1903

Le pays le plus développé industriellement montre à ceux qui le suivent sur l'échelle industrielle l'image de leur propre avenir.
K. Marx


Paul Lafargue

Les trusts américains

Chapitre IV : Action économique du Trust-System

avril 1903


Chapitre IV : Action économique du Trust-System.

a) – Intégration industrielle.

Les trusts en fédérant et en unissant sous une direction unique des entreprises industrielles les plus diverses, qui se développaient sous des directions indépendantes les unes des autres, engendrent une nouvelle organisation de la production dont les parties se commandent et s'enchaînent logiquement les unes aux autres. Cette méthodique organisation qui supplante l'anarchie régnante dans le monde économique et que les Américains nomment le trust-system, ainsi que " l'unité de plan " de Geoffroy St-Hilaire, découvert dans l'évolution des organismes naturels, n'a pas été préconçu par des intelligences supérieures, mais s'élabore au fur et à mesure que ces organismes économiques se consolident et évoluent. Le trust-system n'est pas encore parvenu à son entier développement, cependant il accentue si énergiquement ses lignes principales, que l'on peut s'en former une idée générale, qui nécessairement sera incomplète dans les détails.

Le trust-system s'attaque à la production, et non à l'échange; contrairement à ce que préconisent les utopistes bourgeois, depuis Proudhon jusqu'à M. Méline, dont la réforme panacée est de faciliter aux producteurs le crédit, la vente des produits et l'achat des marchandises dont ils ont besoin. Il concentre les efforts des " généraux de la finance " à organiser et à développer la production, à transformer ses procédés et à perfectionner son outillage, pour qu'elle rende le plus de profits avec le moins de dépenses. Il affirme de la sorte son caractère pratique et marque sa place dans l'évolution du Capital.

L'industrie capitaliste qui, pour s'introduire, dut briser et ruiner l'industrie corporative, continua cependant à maintenir la spécialisation des métiers, que les artisans du moyen-âge avaient poussé à ses dernières limites. Les manufacturiers, qui remplacèrent les maîtres des métiers, bornèrent, ainsi qu'eux, leur activité industrielle à la production d'un seul genre de"marchandises et même à une seule branche de sa production : le manufacturier qui tissait le drap, ne filait, ni ne teignait la laine, que d'autres préparaient pour son usage. Ce cantonnement dans une seule opération industrielle, n'était pas voulu, comme au moyen-âge, par esprit de fraternité, afin de permettre à chaque artisan d'avoir une profession indépendante et lucrative, mais était imposé par le peu de capitaux dont disposaient les industriels ; aussi à mesure que les capitaux s'accumulèrent, les fabriques s'agrandirent et s'annexèrent des industries complémentaires, soit pour préparer la matière première, soit pour achever le produit. Il y eut même des industriels, qui s'occupèrent de sa livraison au consommateur des fabricants d'Ecosse ont ouvert à Londres et dans d'autres villes des boutiques de tailleurs pour vendre comme vêtements les draps dont ils avaient filé, teint et tissé la laine; le Creusot et d'autres sociétés métallurgiques possèdent des mines métalliques et des charbonnages pour se procurer la matière première et le combustible et contractent sans intermédiaires avec l'Etat et les Chemins de fer pour la fourniture de canons, et de locomotives.

Mais cette intégration des éléments d'une production, dont on livre directement le produit au consommateur, que l'on peut observer sporadiquement dans certaines catégories de la production, est loin d'être un fait général, soit à cause de la faiblesse des capitaux accumulés individuellement, soit à cause de la nonchalance, de la timidité et, de l'incapacité des chefs d'industrie; elle était jusqu'à ces dernières années, Plutôt une indication de la marche que devait suivre l'évolution de la production capitaliste.

Les sociétés anonymes, en centralisant des masses importantes de capitaux, qui leur permirent de mettre sur pied de vastes entreprises, accentuèrent la tendance d'annexer des industries complémentaires à une industrie principale. La production en Europe ne s'engageait dans cette voie qu'avec hésitation des sociétés anonymes, comme les Aciéries de France, qui possèdent des mines métalliques dans les Basses-Pyrénées et des charbonnages dans l'Aveyron, font cependant venir leur houille d'Angleterre et leur minerai de Bilbao et de Suède ; la Compagnie des Aciéries de la Marine, qui est un trust au petit pied de 20 millions, réunissant sous une même administration les Usines de St-Chamond, de Rives-de-Gier, d'Assailly ; de Givors et du Boucau, achète la fonte qu'emploie pour la production de ses aciers l'usine de St-Chamond, une des plus considérables de `France, fabriquant des plaques de blindages, des roues, des essieux montés et autre matériel de chemin de fer.

L'industrie optique, très développée en Allemagne et relativement centralisée, puisque les deux tiers des ouvriers qu'elle- emploie, travaillent dans 2g usines, porte témoignage de la difficulté qu'éprouve l'industrie européenne à sortir de l'ornière de la spécialisation, léguée par l'organisation corporative. Les établissements d'optique,  proprement dite, ne s'occupent que de la taille des lentilles et des verres, certains arrondissent exclusivement les verres, que d'autres placent dans les montures ; d'autres fabriquent les montures. Les ateliers Gort, à Friedenau, près Berlin, qui emploient près de 900 ouvriers et 560 machines, commandées électriquement, fait venir le verre de Paris et d'léna. La fabrique Kart Zeiss, à Iéna, est une des seules qui ait commencé l'intégration des éléments de l'industrie optique : elle emploie plus de 1200 ouvriers, dont une moitié dans l'atelier mécanique et l'autre dans l'atelier d'optique proprement dite.

Tandis que l'industrie européenne s'engageait avec lenteur et circonspection dans la voie de l'intégration industrielle, les Américains, depuis un quart de siècle, s'y sont précipités avec une remarquable intelligence pratique et une soif brûlante de profits. Les aciéries de Pennsylvanie et de la région des lacs, avant de s'amalgamer pour former la United States Steel Corporation étaient équipées de mines métalliques, de charbonnages, etc., Les chemins de fer d'Europe, ne possèdent que des ateliers de réparations ; ceux des Etats-Unis ont, depuis longtemps partie liée avec des usines métallurgiques pour la fabrication des rails et d'autres pièces du matériel roulant.

La tendance fortement centralisatrice qui se manifestait dans toutes les catégories de la production américaine devait être portée à son maximum d'intensité par le trust-system, qui ne 1'a pas inaugurée, mais qui l'a intelligemment dirigée et méthodiquement accélérée, afin de lui faire rendre tous ses effets, afin de leur procurer des matières premières, du combustible, des moyens de transport, des capitaux, etc., quand il s'occupe de la vente des marchandises qu'elles fabriquent, et quand, ainsi que la Steel Corporation, qui peut être prise pour son type supérieur, il absorbe des industries qui consomment les produits qu'elle fabrique, afin qu'il ne reste à vendre que le surplus de la consommation.

