1903

Le pays le plus développé industriellement montre à ceux qui le suivent sur l'échelle industrielle l'image de leur propre avenir.
K. Marx


Paul Lafargue

Les trusts américains

Avant-propos
Chapitre I : Les trusts le 1er janvier 1903

avril 1903


 

Avant-propos

Les trusts américains envahissent l'Europe ; leur renommée avait franchi l'Atlantique, avant qu'ils eussent fait leur apparition en Angleterre, en Allemagne, en France et en Belgique. Les millions et les milliards, dont ils sont armés, frappent d'abord l'esprit : cette monstrueuse accumulation de capitaux, la plus formidable qu'on ait encore vu, est, en effet, un événement qui, a lui seul caractérise une phase de l'évolution capitaliste.

Mais l'énormité des capitaux n'est pas le seul fait qui mérite d'attirer l'attention : les trusts, mettant de côté les vénérables principes de l'Économie politique et donnant d'irrévérencieux démentis aux tranchantes affirmations de messieurs les économistes, suppriment la concurrence et substituent une organisation méthodique à l'anarchie qui règne dans la production capitaliste.

Mais cette scientifique organisation de l'industrie qui accroît la puissance productive du travail salarié, accélère la concentration des richesses, bouleverse la vie économique, sociale et politique, engendre une grossissante plèbe de mécontents bourgeois, lésés dans leurs intérêts matériels et élabore des crises économiques et des événements révolutionnaires.

Les trusts américains sont un phénomène historique nouveau d'une si puissante action sur le monde capitaliste, qu'ils relèguent au second plan tous les faits économiques, politiques et scientifiques survenus dans ces quarante dernières années.

J'ai essayé dans cette brève étude d'exposer l'organisation des trusts et d'esquisser les traits saillants de leur action théorique et pratique.

P.L. avril 1903

 

Chapitre I : Les trusts le 1er janvier 1903

 

John Moody, qui publie à New-York l'annuaire des sociétés par actions et obligations - Moody's Manual of Corporation securities – donne dans une petite brochure, portant le titre suggestif de The Morganization of Industry, la liste des Industrial Consolidations ou Trusts, formés du 1er janvier 1899 au 1er septembre 1902, d'une capitalisation d'au moins de 10 millions de dollars, soit de 51.500.000 francs. Elle mentionne entre autres :

Deux trusts du cuivre, l'un de 800 millions et l'autre de 257 millions ; un trust des vitres de fenêtres, de 87 millions ; un de la laine, de 250 millions ; du papier à écrire, de 200 millions, du lait condensé, de 125 millions ; de la levure en poudre, de 100 millions ; des tabacs, de un milliard 350 millions ; du tabac à priser de 105 millions ; du sucre raffiné, de 103 millions ; des ressorts d'acier pour wagons, de 100 millions, de produits caoutchoutés, de 135 millions ; des fruits, de 80 millions ; des produits du mais, de 400 millions ; des peaux et cuirs, de 170 millions ; des produits chimiques, de 85 millions ; de l'acier, de 7 milliards, etc. etc. Il s'est formé des trusts dans toutes les branches de la production agricole et industrielle.

Les 82 trusts cités dans la brochure de Moody, dont le lecteur trouvera l'énumération à l'appendice, ont une capitalisation de 22 milliards 250 millions mais cette liste est incomplète, puisqu'elle ne mentionne que les trusts constitués pendant ces trois dernières années et d'une capitalisation d'au moins 50 millions.

J. Moody dit qu'une liste qui ne tiendrait compte ni de la grandeur du capital, ni de la date de formation, comprendrait probablement 800 trusts, dont la capitalisation serait d'environ 46 milliards, et si on y ajoutait les Compagnies de chemins de fer on arriverait à une capitalisation dépassant 76 milliards.

Les chiffres donnés par J. Moody sont au-dessous de la réalité. Le représentant de l'État du Maine, Littlefield, reproduisant les statistiques officielles contenues dans un rapport au Congrès, qui vient d'être publié, donne une liste de trusts existant le 1er janvier 1903, laquelle est considérée le document le plus complet sur la matière.

Le 1er janvier 1903 il existait 793 trusts, classés en 453 " trusts industriels " et 340 " monopoles locaux et naturels " qui comprennent les Compagnies d'eaux, de gaz, de lumière électrique, de railways urbains, de télégraphe et de téléphone.

