1895

Paru dans Le Devenir Social, nº 1, avril 1895.

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Origine de la propriété en Grèce

A propos de l´ouvrage de M. Paul Guiraud, La propriété foncière en Grèce [*]

Paul Lafargue


1

Les deux méthodes

"Sac à papier ! Rien n´est signé, mon gendre. Tout est rompu !" s'écrie à plusieurs reprises, dans la spirituelle comédie des Faux bonshommes, Peponnet, ce type réussi de l'esprit bourgeois. Promesses de mariage, fiançailles, paroles échangées, tout cela ne vaut pas un chiffon de papier signé et paraphé. Ce même esprit bourgeois anime les historiens de l'école officielle : ils ne connaissent que les textes, étudiés en eux-mêmes et pour eux-mêmes ; ils ignorent ou négligent les faits qui ne sont pas consignés dans des documents graphiques. Cette méthode historique a été portée à sa plus formidable accumulation de citations par les érudits allemands.

En dépit de la patience inlassable et des pénibles recherches de ces bouquineurs, l'histoire n´a pas cessé d'être le roman de personnages, qui ont eu la chance d´avoir des chroniqueurs, plus vu moins fantaisistes, de leurs faits et gestes, et qui restent les grands, sinon les uniques facteurs des événements auxquels ils se sont trouvé mêlés : et quand leur action est insuffisante pour les expliquer, les historiens officiels recourent aux procédés qu´emploient les sauvages pour se rendre compte des phénomènes frappant leur imagination enfantine ; si l'écrivain se pique de libre-pensée et de philosophie il attribue l'évolution des sociétés humaines à des idées de justice, de liberté et autres semblables farfadets, mais s´il est religieux, c'est Dieu, le grand manitou, qui est la cause de tout.

Cette méthode a introduit une déplorable habitude de travail, celle des petits papiers, ou des fiches, sur lesquelles on inscrit des phrases détachées de leur contexte et des faits isolés de leur milieu. On classe et on catalogue ces fiches pour s'en servir au besoin ; un écrivain anglais, auteur de gros in-octavos, me disait un jour en me montrant l'immense tiroir, où ses morceaux de carton étaient ficelés par paquets étiquetés : voilà mon garde-manger. M. Herbert Spencer n´a qu'à réunir et à lier ensemble avec une sauce évolutionniste les fiches que ses secrétaires lui collectionnent pour pondre les indigestes volumes de sa sociologie, où les faits entassés pêle-mêle, non contrôlés, ni rapportés à leurs causes déterminantes sont de nulle signification, bien qu'accumulés par brouettées.

Il existe une autre manière d'envisager l'histoire : les documents graphiques, quoique hautement estimés, ne sont acceptés qu´à condition d'être contrôlés et complétés par les faits recueillis chez d´autres peuples placés dans des situations analogues à celles de la nation qu´on étudie.

Ceux qui emploient cette méthode, adoptent la manière de voir, si nettement affirmée par Vico et si remarquablement confirmée par l'histoire comparée, que "tous les peuples parcourent dans le temps une même histoire de quelque degré de sauvagerie et de bestialité qu´ils soient partis pour se domestiquer". De sorte que, comme le dit Marx, tout peuple parvenu à un degré supérieur de développement montre aux nations qui le suivent sur l'échelle sociale l´image de leur propre avenir. Ces historiens, au lieu de prendre les héros, les génies et les entités métaphysiques comme les uniques moteurs du mouvement humain, recherchent les causes premières et générales des événements dans les transformations du milieu économique qui, bien que de création humaine, domine l'homme et ses organisations sociales et politiques.

2

La négation de M. Guiraud

M. Guiraud se sert de la première méthode ; ce qui ne l'empêche pas cependant d´user timidement de la méthode matérialiste de Marx, et d'établir qu'en Grèce "l'histoire de la propriété a marché de pair avec l'histoire des institutions politiques et qu´il a toujours existé une certaine concordance entre la manière dont le sol était possédé et la manière dont les hommes étaient gouvernés" (page 635).

L'ouvrage de M. G. débute ainsi : "Une question se pose lorsqu'on aborde l'histoire de la propriété foncière dans un pays quelconque, c'est de savoir si ce peuple a débuté par le communisme ou la propriété individuelle. Pour quelques érudits, la réponse n´est pas douteuse. Ils érigent en principe que la communauté des biens est la première étape de toutes les sociétés humaines et ils n´admettent pas qu'aucune d´elles ait dérogé à celte règle". Le professeur de l'école normale répond sans hésitation que cette théorie est fausse en ce qui concerne la Grèce, car "il n´y a pas dans toute la littérature ancienne un seul texte qui, sainement interprété, confirme l´assertion que les premiers grecs ont connu le communisme agraire" (21). A ce compte, parce que dans toute la littérature gréco-latine, il n'existe pas un seul texte rapportant qu'Aristote ait fait ses débuts dans la vie en bavant et en salissant ses langes, nous devons supposer qu´il est venu au monde, comme Minerve jaillissant du cerveau de Jupiter, homme fait et armé de toutes les connaissances de son époque.

Cependant M. G. rapporte que Virgile dit, qu´avant Jupiter, on ne marquait, ni ne délimitait la terre, que Tibulle assure qu'à cette époque on ne plaçait pas de bornes aux champs et que Justin parle du règne de Saturne sous lequel les hommes vivaient en communisme et sans patrimoine. "Mais ces traditions ont plutôt trait à l'Italie qu´à la Grèce" (6).

M. Esmein, qui écrit l'histoire avec des textes, prétend avoir trouvé dans Homère et ailleurs des textes prouvant que les Grecs ont connu le communisme agraire. Mais M. G. passe ses citations à son laminoir officiel et leur extrait un sens opposé, afin de bien démontrer que d´un texte on peut tirer l´opinion qu´on veut. Laubardemont ne demandait que deux lignes pour obtenir une condamnation à mort. Job pensait un peu de même, quand sur son fumier, il s´écriait : Ah ! si mon ennemi avait écrit un livre !