Parvenu à cette phase, le trust-system, dont on désigne les organismes d'un mot de l'époque barbare, – trust – applique le principe directeur de la production pré-capitaliste, que l'on observe dans la période patriarcale et féodale [1]. Les agronomes de l'antiquité latine et de la Renaissance du XVIe siècle, Caton, Columelle, Olivier de Serres, etc., qui sont les économistes de ces époques pendant lesquelles l'agriculture est l'industrie dominante, recommandaient aux propriétaires fonciers patricien latin et seigneur féodal – de produire sur leurs terres tous les objets dont ils avaient besoin pour n'avoir rien à acheter et de ne vendre que; le surplus de leur consommation pour se procurer tes objets de luxe qu'ils ne savaient et ne pouvaient manufacturer. Ces écrivains n'avaient pas la prétention de dire quelque chose de nouveau, mais de formuler en préceptes, ce qui se pratiquait depuis des siècles. En effet, les communautés de village non seulement produisaient les récoltes nécessaires à la consommation des habitants ne vendant que le surplus, mais entretenaient aux frais de la communauté des artisans (forgerons, tisserands, tailleurs, etc.) pour confectionner les objets dont ils avaient besoin. Quand les agronomes donnaient en Italie et en France leurs sages conseils, on avait dépassé le moment de leur complète application, on était entré dans la période de production marchande, où l'on ne produit plus peur consommer, mais pour vendre et réaliser un profit.

Mais il s'en faut que tous les trusts, même les mieux organisés et consolidés soient parvenus à ce stage de l'évolution. Ceux dont la matière première est fournie par l'agriculture, et ils sont nombreux (trusts de la viande, des cuirs, du sucre, du tabac, des fruits, du beurre, etc.) n'essayent pas de la produire ou ne le font que sur une échelle excessivement réduite ils trouvent plus profitable de laisser aux cultivateurs le; déboires de sa production, pour n'en récolter que les bénéfices; ils imitent la Standard Oil qui n'entreprend pas la recherche des poches de pétrole, mais les achète d'après le rendement à des prospecteurs qui eu ont tous les aléas. Mais si ces trusts ne possèdent ni troupeaux, ni champs de labours, ils font la loi aux éleveurs de bestiaux et aux cultivateurs; ils dictent les prix des récoltes et des bestiaux.

Les trusts en attendant qu'ils se décident à entre Prendre la production de la matière première agricole , sont destinés à accentuer la domination déjà si lourde que les banques, les chemins de fer, les compagnies d'irrigations et les commerçants font peser sur l'agriculture des États-Unis.

Les fermiers des Etats du Nord et de l'Ouest ont fait d'énergiques efforts pour secouer ce joug. Ils avaient constitué une puissante organisation, dite les Granges, ou les Patrons de l'industrie, qui en 1874 d'après son historien, E. W. Martin, groupait 880.000 cultivateurs en 22.000 sections ou Granges ; ils payaient une cotisation qui en 1873-74 s'éleva à 1.794.900 francs. L'association se chargeait de l'achat et de la distribution des marchandises agricoles et industrielles nécessaires à ses membres; elle s'occupait de la vente de leurs récoltes; en 1876, elle possédait 5 bateaux à vapeur, 32 élévateurs, 22 entrepôts pour emmagasiner des céréales et du tabac, des meuneries pour moudre le blé et même des ateliers pour fabriquer des instruments agricoles. [2] Un instant elle fut une puissance politique, qui domina les législatures de plusieurs Etats, principalement du Wisconsin et de l'Illinois, et les obligea â prendre des mesures législatives pour réglementer les tarifs des chemins de fer. Elle échoua dans le mouvement bimétalliste à la recherche de l'argent à bon marché dont avait besoin ses membres pour payer leurs dettes. De nouveau les campagnes, plus pressurées que jamais depuis l'organisation des trusts, fermentent. Mais tout mouvement que les fermiers entreprendront pour secouer le joug capitaliste, s'il n'est pas combiné avec le mouvement socialiste, est destiné au même sort, à avorter.

Cette infériorisation de l'agriculture, qui caractérise la production capitaliste est un obstacle au développement en son entier du trust-system. En effet, une branche de l'industrie ne peut être complètement organisée, ainsi que le veut le trust-system, que si ses principales entreprises, déjà fortement centralisées s'unissent, annexent successivement les industries complémentaires et entreprennent la production de la matière première. La Standard Oil qui a débuté par l'accaparement de la raffinerie du pétrole, s'est ensuite emparé des puits d'huile, des canaux et des lignes de bateaux pour son transport, puis elle a établi des usines chimiques pour la préparation des sous-produits et des ateliers par la fabrication des bidons, des fourneaux et lampes à pétrole. La Steel Corporation n'a pas commencé par grouper des usines à clous, vainement tentée, mais par unifier des usines, forgeant les rails et autres grosses pièces métalliques, qui déjà possédaient des mines de houille et de minerai.

L'industrie minière qui fournit à la métallurgie la matière première et le combustible, est complémentaire et partant secondaire dans l'industrie métallurgique, quelle que soit autrement son importance.

Mais il n'est pas de même dans un grand nombre d'industries qui demandent à l'agriculture leur matière première, dont la production nécessite à elle seule autant, si ce n'est plus de dépense d'énergie humaine que ses différentes transformations en produit industriel. La culture des céréales est une industrie principale comparée à la meunerie, à la boulangerie et .à la fabrication des pâtes alimentaires, de la bière et de l'alcool de grains ; il en est de même de l'élevage des bestiaux relativement à la boucherie, à la corroierie, à la cordonnerie, à la filature et au tissage de la laine, à la taille des vêtement, etc. Ces multiples industries ne sont que des opérations industrielles qui: préparent pour l'usage la matière première, dont la production constitue l'opération principale.
Ces industries se sont organisées en trusts indépendants les uns des autres, qui ne produisent pas leur matière première. L'agriculture, phénoménalement développée depuis la guerre civile, à pris aux Etats-Unis le caractère de la grande production capitaliste, elle est préparée peur jouer son rôle dans le trust-system par l'étendue des surfaces cultivées sous une même administration, par la masse des capitaux engagés, par l'emploi des machines et par l'organisation des travailleurs elle semble n'attendre qu'un choc pour entrer dans le mouvement, il se pourrait que ce choc lui soit donnée par les Compagnies d'irrigation.

