1909

"Le mode de production de la vie matérielle conditionne en général le procès de développement de la vie sociale, politique et intellectuelle." - K. Marx


Le déterminisme économique de Karl Marx

Paul Lafargue

Recherches sur l'origine et l'évolution des idées de justice, du bien, de l'âme et de dieu.

1909


La Méthode historique de Karl Marx

2

Philosophies déiste et idéaliste de l'histoire

L'histoire est un tel chaos de faits, soustraits au contrôle de l'homme, progressant et ré­gres­sant, se choquant et s'entrechoquant, apparaissant et disparaissant sans raison apparente, qu'on est tenté de penser qu'il est impossible de les relier et de les classer en séries, dont on parviendrait à découvrir les causes d'évolution et de révolution.

L'échec des systématisations historiques a fait naître dans l'esprit d'hommes supérieurs, comme Helmholtz, le doute "que l'on puisse formuler une loi historique que la réalité confir­merait"  [1]. Ce doute est devenu si général que les intellectuels ne s'aventurent plus à construi­re, ainsi que les philosophes de la première moitié du XIXe siècle, des plans d'histoire universelle ; il est d'ailleurs un écho de l'incrédulité des économistes sur la possibilité de contrôler les forces économiques. Mais faut-il conclure des difficultés du problème historique et de l'insuccès des tentatives pour le résoudre, que sa solution soit hors de la portée de l'esprit humain ? Les phénomènes sociaux feraient donc exception et seraient les seuls qu'on ne pourrait enchaîner logiquement à des causes déterminantes.

Le sens commun n'a jamais admis une telle impossibilité ; au contraire, les hommes ont cru de tout temps que ce qui leur arrivait d'heureux et de malheureux faisait partie d'un plan préconçu par un être supérieur. L'homme s'agite et Dieu le mène est un axiome historique de la sagesse populaire, qui renferme autant de vérité que les axiomes de la géométrie, à condition cependant d'interpréter la signification du mot Dieu.

Tous les peuples ont pensé qu'un Dieu dirigeait leur histoire. Les cités de l'antiquité possédaient chacune une divinité municipale ou poliade, comme disaient les Grecs, veillant sur leurs destinées et habitant le temple qui lui était consacré. Le Jéhovah de l'Ancien Testament était une divinité de la sorte ; il était logé dans un coffre de bois, dit Arche Sainte, que l'on transportait quand les tribus d'Israël changeaient de lieu, et que l'on plaçait à la tête des armées afin qu'il combattit pour son peuple. Il prenait, dit la Bible, si à cœur ses querelles qu'il exterminait chez ses ennemis hommes, famines, enfants et bêtes. Les Romains, pendant la deuxième guerre punique, crurent utile, pour résister à Annibal, de doubler leur divinité poliade de celle de Pessinonte, qui était Cybèle, la Mère des
Dieux ; ils firent venir d'Asie-Mineure sa statue, une grosse pierre informe, et introduisirent à Rome son culte orgiastique : comme ils étaient aussi astucieux politiques que superstitieux, ils annexaient la divinité poliade des cités qu'ils conquéraient, en expédiant sa statue au Capitole ; ils pensaient que, n'habitant plus chez le peuple vaincu, elle cessait de le protéger.

