbant la faim de son ventre ; — Le lâche ! — L'homme de la nature, le sauvage, aurait pris, mangé et dit simplement : J'ai faim ! — Mais la peur du sergot et la crainte de l'indignation morale des foules civilisées pour tout flagrant délit lui cassaient bras et jambes, paralysant et étouffant les cris impérieux de la nature. Et pourtant qu'avait-il à craindre, le malheureux ? Il mourait de faim et pour en finir avec son supplice, il songeait au suicide.

— À quoi bon vivre ! — Je trouverais de quoi manger, ce soir, que j'aurais à affronter la faim de demain, d'après-demain, de toujours ! Pourquoi s'acharner à vivre, quand on a perdu toutes les raisons de vivre, quand la vie n'est que misère !... Il faut en finir !... Misérable affamé, mange des yeux ton dernier repas !
Dans sa fièvre, il parlait à haute voix.

Un monsieur, qui approchait de la cinquantaine, grand et gras à lard, la barbe et les cheveux noirs, le visage bouffi, le ventre énorme, contenu difficilement dans un vaste paletot, boutonné avec peine, l'observait attentivement. Il posa la main sur l'épaule d'Émile.

— Vous voulez vous tuer ?

— Oui, répondit-il machinalement.

— Vous voulez vous tuer parce que vous avez faim ?

— Oui.

— Vous êtes jeune, bien bâti ; vous êtes l'homme que je cherche ; suivez-moi.

Émile crut à un sauveur providentiel : il obéit avec empressement. L'inconnu entra chez Véfour, monta au premier, s'installa dans un cabinet particulier et d'un geste amical invita le jeune homme à s'asseoir. Un petit pain était sur la table, l'affamé y mordit à pleines dents.

— Un peu de patience, mon ami, ménagez votre appétit, ce plus précieux des biens ; attendez le consommé de volailles.

En un clin d'œil Émile lampa l'assiettée de soupe ; les huîtres arrivèrent.

— Vous vous bourrez !... mais c'est un meurtre que de manger les ostendes avec du pain ; savourez-les nature.

Le gros homme ne prenait rien ; fasciné, il contemplait, surveillait et conseillait son convive.

— Modérez-vous... Ne revenez plus à ce chaud froid de cailles... Réservez-vous pour la poularde du Mans... Rappelez-vous que la salade de langouste vous attend.

Ainsi qu'un habile jockey contient l'ardeur de son pur sang, il tempérait la voracité du jeune homme ; il voulait par des arrêts calculés et des lenteurs savantes prolonger son bonheur et lui en faire déguster longuement les moments. Émile à maintes reprises essaya de remercier son singulier bienfaiteur.

— Ne distrayez pas votre appétit par des paroles : vous n'en posséderez pas souvent dans d'aussi bonnes conditions ; je donnerais mille francs, dix mille francs pour un appétit de la capacité du vôtre. — Manger est le devoir suprême. — Toutes les religions en ont fait un rite sacré ; la cérémonie la plus solennelle du catholicisme, est la communion, la manducation de Dieu, la cène théophagique. On ne devrait manger que dans un religieux silence, afin que la pensée se concentrât toute entière sur l'acte que l'on accomplit. Les moines, ces maîtres sublimes de l'art gastronomique, imposaient le silence dans le réfectoire.

— Ouf ! Je n'en puis plus !... Je vous dois des remerciements...