L'agriculture des immenses plaines de l'ouest souffre du manque d'eau ; des sécheresses intermittentes y ruinent les récoltes : il est toute une région, Arid America, de plus d'un million de kilomètres carrés, qui a besoin d'eau pour être d'une constante et surprenante fertilité, La où des compagnies ont fourni l'eau les récoltes y sont trois fois supérieures à la moyenne. Le rapport annuel du Bureau de l'Agriculture de Washington pour 1898 estime que dans les parties irriguées et cultivées capitalistement de la Californie, l'abondance est telle, que le coût de production d'un boisseau de blé est tombé à 95 cents, soit un peu plus de 2 francs l'hectolitre.

Les fermiers du Colorado et de l'Utah se sont associés pour faire en commun des travaux d'irrigation, nécessairement limités par le manque de capitaux. Le major Powel, l'ancien directeur du Bureau géologique des Etats-Unis estime qu'en une seule génération on pourrait fertiliser par l'arrosage une surface de 36 millions d'hectares: ce calcul n'a rien d'exagéré quand on connaît la rapidité avec laquelle les Yankees mènent à fin ce qu'ils entreprennent. le gouvernement anglais des Indes a pu, en un demi siècle, exécuter des travaux pour irriguer une superficie de 6 millions d'hectares, avec une dépense de 460 millions, qui en 1900-1901 ont donné un revenu net de près de 44 millions, soit près de 10 %. Des Compagnies, armées de gros capitaux, sont à l'oeuvre un peu partout dans les Etats de l'Ouest, arrosant et accaparant les terres, qu'elles revendent ou louent à des fermiers, quelques-unes cependant les cultivent et commencent à entreprendre les transformations industrielles de leurs récoltes.

Le mois de février dernier, il s'est formé dans la Louisiane, au capital de 30 millions, une société, the Union rice and irrigation Cie pour l'irrigation des terres et la culture du riz, de l'orge et d'autres céréales et leur préparation en produits alimentaires. Une compagnie de sucre de betterave, the Utah beetsugar Cie, au capital de 35 millions, se prépare à constituer un trust avec deux autres sociétés de l'Utah, l'une sucrière, the Utah sugar Cie, et l'autre d'irrigation, the Bear River Water Cie, qui possède 14.000 hectares arrosés par son vaste système de canalisation. Si ce nouveau départ ne tourne pas court, les Compagnies d'irrigation engageront l'agriculture américaine dans la voie du trust-system.

Ces compagnies, maîtresses de l'eau et par conséquent du sort des récoltes, font la vie dure aux fermiers, qui en Californie ont vainement essayé de secouer leur joug elles sont appelées à jouer pour l'organisation des trusts agricoles, le rôle joué pour l'organisation des trusts industriels par les Compagnies de transport par eau et voie ferrée et par la canalisation pour la conduite du pétrole. Les Rockefeller et les Morgan ont dû les mettre dans leur jeu pour pouvoir écraser les rivaux et bâtir sur leurs ruines les trusts gigantesques du pétrole, de l'acier, du sucre, etc.

b) – Trust-system et Commerce

Le trust-system, qui vise surtout et avant tout l'organisation de la production, ne perd pas cependant de vue l'écoulement des produits; il les suit jusque chez les détaillants et crée une police pour les surveiller afin que ceux-ci ne les falsifient pas et qu'ils les vendent au prix fixé. Le commerce qui a fait la loi à l'agriculture et à l'industrie est détrôné de sa position dominatrice, le trust-system le place sous la loi du producteur capitaliste.

Le commerce au début de la période manufacturière régentait la production : les manufactures qui entraient en lutte avec les ateliers des maîtres des corporations avaient été établis par des marchands; mais beaucoup pour ne pas avoir les soucis et les risques de la production, fournissaient la matière première à des artisans, possédant les instruments de Travail qui la leur rendaient ouvrée l'industrie de la soie a commencé ainsi dans la région Lyonnaise ; il y a vingt ans, il y existait encore des canuts ; c'est ainsi qu'on nommait ces artisans, maîtres de l'instrument de travail, qui tissaient la soie, fournie par le négociant, lequel prenait le titre de fabricant.

Les producteurs s'émancipèrent en achetant la matière première, il est vrai, par l'entremise du marchand, à qui ils recourraient encore pour la vente de leurs produits aux consommateurs. Ces commerçants intermédiaires (commissionnaires, courtiers, brokers, etc.) étaient considérés indispensables. L'industrie capitaliste, même parvenue à un très haut développement reste tributaire du commerce; l'impôt dont il frappe la production est des plus lourds, surtout depuis que la, matière première (blé, laine, coton, soie, peaux, fonte etc.) est devenue matière à spéculations, et à coups de Bourse. Les trusts qui produisent leur matière première ou qui l'achètent directement au producteur et qui vendent directement leurs produits aux détaillants, sont débarrassés de ces coûteux intermédiaires. Ils suppriment aussi une partie des placiers, commis voyageurs, etc., qui prélevaient un tantième sur le prix de vente.

Le trust-system qui diminue le champ d'action du commerce en gros, transforme le commerce de détail. Le débitant qui devenait le maître de la marchandise, une fois qu'elle avait franchi le seuil de sa boutique, qui la vendait au prix qu'il voulait et qui pouvait la falsifier et la présenter au client comme il l'entendait, perd ces droits sur les marchandises des trusts. Mais ici encore le trust-system n'innove pas, mais généralise une nouvelle méthode commerciale introduite, avant qu'il ne prit naissance. Les drogues pharmaceutiques et les produits brevetés, les conserves alimentaires, les liqueurs fines, etc. sont livrés au boutiquier dans des boites de carton fermées, dans des boites de fer-blanc soudées, dans des bouteilles originales cachetées, etc. toutes étiquetées et marquées d'un prix fixe. Le détaillant n'est plus responsable de la marchandise qu'il vend, la marque de fabrique s'en porte garant ; il ne peut vanter ses connaissances spéciales pour le choix de ses marchandises, puisqu'il les reçoit empaquetées; il ne peut prôner la supériorité de sa marchandise sur celle de son concurrent, puisque la même marchandise, enveloppée de la même façon est vendue par les deux ; il ne peut non plus conserver l'espérance de réaliser des bénéfices imprévus en achetant bon marché et en vendant cher, comme lui recommandait le précepte moral de l'école économique de Manchester; il faut qu'il vende au prix coté sur l'étiquette par le fabricant, lequel fixe son bénéfice, le réduisant d'autant plus que son produit a plus de vogue, Les trusts multiplient le nombre des marchandises qui sont livrées au détaillant empaquetées et marquées de prix fixe ; quand elles ne peuvent être mises en boîtes ou en bidons, ils organisent une police qui veille à ce que le boutiquier ne la vende pas au-dessus ou au-dessous du prix qu'ils lui ont dicté. Ils lui enlèvent même son libre arbitre sur la quantité et la qualité des marchandises qu'il doit débiter le trust des clous, gagnant davantage sur les gros clous, ne délivrait au détaillant que des commandes assorties à sa convenance le trust du tabac agit de même.