Les chrétiens n'avaient pas une autre idée de la divinité quand, pour chasser les Dieux païens, ils brisaient leurs statues et incendiaient leurs temples, et quand ils chargeaient Jésus et son Père éternel de combattre les démons qui suscitaient les hérésies et Allah qui opposait le croissant à la croix  [2]. Les villes du moyen âge se mettaient sous la protection de divinités poliades ; sainte Geneviève était celle de Paris. La République de Venise, pour avoir abon­dance de ces divinités protectrices, fit venir d'Alexandrie le squelette de saint Marc et vola à Montpellier celui de saint Roques. Les nations civilisées n'ont pas encore renié la croyance païenne, chacune monopolise à son usage le dieu unique et universel des chrétiens et en fait sa divinité poliade ; de sorte qu'il y a autant de dieux uniques et universels que de nations chrétiennes, lesquels se battent entre eux dès que celles-ci se déclarent la guerre : chacune prie son Dieu unique et universel d'exterminer sa rivale et chante des Te Deum si elle est victorieuse, convaincue de ne devoir son triomphe qu'à sa toute-puissante interven­tion. La croyance en l'ingérence de Dieu dans les disputes humaines n'est pas simulée par les hommes d'Etat pour plaire à la grossière superstition des foules ignorantes, ils la partagent : les lettres intimes, publiées récemment, que Bismarck écrivait à sa femme pendant la guerre de 1870-71, le montrent croyant que Dieu passait son temps à s'occuper de lui, de son fils et des armées prussiennes.

Les philosophes, qui ont pris Dieu pour guide directeur de l'histoire, partagent cette infa­tuation ; ils s'imaginent que ce Dieu, créateur de l'univers et de l'humanité, ne peut s'inté­resser à autre chose qu'à leur patrie, religion et politique. Le Discours sur l'Histoire univer­selle, de Bossuet, est un des échantillons les mieux réussis du genre : les peuples païens s'exterminent pour préparer la venue du christianisme, sa religion, et les nations chrétiennes s'entretuent pour assurer la grandeur de la France, sa patrie, et la gloire de Louis XIV, son maître. Le mouvement historique, guidé par Dieu, aboutissait au Roi-Soleil ; quand il s'étei­gnit, les ténèbres envahirent le monde et la Révolution, que Joseph de Maîstre appelle "l'œuvre de Satan", éclata.

Satan triompha de Dieu, la divinité poliade des Aristocrates et des Bourbons. La Bour­geoisie, la classe que Dieu tenait en petite estime, s'empara du pouvoir et guillotina le roi, qu'il avait sacré : les sciences naturelles, qu'il avait maudites, triomphèrent et engendrèrent pour les bourgeois plus de richesses qu'il n'en avait pu donner à ses protégés, les nobles et les rois légitimes ; la Raison, qu'il avait ligotée, brisa ses chaînes et le traîna à sa barre.
Le règne de Satan commençait. Les poètes romantiques de la première moitié du XIXe siècle composè­rent des hymnes en son honneur ; il était l'indomptable vaincu, le grand martyr, le consola­teur et l'espérance des opprimés ; il symbolisait la Bourgeoisie en perpétuelle révolte contre les nobles, les prêtres et les tyrans. Mais la Bourgeoisie victorieuse n'eut pas le courage de le prendre pour divinité poliade ; elle rafistola Dieu, que la Raison avait endommagé, et le remit en honneur ; cependant n'ayant pas une entière foi en sa toute puissance, elle lui adjoi­gnit un troupeau de demi-dieux, - Progrès, Justice, Liberté, Civilisation, Humanité, Patrie, etc. - qui furent chargés de présider aux destinées des nations ayant secoué le joug de l'Aristocratie. Ces dieux nouveaux sont des Idées, des "Idées-forces", des "Forces impondérables".

Hegel essaya de ramener ce polythéisme des Idées au monothéisme de l'idée, qui, née d'elle-même, crée le monde et l'histoire en évoluant sur elle-même.

Le Dieu de la philosophie spiritualiste est un mécanicien qui, pour se distraire, construit l'univers dont il règle les mouvements, et fabrique l'homme, dont il dirige les destinées, d'après un plan de lui seul connu ; mais les historiens philosophes ne se sont pas aperçus que ce Dieu éternel n'est pas le créateur, mais la créature de l'homme, qui, à mesure qu'il se développe, le remodèle, et que loin d'être le directeur, il est le jouet des événements historiques.