— Réservez-les pour une meilleure occasion : comme je ne suis ni un libre-penseur philanthrope, ni un chrétien charitable, je n'ai que faire de votre reconnaissance... Vous avez apaisé votre ventre et reconquis vos oreilles : écoutez moi. Quand avec des regards brûlants à faire fondre la graisse des jambons, vous contempliez la devanture de Chevet, je me disais avec envie : — Si je possédais un tel appétit !... L'or, j'en ai plus qu'un juif, procure le plaisir de l'intelligence et des sens ; je m'en moque : l'appétit est au-dessus de l'esprit, au-dessus de l'amour... Je ne vis que par le ventre et pour le ventre ; je ne jouis que lorsque je mange, que lorsque je bois ; le reste n'est que vanité : ...Je suis Sch***, c'est vous dire que ma fortune est étourdissante ; je ne connais pas le nombre de mes millions : à trente deux ans j'étais le roi de la houille et du fer. Je puis m'enivrer des baisers de l'amour et des fumées de l'ambition ; je puis cueillir toutes les joies de la terre ; mais je les méprise toutes, toutes, entendez-vous. Les plaisirs après lesquels les hommes courent je les donnerais tous pour un dîner de mon chef de cuisine, l'ingénieux et savant chimiste, le seul homme que j'aime et que j'estime. Si Salomon, que Jéhovah toucha de sa sagesse, désenchanté des hommes et de Dieu et blasé des réalités de la vie et des rêveries de l'intelligence a pu s'écrier : — Tout n'est que vanité ! — c'est qu'il n'avait épuisé que les jouissances de l'amour, les plaisirs de la raison et les satisfactions de la toute-puissance, c'est qu'il ignorait les suprêmes délices de la table. — Qu'est l'amour ? un plaisir misérable et fugitif : il commence à peine ? que toc ! toc ! le voilà dissipé, évanoui, fini ! Mais à côté, les jouissances de l'estomac paraissent éternelles ; elles durent des heures délicieuses. Le vulgaire a été plus sage que Salomon ; toutes les nations, le nègre d'Afrique aussi bien que le jaune de Chine, ont pris pour signe visible de la supériorité sociale le ventre entripaillé, le ventre énorme et rond comme le globe. La bourgeoisie capitaliste, la classe qui domine le monde, la classe dont je suis un des hauts et puissants représentants, s'est déchargée de tout travail intellectuel et manuel pour se consacrer au développement exclusif du ventre, pour créer la race des ventripotents. Savez-vous quel est le fait le plus remarquable de cette fin de siècle, le fait qui caractérise le mieux notre époque ?... Ce n'est ni la découverte du téléphone, ni l'invention de la dynamite, ni le soulèvement de la Commune, ni la défaite de Sedan ; c'est cette petite médaille que des artistes, des lettrés, des journalistes, des philosophes, des savants, la fine fleur de la bourgeoisie intellectuelle et raffinée, firent frapper, pour rappeler aux siècles à venir, qu'en plein Paris assiégé, bombardé, ensanglanté, palpitant de la fièvre des batailles et hurlant la faim, ils ont comme à l'ordinaire bien mangé et bien bu : il leur a fallu une sublime magnanimité d'âme pour s'élever ainsi au-dessus des misères et des douleurs qui les environnaient afin de remplir avec sérénité et liberté d'esprit la première et la plus importante des fonctions humaines ! [1]

Les Indiens, ces métaphysiciens abstracteurs de quintessence, arrivent à l'extase la plus mystique par la contemplation du nombril, le point central du ventre humain. Le ventre est le seul vrai Dieu de l'humanité : ce n'est que pour le satisfaire qu'on laboure la terre et qu'on traverse les mers. Le ventre est le ressort incassable et toujours tendu des actions humaines, c'est pour le gorger qu'on transporte et qu'on assemble dans les grandes capitales les produits de tous les climats ; ses besoins et ses appétits nombreux, voraces et sans cesse renaissants unissent fraternellement les peuples de l'univers... Le diable m'emporte, je crois que je fais un discours. Ce sujet me lance toujours dans l'idéal, revenons au terre-à-terre... Ah ! le triste animal que l'homme ! Combien imparfait, combien inférieur aux autres bêtes de la terre : la nature l'a traité en marâtre ; elle ne lui a donné ni l'interminable gosier de la girafe pour déguster longuement et lentement le bouquet des vins, ni l'estomac chaud et insatiable du canard, pour toujours digérer sans se lasser ; elle a traité plus durement ce prétendu roi de la création que les vers intestinaux, que les tænias, ces bienheureux mortels qui se baignent dans leur fluide nourricier mangeant et buvant par tous les pores et toujours !... L'estomac de l'homme est limité, misérablement limité et pour comble de malheurs nous avons les yeux plus gros que le ventre : mais si mon estomac participe aux faiblesses humaines, je puis au moins étendre et renforcer sa puissance en achetant l'appétit d'autrui, ainsi que les capitalistes, mes confrères, achètent la vertu et la conscience de leurs semblables. Je vous propose donc de me vendre votre force digestive, comme mes ouvriers me vendent leurs forces musculaires, mes ingénieurs leurs forces intellectuelles, mes caissiers leur honnêteté et les nourrices qui élèvent mes enfants leur lait et leurs soins maternels.

— Est-ce possible !