Le trust-system qui dépouille le boutiquier de son libre arbitre et de toute connaissance technique l'achemine vers la situation des marchandes qui vendent des journaux et des livres dans les gares ; leurs marchandises sont â prix fixe et leurs bénéfices ne sont pas proportionnels au chiffre de la vente, mais déterminés par la librairie Hachette, qui confisque ce qui dépasse un certain taux, afin de combler le déficit de celles, qui placées dans des gares peu achalandées, n'y arrivent pas : elles ne sont que des salariées. Mais les commerçants qui trafiquent avec les produits des trusts ont de plus à leur charge l'avance des fonds nécessaires pour la location de la boutique et l'achat des marchandises. Ils s'imaginent être libres et propriétaires, ils le sont comme le paysan-propriétaire, qui ne retient de sa récolte que juste de quoi vivre et qui vend le reste pour payer les intérêts de sa dette.

Les marchands des XVIe et XVIIe siècles en établissant les manufactures, qui ont tué la production artisane des maîtres des corporations, ont, sans le savoir, aplani les voies a la grande production capitaliste, qui, a son tour, a tué la production manufacturière, et qui, parvenue au trust-system, le point culminant de son évolution, réduit le commerce à n'être qu'une fonction subalterne de la production, quand elle ne le supprime pas.

c) – Trust-system et Profits.

Le profit, l'étoile polaire de la production marchande, reste encore le guide suprême du trustsystem, qui n'organise en un vaste et méthodique système de production les industries similaires et complémentaires, que pour leur faire rendre des profits plus considérables qu'elles ne réalisaient quand elles travaillaient dans une indépendance anarchique.

La trustification de l'industrie permet de réduire les frais généraux de direction et autres, de fermer des ateliers et des usines faisant double emploi, sans pour cela diminuer la production, d'agrandir ceux qu'on conserve et de les équiper de l'outillage le plus perfectionné, d'utiliser des sous-produits perdus dans les exploitations de moindre grandeur, d'intensifier le travail, de supprimer des frais de transport en concentrant dans une usine toutes les opérations de la production, d'économiser la matière première, et les :matières accessoires, etc.. [3]. Les bénéfices obtenus par cette organisation centralisatrice sont si importants qu'ils assurent aux industries trustifiées une supériorité marquée sur leurs rivales indépendantes : mais le trust-system fait réaliser d'autres profits non moins importants.

La plus-value, qui forme les profits du capital, ainsi que l'a démontré Marx, étant du travail non payé, par conséquent volé, se crée dans l'acte de la production et non dans celui de l'échange, ainsi que l'affirment les économistes du jour. Une tonne de charbon ou toute autre marchandise n'acquiert pas un surcroît de valeur, parce qu'elle passe entre les mains de plus sieurs négociants de gros et de détail et voyage des dizaines et des centaines de kilomètres pour arriver à son lieu de consommation : la valeur, c'est-à-dire le travail dépensé à sa production, reste invariable, les prix seuls varient.

La plus-value, s'engendrant sur le chantier du travail, le capitaliste industriel est son extracteur; mais il ne l'empoche pas toute entière, il est obligé d'en donner une partie à l'État sous forme d'impôts, au propriétaire foncier sous forme de lover, aux banques et aux capitalistes sous forme d'intérêts de l'argent avancé, au marchand en gros, pour qu'il trouve son bénéfice à acheter le produit, celui-ci cède à son tour une part de la plus-value qu'il reçoit aux compagnies de transport, aux commis-voyageurs, aux boutiquiers.

Toutes ces diverses catégories de la classe bourgeoise et l'État, qui représente leurs intérêts généraux, sont intéressés à l'exploitation du travail salarié, puisqu'ils se divisent plus ou moins équitablement et fraternellement les vols que quotidiennement commettent sur lui les capitalistes industriels, Le trust-system diminue le nombre des voleurs qui se partagent le butin fait sur la classe productive. En effet, l'industriel qui produit la matière première et les matières accessoires nécessaires à sa transformation, qui transporte le produit et qui le vend au consommateur garde pour lui toutes les parts de la plus-value, que doivent abandonner les industriels qui n'ont pas organisé la production sur le plan du trust-system c'est parce que les trusts permettent aux capitalistes industriels de conserver une plus grosse part de la plus-value, qu'ils penvent distribuer de si beaux dividendes, bien que leurs capitaux soient toujours majorés de 50, de 200 % et parfois davantage.
 
Les gros dividendes, qui assurent le succès du trust-system et que les entreprises autonomes sont incapables de donner, si ce n'est dans des cas exceptionnels, ne sont pas arrachés au travail par une exploitation plus féroce que celle qui se pratique dans les ateliers indépendants, où elle est poussée à l'extrême limite. Les Morgan et les Rockefeller du trust-system ne se distinguent pas des Schneider, des Krupp et des autres philanthropes de l'industrie indépendante par une exploitation exceptionnelle de la classe salariée ; ils pourraient au besoin améliorer les salaires sans pour cela cesser de distribuer des dividendes supérieurs à ceux de leurs rivaux. Mais les trustificateurs étant de pieux chrétiens et de sincères philanthropes n'ont aucune sollicitude pour la chair à travail ; ils ne songent pas à lui épargner une peine, ni à lui procurer aucun bien-être ; ils l'exploitent aussi sérieusement que leurs confrères de l'industrie indépendante; ils mettent à profit les méthodes perfectionnées de production pour intensifier le travail et ils se servent de leur influence corruptrice sur les pouvoirs politiques et judiciaires pour obtenir des lois contre les ouvriers et des condamnations et des fusillades contre les grévistes.

d) – Trust-system et Banques.