La philosophie des idéalistes, d'apparence moins enfantine que celle des déistes, est une malheureuse application à l'histoire, de la méthode déductive des sciences abstraites, dont les propositions, logiquement enchaînées, découlent de quelques axiomes indémontrables, qui s'imposent par le principe de l'évidence. Les mathématiciens ont le tort de ne pas s'inquiéter de la façon dont ils se sont glissés dans la tête humaine. Les idéalistes dédaignent de s'en­quérir de l'origine de leurs Idées, on ne sait d'où venues ; ils se bornent à affirmer qu'elles existent par elles-mêmes, qu'elles sont perfectibles, et qu'à mesure qu'elles se perfectionnent, elles modifient les hommes et les phénomènes sociaux, placés sous leur contrôle ; ils n'ont donc qu'à connaître l'évolution des Idées pour acquérir les lois de l'histoire ; c'est ainsi que Pythagore pensait que la connaissance des propriétés des nombres donnerait celle des propriétés des corps.

Mais parce que les axiomes de la mathématique ne sont pas démontrables par le raisonnement, cela ne prouve pas qu'ils ne sont pas des propriétés des corps, tout comme la forme, la couleur, la pesanteur ou la chaleur, que seule l'expérience révèle et dont l'idée n'existe dans le cerveau que parce que l'homme est venu en contact avec les corps de la nature. Il est, en effet, aussi impossible de prouver par le raisonnement qu'un corps est carré, coloré, pesant ou chaud, que de démontrer que la partie est plus petite que le tout que 2 et 2 font 4, etc. ; on ne peut que constater le fait expérimental et en tirer des conséquences logiques  [3].

Les Idées de Progrès, de Justice, de Liberté, de Patrie, etc., ainsi que les axiomes de la mathématique n'existent pas par elles-mêmes et en dehors du domaine expérimental ; elles ne précèdent pas l'expérience, mais la suivent ; elles n'engendrent pas les événements de l'his­toire, mais elles sont les conséquences des phénomènes sociaux, qui en évoluant les créent, les transforment et les suppriment ; elles ne deviennent des forces agissantes, que parce qu'elles émanent directement du milieu social. Une des tâches de l'histoire, dont se désinté­ressent les philosophes, est la découverte des causes sociales, qui leur donnent naissance et puissance d'action sur les cerveaux des hommes d'une époque donnée.

Bossuet et les philosophes déistes, qui ont promu Dieu à la dignité de directeur conscient du mouvement historique, n'ont fait, après tout, que se conformer à l'opinion populaire sur le rôle historique de la divinité : les idéalistes qui lui substituent les Idées-forces, ne font qu'uti­liser historiquement la vulgaire opinion bourgeoise. Tout bourgeois proclame que ses actions privées et publiques s'inspirent du Progrès, de la Justice, de la Patrie, de l'Humanité, etc. On n'a, pour s'en convaincre, qu'à parcourir les réclames des industriels et des négociants, les prospectus des financiers et les programmes électoraux des hommes politiques.

Les idées de Progrès et d'évolution sont d'origine moderne, elles sont une transposition dans l'histoire de la perfectibilité humaine, mise à la mode par le XVIIIe siècle. La Bourgeoi­sie devait fatalement considérer son arrivée au pouvoir comme un immense progrès social, tandis que l'Aristocratie l'envisagea comme un désastreux recul. La Révolution française, parce qu'elle se fit plus d'un siècle après la Révolution anglaise, et par conséquent dans des conditions plus mûries, substitua si brusquement et si complètement la Bourgeoisie à la Noblesse, que dès lors l'idée de Progrès s'implanta dans l'opinion publique de l'Europe. Les bourgeois européens se crurent les fondés de pouvoir du Progrès. Ils affirmaient de bonne foi que leurs habitudes, mœurs, vertus, morale privée et publique, organisation sociale et fami­liale, industrie et commerce étaient en progrès sur tout ce qui avait existé. Le passé n'était qu'ignorance, barbarie, injustice et déraison : "Enfin, et pour la première fois, s'écriait Hegel, la Raison allait gouverner le monde". Les bourgeois de 1793 la déifièrent : déjà, aux débuts de la période bourgeoise dans le monde antique, Platon la déclarait supérieure à la Nécessité (Timée) et Socrate reprochait à Anaxagoras d'avoir, dans sa cosmogonie, tout expliqué par des causes matérielles, sans avoir fait aucun emploi de la Raison, dont on pouvait tout aspirer (Phédon). La domination sociale de la Bourgeoisie est le règne de la Raison.