— Parfaitement. Vous produirez et fournirez l'appétit, moi je mangerai et boirai pour vous et vous serez rassasié. Les moralistes, qui sont de malencontreux et funèbres bipèdes, enseignent gravement le mépris de ce qu'ils nomment dédaigneusement, les plaisirs de la gueule ; vous êtes assez jeune et assez naïf pour donner dans ces travers. Vendez-moi votre appétit, qui vous condamne au travail et à la misère et vous aurez de l'or pour vous payer les plaisirs dont vous êtes sevrés ; je vous servirai une rente mensuelle de 1500 francs.

— Mais...

— Pas de mais : vous trouvez la somme trop faible ? mettons deux mille. Réfléchissez ; si vous repoussez mon offre, vous ne saurez où dormir ce soir et où déjeuner demain, et si vous topez au marché les belles filles du boulevard vous accueilleront dans leur lit.

Les yeux de Destouches flambaient.

— Deux mille francs ! deux mille francs par mois, ça me va ! Que faut-il que je fasse ?

— Signer un contrat par devant notaire. Ne me dévisagez pas ainsi ; je ne suis pas Satan, que diable !.. Je ne suis qu'un simple mortel, tel que vous. Mais aucun être vivant ne possède mon pouvoir ; ma science surpasse celle des autres hommes. La toute puissance de Napoléon Ier et toute la science de Darwin ne leur donnaient pas le pouvoir de dîner deux fois par jour ; moi je possède cette mystérieuse et précieuse faculté. Le XIXº siècle, ainsi que le déclarait le grand philosophe de la Bourgeoisie, Auguste Comte, est le siècle de l'altruisme ; en effet, jamais à aucune époque, on n'a su si complètement tirer parti d'autrui. L'exploitation de l'homme par le capitaliste s'est si perfectionné que les qualités les plus personnelles, les plus inhérentes à l'individu ont pu être utilisées au profit d'autrui. Le capitaliste pour défendre sa propriété ne se repose plus sur son courage, mais sur celui des prolétaires, déguisés en soldats ; le banquier consomme l'honnêteté de son caissier, et l'industriel la force vitale de ses ouvriers, comme les débauchés usent du sexe des Vénus du macadam. Cependant deux facultés échappent encore à l'altruisme capitaliste, la faculté gestatrice de la femme et la faculté digestive : personne n'a pu encore les transformer en marchandises, les rendre vendables et achetables, comme le sont déjà l'innocence de la vierge, la vertu du prêtre, la conscience du député, l'esprit de l'écrivain et l'intelligence du chimiste. L'homme qui accomplira ce miracle sera plus grand que Charlemagne, et plus savant que Newton ; il sera le plus bienfaisant des bienfaiteurs des classes pauvres. Alors la femme riche ne déformera plus sa taille à porter dans ses flancs pendant de longs et douloureux mois le fruit de ses entrailles ; elle déposera dans la matrice d'une pauvresse son œuf fécondé, et pendant les neuf mois que la mercenaire de l'utérus engraissera avec le sang de sa chair le fœtus de la capitaliste, elle fera une halte dans la misère ; pour la première fois elle se reposera, mangeant et buvant à son content. Le pauvre n'aura plus à redouter son terrible ennemi, la faim : il cultivera son appétit, qui sera la marchandise recherchée par le millionnaire, toujours en quête de ce souverain bien, que la philosophie grecque n'a pas su découvrir. Quel gagne-pain auront alors les pauvres ! — Moi je sais l'art bienfaisant de faire digérer par autrui ce que je mange ; je ne révélerai ce secret qu'à mon lit de mort.

— Vous plaisantez.

— Non, mon cher, faire digérer par autrui les mets que prend mon estomac, n'est en définitive ni plus merveilleux, ni plus incompréhensible que de faire exécuter à Londres ou à New York, grâce au télégraphe, la pensée que conçoit mon cerveau, et à l'instant qu'il la conçoit. Je plaisante si peu, que voici les deux milles francs du premier mois.

Sch*** et Destouches se transportèrent dans l'étude de Me Gabarit, qui dressa un acte méticuleusement libellé que signèrent et paraphèrent les deux échangistes. Émile Destouches vendait pour cinq ans son appétit à raison de deux mille francs par mois, que devait lui payer d'avance Sch***. Le contrat conclu, Émile but un breuvage qui le plongea dans un lourd sommeil. Il se réveilla au café de la Paix, assis devant deux bocks et une grosse fille qui riait bêtement pour étaler son éclatant râtelier. Il crut rêver ; il se tata, se palpa ; il tintinnabula dans ses poches les pièces d'or qu'il venait de recevoir, il n'avait plus faim ; c'était donc arrivé. Le diable seul sait où il acheva la soirée si étrangement commencée.