M. G. oubliant que sa négation repose sur des textes, s´aventure jusqu'à déclarer que si on examine de près les passages de l'Iliade et de l'Odyssée, où il est dit que les femmes ne possèdent aucun bien, on trouve "qu´ils manquent de netteté et qu'à la rigueur on serait en droit de prétendre qu´ils n´ont pas grande signification" (59). Si M. G. connaissait les débuts de la famille patriarcale, dont il parle souvent, il verrait qu´au contraire ces passages sont d´une remarquable exactitude : car telle est, alors, la situation de la femme, elle ne possède rien, pas même sa personne. Platon pensait que telle devait être la position économique de la femme mariée : elle devait ne pas recevoir de dot et être exclue de la succession paternelle (Lois IX).

Il arrive à M. G. d´accuser Homère ou plutôt les poètes populaires qui ont créé les chants de l´Iliade et de l´Odyssée de fausser la vérité par raison d´esthétique, en ne donnant par exemple qu´un fils aux rois d´Ithaque, afin de mieux concentrer l´attention (48).

Non seulement M. G. accuse d'inexactitude les textes, mais il leur reproche encore de passer sous silence des événements considérables de la période historique. Du VIIIº au VIº siècles, il se fit des travaux de défrichement qui influèrent considérablement sur la vie des Hellènes et contribuèrent à transformer le peuple essentiellement pasteur de l'Iliade en une nation de cultivateurs, commerçant avec des produit agricoles : la Thessalie, elle-même, exportait du blé. Cependant "les auteurs anciens ne parlent pas de ces grands travaux de défrichement, parce que les changements de ce genre passent inaperçus" (134) [**]. La propriété collective du sol et le communisme agraire ont eu le même sort en Grèce, comme partout ailleurs. Jusqu'en 1847 les savants, les historiens, les philosophes et les économistes ignoraient l'existence de la propriété collective, quand par hasard, un fonctionnaire prussien, le baron Haxthausen voyageant en Russie, découvrit le Mir, qu´il décrivit comme une particularité du peuple slave, mais il ne put apercevoir la Marck en Allemagne, que Maurer ne devait découvrir que plus tard : depuis on a trouvé cette étrange forme de propriété chez tous les peuples parvenus à un certain degré de développement.

Non seulement ces phénomènes économiques dont l'action a été décisive pour la vie des Grecs ne sont pas mentionnés par les historiens et les philosophes ; mais M. G. nous informe qu´il y a pénurie de textes sur la famille patriarcale, cette base de l'Etat (46). Et lui l'historien qui n'admet que ce que disent les textes, qui nie tout ce qu'ils ne rapportent pas, est forcé d'étudier la famille patriarcale chez les Slaves méridionaux afin de se procurer quelques éclaircissements sur l'organisation "du génos hellénique et de la gens romaine" (41). Malgré lui, M. G. est obligé d'user de la méthode non officielle, qui entre ses mains ne donne que des résultats insignifiants.


La foi absolue dans les textes entraîne le croyant à de bien étranges inconséquences : on peut avoir constaté la propriété commune du sol chez tous les peuples de la terre, mais comme les textes grecs sont silencieux sur ce point, les Grecs font exception à la règle générale, "ce qui n´a rien d´étonnant de la part d´une race si éminemment progressive" (23). Les Hellènes sont le peuple unique, le peuple choisi par le Dieu-Propriété, comme Israël était l´élu de Jéhovah.

L'idée exaltée que M. G. a du peuple Grec, lui fait repousser avec dédain cette affirmation d'Ovide, qu'autrefois la terre était commune comme l´air et le soleil. "En sorte que si les premiers humains pratiquaient le collectivisme, c'était à la façon des animaux. Je n'examine pas ce qu´il y a de fantaisiste dans un pareil tableau" (6).

Il faut cependant se résoudre à l'examiner, car le Prométhée d'Eschyle nous parle d'une époque où les Grecs ignoraient le feu, comme les animaux ; ils étaient alors inférieurs aux Fuégiens de la terre de Feu et aux Bochimans de l'Afrique que l´on classe parmi les sauvages les moins développés qu´on ait découverts, et qui cependant se servent du feu.

Diodore de Sicile dit que les premiers habitants de l'Hellade ne se nourrissaient que des fruits spontanés de la terre et de la chair des animaux : c'était sans doute l'époque où ils n´honoraient que deux saisons, comme les peuples sauvages, le printemps et l'automne : en effet, la mythologie la plus archaïque ne mentionne que deux Heures : l'Heure du printemps, Thallô, (verdoyer, fleurir) et l'Heure de l'automne, Karpo (fruit).

Des Mythes grecs nous reportent à cette époque lointaine. Certains épisodes de la vie de Kronos et de la famille des Atrides, par exemple, sembleraient indiquer que les Grecs primitifs étaient anthropophages : le souvenir de ces temps reculés étaient conservés par les cérémonies du culte de Dionysos, comme la communion, ce repas symbolique pendant lequel les chrétiens mangent leur Dieu-homme, sous la forme et l'espèce d'une hostie, rappelle les repas anthropophagiques des sauvages les plus inférieurs.

Il est vrai que les mythologues officiels ont une manière facile et à la portée du premier venu d'expliquer sans cassements de tête les mythes de toutes les religions : ils n'ont pas eu la peine de l´inventer ; après des siècles d'études et de divagations sur les textes, ils sont revenus aux interprétations des rhéteurs de la période Alexandrine, pour qui les mythes n'étaient que la personnalisation des phénomènes astronomiques et météorologiques, comme si les sauvages et les barbares étaient des pédants de cabinet, affranchis des nécessités matérielles et uniquement préoccupés d'élucubrer des abstractions. Mais il faut renoncer à cette agréable méthode si l'on veut donner un sens réel à certaines particularités de l´histoire des dieux de l'Olympe qui scandalisaient si fort Platon. De son temps on ne songeait pas encore à les métamorphoser en jeux innocents des forces de la nature.