Mais un événement historique, fût-il aussi considérable que la prise du pouvoir par la Bourgeoisie, ne suffit pas à lui seul pour prouver le Progrès. Les déistes avaient fait de Dieu l'unique auteur de l'histoire ; les idéalistes, ne voulant pas qu'il fût dit que le Progrès s'était comporté dans le passé en Idée fainéante, découvrirent que pendant le moyen âge il avait préparé le triomphe de la classe bourgeoise, en l'organisant, en lui donnant une culture intel­lec­tuelle et en l'enrichissant, tandis qu'il usait les forces offensives et défensives de la classe aristocratique, et démolissait pierre à pierre la forteresse de l'Église. L'idée d'évolution devait donc s'introduire naturellement à la suite de l'idée de Progrès.

Mais pour la Bourgeoisie il n'y a d'évolution progressive que si celle-ci prépare son triomphe, et comme ce n'est que depuis une dizaine de siècles que ses historiens peuvent constater des traces de son développement organique, ils perdent leur fil d'Ariane dès qu'ils s'aventurent dans le dédale de l'histoire antérieure, dont ils se contentent de narrer les faits sans essayer de les enfiler en séries progressives. Puisque le point d'arrivée de l'évolution progressive est l'installation de la dictature sociale de la Bourgeoisie, ce but atteint, le Progrès doit donc cesser de progresser : en effet, les bourgeois qui proclament que leur prise du pouvoir est un progrès social, unique dans l'histoire, déclarent que ce serait un retour à la barbarie, "à l'esclavage", dit Herbert Spencer, s'ils en étaient délogés par le Prolétariat. L'Aris­tocratie vaincue n'avait pas considéré autrement sa défaite. La croyance en l'arrêt du Progrès, instinctive et inconsciente dans les masses bourgeoises, se manifeste consciente et raisonnée chez les penseurs bourgeois. Hegel et Comte, pour ne citer que deux des plus célèbres, affirment carrément que leur système philosophique clôt la série, qu'il est le cou­ronnement et la fin de l'évolution progressive de la pensée. Ainsi donc, philosophie et insti­tu­tions sociales et politiques ne progressent que pour arriver à leur forme bourgeoise, puis le Progrès ne progresse plus.

La Bourgeoisie et ses plus intelligents intellectuels, qui fixent des bornes infranchissables au Progrès progressif, font mieux encore ; ils soustraient à son influence des organismes sociaux de première importance. Les économistes, les historiens et les moralistes, pour dé­mon­trer d'une manière irréfutable que la forme paternelle de la famille et la forme indivi­duelle de la propriété ne se transformeront pas, assurent qu'elles ont existé de tout temps. Ils émettent ces imprudentes assertions au moment où les recherches, entreprises depuis un demi-siècle, mettent au jour les formes primitives de la famille et de la propriété. Ces bourgeois savants les ignorent ou raisonnent comme s'ils les ignoraient.

Les idées du Progrès et d'évolution eurent une vogue extraordinaire pendant les premières années du XIXe siècle, alors que la Bourgeoisie était encore enivrée de sa victoire politique et du prodigieux développement de ses richesses économiques : philosophes, historiens, mora­listes, politiciens, romanciers et poètes, accommodaient leurs écrits et leurs discours à la sauce du Progrès progressif, que Fourrier était seul ou presque seul à railler. Mais vers le milieu du siècle ils durent calmer leur enthousiasme immodéré ; l'apparition du Prolétariat sur la scène politique en Angleterre et en France engendra dans l'esprit de la Bourgeoisie des inquiétudes sur l'éternelle durée de sa domination sociale ; le Progrès progressif perdit des charmes. Les idées de Progrès et d'évolution auraient fini par cesser. d'avoir cours dans la phraséologie bourgeoise si les hommes de science qui, dès la fin du XVIIIe siècle, s'étaient emparés de l'idée d'évolution circulant dans le milieu social, ne l'avaient utilisée pour expli­quer la formation des mondes et l'organisation des végétaux et des animaux : ils lui donnèrent une telle valeur scientifique et une telle popularité qu'il fut impossible de l'escamoter.