2

Tout beau, tout nouveau, dit la sagesse des nations. Les commencements de sa nouvelle existence enchantèrent Émile Destouches : à dix heures du matin, ainsi qu'un croyant que visite l'extase, il sentait descendre en son estomac des mets et des boissons qu'il ne mangeait, ni ne buvait ; il ne percevait ni leur senteur, ni leur saveur, mais il avait charge de les digérer : son estomac s'emplissait par une opération aussi mystique que celle qui féconda la vierge Marie et donna un petit Jésus à Joseph.

Les repas qu'il prenait par la bouche et le gosier de son maître loueur duraient deux heures ; la tête alourdie et les membres alanguis, il somnolait une partie de la journée, digérant lentement et péniblement les viandes et les vins que l'autre avait ingurgités. Vers les trois heures il partait pour une longue promenade afin de dégourdir son ventre gorgé : ainsi l'exigeait une des clauses du contrat. Le soir son estomac se remplissait et il retombait dans son engourdissement ophidien. Ces mangeailles gargantuesques ne déplaisaient pas à sa vigoureuse nature paysanne, et entre temps il saisissait au passage les plaisirs dont la misère l'avait privé ; il s'habillait avec élégance et courait les filles.

— Je ne suis plus qu'un sac à victuailles, se disait-il, ma vie est celle des canards que l'on gave pour leurs foies gras ; je ne déguste les vins, ni ne goûte les mets, dont mon patron m'inflige la digestion. Bast ! les gens qui ont perdu l'odorat sont dans mon cas ; et, puis, ça ne durera que cinq ans ; pendant ce temps de travaux forcés de l'estomac, non seulement je serai débarrassé du travail de la mastication et de l'abrutissante préoccupation du pain quotidien à procurer, mais j'économiserai des dix et des vingt mille francs par an. Les ouvriers que l'on condamne, leur vie durant, aux travaux forcés de la mine et de l'atelier envieraient mon sort.

Il essayait ainsi de se consoler en comparant son travail à celui des autres salariés ; il se disait que sa servitude était temporaire et que lorsqu'elle prendrait fin, il aurait amassé un joli magot qui lui permettrait de vivre en bourgeois, à ne rien faire.

Les exercices en plein air et les travaux de Vénus auxquels il se livrait n'empêchèrent pas ce système d'engorgement de réagir sur sa robuste santé : il s'empâtait ; son estomac devenait paresseux, son humeur hypocondriaque. Maître Gabarit, chez qui il touchait sa mensualité, le réprimanda vertement, lui reprochant ses nuits blanches en compagnie de drôlesses ; les excès vénériens émoussaient son appétit et débilitaient sa puissance stomacale, qui ayant été vendue, ne lui appartenait plus ; il devait se considérer dans la position d'un valet de ferme, loué à l'année, ne pouvant disposer ni de son temps ni de ses forces à sa fantaisie, mais devant les régler selon les besoins de celui qui le salariait. Émile songea alors au mariage et à la vie champêtre.

— Je chasserai, je monterai à cheval, je labourerai mes terres ; mon estomac retrouvera sa vigueur d'autrefois et supportera sans lassitude les gueuletons du patron.

Il réduisit ses passades d'amour et redoubla ses exercices de gymnastique ; mais à mesure qu'il fortifiait son estomac et en agrandissait la capacité digestive, son employeur augmentait la quantité de victuailles qu'il entonnait.