Athéna, avant de devenir l'agia sophia des philosophes, a été la féroce déesse d'une tribu de guerriers sauvages. Une légende conservée par Tzelzes nous la représente tuant son père qui voulait la violer, l'écorchant et se parant de sa peau, comme Héraclès de la dépouille du lion Néméen. Son culte gardait le souvenir de sa primitive férocité. Elle était dans la Troade une divinité sanguinaire ; sur ses autels on répandait du sang humain : cette Troyenne Athéna était si vénérée qu'Alexandre s'arrêta à Illios pour lui consacrer des offrandes et que Xerxès lui immola un millier de taureaux. Porphyre raconte qu'à Laodicée, on avait l'habitude de lui sacrifier des vierges. (De Abst., II, §56). Sa compagne Agraulos, la fille de Kekpros, logeait avec elle et Diomède dans le temple de Salamine et tous les ans on lui immolait un homme. L´image d'Athéna, avant de devenir un des chefs-d'oeuvre de la statuaire, avait été un informe bloc de bois, rudi palo et informi ligno, dit dédaigneusement Tertullien (Apol. adv. Gent. XVI), qui était tombé du ciel le jour de la fondation de l'acropole d'Athènes. Ce morceau de bois, image de la déesse poliade de l'illustre cité des arts et de la philosophie, ressemble beaucoup à ces fragments de pierre cristalline que les sauvages d'Australie adorent, comme des excréments de la divinité. Fustel de Coulanges, qui fait de la religion la base de la famille et de la société antiques, supprime ces particularités auxquelles les anciens attachaient une importance capitale, ainsi que le prouvent les récits de Pausanias, et il nous fabrique une religion païenne sur le modèle de la religion du Dieu des bonnes gens de la bourgeoisie honnête et modérée.

L´histoire et la philosophie officielles peuvent se scandaliser et crier à la profanation, mais les mythes du paganisme grec nous représentent les Hellènes primitifs comme des sauvages, dont ils avaient par conséquent les moeurs, l'organisation familiale et les formes de propriété, bien que cela paraisse fantaisiste à M. G. Il n´y pas eu de peuple exceptionnel, toutes les nations, ainsi que tous les hommes, passent par les mêmes phases d'évolution.

3

Le communisme des Grecs

M. Guiraud, pour ne pas s'écarter de la routine académique, affirme que le patriarcat est la forme primitive de la famille, et il appuie son affirmation sur un passage des Lois de Platon. Cependant le philosophe grec préconise dans sa République (liv. V) une forme de famille antérieure au matriarcat : dans cette forme les relations sexuelles ont cessé d'être absolument promisques, et ne sont permises qu'entre personnes appartenant à la même couche génératrice : ainsi que c'était le cas aux îles Hawaï peu avant qu´elles furent découvertes par Cook en 1778. Les tribus Hawaïennes étaient divisées en cinq couches génératrices : 1º la couche des aïeux ; 2º celle des grands-parents ; 3º celle des parents ; 4º celle des enfants ; 5º celle des petits-enfants. Les individus d´une même couche se considéraient comme frères et soeurs et se mariaient entre eux ; ils étaient les enfants des couches antérieures et les géniteurs des couches postérieures ; il leur était interdit d´avoir des relations sexuelles avec les individus des autres couches. Il est inadmissible que Platon, qui "a souvent lu dans l'âme des premiers hommes" (60), ait pu imaginer une aussi extraordinaire forme communiste de la famille, aux antipodes de celle du patriarcat ; cependant c´est celle qu'il recommande dans sa République. Peut-être la tenait-il de voyageurs, des prêtres de l´Egypte qu´il admirait si sincèrement, ou des initiés aux mystères de Déméter et de Dionysos, qui devaient conserver les traditions de l'époque préhistorique, pendant laquelle les hommes, selon la hautaine formule des patriciens romains ne pouvaient nommer leurs pères, ne connaissaient pas le mariage et s´accouplaient comme des bêtes.

Quand on écarte ces difficultés et mille autres semblables, on peut carrément déclarer avec M. G. que "la théorie du Matriarcat est radicalement fausse". Cependant notre auteur cite un fragment de Nicolas de Damas rapportant qu´en Lycie, les filles héritaient de préférence aux fils (212), ce qui est radicalement opposé à tout ce que nous savons de la famille patriarcale et reproduit ce qu'Hérodote dit de la famille égyptienne.

Le mariage de Héra avec son frère Zeus, qui en Crète était nommé "le mariage sacré" nous ramène aux relations sexuelles entre frères et soeurs des tribus Hawaïennes, lesquelles ne furent interdites que lorsque la tribu se divisa en géné ou clans. Le caractère de Clytemnestre dans la trilogie d'Eschyle, si transformé par Sophocle et Euripide, (chez ce dernier, au lieu d'être une Justicière qui punit Agamemnon pour avoir attenté à ses droits de mère, elle est dégradée à n'être qu'une misérable adultère), ainsi que le plaidoyer des Euménides et d´Apollon devant Athéna, sont incompréhensibles si on n'admet pas ce que Bachofen appelait le Droit de la Mère.

On est également en droit de demander aux mythologues qui nient le Matriarcat d'expliquer la scène grotesque que joue Zeus dans l'Olympe et qui ressemble tant à la couvade basque : car c'est bien un accouchement qu´il simule. Athéna sortit de son ventre, rapporte Hésiode, ce n´est que plus tard qu'on imagina de la faire s'élancer de sa tête. Plutarque dit qu'à Amathonte on répétait tous les ans une pareille comédie, "un jeune homme, couché dans un lit, imitait les cris et les mouvements d´une femme en travail" (Thésée, § 18). Le père, quand il supplanta la mère dans la direction de la famille, voulut faire croire que c'était lui et non la femme qui mettait au monde l'enfant.
Il faut connaître ces formes primitives de la famille pour comprendre comment la tribu s´est divisée en géné, qui ensuite se sont morcelées en familles patriarcales.

La propriété s´est constituée durant le cours des transformations familiales contribuant à déterminer et à précipiter les différentes phases de cette évolution. Au début le sang est le seul lien qui unit tous les membres de la tribu et du génos, tous ont le même sang dans les veines ; la femme ne quitte jamais son génos, "elle est la mère du clan", disent les Peaux-Rouges. Dans la famille patriarcale la femme est de sang étranger, elle a quitté son génos pour venir habiter dans celui de son mari qui l'adopte : le mari romain la considérait comme sa fille. La propriété et le sang sont alors les liens qui unissent toutes les familles patriarcales du génos.

Tout le génos habile sous le même toit ; on a trouvé parfois plus de 700 individus cohabitant dans la même demeure : mais lorsque le génos se fragmente par familles patriarcales, chaque famille loge dans une maison particulière et toutes les maisons s'agglomèrent pour former un village, qui d'ordinaire porte le nom du génos ; au début les membres du génos peuvent seuls résider dans le village, ce n´est que plus tard qu'on y admet les étrangers.