Les industries, au début de la période capitaliste, n'ayant besoin que de faibles capitaux étaient mises en train par des individus ne disposant que de la fortune qu'ils avaient pu amasser mais lorsque les proportions des industries s'agrandirent et nécessitèrent des capitaux plus considérables que ceux qui à cette époque avaient pu être accumulés individuellement, on songea à les agglomérer. Saint Simon préconisa alors l'association des capitaux. Les sociétés par actions et obligations mirent en pratique l'idée Saint-Simonienne : elles ont pu avec leurs coupures de 500, 100 et aujourd'hui de 25 francs, concentrer les petits capitaux pour les faire concourir à la création de vastes entreprises. Les emprunts d'États et les chemins de fer, dont l'établissement n'était possible que grâce à la nouvelle organisation financière ont contribué à lancer et à généraliser le système de centralisation des capitaux disséminés. La finance est aujourd'hui la puissante pompe aspirante et foulante, qui concentre les capitaux et les refoule pans les canaux de l'industrie et du commerce. Les banques qui concentrent en permanence des capitaux, sont obligées de les avancer au commerce et à l'industrie afin de les faire fructifier ; parfois elles s'associent à leurs opérations.

Le trust-system accélère la centralisation des capitaux, en transformant en sociétés anonymes des industries qui jusque-là avaient fonctionné avec des capitaux individuels. Il a réalisé cette transformation avec une telle rapidité pendant les dernières années que les capitaux disponibles sont absorbés et que des sociétés importantes, malgré un pressant besoin d'argent, ont dû renoncer à faire des émissions d'obligations dans un marché déjà surchargé. Les Compagnies de chemins de fer et des sociétés de toute nature ont avalé en trois ans près de 30 milliards, qui tous n'ont pas été employés productivement, ni pour l'objet de leur demande.

Capitaux absorbés par les chemins de fer
(les chiffres représentent des millions de francs) :
 1902   1901   1900 
 4.509   4.577   3.270 
Par les sociétés diverses :
 7.179   8.192   2.067 
 11.688   12.769   5.337 
Total général. 29.794.000.000 fr.

La masse des titres qui s'est abattue sur le marché financier et a raflé ses capitaux, menace sa solidité. P. Morgan, dans une récente interview, publiée par le New-York Times, essaie de calmer les craintes de ceux qui s'inquiètent de cette débauche d'émissions, en faisant remarquer que si tous ces milliards n'avaient pas toujours été consacrés à l'usage pour lesquels on les avait obtenus, ils ont cependant servi à développer l'outillage des railways et des industries.

Le trust-system a également accéléré la centralisation des capitaux qui se faisait par l'entremise des institutions de crédit. Les entreprises qu'il met sur pied nécessitent une si rapide et si énorme mobilisation de capitaux, que des banques qui n'auraient à leur disposition que ceux qu'elles auraient concentrés seraient gênées pour les fournir, si elles n'en étaient pas incapables ; elles ont dû pour pouvoir répondre à ces besoins nouveaux, augmenter la masse des capitaux concentrés par elles individuellement et les réunir. Si on compare les agissements des banques d'il y a dix ans avec ceux d'aujourd'hui, on voit qu'elles sont entrées dans cette double voie.

Le chiffre des affaires, se traitant par l'intermédiaire des banques, s'est considérablement élevé pendant cette dernière décade de trusts. Il y a dix ans, le total des avances enregistrées par la Clearing house (Chambre de Compensation) de New-York était de 2.324 millions, dont 843 millions, soit à peu près les 36 % , avaient été faites par huit principales banques. Le 14 février de cette année, la Clearing house constatait un chiffre de prêts de 4642 millions, dont 2.198 millions, soit les 47 %, avaient été faits par six banques, qui ont à elles seules avancé une somme à peu près égale à celle qu'avaient prêtée, il y a dix ans, les soixante-quatre banques, formant la Clearing house de New-York. Ceci démontre bien l'augmentation de leur puissance centralisatrice de capitaux.

Les banques elles-mêmes se sont concentrées. Il y a dix ans, les soixante-quatre banques, qui formaient la Clearing bouse, représentaient une capitalisation de 302 millions. Les cinquante-huit banques qui la forment aujourd'hui ont une capitalisation de 548 million s: donc tandis que le nombre de banques diminuait de six, leur capitalisation augmentait de 246 millions.

Mais cela ne suffit pas. Les principales banques de New-York se sont fédérées et forment sept groupes ou "chaînes de banques " selon l'expression américaine. Les banques d'une même chaîne ont des intérêts communs ; et les intérêts des chaînes de banques s'entremêlent, de sorte que ces sept groupes d'institutions de crédits sont régis par une politique commune, La somme des avances faites par les banques de ces sept groupes s'élevait au mois de février de cette année à près de 5 milliards [4].

Ainsi qu'il fallait s'y attendre, on retrouve la main puissante des grands organisateurs de trusts dans cette centralisation financière, qui prépare un trust de la banque: la maison P. Morgan est affiliée à trois groupes de banques et la Standard Oil à deux. Les intérêts des trusts se confondent avec ceux des banques ; et l'on dit qu'on ne les a fédérées que peur qu'elles pussent s'entraider et prévenir les paniques, qui deviennent plus fréquentes et plus dangereuses depuis que la masse des capitaux disponibles a été immobilisée. La nervosité du marché financier est extrême : témoin ce qui s'est passé en octobre Igo2. Les banques de l'Ouest pour pourvoir aux besoins des campagnes au moment de la moisson ont l'habitude à cette époque de faire rentrer leurs fonds. Ces retraits, qui cependant sont prévus, ont si fort embarrassé les banques de New-York et ont fait tomber si bas leurs disponibilités, que le taux des avances s'éleva à 20 % et qu'un brusque recul, prenant les allures d'une panique, s'est effectué sur les actions des chemins de fer et sur presque toutes les valeurs. Si un fait, qui devait être attendu, puisqu'il se répète tous les ans à pareille époque, a pu ébranler de la sorte le marché de l'argent et des valeurs industrielles, qu'arrivera-t-il quand des événements imprévus éclateront ?

Le trust-system n'a pu organiser et développer ses colossales entreprises que parce qu'il trouvait à sa disposition des capitaux considérables ; il présuppose donc une très intense centralisation de capitaux. Cette centralisation étant pour ses entreprises une condition de vie, il devait donc couronner l'intégration industrielle par une organisation unitaire de la banque, qui est plus avancée qu'on ne croit. Le comité directeur des banques fédérées sera le lieu de rencontre des personnalités influentes qui se retrouvent déjà, dans ils conseils d'administration des principaux trusts, ne se faisant pas concurrence dans le champ de la production et de l'échange. L'union des banques facilitera à cet état-major capitaliste l'organisation d'une direction centrale de la production, à laquelle tend le trust-system.