Le notaire lui dénicha une demoiselle à marier, d'apparence agréable ; de famille respectable et de dot rondelette. Les conditions du contrat de mariage débattues et arrêtées, on s'occupa de la présentation officielle des fiancés. Émile, pommadé, brossé, astiqué, arriva, rayonnant d'espérance, il se voyait propriétaire foncier, surveillant l'emblavure de ses champs et l'élève de ses bestiaux. Il y avait trois heures que le patron avait mis dans son estomac la dernière bouchée de son déjeuner d'ogre et selon son habitude il devait laisser à son salarié le temps de le digérer. Mais à peine entré dans le salon de sa future belle-mère, Destouches sentit son estomac encore surchargé, s'emplir de nouveau. Son patron venait d'éprouver des contrariétés et son humeur était massacrante ; pour dissiper ses ennuis il s'attabla et se remit à manger et à boire avec rage : les gueulées et les rasades qu'il avalait étaient énormes et se succédaient sans relâche. Le pauvre Émile n'en pouvait plus ; les parois de son estomac se distendaient à rompre ; il s'affala dans un fauteuil, exsudant par tous les pores une sueur glaciale et fétide ; des nausées soulevaient son cœur ; il ne put y résister. Ramassant ses forces détendues, il s'élança hors du salon et dans les escaliers, il rendit à gros bouillons les solides et les liquides que le patron engloutonnait. Mais à mesure qu'il désemplissait son estomac, son monstre, ainsi que les Danaïdes leur tonneau, continuait à l'emplir, Il salit et empuantit la maison : honteux, il se traîna jusque dans la rue et renonça à ses projets de mariage.

Un autre jour le patron mangeait des amandes en buvant des vins capiteux d'Espagne ; Destouches digérait à l'hippodrome de Longchamp, regardant les chevaux courir : tout d'un coup il perd la tête, bouscule les hommes, déchire les robes des femmes et gifle un sergent de ville ; emballé, il va au violon cuver le vin que le patron avait bu. Le lendemain on le mène devant le juge.

— Pourvu que mon ivrogne ne recommence pas ses libations, murmura-t-il.

Ce qu'il craignait, arriva. Les fumets du vin qui lui montaient de l'estomac, l'enivrent de nouveau ; il insulte le tribunal et séance tenante, il attrape deux ans de prison, pour injures à la magistrature : mais trois jours après son tout puissant maître le fit relâcher.

Le travail gastrique de Destouches devenait de jour en jour plus difficile et plus pénible : l'ogre répétait ses repas quatre et cinq fois par vingt-quatre heures et maintes fois il buvait jusqu'à l'enivrer. Émile recourait pour se soulager au procédé des Romains, il se faisait vomir, mais, chaque fois qu'il déchargeait son estomac, son bourreau le rechargeait. Sa vie était intolérable. La vue de toute nourriture, même celle du pain lui donnait des nausées. Le dégoût des blasés et des impuissants pour la multitude et pour tout ce qui vit, crie et se meut avait envahi son âme ; il fuyait la société des hommes et le voisinage de leurs habitations : il vivait seul, au milieu des champs, ne sortant que la nuit pour ne pas rencontrer être qui vive, homme ou bête ; et nuit et jour il travaillait à digérer les pantagruéliques mangeailles de son employeur. La peur de la misère, cette compagne fidèle de sa jeunesse, l'avait, empêché de briser son contrat, mais il s'avouait vaincu et mieux valait les jours sans pain, que ce labeur épouvantable, que cet estomac toujours digérant. Il se rendit chez maître Gabarit décidé à rompre ; le notaire lui déclara net que c'était impossible ; il était lié pour trois ans encore et dût-il mourir à la peine, il fallait aller jusqu'au bout. En manière de consolation il ajouta :

— Vous vous plaignez d'être réduit à n'être qu'un boyau qui digère ; mais tous ceux qui gagnent leur vie en travaillant sont logés à la même enseigne ; ils n'obtiennent leurs moyens d'existence qu'en se bornant à n'être qu'un organe fonctionnant au profit d'autrui : l'ouvrier est le bras qui forge, taraude, martèle, rabote, pioche, tisse ; le chanteur, le larynx qui vocalise, roucoule, file des notes ; l'ingénieur, le cerveau qui calcule, dresse des plans ; la fille de joie, l'organe sexuel qui débite le plaisir vénérien. Vous imaginez-vous que les clercs de mon étude utilisent leur intelligence, et qu'ils réfléchissent en copiant des actes : Oh ! que nenni ; penser n'est pas leur tâche ; ils ne sont que des doigts qui griffonnent. Ils exécutent dans mes bureaux, dix et douze heures durant, ce travail peu récréatif qui les dote de maux de tête, de gastralgie et d'hémorroïdes ; et le soir ils emportent chez eux des écritures à achever, afin de gagner quelques sous pour payer le propriétaire. Consolez-vous, mon cher monsieur, ces jeunes gens souffrent autant que vous, et pas un n'a la satisfaction de se dire qu'il reçoit par an la somme que vous touchez pour un seul mois de travail stomacal.