La terre, propriété commune de toute la tribu, est divisée en autant de territoires qu´il y a de géné, mais une partie reste toujours indivise. Le territoire du génos appartient en commun à tous ses membres : les terres arables, cultivées en commun et leurs récoltes consommées en commun, tant que tout le génos habite dans une même demeure, sont divisées en autant de lots qu´il y a de familles patriarcales, dès qu'elles se séparent. Mais les bois, les prairies et les eaux restent indivis. Les terres arables d´abord alloties annuellement, puis à de plus longs intervalles, finissent par s'immobiliser comme propriété privée des familles.

La propriété privée se manifeste d'abord non par la possession du sol, mais par celle des objets mobiliers (armes, bijoux, métaux, bestiaux, esclaves, etc.). La terre n´est devenue propriété privée que par un subterfuge : la maison, à cause de sa construction élémentaire, est considérée par les barbares comme objet mobilier ; on la brûle à la mort de son propriétaire avec ses armes, ses chevaux et autres biens meubles. La maison. étant objet mobilier, peut être possédée comme propriété privée, elle communique cette qualité au sol sur lequel elle s'élève, puis au terrain qui l´environne. Et c´est parce que la famille possède une maison dans le village qu'elle participe aux distributions de terres arables et qu'elle a le droit de pâturage dans les forets et les prairies restées communes. "L´habitation de l´homme est la mère du champ, dit le proverbe germain, cité par M. G., la part du champ détermine celle de la pâture ; la part de la pâture, celle de la forêt".

Tous les peuples dont on a pu étudier les origines ont traversé, plus ou moins rapidement, ces formes primitives de la propriété, M. G. nous fournit dans son ouvrage si richement documenté, les textes nécessaires pour prouver que les Grecs ne font pas exception à la règle générale.


Aristote et des savants modernes constatent que plus de 28 villages de l'Attique portent des noms de famille ; et ils affirment que les noms de village terminés en idai et adai sont également des noms de famille. Un fait analogue s´observe à Teos, dont les divisions territoriales sont presque toutes désignées par des noms de personnes, qui sont les éponymes de géné ayant séjourné pendant longtemps dans les cantons qui tirèrent d'elles leurs appellations (69-70). M. G. établit donc ce fait important que tous les villages de l'Attique et de Teos ont été habités par des individus appartenant au même génos, qui se considéraient parents, omogalaktes, nourris par le même lait, c'est-à-dire, issus de la même mère, comme les sauvages, vivant dans le communisme du génos, avant l'apparition de la famille patriarcale.

M. G. nous dit que chaque génos se composait de 10 à 12 familles patriarcales formées par 5 ou 6 ménages : en mettant 5 personnes par ménage, cela fait 25 à 30 par famille patriarcale, et 250 à 360 par génos : c'est peu. On sait qu´au Vº siècle avant J.-C. la gens Fabia put mettre sur pied 306 guerriers pour combattre les Veiens, ce qui autorise à porter le nombre de ses membres à 1000 ou 1200. Il est probable que beaucoup de géné grecques approchaient plutôt de ce nombre.

M. G., par une inexplicable contradiction, va nous démontrer que les géné grecques vivaient en communauté comme les clans des Peaux-Rouges. "Le sol, dit-il, ne peut être possédé à titre personnel, il reste la propriété de tout le génos" (53) qui habite le même village, d'où les étrangers sont exclus. "Jadis, on hésitait beaucoup à introduire un étranger, fût-il déjà métèque, dans le corps des citoyens" (150), et quand on permettait à un étranger, dont on nécessitait le service comme artisan, de résider dans le village, on ne lui accordait pas pour cela le droit de posséder une maison ; mais quand on le lui donnait, "on lui octroyait l'épinomia ou le droit de jouir des pâturages publics" (152) restés indivis.

"Tous les membres du génos étaient propriétaires à titre collectif du kléros et en avaient la jouissance, comme le chef" (97). Le kléros, comme son nom l´indique, était la partie du territoire commun de la tribu, adjugé par le sort au génos : le sort est la seule manière que connaissent les sauvages et les barbares pour faire leurs distributions de terres. Dans un autre passage, M. G. est encore plus affirmatif : "les cités étaient composées d´un certain nombre de familles patriarcales... Chacune d'elles avaient la cohésion que donne la communauté des intérêts, puisque les biens étaient la propriété indivise du génos tout entier." (113).

La propriété commune du génos persiste en pleine décomposition de la famille patriarcale : des inscriptions portent que dans l'Attique, dans l'île de Cos, de Chio, qu'à Tanagra, Melos, des géné possèdent conjointement des maisons, des champs, des terrains et des temples (393 et 387).

"L'Attique était divisée en plusieurs domaines, qui nourrissaient chacun un génos. Il y avait en dehors d´eux de vastes espaces de terre à l'état de pâturages et de bois, qui n'appartenaient pas aux géné ; mais ces terres étaient des biens communaux où tout le monde avait libre accès et que nul ne possédait en propre" (383). Nous avons dit que lorsque la tribu partage son territoire entre ses clans, une partie reste propriété indivise et sert à l'isoler des tribus environnantes. M. G. se trompe quand il dit que ces biens communaux étaient accessibles à tous ; il n'y avait que les membres des géné composant la tribu, qui pouvaient y chasser ou envoyer pâturer leurs bestiaux : chez les Peaux-Rouges, quand un étranger était pris sur le territoire commun on lui coupait le nez et on menaçait de le scalper en cas de récidive.

M. G. remarque que ni Méléagre, ni aucun des héros de l'Iliade qui reçoivent des terres arables, n'obtiennent des pâturages, que l'Iliade, qui énumère les champs de blé, les arbres fruitiers et les nombreux troupeaux de Tydée, ne mentionne pas ses pâturages, et que l'Odyssée qui est bien postérieure à l'Iliade, décrivant le domaine et le bétail de Laerte ne parle pas de ses prairies (65).