 Les trusts industriels avaient une capitalisation de   47.539 millions 
 Les monopoles locaux et naturels une capitalisation de   20.242 millions 

   69.781 millions 

Si à ce total de près de 70 milliards, on ajoute le chiffre de capitalisation de toutes les Compagnies de chemins de fer à traction par la vapeur, qui est de 30 milliards, on obtient une somme qui dépasse 100 milliards, représentés par les actions et obligations de toutes les sociétés, et constituant la puissance du trust-system.

Pour apprécier la grandeur de cette somme, il faut la comparer à celle de la fortune totale des États-Unis, évaluée à 485 milliards.

Une liste, reproduite dans l'appendice d'après Littlefield, énumère les 52 trusts dont la capitalisation est d'au moins 50 millions de dollars, soit de 257 millions de francs.

Ce qui est aussi extraordinaire, si ce n'est plus, que la grandeur de la masse des capitaux accumulés, c'est le petit nombre de personnalités financières, sans mandat, sans contrôle et sans responsabilité, qui ont la gestion de cette centaine de milliards.

Cinq groupes de financiers, bien connus aux Etats-Unis ; le groupe Morgan, le groupe Gould-Rockefeller, le groupe Harriman-Kuhn-Loeb, le groupe Vanderbilt et le groupe de Pennsylvanie, administrent les grandes Compagnies des chemins de fer américains.

Les financiers qui forment ces cinq groupes, sous le nom de différentes sociétés, administrent les entreprises industrielles, commerciales et financières les plus diverses ; ils prélèvent des bénéfices sur les chemins de fer, les banques, le charbon, le minerai de fer, de cuivre, d'argent, sur l'acier, le blé, la viande, etc. Toute la production agricole et industrielle des États-Unis leur paie un tribut.

J. Piérpont Morgan, à lui seul, d'après J. Moody, exerce une influence prépondérante dans des Compagnies de chemins de fer d'une longueur de 88.380 kilomètres et d'une capitalisation de 15 milliards et demi ; il " domine directement " des trusts industriels d'une capitalisation de près de 9 milliards. (L'appendice contient leur énumération.)

Mais l'action pressurante de cette poignée de capitalistes ne s'arrête pas aux limites de l'Union américaine, elle s'étend sur toute la terre. Le trust du pétrole des États-Unis s'est partagé l'exploitation des deux mondes avec le trust du pétrole de la Russie ou dominent les Rothschild. Les deux trusts s'entendent pour régler le prix de vente et se substituer l'un à l'autre, quand il est besoin ; ainsi le trust américain, ne pouvant, à cause de l'insuffisance de sa production, remplir ses contrats avec l'Asie, les a cédés au trust russe.

Les trusts du cuivre ont, depuis des années, amené une hausse considérable dans le prix du métal qui, bien que réduite, persiste encore. Cette hausse artificielle leur a permis de frapper d'un impôt énorme tous les industriels employant le cuivre comme matière première.

Le Temps publiait une enquête faite au commencement de l'année auprès des marchands de chaussures ; ils déclaraient que bientôt ils allaient être forcés d'élever leurs prix, à cause de l'accaparement des peaux en France et en Angleterre par le trust américain des peaux et cuirs. Dans le courant du mois de janvier, les marchands de cuirs d'Allemagne, ont dû pour la deuxième fois augmenter les prix ; ils expliquent dans une circulaire que les Américains ont accaparé les peaux au point de forcer les Allemands à les payer plus cher ou à fermer leurs manufactures.

Le trust de l'Océan, a peine âgé de quelques mois, bouleverse déjà les conditions générales d'exploitation des transports maritimes de France ; il mettra un impôt de péage sur les produits agricoles et industriels naviguant entre l'Europe et l'Amérique. L'accaparement des voies de communication est une des plus importantes manœuvres des capitalistes pour rançonner l'industrie et le commerce ; ce n'est qu'après s'être emparé des moyens de transports que Rockfeller parvint à constituer son gigantesque trust du pétrole.