Mais, constater le développement progressif de la Bourgeoisie depuis un certain nombre de siècles n'explique pas ce mouvement historique, pas plus que tracer la courbe que décrit en tombant une pierre lancée en l'air n'apprend les causes de sa chute. Les historiens philosophes attribuent cette évolution à l'action incessante des Idées-forces, de la Justice principalement, la plus forte de toutes, qui, d'après un philosophe aussi idéaliste qu'académique, "est toujours présente, bien qu'elle n'arrive que par degrés dans la pensée humaine et dans les faits sociaux." La Société et la pensée bourgeoises sont donc les dernières et les plus hautes mani­fes­tations de la Justice immanente, et c'est pour obtenir ces beaux résultats que cette Demoi­selle a travaillé dans les souterrains de l'histoire.

Consultons le casier judiciaire de la susdite Donzelle pour nous renseigner sur son carac­tère et ses mœurs.

Une classe régnante considère toujours que ce qui sert ses intérêts économiques et poli­tiques est juste, et que ce qui les dessert est injuste. La Justice qu'elle conçoit est réalisée quand ses intérêts de classe sont satisfaits. Les intérêts de la Bourgeoisie sont donc les guides de la justice bourgeoise, comme les intérêts de l'Aristocratie étaient ceux de la justice féo­dale ; aussi, par inconsciente ironie; on symbolise la Justice un bandeau sur les yeux afin qu'elle ne puisse voir les mesquins et sordides intérêts qu'elle protège de son égide.

L'organisation féodale et corporative, lésant les intérêts de la Bourgeoisie, était, selon elle, si injuste que sa justice immanente résolut de la détruire. Les historiens bourgeois racontent qu'elle ne pouvait tolérer les vols à mains armées des barons féodaux, qui ne connaissaient pas d'autres moyens d'arrondir leurs terres et d'emplir leurs escarcelles. Ce qui n'empêche que l'honnête Justice immanente encourage les vols à mains armées que, sans risquer leur peau, les pacifiques bourgeois font commettre par des prolétaires, déguisés en soldats, dans les pays barbares de l'ancien et du nouveau monde. Ce n'est pas que ce genre de vol plaise à la vertueuse Demoiselle ; elle n'approuve solennellement et n'autorise, avec toutes les sanctions légales, que le vol économique, que, sans bruyante violence, la Bourgeoisie pratique quoti­dien­­nement sur le travail salarié. Le vol économique convient si parfaitement au tempéra­ment et au caractère de la Justice, qu'elle se métamorphose en chienne de garde de la richesse bourgeoise, parce qu'elle est une accumulation de vols aussi légaux que Justes.

La Justice qui, au dire des philosophes, a fait merveille dans le passé, qui règne dans la société bourgeoise, et qui dirige l'homme vers un avenir de paix et de félicité, est au contraire la mère féconde des iniquités sociales. C'est la Justice qui a donné à l'esclavagiste le droit de posséder l'homme, comme un bétail ; c'est encore elle qui donne au capitaliste le droit d'exploiter les enfants, les femmes et les hommes du prolétariat, pire que des bêtes de somme. C'est la Justice qui permettait à l'esclavagiste de châtier l'esclave et qui endurcissait son cœur lorsqu'il le lacérait de coups ; c'est encore elle, qui autorise le capitaliste à s'emparer de la plus-value créée par le travail salarié et qui met sa conscience en repos, lorsqu'il rému­nère avec des salaires de famine le travail qui l'enrichit. J'use de mon droit, disait l'esclavagiste quand il fouettait l'esclave ; j'use de mon droit, dit le capitaliste quand il vole le salarié des fruits de son travail.