M. G. a raison de s'étonner de ce fait, car la richesse des héros homériques est en bétail ; quand l'Iliade dit qu´un guerrier est opulent, c'est qu´il possède beaucoup de boeufs, de chèvres et de brebis. Ces héros qui sont des chefs militaires de géné, de phratries et de tribus ne possédant pas de pâturages, devaient faire pâturer leurs bestiaux dans les bois et les prairies appartenant à la communauté. Ces terres communales devaient être considérables, et s´étendre sur presque le totalité du territoire de la Grèce homérique dont la population se nourrissait principalement de viande et de laitage. Même au temps de Platon les Grecs consommaient tant de viande de porc, qu´il estime les porchers aussi indispensables à une cité que les boulangers (512). Originairement la Grèce était très boisée : les Hellènes étaient primitivement un peuple de pasteurs, comme le démontrent les mots nombreux et à sens variés que le mot bous (boeuf) a concouru à former bougerôn (vieillard), bouleutès (membre de l´aréopage), boulaios (qui préside aux conseils), boulé (assemblée), bouleusis (volonté), boulomachos (belliqueux), etc. Nomos, avant de signifier demeure, coutume, loi, a voulu dire pâturage.

Les terres cultivées, par contre, étaient "des îlots perdus dans une mer de bois et de prairies" ; il n'en pouvait être autrement, vu les instruments aratoires ; la charrue était un croc en bois et la bêche un pieu pointu. Le fameux jardin d'Alcinous n´avait environ que 25 ares ; le champ que les Etoliens donnèrent à Méléagre qui les avait secourus contre les Curètes, n'était que de 3 ou de 12 hectares ; les érudits ne sont pas d'accord ; le chiffre 3 est cependant le plus probable. Mais ce petit champ lui octroyait le droit de pâturage sur d´immenses prairies et bois communaux.

Les terres cultivées n'étaient pas propriété privée, nous dit M. G. ; en effet, quand Achille et Hector énumèrent les biens qu'ils transmettront à leurs parents, ils ne parlent que d'objets mobiliers et ne mentionnent pas de terres arables ; car la propriété privée commence par les biens meubles pour aboutir, après une longue série de siècles, à la possession de l'immeuble. Aussi, dans Homère, il n'est pas fait mention de vente de terres ; car "la terre comme le soleil ne peut ni se vendre, ni s'acheter", disent les Peaux-Rouges.

Les terres arables, propriété commune du génos, étaient-elles alloties aux familles qui la composaient ainsi que cela avait lieu dans les villages russes ? M. G. le nie, mais il s'empresse de nous fournir un texte pour réfuter sa négation. "Plutarque, nous dit-il, prétend qu'à Sparte l'enfant nouveau-né recevait aussitôt un des lots qui formait le territoire des citoyens" (53). Qu'était ce territoire d'où on détache des lots pour les nouveau-nés ? S'il fallait le génie de Cuvier pour reconstituer un animal antédiluvien avec un seul os fossile, il ne faut que de la mémoire à l'historien des coutumes primitives pour déduire de ce seul fait que les terres arables se partageaient annuellement entre les familles Spartiates du temps de Lycurgue et par conséquent dans toute la Grèce, à un moment donné, car, "quand on aperçoit à Lacédémone un trait de moeurs original ou une institution singulière de droit, on peut presque toujours affirmer que c'est un débris du passé conservé par exception dans la plus routinière des cités grecques" (55).

Voici l'explication de la phrase de Plutarque. Dans les villages collectivistes, lorsqu'on fait les partages agraires, des lots de terre sont toujours mis de côté et réservés pour doter les nouveau-nés et pour contenter ceux qui se plaignent d´avoir été défavorisés par le sort.

M. G. a collectionné d´autres textes pour démontrer le communisme agraire des Grecs.

Quand, au XVIº siècle, les féroces et barbares chrétiens débarquèrent au Pérou, le pays était habité par deux races superposées. Les Incas, la race conquérante, ainsi que toutes les aristocraties, conservaient les coutumes du passé et vivaient sous le régime du communisme du génos, tandis qu'il semble que les nations vaincues de ce vaste empire évoluaient vers la propriété patriarcale. Tous les ans, les terres cultivées de chaque localité étaient divisées en 3 parts : l'une était morcelée en autant de parcelles que de familles ; l´autre était attribuée aux Incas et la troisième était réservée au Soleil, le Dieu des Péruviens. Les terres du Soleil étaient cultivées en commun par toute la population, et leurs récoltes, après avoir défrayé les dépenses du culte, étaient distribuées entre les familles du village.

Une chose analogue se passait en Grèce. A chaque partage de terre ou de butin, une part était mise de côté pour Athéna, Déméter, Zeus ou n'importe quelle autre divinité, afin de constituer la propriété sacrée, qui comprenait des terres arables, des bois, des pâturages, des vignes, des maisons, etc... (365). Mais le Dieu grec, ainsi que le Dieu péruvien, n'avait qu'une propriété fictive, la masse des citoyens, l'ecclesia, était le véritable propriétaire. Le peuple de Délos disposait du domaine sacré ; réuni en assemblée, il énonçait les conditions des baux et aucune somme ne sortait de la caisse des prêtres sans un décret du peuple ; les dépenses du culte payées, les revenus ou les récoltes du domaine sacré devaient être distribué aux citoyens comme au Pérou. M. G. confirme cette opinion en rapportant la décision d´une phratrie de Mylassa qui décrète que les revenus du domaine sacré doivent être versés dans sa caisse (370 et suiv.).

"Chez les Grecs, comme chez la plupart des peuples primitifs, l'Etat se constitua lentement" (32) ; il n'existe pas tant que le génos conserve son organisation communiste, mais il prend naissance et grandit à mesure que celle-ci se transforme, et il substitue peu à peu son autorité à celle des chefs des géné et s´empare de l´administration de leurs biens communs : c´est là l´origine du domaine public si considérable dans toutes les cités grecques et qui s´agrandissait constamment par acquisitions et guerres. L´origine communiste du domaine public est bien caractérisé par la possession des mines, qui toutes appartenaient à l'Etat : car la tribu et les géné, alors même qu'elles avaient distribué les terres arables en toute propriété aux familles, conservaient toujours la propriété du très-fonds, tandis que les familles ne possédaient que la superficie, "celle qui est remuée par le soc de la charrue", disaient les Germains communistes. La possession des mines par l'Etat, indique que le sous-sol, ainsi que le sol, avaient appartenu primitivement comme propriété commune aux tribus et aux géné qui habitaient la Grèce.