Les trusts américains envahissent l'Europe. Le trust des tabacs, après avoir affirmé sa toute-puissance aux États-Unis, a traversé l'Atlantique et est venu s'établir en Angleterre. Les Anglais, pour disputer le terrain, formèrent un anti-trust ; mais après une lutte dont les consommateurs vont payer les frais, les deux trusts sont arrivés à une entente. On dit que le trust du verre a acheté les verreries de Belgique. Une société américaine, dont Rockefeller est le capitaliste, propose au Conseil municipal de fournir le gaz à Paris. Une compagnie de constructions maritimes, dont le siège est à Chicago, et qui est en relation avec le trust de l'Océan, a acheté les chantiers maritimes de Bordeaux. L'Europe a fourni aux Etats-Unis d'importants capitaux pour la construction de ses chemins de fer ; les financiers américains, qui en avaient la gestion les ont appropriés, à l'aide de la spéculation et des coups de Bourse, et maintenant ils les renvoient en Europe pour exploiter son industrie.

Si la théorie matérialiste de l'histoire de Karl Marx, pour qui " le mode de production de la vie matérielle dominé en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle ", avait besoin d'une nouvelle et éclatante confirmation, les trusts la fourniraient. Ils dominent non seulement la vie économique, mais encore la vie religieuse, intellectuelle et politique de la nation américaine. Ils font son histoire.

Les Morgan et les Rockefeller sont des bâtisseurs d'Églises et d'Universités ; ils les dotent de millions, qui font loucher les universitaires français ; et prêtres et professeurs se dévouent à complaire aux volontés des manieurs d'or, qui au besoin les rappellent à leur tâche, Il y a quelques années, une des donatrices de l'Université de San-Francisco fit chasser un professeur d'économie politique qui avait eu la témérité de critiquer les privilèges exorbitants du Capital. Les cultes n'étant pas subventionnés par l'État, l'entretien de leurs ministres dépend de la libéralité des fidèles. Les églises se montent par actions, ainsi qu'une entreprise industrielle : " Adorons Dieu, qui nous procure des dons d'argent, " est la prière qu'on y répète tous les dimanches. Les prêtres de toutes les Églises sont agenouillés devant les grands capitalistes, ces dieux pour de vrai, qui leur donnent le manger, le coucher et le reste : l'évêque catholique de New-York vient d'interdire un prêtre de son diocèse, parce qu'il propageait le socialisme chrétien. Un évêque protestant de Boston affirmait en pleine chaire que si Jésus revenait sur terre, il vendrait et achèterait des actions à la Bourse, car rien n'est plus honorable. Rockefeller trouve cependant que leur enseignement ne porte pas suffisamment de fruits ; il se propose d'organiser un trust pour la publication des livres d'écoles, qui expurgerait de la Bible les cris de colère et les dénonciations contre les riches qui se rencontrent dans l'Ancien et le Nouveau Testament. L'avilissante courtisanerie des prêtres et des intellectuels persuade ces détrousseurs de la classe ouvrière que, comme les rois de l'ancien régime, ils possèdent par droit divin les mines, les fabriques et les banques. Un des propriétaires des mines de Pennsylvanie, Baer, le déclarait fièrement quand on lui parlait de prêter attention aux réclamations de ses mineurs en grève.

La presse, qui manipule l'opinion selon les intérêts des capitalistes, est entre leurs mains. Ils détiennent les télégraphes, qui sont industrie privée ; et tout  journal qui aurait la velléité de secouer leur joug, verrait ses communications télégraphiques supprimées ; c'est son arrêt de mort. Un quotidien aux Etats-Unis ne peut vivre sans les dernières nouvelles. Il n'y a que les journaux socialistes qui ne sont pas soumis à leur influence parce qu'ils ne sont pas des opérations industrielles mais des organes de propagande et des armes de combat.

Les financiers des trusts, au su et au vu de tous, fournissent aux républicains et aux démocrates, les deux partis rivaux, des millions pour les élections : personne n'ignore que ce sont les propriétaires des mines d'argent qui ont soudoyé Bryan pour sa campagne en faveur de l'argent et qui ont acheté les sénateurs et les députés lors du vote du Sherman act pour la frappe de l'argent.