La Bourgeoisie, rapportant tout à elle, décore du nom de Civilisation et d'Humanité son ordre social et sa manière de traiter les êtres humains. Ce n'est que pour exporter la civilisation chez les peuples barbares, que pour les tirer de leur grossière immoralité, que pour améliorer leurs misérables conditions d'existence qu'elle entreprend les expéditions coloniales, et sa Civilisation et son Humanité se manifestent sous la forme et l'espèce d'abê­tissement par le christianisme, d'empoisonnement par l'alcool, de pillage et d'extermination des indigènes. Mais on lui ferait tort si l'on croyait qu'elle favorise les barbares et qu'elle ne répand pas les bienfaits de sa Civilisation et de son Humanité sur les classes ouvrières des nations où elle domine. Sa Civilisation et son Humanité s'y mesurent par la masse d'hommes, de femmes et d'enfants dépossédés de tous biens, condamnés au travail forcé de jour et de nuit, au chômage périodique, à l'alcoolisme, à la tuberculose, au rachitisme, par le nombre croissant des délits et des crimes, par la multiplication des asiles d'aliénés, et par le déve­loppement et le perfectionnement du régime pénitentiaire.

Jamais classe régnante ne s'est autant réclamée de l'Idéal, parce que jamais classe domi­nante n'a eu tant besoin d'emmitoufler ses actions de bavardage idéaliste. Ce charlatanisme idéologique est son plus sûr et plus efficace moyen de duperie politique et économique. La choquante contradiction entre les paroles et les actes n'a pas empêché les historiens et les philosophes de prendre les Idées et les Principes éternels pour uniques forces motrices de l'histoire des nations embourgeoisées. Leur monumentale erreur, qui dépasse la mesure per­mise, même aux intellectuels, est une preuve incontestable de l'action qu'exercent les idées, et de la roublardise avec laquelle la Bourgeoisie a su cultiver et exploiter cette force pour s'en faire des rentes. Les financiers farcissent leurs prospectus de principes patriotiques, d'idées civilisatrices, de sentiments humanitaires, de placements de pères de famille à 6 0/0 : Ce sont d'infaillibles amorces pour pêcher l'argent des gogos. Lesseps n'a pu réaliser le plus superbe Panama du siècle et s'emparer des épargnes de 800.000 petites gens, que parce que ce "grand Français" promettait d'ajouter une gloire à l'auréole de la Patrie, d'élargir l'humanité civilisée et d'enrichir les souscripteurs.

Les Idées et les principes éternels sont de si irrésistibles appâts, qu'il n'y a pas de réclame financière, industrielle ou commerciale, et d'annonce de boisson alcoolique ou de drogue pharmaceutique, qui n'en soient épicées : trahisons politiques et fraudes économiques arborent le pavillon des Idées et des Principes  [4].

La philosophie historique des idéalistes ne pouvait être qu'une logomachie aussi insipide qu'indigeste, puisqu'ils ne s'étaient pas aperçus que le bourgeois ne parade les principes éternels que pour masquer les égoïstes mobiles de ses actions et puisqu'ils n'étaient pas parvenus à se rendre compte de la nature charlatanesque de l'idéologie bourgeoise. Mais les lamentables avortements de la philosophie idéaliste ne prouvent pas qu'on ne puisse arriver aux causes déterminantes de l'organisation et de l'évolution des sociétés humaines, comme les chimistes sont parvenus à celles qui règlent l'agglomération des molécules en corps composés.