Le communisme de la tribu et du génos a donné naissance chez les sauvages et les barbares qui vivaient sous son régime à des moeurs et à des coutumes absolument différentes de celles que devait engendrer l'égoïste propriété privée. Ces mœurs se sont conservées, parfois longtemps après la disparition de ce communisme primitif, dans certaines habitudes populaires et cérémonies religieuses : la religion est parfois un musée très complet des antiques coutumes.

Les membres d'un génos, avant sa segmentation en familles patriarcales, logent dans une demeure commune et prennent leurs repas en commun : la matriarche distribue les rations. Les sexes vivent à part, couchant et mangeant séparément, probablement pour éviter les relations sexuelles entre frères et sœurs, comme celles que nous révèlent le mariage d'Héra et de Zeus.

Les syssities se présentent immédiatement à l'esprit comme une reproduction des repas communistes du génos. M. G. a une objection toute prête. "C'est là une vue superficielle. L'institution dont il s'agit se rattache aux plus vieilles idées morales de la race Indo-Européenne et même de toutes les races." Les syssities ne sont que l'extension à toute la cité des repas pris dans le sein de la famille patriarcale en l'honneur des ancêtres défunts. M. G. emprunte cette vue profonde à Fustel de Coulanges, qui ramène toute l'organisation de la famille et de la cité antique au culte des morts. L'effet devient pour lui la cause. Le culte des morts n'apparaît que longtemps après la constitution de la famille patriarcale et ne fut imaginé que pour la maintenir et la perpétuer. Il n'y a nulle trace de ce culte familial des morts dans l'Iliade et l'Odyssée ; les grecs de cette époque envoient les morts demeurer dans l'Olympe, quand ils sont des demi-Dieux, comme Héraclès, ou dans l'Enfer quand ils ne sont que des héros, comme Achille. Tandis que, lorsque la famille patriarcale a pris corps, son chef mort ne quitte pas sa demeure, il est enterré dans la cour qui entoure la maison, il continue à vivre dans son tombeau et à diriger l'administration du patrimoine familial ; son héritier prétend consulter ses volontés et recevoir ses ordres : ce culte des morts était un instrument de gouvernement de la famille, une invention pour prévenir les révoltes contre l'autorité du nouveau chef. Les Spartiates, chez qui la famille patriarcale ne put s'établir dans toute sa rigidité, ne possédaient pas ce culte pour les morts, sur lequel s'étend avec trop de complaisance Fustel de Coulanges, dans la Cité antique. Ils n'enterraient pas les morts sur le domaine familial, mais dans la ville et près des temples. (Plut., Lyc., XXIX).

Les repas communs des Iroquois, dont Morgan a si admirablement étudié les mœurs, n'ont pas le moindre rapport avec le culte des morts, qu'ils ignoraient.

M. G., dans son désir de dépouiller les syssities de toute trace communiste, passe sous silence un caractère important des repas en l'honneur des morts : seuls les membres de la famille avaient droit d´y assister ; les esclaves, pour pouvoir approcher de l´autel familial, devaient être adoptés ; admettre un étranger à ces repas, c'eut été commettre une grave offense envers les morts. Si les syssities dérivaient de ces repas, ils auraient conservé ce caractère, et les étrangers, à qui on défendait de participer aux cérémonies sacrées, n'auraient pas pu y prendre part ; tandis qu'au contraire ils y étaient admis. Les Grecs, qui étaient si religieux, auraient donc commis sans le moindre remords des sacrilèges envers leur divinité poliade.

Je m´étais promis de ne me servir que des textes cités par M. G., mais je me vois obligé, pour bien mettre en relief le caractère communiste des syssities, de mentionner un fragment d'Héraclide de Pont, le disciple de Platon, qui a échappé à l'érudition du savant professeur, bien que dans la circonstance il ait une importance capitale. Héraclide décrit une andréie crétoise ; les hommes seuls assistent à ce repas communiste ; chaque table est sous la surveillance d´une matrone, qui distribue la nourriture, mettant ostensiblement de côté les morceaux de choix pour ceux qui s'étaient distingués au conseil ou sur le champ de bataille ; les étrangers étaient servis les premiers, même avant l'archonte. Un passage d'Aristote que ne cite pas M. G., dit expressément que les provisions de ces repas étaient prélevées sur les récoltes, les troupeaux et les redevances des serfs appartenant à la communauté, de sorte, ajoute-t-il, "que les hommes, les femmes et les enfants étaient nourris en Crète aux frais de l'Etat." (Pol, liv. II, ch. VII § 8). Dans un autre endroit, il prétend que ces repas avaient imposé la communauté des biens en Crète et à Sparte. (Liv. II, ch. II, § 10)

M. G. nous dit que Platon s´étant fait vieux et partant moral avait dans les Lois abandonné les théories communistes de la République, cette opinion est généralement admise : cependant quand on étudie de près les Lois, on voit qu'à part le communisme des femmes et sa dégoûtante prédilection pour l'amour infâme, il n'a rien abandonné de ses théories sur la communauté des biens. Il divise le sol de sa colonie en 5040 parts qu´il distribue aux citoyens ; mais il ne leur accorde qu´un droit de propriété illusoire, puisqu´il les oblige à apporter à la masse commune leurs récoltes et les produits de leurs troupeaux pour être divisés en trois parts : une pour les citoyens, une pour les esclaves et la troisième pour les artisans, les métèques et les étrangers. Cette dernière part est seule mise dans le commerce ; les deux autres sont consommées en commun dans des réfectoires par les citoyens accompagnés de leurs femmes et enfants. On sait que Platon reproduit les coutumes crétoises.

Les philosophes grecs étaient obsédés par le communisme, dont il restait à leur époque de nombreux vestiges, à tel point qu'Aristote qui a critiqué si sévèrement la République de Platon, retombe dans le communisme dès qu'il essaie de tracer le plan d'une cité idéale. II divise son territoire en deux parts, l'une privée, l'autre publique : les terres communes doivent servir à approvisionner les repas publics des guerriers et des magistrats, nourris aux frais de la communauté.