Les trusts sont impopulaires ils ont lésé dans leurs intérêts un nombre si considérable de bourgeois, que l'orateur qui tonitrue contre eux est certain de recueillir des applaudissements et s'il est candidat, des votes, Républicains et Démocrates font aux élections  assaut de promesses de les mettre à mal et de les occire. Mac-Kinley, tout chaud encore de la campagne électorale, dans son premier message présidentiel du 4 Mars 1897, déclarait : " Le parti aujourd'hui revenu au pouvoir s'est toujours déclaré dans le passé opposé à toutes les coalitions capitalistes organisées en trusts, ou tendant par d'autres moyens à diriger arbitrairement les conditions de l'industrie dans notre pays ; et il a soutenu toute législation destinée à empêcher la mise en pratique de tout plan qui opprimerait le peuple par des droits sur ses objets de consommation ou par d'injustes tarifs pour le transport de ses produits. " Cependant il s'employa à faire voter des droits de douane pour protéger les marchandises des trusts ; tandis que pour servir le trust de la raffinerie, il pressa l'annexion de Hawaï afin que son sucre brut entrat en franchise ; c'est encore pour favoriser les intérêts d'un groupe puissant de financiers qu'il précipita la déclaration de guerre contre l'Espagne, au moment que des propositions d'arbitrage étaient faites. Roosevelt a cru que parce qu'il avait commandé les rough riders à Cuba, il pouvait mener une campagne contre les trusts ; ainsi que Mac-Kinley, en prenant le siège présidentiel, il annonça qu'il allait les ligoter, les juguler. Le strenuous man a dû se soumettre et manger du humble pie, comme disent les anglais.

La corruption fleurit superbement dans le monde de la politique et de la magistrature ; les défenseurs des trusts prétendent qu'elle est un des fruits de la concurrence électorale et du suffrage universel. John Dos Passos dans sa déposition devant la commission d'enquête de 1899 sur les agissements des trusts déclare que "les chefs des railways et les hommes qui dirigent les sociétés industrielles vous diront qu'une mesure, profitable au public ne peut être obtenue par des moyens légitimes, à cause de la corruption judiciaire et législative que produit le démagogisme, qui oblige les trusts à arriver à leurs justes droits par des moyens illégitimes." [1]

La vénalité des hommes politiques des nations à civilisation capitaliste, est portée à son maximum dans la démocratie américaine ; elle a engendré une telle indifférence politique chez les directeurs des trusts, que les mêmes financiers subventionnent le parti républicain et le parti démocrate. Les Morgan et les Vanderbilt ne daignent pas briguer les places politiques; il préfèrent tenir les ficelles qui font mouvoir députés, sénateurs, ministres et présidents de. la République, comme des pantins. Ils forment un gouvernement occulte, mais réel, au-dessus du gouvernement apparent et factice. Les propriétaires des mines de Pennsylvanie ont bien prouvé l'existence de ce pouvoir supérieur, quand après avoir repoussé dédaigneusement la proposition d'arbitrage du président Roosevelt pour régler la grève des mineurs, il l'acceptèrent sur un mot de Morgan.

L'état-major capitaliste qui administre la richesse nationale immobilisée dans les trusts et dans les chemins de fer, dirige la politique : il prépare une fédération pan-américaine, réveille agressivement la doctrine Monroe ; et force le gouvernement des États-Unis à se faire le protecteur des nations de l'Amérique du Sud pour accaparer leurs marchés, au détriment de l'industrie Européenne et à renier la traditionnelle politique pacifique pour se lancer dans l'impérialisme à la conquête de colonies et de débouchés.

Les leaders de la démocratie américaine réclament des marchés avec des discours de " sang et de tonnerre. " – " Nous avons besoin des marchés du monde et nous avons besoin de la terre entière, parce que nous avons plus d'intelligence et plus d'esprit d'entreprise que qui que ce soit, dit Poultney Bigelow, dans une conférence sur la lutte future pour les marchés de l'Est. Nous avons exterminé les Indiens Peaux-rouges et ce faisant nous sommes devenus un exemple remarquable de la survivance du mieux adapté : cette idée depuis la guerre Hispano-Américaine nous l'avons inculquée aux nations de l'Europe. Nous avons besoin des marchés de la terre, parce que toutes les guerres de notre histoire ont été des luttes pour des marchés. En 1776 et en 1812, nous avons clamé pour ce que nous appelions le libre-échange et quand nous l'avons obtenu nous avons dressé le mur de la protection. L'exposition de St-Louis commémore une lutte pour des marchés. Quand on étudie 1a guerre de 1861, on s'aperçoit qu'elle était une lutte pour le marché national. Nous avions besoin de forcer les gens du Sud à payer des 20, 30 et 40 % pour mettre en train les industries du Nord. Aujourd'hui nous approchons d'une lutte pour de nouveaux marchés. " [2]. Ce discours qui répond aux préoccupations des chefs d'industrie, a été reproduit par la presse de toute nuance. L'État major capitaliste, ainsi qu'Attila, dévastera la terre par le fer et par le feu, pour réaliser des profits en écoulant des marchandises.