"Le monde social, dit Vico, le père de la philosophie de l'histoire, est sans contredit l'ouvrage de l'homme, d'où il résulte que l'on peut, que l'on doit en trou­ver les principes dans les modifications mêmes de l'intelligence humai­ne... Tout homme qui réfléchit ne s'étonnera-t-il pas que les philosophes aient entrepris sérieusement de connaître le monde de la nature que Dieu a fait et dont il s'est réservé la science et qu'ils ont négligé de méditer sur ce monde social, dont les hommes peuvent avoir la science, puisque les hommes l'ont fait  [5]."

Les nombreux insuccès des méthodes déiste et idéaliste imposent l'essai d'une nouvelle méthode d'interprétation de l'histoire.


Notes

[1] L'historien anglais Froude prétend que les faits historiques ne fournissent pas la matière d'une science, puisqu'ils "ne se répètent jamais et que nous ne pouvons épier le retour d un fait pour modifier la valeur de nos conjectures".

[2] Les premiers chrétiens croyaient aussi fermement aux dieux païens et à leurs miracles qu'à Jésus et à ses prodiges. Tertullien, dans son Apologétique, et saint Augustin, dans La Cité de Dieu, rapportent comme faits indéniables qu'Esculape avait ressuscité des morts dont ils donnent les noms, qu'une vestale avait porté l'eau du Tibre dans un crible, qu'une autre avait remorqué un vaisseau avec sa ceinture, etc.

[3] Leibnitz a vainement cherché à démontrer que 2 et 2 font 4 ; sa démonstration, au dire des mathématiciens, n'est qu'une vérification. Plutôt que d'admettre que les axiomes de la géométrie sont des faits expérimentaux, ainsi que le prouve Freycinet dans sa remarquable étude : De l'expérience en géométrie. Kant soutient qu'ils ont été découverts par l'heureuse combinaison de l'intuition et de la réflexion, et Poincarré, qui, en la circons­tance, exprime l'opinion d'un grand nombre de mathématiciens, déclare, dans La Science et l'Hypothèse, que les axiomes sont des "conventions".  Notre choix parmi toutes les conventions possibles est guidé par des faits expérimentaux, mais il reste libre et n'est limité que par la nécessité d'éviter toute contradiction" dans les propositions déduites de la convention d'où l'on part. Il pense, ainsi que Kant, que ces propositions n'ont pas besoin d'être confirmées par l'expérience. Ainsi donc, il reste libre au mathématicien chrétien, pre­nant au sérieux le mystère de la Trinité, de convenir que un et un font un pour déduire une arithmétique, laquelle pourra être aussi logique que les géométries non euclidiennes de Lobatschewski et de Riemann, qui conviennent, l'un que d'un point on peut faire passer une infinité de parallèles à une droite et l'autre qu'on ne peut en faire passer aucune.

Les géométries non euclidiennes, dont toutes les propositions s'enchaînent et se déduisent rigoureusement, et qui opposent leurs théorèmes aux théorèmes de la géométrie d'Euclide, proclamées vérités absolues depuis deux mille ans, sont d'admirables manifestations de la logique du cerveau humain ; mais, à ce titre, la société capitaliste, qui est une réalité vivante, et non une simple construction idéologique, peut être donnée comme preuve de cette puissance logique. La division de ses membres en classes ennemies ; l'impitoyable exploitation des salariés, s'appauvrissant à mesure qu'ils accroissent les richesses ; les crises de surproduction, produisant la famine au milieu de l'abondance ; les oisifs, adulés et gorgés de jouissances, et les producteurs méprisés et accablés de misères ; la morale, la religion, la philosophie et la science consa­crant le désordre social ; le suffrage universel donnant le pouvoir politique à la minorité bourgeoise ; tout enfin dans la structure matérielle et idéologique de la civilisation, est un défi porté à la raison humaine, et cependant tout s'y enchaîne avec une logique impeccable, et toutes les iniquités découlent avec une rigueur mathématique du droit de propriété, qui octroie au capitaliste le pouvoir de voler la plus-value, créée par le travailleur salaria.