Si les philosophes pensaient d'une manière si communiste, c'est que, comme au moyen-âge, les habitudes communistes pénétraient encore les moeurs ambiantes. Des droits qu´on n'accordait pas aux individus, on les octroyait à leurs communautés, qui devaient ressembler aux fraternités et aux Ghildes du moyen-âge. Les étrangers, les affranchis et même les esclaves qui ne pouvaient acquérir individuellement des propriétés immobilières, pouvaient devenir propriétaires dès qu´ils s'organisaient en corporations.

M. G. nous dit que d'après Aristote et Xénophon, chaque Lacédémonien avait le droit de se servir des chiens, chevaux et esclaves d'autrui, et même de pénétrer, en son absence, dans sa maison et de puiser dans l´armoire aux provisions (19) et cet usage n´était pas particulier à Sparte (20). Il est tellement décidé à voir nulle part des habitudes communistes, qu´il assure que l'on trouve de semblables mœurs chez nos paysans, si pervertis par la petite propriété, mais il néglige de nous indiquer dans quel coin ignoré de la France se rencontrent ces paysans idéaux.

L'exemple des paysans ne lui paraissant pas convaincant, il ajoute que ces coutumes si étranges pour nous qui sommes pétris par l'égoïste propriété privée, proviennent de ce sentiment fraternel qui fait "que les hommes sont d´autant plus enclins à se prêter une assistance réciproque que l'état social est plus rudimentaire" (20).

M. G. a raison ; tant que dure le communisme primitif, les rapports les plus fraternels unissent les membres d´un même génos et d´une même tribu ; mais dès que la propriété privée s´implante, l'homme devient un loup pour l'homme. Les moeurs décrites par Aristote et Xénophon ne se retrouvent pas chez nos paysans individualistes, mais chez les sauvages et les barbares communistes. Catlin, qui a vécu des années chez les Peaux-Rouges du centre de l'Amérique du Nord, dit que n´importe quel Indien entre dans la case même du sachem ou du chef militaire de sa tribu, le basileus des Grecs, s'asseoit à table sans être invité et mange à son appétit : il ne fait que consommer des provisions qui appartiennent à tous.

Le sauvage et le barbare communistes mettent la main sur tout ce qu'ils désirent, comme Molière prenait son bien partout où il le trouvait. Cette habitude était si enracinée chez eux, que lorsque la propriété privée des familles patriarcales fut constituée, il fallut recourir aux pénalités les plus terribles pour la déraciner. Les lois de Dracon punissaient de mort le voleur, la loi des XII Tables le condamnait aux verges et à l'esclavage ; les lois barbares sont tout aussi féroces : la loi des Burgondes réduisait en esclavage la femme et les enfanta âgés de plus de 14 ans qui n´avaient pas dénonce l'une son mari et les autres leur père, coupable d´un vol de chevaux ou de bœufs. Les moeurs communistes devaient être bien puissantes à Lacédémone et le droit de propriété encore bien incertain pour qu'il fut permis à tout citoyen de disposer avec tant de sans-gêne de la propriété d'autrui.

4

Les causes de la décadence grecque

Je devrais m'arrêter ici ; mais M. Guiraud s'étant place au bas niveau des Deschanel du Palais-Bourbon pour affirmer que "la Grèce avait péri par le socialisme agraire", une revue socialiste ne petit laisser passer une telle assertion sans la relever, quand elle émane d´un professeur aussi versé dans l´histoire de la société grecque.

La Grèce a péri, non par le socialisme agraire, mais par la question agraire, la grande question sociale de l'antiquité, qu'elle n´a su, ni pu résoudre.

La propriété foncière était en Grèce et en Italie la base du pouvoir politique. L'industrie et le commerce n'étaient pas assez développés pour créer dans la cité antique une bourgeoisie industrielle et commerciale capable de faire contrepoids à l'aristocratie foncière, ainsi que le désirait le génie politique d'Aristote. Les villes du moyen-âge purent donner naissance à cette classe moyenne : si elles furent fréquemment ensanglantées par des luttes entre le patriciat communal et les maîtres des métiers d'un côté et les ouvriers de l´autre, elles se développèrent en opposition aux barons féodaux résidant dans les campagnes, et finirent par les dompter et les absorber. Mais l'aristocratie grecque et romaine, bien que dérivant sa puissance de la propriété foncière, était maîtresse de la cité : c'est elle qui vint en conflit avec les éléments de perturbation sociale que renfermait la cité.

La concentration de la propriété avait arraché de la terre une classe nombreuse de citoyens, qui se concentraient dans les villes ; ils n´avaient pas de moyens d'existence. Ils n'exerçaient et ne voulaient exercer aucun métier manuel, hormis celui d'agriculteur, et ils ne possédaient plus de terre. Les métiers, sordidae artes, étaient exclusivement réservés aux esclaves et aux étrangers qui n´avaient pas de droits civiques ; un citoyen se serait déshonoré en pratiquant un métier. Les travaux mécaniques, dit Xénophon dans son Economique, "déforment le corps et détériorent l'intelligence, c'est pour cette raison que les gens qui se livrent à ces travaux ne sont jamais élevés aux charges publiques", Platon veut que l'on condamne à la prison tout citoyen coupable de faire un commerce. Tite-Live nous apprend que Brutus, l'ancien, souleva la plèbe en accusant Tarquin d´avoir fait des maçons et des artisans avec des citoyens romains.

Les citoyens, sans terres et sans métiers, qui formaient la plèbe des cités de la Grèce et de l'Italie, étaient absolument sans ressources. C'est l'impérissable honneur de la pensée grecque, d´avoir donné une expression philosophique à cette situation économique, d'avoir engendré la philosophie idéaliste, à qui les chrétiens devaient emprunter leurs idées les plus élevées et que nos philosophes officiels rabâchent. L'idéal de Diogène et de Cratès et plus tard celui de Jésus : ne posséder qu´un bâton et qu´un manteau, n´était pas simplement une fantaisie de moraliste, mais la triste réalité pour nombre de citoyens et de philosophes qui ne désiraient rien plus ardemment que de posséder des champs et des maisons. Le stoïcisme de Zénon et des cyniques leur enseignait à faire bonne figure contre mauvaise fortune et l'idéalisme de Platon et des sophistes leur apprenait à faire parade de mépris pour les Biens matériels (ta Agatha), afin de paraître ne chercher et ne convoiter que le Bien idéal (to Agathon).