L'union de la banque et de l'industrie est imposée par le développement économique : d'un côté, les entreprises industrielles, que des capitaux accumulés individuellement ne suffisent plus à établir, sont dépendantes des banques pour les capitaux nécessaires à leur fonctionnement ; de l'autre côté, les banques, concentrant les capitaux que n'absorbent pas les emprunts d'Etats et qui ne trouvent plus d'emploi dans la petite industrie, sont obligés pour les faire fructifier de les mettre à la disposition des grandes sociétés industrielles. Jamais les intérêts de la banque et de l'industrie n'ont été si intimement unis qu'ils le sont aux Etats-Unis. Tout embarras dans la sphère de la production ébranlera profondément toutes les institutions de crédit ; aussi la crise que l'on prévoit menace d'être la plus terrible qui se sera déchaînée dans la société capitaliste.

On rend les trusts responsables des embarras du marché financier et on les accuse de préparer une crise économique, comme si le monde capitaliste n'avait pas été périodiquement bouleversé par des crises. Le système capitaliste qui ne peut proportionner aux besoins les moyens de production et les produits est condamné aux crises de surproduction.

Dès que le prix d'une marchandise dépasse son taux normal, parce qu'elle est plus demandée qu'offerte, les capitaux se précipitent dans la branche d'industrie qui la fabrique et au bout d'un temps il y a excès de cette marchandise et surabondance des moyens de sa production. Les trusts en fermant des usines et des fabriques sans pour cela cesser de satisfaire les besoins du marché, ont démontré pour les plus aveugles économistes cette surabondance des moyens de production.

Mais bien que les trusts essaient de réglementer la production en proportionnant aux besoins les moyens de production et les marchandises, ils n'arriveront pas à supprimer les crises de surproduction. La cause qui jusqu'ici les a engendrés subsiste et subsistera tant que le but de la production sera le profit. Les trusts sont soumis aux mêmes fatalités que les industries indépendantes: leur outillage immobilisant un capital énorme, qui doit porter intérêt, tout arrêt du travail entraîne de fortes pertes, aussi sont-ils forcés de produire sans s'occuper de l'encombrement du marché. De plus, les trusts, qui prospèrent, ont tous les ans des excédents de bénéfices, se chiffrant par dizaines de millions, à moins de les thésauriser, comme les avares précapitalistes, ils sont obligés pour leur faire rapporter des intérêts, de les consacrer au développement de leur propre outillage ou de celui d'autres industries et de créer par conséquent une surabondance des moyens de production, la cause principale des crises. Tous les progrès que réalise le trust-system, et qui assurent sa supériorité sur l'industrie indépendante, deviennent donc causes de crises, parce qu'ils puissancient la production.

La phénoménale puissanciation de la production pendant ces dix années de trusts, a déjà forcé la République américaine à abandonner sa politique traditionnelle pour se lancer dans l'impérialisme, afin de conquérir des débouchés à son industrie trustifiée. Les trusts, de leur côté, trouvant trop étroit le champ national, envahissent le marché international. Mais ni débouchés coloniaux, ni envahissement du marché international n'empêcheront la production des États-Unis d'être acculée à la situation de l'industrie russe: le gouvernement du Tsar, avait tellement développé, avec des capitaux européens, la production métallurgique et charbonnière, qu'elle dépasse les besoins.

Le trust-system, s'il ne doit porter seul la responsabilité de la crise prochaine, contribuera à l'étendre et à l'intensifier par son organisation scientifique de l'industrie et de la banque.

e) – Trust-systenn et dépersonnalisation de la propriété.

La propriété individuelle des biens Mobiliers n'a pu apparaître à l'époque du communisme primitif et se consolider et puis s'étendre aux biens immobiliers, dans les époques postérieures, que parce qu'elle possédait deux qualités, jugées indispensables et inséparables : celle d'être le fruit du travail du propriétaire et celle d'être mise en usage par le propriétaire. Ces qualités ont laissé une si forte empreinte sur le cerveau humain que les défenseurs du capitalisme répètent encore que la propriété est le fruit du travail. Cependant la production capitaliste ne peut exister que si la propriété individuelle est dépouillée de ces deux qualités, qui la légitiment.

Les biens mobiliers sont bien encore le fruit du travail, mais ils ne sont plus propriété du salarié qui les a créés; les instruments de \travail (terres, machines, mines, etc.) ne sont pas la propriété des salariés qui les mettent en usage, mais celle du capitaliste qui ne les a pas produit et qui ne les fait pas produire.

La propriété capitaliste ne possède donc pas les deux qualités de la propriété individuelle. Les économistes, les moralistes, les philosophes et les hommes politiques se sont mis la cervelle à la torture pour lui découvrir des qualités qui pourraient lui donner une apparence de légitimité. Ne pouvant faire du capitaliste un producteur, ils en ont fait un épargniste : sa richesse est le fruit de l'épargne. Or, comme il ne travaille pas, il a donc épargné sur le travail d'autrui, autrement dit, il a dérobé aux salariés une partie des fruits de leurs travaux, pour constituer sa richesse. L'argument de l'épargne ayant été reconnu imbécile, les fortes têtes de la politique et de l'économie ont libéralement doté le capitaliste de qualités directrices et administratives, lesquelles par une fécondante Coopération avec le travail des salariés engendrent ses millions. Mais les socialistes répliquent que, ces qualités n'étant pas possédées par le capitaliste, mais par ses directeurs, administrateurs et contremaîtres, elles ne peuvent lui constituer des droits sur sa propriété. Alors, arrivés au bout de leur génie inventif, ils métamorphosent les mérites transcendants du capitaliste en une entité métaphysique : c'est la Chance, c'est l'aveugle Fortune et non ses qualités personnelles qui le rendent propriétaire de biens meubles et immeubles.

Les sociétés anonymes renversent ces arguments péniblement édifiés contre toute évidence : le capitaliste qui possède leurs actions et obligations n'a plus le moindre contact avec la production ; il peut ignorer l'endroit où elle s'effectue, ainsi que sa nature ; n'importe il touche les dividendes et c'est ce qui lui importe de connaître et de palper. La société anonyme brise les derniers liens qui unissaient le propriétaire à la propriété ; elle a dépersonnalisé la propriété. Elle a crevé si bien le fameux oeil du maître qu'on n'en parle plus. Les actions peuvent être la propriété de Pierre, Paul ou Nigaudinos, elles peuvent à la Bourse changer de mains tous les jours et plusieurs fois dans une même journée et les usines et fabriques qui appartiennent à la société continuent à produire, comme si leur propriété n'avait pas changé de propriétaires. Les sociétés anonymes, qui recréent un nouveau genre de propriété collective, possédée par des collectivités plus ou moins nombreuses d'actionnaires et d'obligataires, démontrent par le fait la parfaite inutilité du propriétaire capitaliste.