— C'est triste, triste jusqu'à en mourir : et je n'ai même pas la consolation de me croire le plus malheureux des hommes.

— Gravez en votre mémoire cette vérité : le pauvre n'existe plus pour lui-même dans nos sociétés civilisées, mais pour le capitaliste, qui à sa fantaisie ou selon ses besoins le fait travailler avec tel ou tel de ses organes.

Émile Destouches sortit de l'étude, navré. Il erra par les rues comme autrefois, lorsque la faim tenaillait ses entrailles. Jamais il ne s'était senti si misérable ; le présent était sans joies et l'avenir sans espérance. Il constatait avec désespoir le rapide épuisement de ses forces, il était émacié à n'avoir plus que la peau sur les os, les aliments qu'il digérait ne le nourrissaient pas, ils ne faisaient que traverser son corps, laissant derrière eux une sourde sensation de faim et des maux de tête, qui le rendaient presque fou.

Tandis que, la mort dans l'âme, il marchait à l'aventure, son patron, son joyeux patron, mangeait et buvait et faisait tomber dans son estomac des masses d'aliments pesantes comme du plomb.

— Ah ! que de misères ! Mon corps endolori, dégoutté de toutes choses voudrait s'arrêter pour souffrir en paix ; mais le bourreau, à qui j'ai vendu plus que mon âme, m'impose sans cesse du travail... Dans la mort seul je trouverai le repos.

Fou de douleur et las de vivre, il allait le long des quais ; l'eau l'attirait, il s'élança dans le fleuve. Repêché, on le transporta chez lui, calmé par le bain froid.

Le lendemain un gaillard solidement charpenté lui remit une lettre de Sch*** ; elle lui annonçait que dorénavant jusqu'à l'expiration de son contrat de servitude, il vivrait sous la surveillance du porteur de la lettre.

— Mon petit, lui dit brutalement son garde-chiourme, je suis ton contremaître ; plus de farces, entends-tu. Tu ne t'appartiens plus, tu as vendu ton appétit et palpé 48 mille balles, tu as le devoir de vivre et tu n'as pas le droit de te périr. Si tu te détruisais que deviendrait le patron ? Le cher homme, faudrait-il pas qu'il digère ce qu'il mange ? Ça c'est pas possible. Pour que son ventre paresse, il faut que le tien s'échine. Je t'avertis qu'à la première récidive de suicide, je te coffre, comme fou ; j'ai des ordres pour cela. Mais rassures-toi, tu ne feras pas de vieux os ; j'ai gardé deux autres, avant toi ; ils sont morts au galop. Notre bourgeois, quel ogre, tonnerre de Dieu !... l'appétit lui vient en mangeant, ça lui coûte si peu, ce n'est pas lui qui attrape les indigestions. Il empiffre jusqu'à ce que la machine à digérer qu'il a acheté crève.

— Mourir d'indigestion ! voilà mon avenir.

Une vie nouvelle commença. Ainsi que les artisans travaillant à domicile pour le patron, Émile avait jusque-là vécu avec l'ombre de la liberté, mais à partir de ce jour, ainsi que le prolétaire emprisonné dans l'atelier patronal, il digéra sous l'œil d'un contremaître. Accablé par les boustifailles monumentales de son employeur, il avait suspendu ses promenades hygiéniques, prescrites par le contrat ; il passait ses jours et ses nuits, étendu tout de son long, ne bougeant que pour remplir les fonctions physiologiques les plus indispensables. Mais son garde-chiourme avait mission de veiller à la rigoureuse exécution du contrat de louage ; il ne devait lui laisser perdre une minute du temps précieux qu'il avait vendu. Au petit jour, il le tirait du lit, l'obligeait à de longues courses dans les champs afin de préparer pour le patron un appétit matinal. L'après-midi, quand bondé jusqu'à la gorge et s'allongeant sur le dos, il aurait désiré rester immobile, il fallait se mettre en marche afin d'activer la digestion en train et afin de préparer pour son employeur un nouvel appétit frais et solide.

Émile eut des velléités de révolte.

— Ne regimbes pas, mon petit, lui dit son contremaître à la première tentative d'insubordination, tu as affaire à trop forte partie, tu serais brisé. J'ai en portefeuille les certificats de médecin, les ordres de la préfecture de police, la permission du juge, enfin tout le tremblement pour te flanquer à Charenton ; et là je te mènerai avec le bâton, comme les galériens.