Quand les citoyens dépossédés devenaient trop nombreux et trop remuants, les eupatrides des cités grecques s'en débarrassaient en les envoyant fonder des colonies ; les patriciens romains avaient une précieuse ressource qu´ils ne possédaient pas, ils les enrôlaient dans leurs armées qui guerroyaient dans toutes les directions. Aussi la situation devint critique pour les propriétaires de la Grèce, quand ils ne purent exporter, comme colons, la masse croissante des citoyens pauvres ; et comme ils n'avaient pas des armées permanentes pour les massacrer, ainsi que le fit la Bourgeoisie française en juin 1848 et en mai 1871, il ne se présentait aux Grecs que deux moyens de sortir de la difficulté. Nourrir les citoyens pauvres, c´était impossible, ils étaient trop nombreux et l'Etat n'était pas assez riche ; ou remettre les choses en état par un partage des terres, par un retour à un passé assez récent pour qu'on en conservât un vivant souvenir. Le gouvernement russe a résolu de la sorte jusqu'à ces derniers temps, le problème agraire : il imposa à chaque recensement quinquennal de la population le partage des terres qui, dans certaines régions, ne s'était pas fait depuis plus de vingt ans ; les accapareurs, dépossédés d'une partie de leurs champs, les nommaient partages noirs.

Mais il n'y avait pas d'autocrate dans les cités grecques pour imposer un partage que préconisaient Platon, Aristote et la troupe des Sophistes et des rhéteurs qui pullulaient à mesure que le nombre des dépossédés grandissait. Mais quand les philosophes réclamèrent le partage des terres, il était devenu impuissant à résoudre le problème social : car le partage agraire, pour donner de bons résultats, présuppose sinon le communisme du génos, du moins l'habitation de ses membres dans les champs et l'habitude du travail agricole. Or le communisme primitif du génos avait disparu et son organisation était en pleine décomposition, au point que Cleisthène, en 505 avant J.-C., put établir que le Dème serait l'unité politique à la place du génos, c'est-à-dire qu'à partir de cette époque l'édifice politique reposa non plus sur le sang, mais sur la résidence.

Cependant ce retour en arrière, cette utopie des philosophes était la seule solution à laquelle la masse des dépossédés ajoutait foi : abolition des dettes, partage des terres, fut leur cri de guerre. Les propriétaires s'organisèrent pour la résistance ; à Athènes, à Itania, en Crète, cette terre d'élection du communisme, et dans toutes les cités, ils se lièrent par ce serment civique : Je ne voterai ni la suppression des dettes, ni le partage des terres et des maisons. Les expropriés se révoltèrent, chassèrent les accapareurs de terres et se partagèrent leurs propriétés. Mais divorcés depuis des années et même depuis des générations avec le travail agricole, ils étaient inhabiles à cultiver les terres qui leur étaient échues en partage, et pour les mettre en culture ils étaient obligés de se reposer sur le travail des esclaves, trop peu nombreux pour nourrir ce peuple de pauvres parasites ; souvent les esclaves profitaient de ces troubles et de ces révolutions pour s´enfuir. La discorde se mettait parmi les révoltés et les propriétaires bannis revenaient occuper leurs biens, grâce aux secours des ennemis de leur cité, pour être de nouveau expulsés.

Le problème social était insoluble dans l'antiquité.

Les propriétaires vaincus, bannis et errants de cité en cité, perdirent nécessairement le sentiment de la patrie, si fervent et si farouche aux beaux temps de la famille patriarcale, pour ne conserver que le sentiment de la propriété, qui autrefois se confondait avec l'amour de la patrie ; car alors on n'avait une patrie qu'à la condition de posséder un patrimoine. Ils se liguèrent dans toute la Grèce et firent cause commune contre les démagogues, qui d´ordinaire ne portaient pas la révolution au-delà des limites du territoire de leur cité. Les propriétaires, afin de les vaincre, appelèrent les Macédoniens d'abord et les Romains ensuite. C'est l'aristocratie foncière, ce sont les propriétaires qui ont livré la Grèce aux barbares, comme ils dénommaient les Macédoniens et les Romains. Les derniers champions de la liberté hellénique furent des démagogues : Dioeos, Critolaos et Damocritos, et ce n'est que "dans les basses classes de la société qu´ils rencontrèrent quelques restes de patriotisme et d'abnégation" (632). L'aristocratie propriétaire se réjouit de leur défaite et applaudit à la victoire définitive de Rome, en 146 avant J.-C.

Les classes propriétaires dans l'antiquité, comme dans les temps modernes, ont toujours trahi leur patrie pour conserver leurs iniques privilèges. L'aristocratie française appela l'étranger pour écraser la révolution bourgeoise de 1789 et la bourgeoisie de 1871 préféra livrer Paris à Bismarck que de partager le pouvoir avec les révolutionnaires : "Plutôt les Prussiens que les Prolétaires !" M. Thiers, dit "le père de la patrie", implora et obtint le concours de Bismarck pour vaincre le Paris de la Commune et égorger ses soldats. Bismarck l'a avoué et tous les journaux capitalistes ont enregistré l´aveu, sans un mot de protestation. (Voir le Temps du 19 mai 1890, page 2, colonne 4).


Notes

[*] La propriété foncière en Grèce jusqu´à la conquête romaine, par Paul Guiraud, maître de conférences à l´Ecole Normale supérieure, chargé de cours à la faculté de lettres de Paris. Ouvrage couronné par l´Académie des sciences morales et politiques. Hachette et Cie, 1893.

[**] La mythologie d'après Strabon avait été plus attentive ; puisqu´il s'explique les luttes d'Héraclès, contre le fleuve Acheloos, l´hydre de Lerne et les oiseaux du lac de Stymphale, comme autant d'efforts faits par les hommes primitifs pour endiguer les rivières et dessécher les marais. Mais les mythologues officiels, dédaigneux de ces grossières explications, prétendent au contraire que ces mythes indiquent plutôt l´action bienfaisante de la chaleur du soleil sur la terre humide (Décharme, Mythologie de la Grèce antique).


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