Les sociétés anonymes qui envahissent journellement de nouvelles sphères de la production, laissent cependant en dehors de leur action un nombre considérable d'industries et de commerces, à la tête desquels figurent nominativement, sinon personnellement un ou plusieurs capitalistes, a qui par habitude on continue à attribuer leur bonne tenue et leur habile gestion.

Le trust-system élargit le champ d'action des sociétés anonymes ; il imprime le sceau de l'anonymat à des industries, qui avaient conserve nominalement un caractère personnel, il généralise par conséquent la démonstration de l'inutilité du propriétaire capitaliste et met en évidence la nature parasitaire de la classe capitaliste.

Mais ici se dresse le dernier et le plus solide argument des défenseurs de l'ordre capitaliste. Les sociétés anonymes, déclarent-ils triomphalement, généralisent, démocratisent la propriété, en mettant par leurs coupures de 100 et de 25 francs les plus grandes entreprises a la portée des plus petites bourses : elles transforment le moindre épargniste en un capitaliste. Il y a quelques ombres à ce tableau à la Docteur Panglos. Les sociétés anonymes depuis un demi siècle ont fait sortir des bas de laine et des cachettes ou il se tapissait, l'argent des petites gens, l'a centralisé et a donné à des financiers, sans mandat, sans contrôle et sans responsabilité la gestion de l'épargne populaire, qui jusque-là était libre et indé pendante; elles leur ont permis de la confisquer par les coups de Bourse et autres tours de haute prestidigitation financière. La démocratisation de la propriété par les sociétés anonymes n'est que le détroussement des petits épargnistes par les gros capitalistes [5].

Les sociétés anonymes et les institutions de crédit ne sont parvenues à centraliser la richesse monétaire disséminée dans toutes les bourses du pays, que parce que les États, qui contractaient leurs emprunts par l'entremise des banques, s'adressèrent directement au public ; ils habituèrent par cette démocratisation de la rente, comme disait un ministre du second empire, les petites gens à se séparer de leur cher argent quelles ne devaient plus revoir.

f) – Trust-system et Tant pour cent.

Les sociétés anonymes et les trusts, qui, en définitive , ne sont que des sociétés anonymes, que des sociétés de sociétés selon la définition de Ch. Schawb, revêtent d'une forme nouvelle l'exploitation capitaliste : ils dépersonnalisent le profit industriel, ainsi qu'ils ont dépersonnalisé la propriété.

L'industriel, dans le système de la production capitaliste, est l'extracteur de la plus-value; il en con-serve une partie, qui représente son profit et abandonne l'autre à l'État, au propriétaire foncier, aux négociants, etc. Tous les ans, il fait son inventaire et dresse son bilan afin de connaître exactement la somme de ses profits.

Les sociétés anonymes et les trusts déchargent le capitaliste du travail d'extracteur de la plus-value ; ils entreprennent pour lui l'exploitation des producteurs et lui donnent sous forme de dividendes, les profits que conservait l'industriel. La division des profits d'un trust ou d'une société anonyme entre les capitalistes, se fait proportionnellement au nombre d'actions qu'ils possèdent, par conséquent, proportionnellement aux capitaux qu'ils ont engagé dans l'affaire au lieu de faire des inventaires et de dresser des bilans pour rechercher les profits de l'entreprise, les capitalistes calculent le tant pour cent qu'ils reçoivent pour leurs capitaux.

Ce déguisement financier sous lequel se présente le profit industriel, s'il ne modifie en rien l'exploitation du travail, influe sur le partage entre les capitalistes des vols commis sur le travail salarié.

Le capitaliste, qui exploite une industrie, peut l'agrandir et lui annexer des industries complémentaires; mais d'ordinaire, il n'essaie pas d'exploiter une indus, trie d'une autre nature : si par exemple il possède des fabriques de tissage, il ne construit pas des hauts fourneaux, ni ne creuse des canaux, soit parce qu'il ignore la pratique de ces industries, soit par routine ou toute autre raison : il est prisonnier de`l'industrie qui lui rapporte des profits.
Le tant pour, cent le délivre de sa prison industrielle. " Les emprunts d'Etats, les sociétés anonymes et les trusts apportent la liberté au capital ils détachent complètement le capitaliste de la nation à qui il prête et de l'industrie qui fait fructifier son argent : il n'a qu'une chose en vue, le tant pour cent, Peu lui importe que ce tant pour cent soit servi par des chemins de fer, des mines, des industries nationales ou étrangères, par un gouvernement républicain ou monarchiste, par le budget de sa patrie ou celui de" n'importe quelle autre nation de la terre; il ne désire, – il n'ambitionne, il ne recherche que le tant pour cent; s'il l'obtient, son âme est satisfaite. Pour courir après le tant pour cent, il transvase sans hésitation et sans regret son capital d'une distillerie d'alcool dans le Canal de Suez ou dans une société métallurgique, de la dette publique de France, dans celle d'Allemagne ou de Russie. Son indifférence est si parfaite qu'il .-lui suffit de connaître le nom de la compagnie ou de l'emprunt d'Etat où il place son argent ; d'habitude il ignore le genre d'industrie que la société exploite et sait vaguement la situation géographique du pays emprunteur, il ne tient pas â manier, ni même à voir ses titres et ses actions, ni â détacher ses coupons de rente ; il confie à une banque leur achat, leur garde et la charge d'encaisser les revenus : il ne veut connaître et toucher que le tant pour cent.

" Mais pour que le capitaliste ne rate pas la moindre occasion de saisir au passage ce tant pour cent plus ardemment convoité que jamais ne le fut la grâce du Dieu des Chrétiens, il faut qu'il puisse faire circuler avec la rapidité de l'électricité d'une société dans une autre, d'Europe, en Amérique, aux antipodes, son capital détaché .de tous les liens qui. autrefois l'enchaînaient à une industrie et à une localité. La Bourse, pour que le capitaliste puisse à tout instant accomplir ces merveilleux tours de prestidigitation, met à sa disposition deux instruments : le marché au comptant et le marché à terme. " [6]

La course au clocher après le tant pour cent aboutit à l'établissement d'un tant pour cent normal, qui est de 3 %, autour duquel oscillent les revenus de toutes les valeurs de Bourse. Celles qui offrent aux capitaux toute sécurité donnent un tant pour cent un peu au-dessous de 3 % ; celles qui sont susceptibles d'occasionner des vertes, servent un tant pour cent supérieur, d'autant plus élevé que les risques qu'elles font courir sont plus nombreux.