Émile atterré, abruti, abattu, vivait sans volonté, toujours digérant, toujours souffrant, toujours tremblant ; il se couchait, se levait, marchait, s'arrêtait, s'asseyait au commandement du contremaître, soumis et muet comme un caniche fouaillé qui n'ose aboyer.

Un matin le patron avait dévoré un déjeuner plus formidable que d'habitude ; il avait bâfré des soupières de bouillabaisse, engloutonné des platées de brandade, des kilos de viandes et des montagnes de macaroni. Émile était brisé, il dormit lourdement deux heures ; quand son contremaître le mit sur pied pour la course réglementaire, cette masse énorme d'aliments indigestes, ainsi qu'un poids mort, pesait dans son estomac. Il allait pesamment à côté de son gardien, traînant péniblement la jambe, la tête tristement penchée ; au tournant de la route, il se jeta dans une troupe d'hommes et de femmes causant et riant. Sch*** se pavanait au centre, le plus hilare ; son rire large et bruyant sonnait comme une fanfare, ses convives se pâmaient à l'écouter.

— Quelle grossière gaieté, disait l'un d'eux : croirait-on jamais que cet animal vient de se bourrer de victuailles qui auraient épouvanté dix paysans à jeun de trois jours.

La vue du patron heureux et de bonne humeur, inspire une résolution à Destouches, il fend la foule, se jette à ses pieds. Il pleure, raconte ses douleurs, ses dégoûts, implore miséricorde, supplie qu'on le délivre de son abominable esclavage, offre de restituer l'argent qu'il avait reçu ; il ne demande qu'une grâce, se reposer, ne plus digérer pour autrui.

— Que veut ce fou ? dit Sch*** en le repoussant du pied.

Le gardien empoigne Émile par le collet, le soulève de terre et l'entraîne à travers champs et une fois au logis, il le roue de coups.

— Ça t'apprendra à troubler la digestion du patron.

Destouches s'était soumis passivement, comme un morne bétail : mais il arrive que les moutons deviennent enragés.

— J'ai travaillé, j'ai peiné pour que l'autre prit des jouissances ; j'ai tout supporté ; quand, à bout de forces, j'ai pleuré, j'ai supplié, on m'a battu. La mort est à brève échéance... allons du courage ; je n'ai rien à perdre !

Échappant à la surveillance du contremaître qu'il avait enivré, il court chez son bourreau. Sch*** jocose [2] et rubicond, le corps dispos et la conscience satisfaite, allait se mettre à table. L'épouvante le saisit en voyant Émile Destouches échevelé, hagard, un pistolet au poing.

— Au secours !... ne me tuez pas !

— Lâche, infâme, cochon, goinfre !... tu m'as martyrisé... tu as tué d'autres à la peine et tu en tuerais d'autres encore... tu ne mangeras plus !

D'un coup de revolver en plein ventre, il l'étendit à terre. Le croyant mort, il se rend au poste de police, raconte son histoire ; le commissaire le croit fou ; son garde-chiourme arrive essoufflé, le confirme dans cette opinion, que des médecins aliénistes corroborèrent scientifiquement. Sch***, guéri de sa blessure, reprenait au bout de quelques semaines le cours de ses repas gargantuesques. Émile Destouches fut enfermé à Charenton et soumis au régime des douches et à la camisole de force pour voir vendu son appétit.


Note

[1] La médaille dont parle Sch*** (jamais Destouches n'écrit son nom en toutes lettres) fut frappée à la Monnaie de Paris, en l'honneur du restaurateur Paul Brébant ; on lit sur la face :

Pendant
le siège de Paris
quelques personnes ayant
coutume de se réunir chez M. Brébant
tous les quinze jours, ne se sont pas une seule.
fois aperçu qu'elles dînaient dans
une ville de deux millions
d'âmes assiégée
1870-71

Sur le revers :

À MONSIEUR PAUL BREBANT
Ernest Renan, Ch. Edmond,
Paul de St-Victor, Thurot,
M. Berthelot, Marey,
Ch. Blanc, E. de Goncourt,
Scherer, J. Bertrand,
Dumesnil, Théophile Gauthier,
A. Nefftzer, A. Hébrard.

(Note de P. Lafargue)

[2] En Anglais dans le texte : gai, jovial, désinvolte (note de MIA).


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