La logique est une des propriétés essentielles de la matière cérébrale : de quelque raisonnement, vrai ou faux, et de quelque fait, juste ou inique, que l'homme parte, il construit un édifice idéologique ou matériel, dont toutes les parties se commandent. L'histoire sociale et intellectuelle de l'humanité fourmille en exem­ples de sa logique d'acier; que, par malheur, elle a si souvent tournée contre elle-même.

[4] Vandervelde et d'autres camarades se scandalisent de ma façon irrévérencieuse et "outrancière" de désha­biller les Idées et les Princiers éternels. Traiter de grues métaphysiques et éthiques la Justice, la Liberté, la Patrie, qui font le trottoir dans les discours académiques et parlementaires, les programmes électoraux et les réclames mercantiliques, quelle. profanation ! Si ces camarades avaient vécu au temps des Encyclopédistes, ils auraient fulminé leur indignation contre les Diderot et les Voltaire, qui empoignaient au collet l'idéologie aristocratique et la traînaient à la barre de leur Raison, qui raillaient les sacrées Vérités du Christianisme, la Pucelle d'Orléans, le Sang bleu et l'Honneur de la Noblesse, l'Autorité, le Droit divin et d'autres immortelles choses ; ils auraient condamné au feu le Don Quichotte, parce que cet incomparable chef-d'œuvre de la littérature romantique ridiculisait sans pitié les vertus chevaleresques qu'exaltaient les poèmes et les romans à l'usage des aristocrates.

Belfort Bax me reproche le mépris dans lequel je tiens la Justice, la Liberté et les autres entités de la métaphysique propriétaire qui, dit-il, sont des concepts si universels et si nécessaires, que pour critiquer leurs caricatures bourgeoises je me sers d'un certain idéal de Justice et de Liberté. Pardieu ! pas plus que les philosophes les plus spiritualistes, je ne puis m'évader de mon milieu social : il faut subir ses Idées cou­rantes ; chacun les taille à sa mesure et prend ses concepts individuels pour critères des idées et des actions d'autrui. Mais si ces idées sont nécessaires dans le milieu social où elles se produisent, il ne s'en suit pas que, comme les axiomes de la mathématique, elles sont nécessaires dans tous les milieux sociaux, ainsi que le pensait Socrate, qui, dans le Protagoras, je crois, démontrait 1'éternelle nécessité de la Justice, en disant que même les brigands règlent d'après elle leur conduite entre eux. Précisément, parce que les sociétés basées sur la propriété privée, soit familiale ou individuelle, sont des sociétés de brigands, dont les classes domi­nantes pillent les autres nations et volent les fruits du travail des classes dominées - esclaves, serves ou salariées - la Justice et la Liberté sont pour elles des principes éternels. Les philosophes les déclarent des concepts universels et nécessaires parce qu'ils ne connaissent que des sociétés basées sur la propriété privée et qu'ils ne peuvent concevoir une société qui reposerait sur d'autres fondements.

Mais le socialiste, qui sait que la production capitaliste nous entraîne fatalement vers une société basée sur la propriété commune, ne doute pas que des concepts universels et nécessaires s'évanouiront de la tête humaine avec le tien et le mien et l'exploitation de l'homme des sociétés à propriété privée, qui leur ont don­né naissance. Cette croyance n'est pas suggérée par des rêveries sentimentales, mais par des faits d'observa­tion indiscutables. Il est prouvé que les sauvages et les barbares communistes de la préhistoire n'ont aucune notion de ces principes éternels : Sumner Maine, qui cependant est un savant jurisconsulte, ne les a pas trouvés dans les Communautés de village de l'Inde contemporaine, dont les habitants prennent pour règles de conduite la tradition et la coutume.

Les concepts universels et nécessaires, utilisés par les hommes des sociétés à propriété privée pour orga­ni­ser leur vie civile et politique, n'étant plus nécessaires pour régler les rapports des hommes de la future société à propriété commune, l'histoire les recueillera et les classera dans le musée des idées mortes.

[5] Giambatista Vico, Principi di Scienza nuova.


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