Les emprunts des Etats, les sociétés anonymes, en un mot toutes les entreprises dont les actions et obligations se négocient dans les Bourses des deux mondes forment pour ainsi dire un système de vases communicants de différents diamètres, dans lesquels circulent une masse énorme de capitaux, impersonnels et sans nationalité. Les niveaux de ces vases communicants, ne sont pas à la même hauteur, ni stables ; ils sont perpétuellement dérangés par les multiples événements qui influencent les dettes publiques des Etats et la prospérité des sociétés dans lesquelles circulent les capitaux. Dès qu'une société distribue ou parait vouloir distribuer un dividende plus élevé, les capitaux désertent les sociétés moins généreuses, pour acheter ses valeurs, dont la capitalisation augmente afin de ramener le tant pour cent au taux normal, malgré l'élévation du dividende. Le mouvement contraire des capitaux se produit, quand les dividendes d'une société diminuent.

Le trust-system en transformant en sociétés anonymes un nombre considérable d'industries qui avaient conservé le caractère d'industries personnelles et en introduisant leurs valeurs à la Bourse, augmente la masse des capitaux impersonnels et cosmopolites dont les revenus oscillent autour de trois pour cent.

Les entreprises agricoles, commerciales, industrielles et financières dont les capitaux ne sont pas encore divisés en petites coupures, démocratisés, ne conservent que transitoirement la forme individualiste ; elles sont destinées à revêtir la forme collectiviste et à se transformer en sociétés par actions pour être ensuite entraînés dans le tourbillon de la Bourse, ou toute la propriété capitaliste doit finir par s'engloutir, ainsi que l'avait prévu, il y a un demi-siècle, Émile Pereire : à l'école de St-Simon il avait appris à apprécier théoriquement la puissance de l'association des capitaux, et il s'était proposé de mobiliser les propriétés agricoles, industrielles et financières en sociétés par actions, dont les titres s'échangeraient entre eux et avec ceux du Crédit Mobilier, qui serait la Banque centrale, l'Omnium selon son expression, Il aurait ainsi réuni les capitalistes en un immense syndicat, dont les membres se seraient garantis un tant pour cent moyen et un revenu proportionnel au nombre des actions possédées. Le plan d'Emile Pereire, qu'il était impossible de mener à bien, il y a un demi-siècle, alors que la finance moderne faisait ses.débuts, le trust-system est en train de le réaliser.

Le tant pour cent unifie l'exploitation du travail : les trusts et les sociétés anonymes sont les organismes chargés d'extraire la plus-value pour les porteurs d'actions et d'obligations. La plus-value qu'ils ont dérobé, est comme mise en commun, ainsi que le butin après le sac d'une ville, pour être partagé entre les capitalistes proportionnellement aux capitaux qu'ils ont engagé dans l'exploitation des travailleurs des deux mondes,
Le capitaliste qui achète une valeur de Bourse s'assure une part du butin pris sur le travail salarié cette part est d'autant plus grosse que le prix de la valeur est plus faible et son tant pour cent plus forts aussi dès que le tant pour cent d'une valeur s'élève ou baisse, les capitalistes se disputent pour l'acheter ou pour la vendre. Les sociétés anonymes et les trusts qui suppriment la concurrence dans le. domaine de la production et de l'échange, la transportent dans la sphère de la Bourse, Mais cette concurrence qui n'a qu'une influence indirecte sur la production, possède une puissante action pour généraliser, intensifier et même provoquer les crises de la production.

 


Notes

[1] Trust est un mot de la vieille langue scandinave ; que Grimm dérive de trot ou trausi, qui signifie protection, tutelle. Trust dans le Niblunge est dit pour protecteur.
Lire dans la truste d'un chef, être son antrustion, c'était être sous sa protection. Les hommes libres et les serfs qui étaient dans la truste des rois mérovingiens avaient droit à un wargeld (dommage) supérieur pour toute injure.
Le mot tombé en désuétude dans la langue française, mais usité dans la langue anglaise, avait conservé son sens barbare. Un trustee est le gérant des biens de toute personne incapable de les administrer à cause de son âge ou de toute autre raison. On dépose dans les Trust-Banks des États Unis les biens des mineurs, Les communautés religieuses, les agronomes de l'antiquité et socialistes des États-Unis nomment trustees, les hommes de confiance qui ont la gestion de leur avoir. Les directeurs de la Standard Oil, le père du trust-system, étaient les trustees, c'est-à-dire les hommes de confiance des actionnaires. C'est de là probablement que vient l'emploi du mot trust pour désigner les sociétés industrielles.

[2] E. W. Martin, History of the Grange movement.

[3] L'usine Carnegie, qui à elle seule était un trust colossal, fabriquait une tonne d'acier avec 500 kilos de coke, alors qu'en Angleterre, on employait 1.000 kilos.

[4] Le même mouvement de concentration s'observe dans les banques de l'Angleterre. La Union Bank of London, qui a fusionné avec la banque Payne and Smith, se prépare à absorber la Yorkshire bank, fondée en 1872 au capital de 30 millions, qui possède 47 succursales et a distribué un dividende de 11 % lors du dernier exercice.
Tout le système créditaire est en train d'être placé sous le contrôle d'un nombre restreint d'institutions de crédit, ainsi que l'indique la statistique des banques des quinze dernières années. Le Banking Supplement de 1888 mentionnait 115 banques en Angleterre et dans le pays de Galles, le Supplément qui vient d'être publié n'en mentionne que 69.

[5]L'Économiste français du 11 avril 1903, donne le compte rendu d'une savante discussion de, la Société d'Économie politique de Paris, cherchant une réponse â la question : "  Qu'est-ce qu'un capitaliste ? ". Ses fortes têtes ont dit d'impérissables choses; avec un sérieux de boeuf elles ont répété les vieilles définitions, hors d'usage " Le capitaliste est un producteur " assure M. Neymark et. " un épargniste " ajoute M. Passy, etc. M. des Essars, pour expliquer le peu d'entrain que manifeste en France la petite épargne à se lancer dans les sociétés anonymes, apporte une confirmation de ce qui est dit dans le texte :
" Les syndicats financiers qui les flottent, dit-il, par une réclame bien comprise et une manipulation savante des cours, font monter une action qui n'a encore rien donné de 20, 30, 50 % au-dessus de sa valeur et on la lâche au public. De ce fait il a subi des pertes énormes et il est assez naturel qu'il se laisse moins prendre à cette fantasmagorie. Il devient timide et préfère garder son argent, couine le prouve le chiffre si élevé des dépôts de fonds dans les Sociétés de crédit ".

[6] La Fonction économique de la Bourse ; contribution à la théorie de la valeur, par PAUL LAFARGUE, 1897. Edit. Giard et Brière. J'ai essayé dans cette étude du mécanisme de la Bourse d'analyser la distribution de la plus value entre les capitalistes.

 


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