Les nations européennes des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles alors que naissait et prenait corps la Bourgeoisie capitaliste, se disputaient les armes à la main les colonies pour voler aux indigènes les métaux et les bois précieux, les épices, les pelleteries, etc. La Bourgeoisie capitaliste, parvenue à son apogée, s'arrache par la ruse et par la force, les colonies et les marchés pour les inonder des marchandises volées au travail salarié.

Cependant la Bourgeoisie avait annoncé que sa domination serait toute de paix et de concorde et que son industrie et son commerce uniraient fraternellement les nations. Son philosophe, Auguste Comte, dont elle vante la stupéfiante profonde profondeur, prédisait, il y a environ un demi siècle, que l'ère des guerres était close.

Mais l'emploi industriel des forces naturelles, le perfectionnement de l'outillage mécanique et l'organisation scientifique de la production sous la domination sociale de la classe capitaliste, n'apportent pas la paix et le bonheur à l'humanité, mais les guerres internationales et civiles.

La lutte de classes, qui a troublé l'ordre social de la vieille Europe, ne devait, au dire des penseurs bourgeois, jamais déchirer la jeune République transatlantique ; son nom n'existait pas dans la langue politique, tant que tout citoyen " voulant travailler " Willing to toil comme disait la Chanson des émigrants de l'Ouest, arrivait à la propriété et à l'aisance. La centralisation des capitaux et des moyens de production l'ont implanté en Amérique les luttes du travail et du capital prennent de telles proportions et une telle acuité qu'elles font prévoir la guerre civile, que compliquera peut-être une guerre de races. " Une guerre civile peut éclater, dit P. Bigelow. Je crois à la guerre civile, comme je crois aux combats et aux duels entre individus. " Les hommes des trusts réclament en cette prévision un Napoléon Bonaparte. Au mois de février dernier, Charles F. Mathewson, avocat attritré d'un trust de Wall Street, dans un discours prononcé après un banquet qui réunissait à Washington cinq juges de la cour suprême et des personnages politiques et financiers influents, parla des grèves, de la liberté du travail violée, des ouvriers imposant leurs conditions par la torche, le revolver et la dynamite et rappela que la Terreur avait régné à Paris ; mais qu'un homme qui s'appelait Bonaparte, fusilla les terroristes, envahissant l'assemblée et les traqua par les rues et " l'ordre succéda au règne de la Terreur. Ceci devrait être fait ici. " – Ce ne sont pas des paroles en l'air : les États votent des lois contre les ouvriers, que les magistrats, vendus aux capitalistes comme les politiciens appliquent férocement.

Le Congrès de 1902 a réveillé la loi de 1790 sur la milice, organisée pour combattre les Indiens ; il a voté des fonds pour sa mise en vigueur et pour l'incorporation de tout homme valide au moment d'une " insurrection domestique ", on sait ce que cela signifie. La milice qui était placée sous le contrôle des différents États est mise maintenant sous celui du Gouvernement central. Le ministre de la guerre a  remplacé les balles à enveloppe d'acier que fournissaient les arsenaux locaux par deux petites balles, n'ayant d'effet utile que dans un rayon de 200 mètres ; il a ordonné aux commandants militaires des régions où existent des grandes villes, de dresser des cartes militaires de ces villes, en prévisions de manœuvres pour une guerre de rues.

La guerre civile épargnera à l'humanité les guerres internationales que prépare l'accaparement des capitaux et des instruments de travail par la classe capitaliste.

Le Daily People, l'organe quotidien de New-York du Socialist labor party, remarque que les " discours de sang et de tonnerre d'hommes représentatifs comme Tillman, Bigelow et Wise sont de significatives indications et que l'avenir du pays est gros de troubles. La guerre de classe et de races et les guerres internationales poseront à la classe capitaliste de difficiles problèmes. Vouloir les résoudre dans les limites du capitalisme, c'est vouloir détruire la classe capitaliste. Seule une révolution sociale les résoudra. "


Notes

[1] Commercial trusts, an argument delevered before the industrial Commission at Washington by John R. Dos Passos.

[2] Deuxième discours d'une série de Conférences sur Nos nouveaux problèmes dans le monde de la politique, délivrées par Poultney Bigelow à la Ligue pour l'Education politique. 1903.


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